Contre-point
p. 37-40
Texte intégral
1Merci beaucoup pour cet exposé riche et passionnant. Je vais rebondir ici sur divers points qui me semblent importants.
2Tout d’abord, on s’est beaucoup intéressé jusqu’à présent au sujet de la confiance, à celui qui accorde confiance ou qui fait confiance aux gouvernants, à l’État, etc. Mais peut-être le propos devrait-il également se porter sur le destinataire de la confiance. L’un des aspects intéressants de votre ouvrage La démocratie sans démos est précisément de montrer, non pas la dilution des droits subjectifs, mais la fragmentation des destinataires possibles des droits subjectifs. Ceux-ci ne sont plus uniquement opposés à l’État, aux gouvernants, aux institutions. Dans une conception que les juristes appelleraient horizontale, l’on oppose également désormais des droits à l’entreprise, aux marchés, à la famille, aux diverses forces sociales qui traversent la communauté. De fait, aujourd’hui, la confiance est aussi parfois mobilisée comme un outil de dilution des problèmes. La loi sur la confiance dans l’économie numérique a été par exemple mentionnée tout à l’heure : difficile de faire confiance à quelque chose ! De même, on parle aujourd’hui de la confiance des investisseurs : mais de quelle confiance s’agit-il ? En l’état optimal du marché ? Bref, je m’interroge sur une confiance parfois aujourd’hui privée d’un destinataire, d’un point fixe de référence et qui caractérise peut-être les évolutions de la démocratie contemporaine.
3Concernant KANT, je ne trouve pas spécialement que cette oscillation que vous décrivez soit particulièrement hétérodoxe au regard de ses textes. En réalité, KANT oscille toujours entre deux fonctions de la théorie morale, d’une part la fonction de la pureté théorique qui est celle de la Critique de la raison pratique, d’autre part la fonction du pragmatisme anthropologique, celle de l’Anthropologie et de la Doctrine de la vertu. On voit là un KANT qui est tout à fait aux antipodes du KANT de la rigueur, de l’autonomie de la raison et de la loi morale. Il en va de même dans le domaine de sa philosophie du droit, KANT me semble osciller entre deux pôles, entre lesquels il n’a jamais eu véritablement à choisir : d’un côté le pôle hobbesien, de l’autre côté le pôle lockien ou libéral du contractualisme moderne. Et KANT oscille sans cesse entre les deux. D’un côté, un refus très déterminé du droit de résistance – et il y a un passage dans la Doctrine du droit, qui est tout à fait remarquable sur le régicide, sur l’assassinat de Charles 1er ou de Louis XVI. Ce qui choque KANT, ce n’est pas le régicide en tant que tel, vous l’avez très bien dit, une légitimité succède à une autre ; mais c’est le fait que le régicide intervienne dans les formes du droit. C’est l’exécution dans les formes qui le saisit d’horreur, l’idée sur laquelle on pourrait justifier par le droit, c’est-à-dire par l’idée d’une coexistence, des libertés au sein d’un ordre de contrainte, quelque chose qui aboutit à la négation même du droit, l’assassinat du souverain. Donc d’un côté, il y a certes un refus très marqué du droit de résistance, mais, de l’autre côté, la reconnaissance, dans l’état de nature, d’un mien et d’un tien provisoire. En précisant que ce provisoire n’attend pas d’avoir la reconnaissance statutaire pour acquérir une existence juridique, ou en tout cas pré-juridique. Il y là quelque chose qui renvoie davantage à l’idée de droit subjectif préexistant au droit positif, au droit statutaire, quelque chose qui rappelle la notion de propriété chez LOCKE, dans le Second traité. Chez LOCKE, cela aboutit à une défense certes mesurée, mais qui reste bien une défense, du droit de résistance. Si l’on revient à notre thématique, on peut tout à fait reformuler ces deux pôles en termes de défiance et de confiance. Mais, curieusement ici, la confiance et la défiance ne sont pas du côté que l’on croit. Il me semble que la théorie hobbesienne est profondément une théorie de la défiance, défiance que l’on manifeste vis-à-vis de ses concitoyens. Pour HOBBES, dès lors que l’on n’est pas à proximité immédiate d’un commissariat, on se voit replongé dans l’état de nature. C’est pour cela que HOBBES préconise de fermer la porte à clé à double tour lorsque l’on rentre chez soi, tout simplement parce que le souverain n’est pas à proximité pour garantir la propriété. Il y a bien là les éléments d’un état de défiance. HOBBES considère qu’il y a des choses au sujet desquels on ne peut pas contracter, non pas parce qu’un tel contrat serait illicite mais tout simplement parce qu’il serait dénué de tout sens concret, de toute possibilité de réalisation ou d’exécution : on ne peut pas s’engager à céder sa propre vie, un tel contrat n’est pas nul parce qu’il serait immoral, un tel contrat est nul parce qu’il serait vide de sens. Lorsque le souverain envoie ses sbires pour vous mener au peloton d’exécution, vous n’avez pas d’autre choix matériel que de résister, il ne s’agit pas d’un droit de résistance, la résistance est elle-même un crime mais il s’agit bien d’un élément de factualité qui fait qu’on est replongé dans l’état de nature et le sbire qui m’attaque est mon ennemi, au même titre que si nous étions placés dans l’état de nature. La société de HOBBES est une société de défiance profonde précisément parce que le souverain n’est jamais obligé. Chez LOCKE, au contraire, et plus largement du côté du pôle libéral, la confiance envers les gouvernants est quelque part nécessaire. La confiance vise à apporter à des droits qui n’ont aucune autre effectivité que celle de la justice privée dans l’état de nature. Une effectivité, une garantie, dans un ordre de contrainte qui le rend positif. Et, pour revenir à KANT, celui-ci me semble osciller sans cesse entre cette notion de défiance vis-à-vis d’un pouvoir tutélaire, vis-à-vis d’un pouvoir qui maintient l’homme à l’état de minorité et une notion de confiance dans la rationalité de la loi. La loi n’est en effet rien d’autre que ce qui permet d’ordonner des libertés sous un ordre de contrainte. La loi n’est rien d’autre que l’obstacle à l’obstacle de la liberté, qui est l’exercice même de la raison. Et, in fine, on en revient toujours à cette dialectique de la confiance et de la défiance qui est tout à la fois celle de la confiance ou de la défiance des citoyens envers leurs gouvernants mais, également peut-être, celle de la confiance et la défiance des gouvernants vis-à-vis des citoyens.
4Cela m’amène au second point, lequel se rattache à l’attitude des gouvernants. Certaines lignes de votre texte m’ont fait penser au fameux poème de BRECHT dans les Elégies de Buckow, poème intitulé « La solution » :
Après l'insurrection du 17 juin,
Le secrétaire de l'Union des Écrivains
Fit distribuer des tracts dans la Stalinallée.
Le peuple, y lisait-on, a par sa faute
Perdu la confiance du gouvernement
Et ce n'est qu'en redoublant d'efforts
Qu’il peut la regagner.
Ne serait-il pas
Plus simple alors pour le gouvernement
De dissoudre le peuple
Et d’en élire un autre ?
5Cette dialectique est nécessaire dès lors qu’on ne souscrit pas à une conception purement procédurale de la démocratie. Dès lors qu’on ne souscrit pas à une conception à partir de laquelle, quel que soit le résultat d’une procédure démocratique, procédure fondée par l’égalité du suffrage, par l’égalité de la participation au débat démocratique, quel que soit ce résultat, ce résultat est juste parce qu’il est issu de cette procédure. Et l’argument de DURKHEIM est peut-être caricatural dans l’autre sens, dans l’idée selon laquelle la démocratie n’est pas tout ce qui est susceptible de résulter de cette procédure ; elle est une contrainte sur le fruit de cette procédure. Au-delà, la démocratie réside dans le fait que la décision vise le bien commun, la cohésion de la collectivité, et non l’accaparement du bien commun par des intérêts particuliers. De ce point de vue, on n’échappe pas à l’idée selon laquelle le destinataire de la confiance est aussi le sujet de la confiance, celui auquel on fait confiance pour prendre des décisions à notre place. Mais l’État ne peut prendre ces décisions que si, in fine, il fait aussi confiance aux citoyens dans leur capacité à croire que le résultat peut être meilleur que celui qui aurait résulté d’une procédure purement démocratique. C’est quelque chose qui se retrouve aujourd’hui dans les débats de philosophie politique autour des conceptions dites épistémiques de la démocratie, dont Durkheim semble bien être un précurseur : la démocratie consiste-t-elle dans le résultat d’une procédure démocratique, ou caractérise-t-elle un certain type de résultat auquel on aboutit, qui se doit de favoriser l’égalité des droits, la réduction des inégalités économiques et sociales ? La question de l’autonomie de l’individu au sein de la collectivité est ici centrale. Dans le texte de Lucien JAUME que vous citiez, le libéralisme politique est certes fondé sur l’idée de confiance mais précisément, peut-être, sur l’idée d’une confiance réciproque. Et ce qui fait peut-être aujourd’hui défaut, ce n’est pas forcément la confiance elle-même mais davantage la réciprocité dans la relation de confiance.
6Je m’arrête là pour ne pas trop déborder sur le temps de la discussion et je remercie encore une fois Catherine COLLIOT‑THÉLÈNE pour cet exposé passionnant. Je vous laisse immédiatement rebondir.
Auteur
Professeur de droit public, Agrégé de philosophie, UT1 Capitole, IMH
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La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
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2011