Les historiens, la confiance et la question de la « modernité »
p. 49-55
Texte intégral
1La notion de confiance est aussi complexe que protéiforme, et il est impossible de reconstituer de façon exhaustive et en quelques lignes, la façon dont les historiens ont traité et analysé une telle notion. Je reviendrai ici brièvement sur un seul des débats qu’elle a suscités, celui portant sur la « modernité », et la façon dont celle-ci induit une définition spécifique de la confiance. Il s’agit ainsi de présenter quelques pistes de réflexion dans le cadre de la discussion interdisciplinaire que propose cet ouvrage, sans viser l’exhaustivité mais de façon à insister sur quelques éclairages récents et pertinents contribuant à l’exploration de la notion de confiance.
2Lorsqu’on aborde la confiance dans sa dimension historique, il est essentiel de rappeler la constellation de termes que celle-ci articule, en particulier dans la perspective de l’histoire du Moyen Age et de la première modernité. Il suffit de penser aux termes « confier », « confidence » mais aussi « foi » et « fidélité ». Ainsi, « se confier », « confier » ou « faire confiance » renvoient à l’idée d’avoir foi en quelque chose ou quelqu’un, tout en étant fidèle à cette foi. Dans le vocabulaire politique médiéval, ces notions sont toujours étroitement liées, en particulier en raison des fondements chrétiens de la philosophie politique médiévale.
3L’histoire de la confiance et l’étude de son évolution sur le temps long pose un certain nombre de problèmes méthodologiques, et en particulier celui des sources. Il reste délicat d’identifier un corpus clair permettant d’étudier la confiance, de la mesurer, de trouver ses manifestations et ses effets pratiques, d’en révéler la nature et l’expression. De rares travaux, devenus classiques, ont néanmoins tenté de reconstituer la lente genèse de la conception moderne de la confiance1. S’est ainsi imposé un grand récit de la généalogie de la confiance qui suppose que la « modernité » – chronologiquement située entre le XVIe et le XIXe siècle selon les auteurs – marque une rupture dans la façon dont la confiance organise et construit les sociétés. Ce récit fait des sociétés d’avant la « modernité » des espaces reposant sur l’interconnaissance et des relations directes, sans médiation. Les sociétés antiques et médiévales seraient ainsi des sociétés de taille limitée, où les gens se connaissent et entrent en relation parce qu’ils se connaissent. Pour simplifier le modèle : je connais mon voisin, donc je sais que je peux me fier à lui. Ainsi les gens font‑ils affaire entre voisins, amis, parents et proches, se lient, se marient, ont des relations de sociabilité et d’affaire, parce qu’ils se connaissent et ont confiance les uns en les autres. La confiance repose sur la certitude que donne l’expérience, et la garantie qu’offre le contact direct.
4Plusieurs travaux ont en effet montré la solidité des liens communautaires, en particulier au Moyen Age2. On connaît aussi l’importance de la fama, la réputation, dans les sociétés médiévales qui permet d’évaluer le crédit social de ses congénères, dans un système complexe fondé sur l’honneur, et de produire un jugement sur ses pairs3. C’est sur la base de cette réputation que l’on entre en relation avec les autres, que l’on accepte ou non de tisser des liens, d’entrer en affaire, de s’associer. Les communautés étant de taille restreinte, elles rendent possibles ces relations au sein de la famille élargie, du voisinage, du métier. La confiance passe par un lien direct, et n’a pas besoin de médiateur ou de médiation.
5Toujours selon ce schéma interprétatif, la « modernité » serait donc un moment d’élargissement, rompant l’ordre de l’interconnaissance. À partir du XVIe siècle, la croissance démographique signifie des communautés urbaines ou rurales plus peuplées, où il devient impossible de connaître tout le monde. De la même façon, l’élargissement des horizons géographiques, l’expansion européenne, la globalisation des échanges impliquent l’association d’acteurs lointains et ne se connaissant pas. Il n’est désormais plus possible de ne faire affaire qu’entre proches et voisins, et il faut avoir recours à des partenaires d’autres communautés, voisines ou lointaines. L’intensification des échanges à l’échelle de la planète rend nécessaire le recours à d’autres médiations pour établir la confiance, et implique de trouver des moyens d’assurer et de garantir la confiance. D’où l’émergence, la construction et le renforcement d’un État dit « moderne » capable de créer les institutions garantissant la confiance. L’institution et le droit deviennent ainsi des garanties stabilisant des cadres juridiques dépassant les coutumes et traditions locales, des règles permettant de dialoguer entre des traditions juridiques différentes, d’assurer le respect d’engagements qui reposaient jusqu’alors sur une confiance directe. C’est aussi par exemple le moment où la standardisation des monnaies, des mesures et des références facilite les échanges à distance, et entre des systèmes et étalons différents4. La distance entre les hommes impose de trouver les moyens de garantir la confiance. L’intensification des usages de l’écrit et de la production documentaire administrative, comme des papiers d’identité donne elle aussi des garanties5. C’est précisément la force des institutions que de pouvoir produire les moyens de garantir cette confiance et de proposer aux acteurs des outils pour échanger et commercer, dans un cadre plus ou moins sûr.
6Ce cadre explicatif très général, présenté ici à grands traits, s’est imposé comme un schéma narratif a minima, même s’il a en réalité été nuancé, voire critiqué, par les historiens. Arrêtons-nous sur quelques travaux récents, qui sont venus montrer la fragilité du grand récit de la modernité. Car en effet, il n’a pas fallu attendre le XVIe siècle pour voir la mise en place de relations à distance, ainsi que l’usage de moyens de médiation tels que la monnaie ou les écrits administratifs6.
7Dans un ouvrage récent consacré à la question de la confiance dans la Grèce ancienne, Steven Johnstone explique ainsi que l’économie et la politique sont nées dans la Grèce ancienne grâce aux nouveaux systèmes reposant sur la confiance impersonnelle dont l'auteur rappelle les différents mécanismes de fonctionnement7. Les relations à distance existaient déjà, et n’étaient absolument pas limitées à l’interconnaissance, de même qu’existaient des mesures ou des monnaies standardisées, ainsi que des lois qui s’appliquaient au-delà des frontières des communautés.
8De la même façon, de nombreuses sociétés médiévales étaient déjà trop larges et peuplées pour constituer des communautés fermées. Le seul exemple de Venise illustre la complexité sociale de nombreuses grandes villes européennes au Moyen Age. La population de la lagune dépassait les 100 000 habitants dès le XIVe siècle, et il était impossible, dans ces conditions, que tous les habitants de la ville se connaissent entre eux : les liens d’interconnaissance étaient effectifs à l’échelle du voisinage ou de la paroisse, mais pas au-delà. Les habitants avaient donc recours à de très nombreux moyens pour établir s’ils pouvaient ou non se fier à de potentiels partenaires économiques. Certains relevaient de pratiques collectives de jugement et d’évaluation, basées sur l’honneur, la reconnaissance, la réputation, le qu’en dira-t-on, les rumeurs et le savoir social. D’autres étaient le produit des nombreuses institutions patriciennes et du droit, qui établissaient un cadre légal et administratif assurant aux partenaires des règlements communs et des médiations garanties.
9Les travaux de Giacomo Todeschini sur l’économie médiévale permettent d’apporter des nuances similaires8. Toute la relecture de l’économie médiévale effectuée par l’historien italien vise à montrer qu’il y a déjà dans la société médiévale et, en particulier, à partir du XIIIe siècle, des formes de médiation, de construction d’une morale et d’une loi qui garantissent des relations qui ne sont pas nécessairement fondées sur des relations directes, de personne à personne. Ce qui fait écrire à Thomas Piketty dans sa préface à l’ouvrage : « La modernité de la conception chrétienne et médiévale du capital et de l’économie – ou bien l’archaïsme de notre supposée modernité, suivant le point de vue que l’on adopte – ne manquera pas d’étonner certains lecteurs ».
10De la même façon, les travaux de Laurence Fontaine sur l’économie morale montre comment à partir du XVIIIe siècle il y a effectivement une construction de standards qui vont permettre l’élaboration d’une confiance standardisée, mais dans une généalogie beaucoup plus longue qui ne fait pas du XVIIIe siècle un seuil ou une rupture9. L’économie morale a des fondements bien plus anciens, ancrés dans des références culturelles médiévales. Il suffit de penser aux serments ou aux contrats oraux, qui même s’ils ne sont pas écrits, ont une efficacité juridique essentielle à l’époque médiévale. L’oralité fondait des bases juridiques aussi solides que celles de l’écrit10.
11Il n’y a pas nécessairement rupture au XVIe siècle, et les transformations économiques de la première modernité ne signifiaient pas nécessairement l’abandon de pratiques plus anciennes. Les travaux de Craig Muldrew sur l’économie anglaise au XVIe siècle montre que l’usage de plus en plus diffus du crédit à cette époque n’est pas seulement lié à la médiation croissante, c’est-à-dire au développement des modes de négociation par intermédiaire, mais qu’il existe encore de nombreux processus d’interconnaissance11. Ainsi le développement du crédit n’est pas nécessairement lié à l’absence ou à la distance. On pourrait d’ailleurs ici renvoyer à tous les travaux relatifs à la naissance de l’assurance qui apparaît dès le Moyen Age12. L’assurance, et en particulier l’assurance maritime, reposent justement sur une interprétation du risque mais aussi de la confiance. La projection dans le futur rend nécessaire de penser les risques.
12Enfin, les recherches portant sur les réseaux économiques à l’époque moderne ont bien montré la complexité des relations de confiance qui se tissent à partir du XVIe siècle entre des acteurs de confessions, traditions juridiques et langues différentes13. Les travaux de Francesca Trivellato ont permis de complexifier le tableau, dans une démarche contre-intuitive permettant de conclure que les relations d’affaire ne se nouent pas nécessairement avec des proches ou selon des règles de similarité et de familiarité14. En étudiant les réseaux séfarades dans la Méditerranée, depuis Livourne, aux XVIe et XVIIe siècles, elle montre que les réseaux commerciaux, qui pendant longtemps ont été supposés fondés sur des relations familiales, religieuses ou « nationales », étaient en réalité beaucoup plus divers. Ainsi existaient de nombreux « cross-cultural trades », des relations de confiance non pas fondées sur l’interconnaissance ou la reconnaissance de celui qui est comme soi, mais des liens commerciaux entre des hommes qui ne partagent ni la même religion, ni la même origine géographique, ni des réseaux familiaux communs15. Au final, la confiance ne repose pas nécessairement sur la reconnaissance ou la similarité, mais peut très bien être le produit de relations à distance, avec des acteurs fondamentalement différents.
13Les mécanismes de la confiance dans les relations économiques sont donc plus complexes qu’ils n’y paraissent, et l’économie des conventions invite les historiens à réfléchir à la façon dont les acteurs s’accordent entre eux16. Comme le rappelle François Eymard-Duvernay, « l’économie des conventions (EC) met l’accent sur la nécessité d’un cadre commun pour soutenir l’accord entre les individus, d’une convention constitutive ou, dans un langage plus cognitif, d’un paradigme, d’un sens commun, modèle cognitif, etc. »17 Et c’est tout l’enjeu d’une histoire qui s’applique à comprendre comment les acteurs s’accordent, et sur quelles bases.
14Ces quelques éclairages montrent donc combien il est délicat de replacer la confiance et son évolution dans un grand récit, et que le grand schéma de la « modernité » butte une fois de plus face à la réalité des faits. Toutes les sociétés du passé, aussi anciennes soient-elles, sont parvenues à établir des moyens et des médiations pour garantir la confiance au-delà de l’interconnaissance. Dès lors que les relations, les échanges économiques, les confrontations inter-personnelles dépassent le cadre de la seule communauté, ils ont besoin de règles communes et de médiations garantissant la confiance. Tout l’enjeu pour la discipline historique aujourd’hui est précisément de comprendre comment ces règles fonctionnent, et sur quels principes elles reposent, dans une articulation entre ce que produisent les institutions et ce que génèrent les pratiques des acteurs.
Notes de bas de page
1 G. Hosking, Trust. A History, Oxford, Oxford University Press, 2014, se concentre surtout sur l’époque contemporaine, et les liens entre la confiance, l’État et la démocratie aux XIXe et XXe siècles. Voir également les travaux classiques de N. Luhmann, Trust and Power, Chichester, Wiley, 1979 et A. Giddens, Modernity and Self-identity: Self and Society in the Late Modern Age, Cambridge, Polity Press, 1991 (trad. Les Conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994). Voir aussi des applications possibles dans les différents articles de « La confiance », Réseaux, n° 4, 2001.
2 Voir par exemple l’ouvrage classique de S. Reynolds, Kingdoms and Communities in Western Europe, 900-1300, 2e édition, Oxford, Oxford University Press 1997. Voir également J. Morsel, « Les logiques communautaires entre logiques spatiales et logiques catégorielles (XIIe-XVe siècles) », Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, Hors-série n° 2, 2008. A. Torre, « Faire communauté », Annales. Histoire, Sciences Sociales, no 1, 2007, p. 101‑135.
3 C. Gauvard, « La fama, une parole fondatrice », Médiévales, 24, printemps 1993, p. 5‑13. T. Fenster, D. L. Smail (dir.), Fama. The Politics of Talk and Reputation in Medieval Europe, Ithaca, Cornell UP, 2003.
4 Voir les exemples donnés par R. Bertrand, L’histoire à parts égales. Récits d’une rencontre Orient-Occident (XVIe-XVIIe siècle), Paris, Editions du Seuil, 2011, chapitres 2 et 11 en particulier.
5 V. Groebner, Who Are You? Identification, Deception, and Surveillance in Early Modern Europe, Brooklyn, NY and Cambridge, Zone, 2007, G. Noiriel (éd.), L’identification. Genèse d’un travail d’État, Paris, Belin, 2007, P. Schulte, M. Mostert & I. Van Renswoude (éd.), Strategies of Writing. Studies on Text and Trust in the Middle Ages: Papers from “Trust in Writing in the Middle Ages”, Turnhout, Brepols, 2008.
6 C’est l’un des axes programmatiques de la socio-histoire que de réfléchir à la question des relations à distance, voir G. Noiriel, Introduction à la socio-histoire, Paris, La Découverte, 2008.
7 S. Johnstone, A History of Trust in Ancient Greece, Chicago University Press, 2011.
8 G. Todeschini, Les marchands et le Temple. La société chrétienne et le cercle vertueux de la richesse du Moyen Age à l’Epoque moderne, Paris, Albin Michel, 2017 (trad. De I mercanti e il tempio. La società cristiana e il circolo virtuoso della ricchezza fra Medioevo ed Età Moderna, Bologne, Il Mulino, 2002).
9 L. Fontaine, L’économie morale, pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Paris, Gallimard, 2008.
10 L. Kuchenbuch, « Ecriture et oralité. Quelques compléments et approfondissements », Les tendances actuelles de l’histoire du Moyen Âge en France et en Allemagne, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 143-165 ; p. 149 ; Voir également M. T. Clanchy, From memory to written record : England 1066-1307, Londres, Edward Arnold, 1979.
11 C. Muldrew, The economy of obligation, Londres, Palgrave Macmillan, 1998. A propos du crédit, on renverra à la note critique de G. Laferté, « De l’interconnaissance sociale à l’identification économique : vers une histoire et une sociologie comparées de la transaction à crédit », Genèses, 2010/2 (n° 79), p. 135‑149.
12 D. Jenkins, The History of Insurance, London & New York, Routledge, 2000.
13 D. Ramada Curto & A. Molho (éd.), Commercial networks in the early modern world, Badia Fiesolana, Department of History and Civilization, European University Institute, 2002.
14 F. Trivellato, Corail contre diamants. Réseaux marchands, diaspora sépharade et commerce lointain. De la Méditerranée à l’océan Indien au XVIIIe siècle, Paris, Le Seuil, 2016 (trad. The Familiarity of Strangers. The Sepharadic Diaspora, Livorno and cross-cultural trade in the Early Modern Period, Yale, Yale University 2012). A ce propos, et précisément dans une analyse des enjeux propres à la confiance, voir G. Calafat, « Familles, réseaux et confiance dans l’économie de l’époque moderne. Diasporas marchandes et commerce interculturel », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2011/2, p. 513-531.
15 A ce propos voir aussi P. D. Curtin, Cross-Cultural Trade in World History, Cambridge, Cambridge University Press, 1984.
16 R. Diaz-Bone et R. Salais (dir.), numéro spécial « Conventions and Institutions From a Historical Perspective », Historical Social Research, 36-4, 2011. Plus généralement, sur la façon dont les économistes traitent de la confiance : T. W. Guinnane, « Les économistes, le crédit et la confiance », Genèses, n° spécial « L’identification économique », 2, 2010, p. 6-25. L. Eloi, Economie de la confiance, Paris, La Découverte, « Repères », 2012.
17 F. Eymard-Duvernay (éd.), L’économie des conventions, méthodes et résultats, Paris, La Découverte, 2006, tome I, p. 11.
Auteur
Maître de conférences en histoire, Université Toulouse II
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