Contre-point
p. 57-62
Texte intégral
1Merci Claire JUDDE de LARIVIERE pour cet exposé extrêmement dense et riche, qui parle beaucoup à l’historien du droit. Vous évoquiez le fait que vous aviez peut-être laissé de côté la question juridique. En réalité, ce qui fait d’abord écho dans votre propos pour l’historien du droit est bien la vision historiographique.
Ma réaction va alors se structurer en trois temps.
2Tout d’abord, je souhaiterais réagir de façon générale par rapport à la relation entre la confiance et l’histoire du droit. Sur ce point je serai très bref, puisque ce n’est pas tellement mon rôle ici de traiter de cette question. Ensuite, je vous présenterai ma réaction sur deux plans différents.
3En ce qui concerne ma réaction générale, je tiens à noter tout d’abord qu’en histoire du droit le constat est le même qu’en histoire. La confiance n’est pas un objet de recherche, n’est pas un objet de réflexion. Il n’y a pas d’histoire juridique de la confiance. Toutefois, j’ai envie de dire que même dans les autres champs de recherche, l’utilisation ou le recours à la notion ou au concept de confiance est assez incident. Le mot peut apparaître parfois dans l’histoire des institutions publiques par exemple. Dans ce domaine, on retrouve un élément que vous avez évoqué : la confiance est considérée comme l’un des fondements possibles du pouvoir. Elle est alors utilisée comme un fil rouge de la construction des pouvoirs. Cependant, même dans ce cadre elle n’est pas étudiée pour elle-même.
4Encore, on peut retrouver la notion de confiance à propos d’institutions privées. Je pense notamment au domaine des transactions civiles et commerciales. Dans ce cadre, la question de la confiance peut être abordée en général, mais elle n’est toujours pas étudiée en tant que telle.
5Or, pour en rester à ce premier niveau de généralité, je trouve le thème particulièrement intéressant parce que, précisément, la confiance n’est pas une catégorie. Elle n’est pas une catégorie historique et je ne suis pas sûr qu’il s’agisse d’une catégorie juridique non plus. Cela en fait, du coup, un instrument, un outil qui peut s’avérer extrêmement précieux et riche pour appréhender d’une autre façon des réalités qui seront, par ailleurs, à pré-classer, à pré-cataloguer, avec d’autres catégories existantes.
6Ensuite, bien que les débats se situent dans le domaine de la recherche, ma deuxième réaction, est celle de l’enseignant. En effet, très honnêtement, en lisant la trame que vous (Claire JUDDE de LARIVIERE) m’avez adressée et puis en vous écoutant je me suis posé la question suivante : est-ce que je parle de « la confiance » à mes étudiants ?
7J’assure des cours d’histoire du droit public, du droit privé, d’histoire des idées politiques. Comme tout historien du droit je ne peux pas donner des cours qui concernent seulement la période historique sur laquelle je mène mes recherches. Je me demande alors quelle est la place de la confiance dans la représentation que je donne aux étudiants de l’histoire du droit des institutions ou des idées politiques. Si je m’attache aux mots, j’ai envie de dire qu’elle est quasiment nulle. En d’autres termes, je vais employer le terme de confiance sans jamais le proposer comme un objet de réflexion.
8En réalité, je m’aperçois que si l’on accepte d’autres termes, finalement la confiance a une place assez récurrente. Je reprends en ce sens l’image du fil rouge : la confiance est presque un fil conducteur. Toutefois, spontanément – peut être en raison de ma formation juridique et historique - je n’emploie pas facilement le mot « confiance ». Il me paraît toujours très subjectif. Je le remplace alors par un autre terme, qui toutefois n’est pas équivalent. Ce qui veut dire qu’il y a une fausseté dans l’équivalence supposée. En effet, ce qui m’intéresse en tant qu’historien des institutions est l’utilisation d’un lien de confiance pour la constitution et la préformation d’un lien politique.
9Alors là, je me rends compte que, sans le dire, et peut-être même parfois sans le savoir, je parle de confiance aux étudiants, comme si la confiance était un élément politique. Cela me fait penser à d’autres notions, comme par exemple l’amour. L’amour dans l’histoire des idées politiques est un thème extrêmement important, qui a nourri tout un imaginaire politique. Je me réfère à l’amour du roi, à l’amour des institutions, à l’amour du sujet, à l’amour des citoyens. Cette notion nous permet de traverser des périodes entières. L’amour, comme la confiance, est une notion ni juridique, ni historique, mais elle condense par des entrées multiples des réalités extrêmement expressives de l’histoire politique et institutionnelle.
10Ce qui m’a étonné le plus de ce que vous avez dit est le fait que la confiance ait davantage intéressé les historiens de l’économie que les historiens du politique. Cela est certainement dû au fait que je n’avais pas cette vision historiographique que vous avez. Ce qui m’a surpris n’est pas que les économistes s’y soient intéressés, mais que le thème soit à ce point délaissé par les autres historiens.
11Ensuite, je vous rejoins sans aucune nuance sur le fait que ce qu’on appelle l’époque moderne ne représente pas une rupture absolue avec l’ensemble des éléments culturels de la société précédente et de ses éléments politiques. Il est tout à fait vrai que l’histoire de la confiance ne colle pas – à la différence de ce qui a souvent été présenté – avec l’histoire de la modernité. C’est une vision faussée – celle de considérer que la confiance est introduite avec la modernité – puisque la modernité serait à la fois la distance, l’absence et la mobilité, alors que ces éléments seraient absents du monde précédent. Cette vision, d’ailleurs, ne résiste pas à l’analyse et à une observation même superficielle.
12Il n’y a pas besoin d’être un grand savant pour se douter que, lorsqu’on voyage, on est absent et se créent alors des fictions. Le droit, vous le savez, adore les fictions. C’est même sa qualité principale : celle d’inventer et de réputer l’existence de ce qui n’existe pas. Les fictions juridiques permettent de produire des conséquences réelles. Je prends comme exemple l’absence. Les premiers juristes romains avaient beaucoup du mal à imaginer l’absence à travers leur droit, archaïque et extrêmement concret. Toutefois, les premières mondialisations - dont vous parliez - commencent précisément avec l’Antiquité. Elles commencent avec Rome. Lorsque Rome s’élargit, la société s’élargit. Ce qui signifie que les contrats commerciaux qui sont conclus ne correspondent plus à un droit coutumier et archaïque. Suite à la spécialisation des productions dans les différents lieux de l’espace romain, les Romains commencent à acheter des produits qui se trouvent à l’autre bout du monde romain, d’ailleurs de plus en plus large. Il n’est donc plus possible de négocier dans une seule langue, ni selon un formalisme très strict et figé. Contracter avec des absents signifie contracter avec des inconnus, ce qui, bien évidemment, n’était pas imaginable dans une société « de l’interconnaissance ». Ce n’est donc pas la modernité qui innove et qui apporte dans le droit la nécessité de réfléchir à des outils, à des instruments permettant de trouver de nouvelles solutions.
13Tout en restant très modeste vis-à-vis de la spécialiste que vous êtes, en ce qui concerne le Moyen-âge, la confiance est en permanence rappelée par les institutions privées et publiques. On évoquait l’étymologie toute à l’heure. Les « antrustions » mérovingiens contiennent la racine « trust ». Cela montre bien que nous sommes face à une institution qui fonctionne sur la base de l’engagement, de la fidélité, de la confiance. Tout cela préfigure un monde à venir, celui de la féodalité. En effet, la féodalité repose sur le contrat et sur le serment, qui sont deux façons de s’engager, deux façons de promettre sa foi, sa fidélité. On pourrait multiplier les exemples. Les institutions de droit privé sont concernées aussi : nombre de contrats privés sont doublés d’un serment religieux. Cela présente un grand intérêt juridique puisque le fait de doubler le contrat de droit français d’un serment sur les reliques religieuses ou sur les livres sacrés offre une option de droit lorsqu’il y a un litige devant un juge. Il est en effet possible soit de revendiquer les éléments de droit français, soit de se déplacer sur le terrain du droit canonique puisque le serment le permet. Ces stratégies juridiques révèlent des modes différents d’organiser la confiance dans le co-contractant.
14Plus fondamentalement, en tant qu’historien du droit, la confiance m’apparaît comme un fil rouge qui ne résout pas tout, mais qui, en tout cas, est l’un des fils conducteurs de l’histoire de la construction politique. De façon assez schématique, en histoire du droit, nous avons l’habitude d’opposer, d’un côté, la monarchie féodale, qui nous amène aux portes du XVe siècle, et puis la monarchie qu’on qualifie tantôt d’administrative, tantôt de militaire. Nous avons donc deux modèles qui sont identifiés : d’un côté il y aurait une monarchie où le roi primus inter pares est lié par des liens personnels contractuels à tous ceux qui forment l’encadrement politique du royaume – les vassaux, les grands vassaux, les princes, les barons etc. – et, d’un autre côté, il y aurait une monarchie qui repose sur l’abstraction totale, l’État, la désincarnation, des liens qui sont distendus. La réalité, me semble-t-il, est plus nuancée que cela. L’histoire de la confiance permet d’illustrer la nécessité de ces nuances.
15Si l’on songe à l’histoire de l’État avant la modernité, nous retrouvons des instruments juridiques institutionnels qui servent précisément à créer un lien, dont le premier terreau est bien la confiance. Nous pouvons l’appeler comme on veut : confiance publique ou confiance politique. J’en donne juste quelques exemples. Lorsque la monarchie féodale, donc l’État central – bien que dans ce cadre cette expression soit totalement anachronique –, tend à s’opposer au modèle féodal (au moment où les moyens du pouvoir royal sont assez faibles), la première façon d’établir la confiance est celle de créer une proximité. Créer une proximité signifie trouver des relais locaux pour un pouvoir qui est très éloigné, presqu’inconnu aux sujets. Pour réduire la distance le pouvoir « central » est dédoublé, dupliqué auprès des sujets. C’est, par exemple, à ce moment-là que l’histoire judiciaire commence. L’établissement des premiers juges royaux montre cette première ambition d’emprise, et donc de lien, d’un pouvoir qu’on appellera plus tard « central ».
16Toutefois, créer la proximité ne suffit pas. Une fois la proximité créée, il faut garantir l’intérêt que recèle cette proximité. C’est à ce moment que la confiance intervient. Ainsi, en développant l’exemple des juges, les juges offerts aux sujets par le pouvoir « central » doivent être présentés comme les meilleurs juges : des juges meilleurs que les juges municipaux, ou que les juges seigneuriaux. Voici l’essence de la doctrine royale. Et en effet, les juges royaux jugent dans des tribunaux ornés de tableaux qui mettent en scène essentiellement la punition des mauvais juges. Ainsi, une fois que le justiciable est rentré dans la salle d’audience, ce qu’il voit et qui doit créer sa confiance, sont des scènes de juges mauvais et prévaricateurs sévèrement et spectaculairement punis. Aujourd’hui, nous entendons tous sur le perron des tribunaux la phrase extrêmement énigmatique « j’ai confiance dans la justice de mon pays ».
17Un autre exemple est celui de la sédimentation institutionnelle motivée dans les préambules des textes royaux par la nécessité de nourrir la confiance des sujets du royaume. Les prévôts sont créés pour contrôler une institution qui les précède. De même, les baillis sont institués pour contrôler et surveiller les prévôts. On parle de sédimentation puisque le pouvoir ne supprime pas ce qu’il corrige, mais il le garde, en créant des institutions nouvelles pour le contrôler et le sanctionner. Là aussi c’est bien une question de confiance qui est en jeu. Il s’agit d’établir un lien préférentiel dans un univers de concurrence institutionnelle et politique. Un lien préférentiel entre les sujets et un État central qui cherche des arguments pour mettre en avant la valeur du modèle politique qu’il offre. Par conséquent, la confiance est aussi une injonction : elle représente ce que doit obtenir le pouvoir et elle va ainsi justifier un certain nombre de constructions.
18En ce qui concerne l’époque moderne, je souhaiterais exprimer deux idées. Tout d’abord, je suis très sceptique vis-à-vis de l’idée que l’époque moderne serait caractérisée par l’abstraction et la dépersonnalisation des relations. Si l’on observe le champ du droit pénal, par exemple, on s’aperçoit que, malgré les progrès de la justice royale et malgré la diffusion des médiations, des pratiques ressemblent encore très largement aux pratiques les plus anciennes.
Je prends un seul exemple : les transactions pénales. Elles véhiculent l’idée de transiger plutôt que de passer par le règlement judiciaire en cas de litiges, y compris en matière criminelle.
19La deuxième idée peut paraître anecdotique. Ce qui a été dit par Claire JUDDE de LARIVIERE me fait penser à une affaire de la deuxième moitié du XVIIIe siècle (1760-1762). À Versailles, afin de toucher une pension de la part du roi, un garde royal fait croire un matin qu’un attentat contre le roi se prépare, et qu’il a mis en fuite celui qui avait l’intention d’assassiner le roi. Au bout de quelques heures d’interrogatoire, le garde avoue qu’il a tout inventé et qu’il voulait, de façon frauduleuse, récupérer une rente à vie. Le garde est alors accusé devant la justice pénale pour crime de lèse-majesté. L’intérêt de l’affaire réside dans la qualification juridique qui a été retenue. La justice choisit de poursuivre au chef de lèse-majesté royale car ce que l'on trouvait grave dans l'acte du garde, n'était pas seulement la tentative frauduleuse, le mensonge, mais bien l'idée possiblement répandue à partir de ce mensonge que des sujets du roi avaient à se plaindre de leur monarque au point d'attenter à vie. Cela risquait d’alimenter un désamour vis-à-vis de la personne royale, mais, plus grave encore, cela risquait de faire accroire que ce désamour, cette défiance, existaient déjà. Ainsi, le garde est condamné à mort comme s’il avait véritablement porté atteinte à la personne du roi, alors qu’il ne s’agit que de la réputation de l’affection portée au roi par ses sujets. Nous sommes donc en plein dans le champ des symboles. Les représentations mentales – on ne peut pas encore parler d’opinion publique – que les sujets se font du pouvoir ont déjà des répercussions importantes sur l’État. Le désamour, la défiance, restent, même à l’époque moderne, quelque chose de très incarné et de très personnel.
Auteur
Professeur d’histoire du droit, UT1 Capitole, CTHDIP
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