La motivation des décisions juridictionnelles : exigence(s) du droit au procès équitable
p. 137-150
Texte intégral
1Le sujet ici traité, “La motivation des décisions juridictionnelles et le droit au procès équitable”, est un sujet très dense auquel nous n’avons évidemment pas la prétention d’apporter tous les éléments de réponse. Le propos qui suit consistera à présenter les exigences du principe de motivation des décisions juridictionnelles au regard du droit conventionnel et tout particulièrement de l’article 6, §1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales qui constitue la trame de ce colloque.
2Au sens juridique, la motivation constitue l’“exposé” de l’ensemble des motifs, c’est-à-dire de l’ensemble des raisons de fait ou de droit, sur lequel repose une décision. Enoncée dans tous les codes de procédure, la motivation des décisions de justice est une obligation que nul ne viendrait remettre en question1. Elle est d’ailleurs souvent perçue comme “l’âme du jugement” sans laquelle le corps d’un arrêt ne serait que fadeur.
3Aussi, compte tenu de l’auréole qui entoure la motivation, il est assez surprenant de constater que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ne consacre pas un mot à la motivation des décisions de justice dans son Titre premier. Il faut se référer, pour en trouver l’expression, à son article 45 du Titre II, relatif à la Cour européenne des droits de l’homme, qui précise que : “les arrêts, ainsi que les décisions déclarant les requêtes recevables ou irrecevables, sont motivés”. Cependant, la Cour de Strasbourg juge, de manière constante d’ailleurs, que l’article 6 de la Convention oblige les tribunaux à motiver leurs décisions conformément aux exigences du droit au procès équitable.
4Il est alors immédiatement possible de percevoir l’ambiguïté qu’il existe à revendiquer, au nom de l’article 6, §1, le droit à l’équité de la décision juridictionnelle : “le juge européen n’est pas compétent pour contrôler le contenu d’une décision rendue, qu’il s’agisse du bien-fondé de la décision ou du droit applicable par le juge. L’équité de la décision juridictionnelle ne peut donc renvoyer qu’à une équité procédurale, c’est-à-dire celle qui dicte les conditions de forme nécessaires à la mise en œuvre du fond2”. Mais il faut bien le constater, le souci de conférer un contenu “concret et effectif” à la motivation conduit la Cour européenne à donner une portée de plus en plus large à ce principe et à repousser ainsi les frontières de l’équité3. Quelles sont alors les attentes à l’égard de la motivation des décisions juridictionnelles dans la mise en œuvre et la garantie d’un droit au procès équitable ?
5La motivation des décisions de justice constitue, de toute évidence, une réelle exigence du procès, mais pas seulement. Lorsqu’elle vise à procurer au plaideur une justification de la décision en faisant apparaître le raisonnement juridique suivi par le juge, la motivation exprime une fonction essentielle du procès. Elle est d’ailleurs comprise, en ce sens, comme un “devoir à la charge du juge4”. En revanche, lorsqu’elle est revendiquée comme un instrument de transparence de la justice ou encore comme un élément de sa qualité, la motivation se pare de nouvelles dimensions. Elle s’émancipe du cadre processuel pour devenir un droit, à part entière, au profit du (ou des) justiciable(s).
6La motivation des décisions juridictionnelles peut donc être envisagée ordinairement comme une exigence endoprocessuelle au regard du droit conventionnel (I). Cependant, la jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l’homme en dessine des contours modernes qui la transforment en une exigence, plus diffuse et plus générale, dépassant ainsi le cadre formel du procès (II).
I – LA MOTIVATION DES DECISIONS JURIDICTIONNELLES : UNE EXIGENCE ENDOPROCESSUELLE
7L’exigence de motivation constitue une garantie implicite déduite de l’article 6, §1, de la Convention européenne. Elle s’est imposée, peu à peu, comme une exigence explicite enrichie par l’interprétation dynamique de la Cour européenne des droits de l’Homme (A) et par le contrôle que celle-ci exerce sur la motivation des décisions juridictionnelles nationales (B).
A – Les fondements de la motivation au regard du droit au procès équitable
8L’obligation de motivation n’est pas énoncée formellement dans le Titre premier de la Convention européenne des droits de l’homme relatif aux droits et libertés. C’est par une jurisprudence continue que la Cour européenne consacre le droit à la motivation sur le fondement de l’article 6, §1, de la Convention. Ce rattachement textuel n’est d’ailleurs guère étonnant. Il exprime le lien intime qui existe entre les exigences du droit au procès équitable et la fonction de motivation des décisions de justice.
9Pour démontrer ce lien et affirmer d’une façon claire dans l’arrêt Van de Hurk c/ Pays-Bas du 19 avril 1994 que “l’article 6, §1, oblige les tribunaux à motiver leurs décisions5”, la Cour de Strasbourg s’appuie sur plusieurs “notions clés6” du droit au procès équitable :
10Elle rattache, tout d’abord, l’obligation de motiver les décisions de justice au “droit au recours”. Nous savons que la Convention n’impose pas aux Etats contractants l’instauration d’un double degré de juridiction. Toutefois, cette dernière exige, lorsque ce recours existe, que les garanties de ses articles 6 et 13 soient respectées, notamment en ce qu’elles assurent un droit d’accès effectif aux tribunaux7. Pour rendre effectif cet accès, le justiciable doit être en mesure de connaître avec suffisamment de clarté les motifs sur lesquels les juges se sont fondés pour rendre leur décision. De ce fait, la motivation a pour objet de rendre intelligible et accessible la décision pour le justiciable mais aussi pour les autres juges. Elle servira ici à poser tout à la fois un regard rétrospectif sur la procédure, par les juridictions supérieures qui seront amenées à juger de nouveau le litige, mais aussi une vue prospective par les justiciables lorsque ces derniers envisageront l’engagement d’actions futures.
11Chemin faisant, et alors même qu’il n’existerait aucun recours contre une décision de justice, la Cour européenne considère que cette décision n’en devrait pas moins être motivée. Les juges européens font de l’exigence de motivation un corollaire du “droit d’être entendu par un tribunal” lequel englobe non seulement le “droit de saisir un tribunal” mais encore “le droit”, pour les parties au procès, “de plaider” devant celui-ci en présentant leurs observations. Or pour que ce droit de faire entendre sa cause ne demeure pas “une coquille vide8”, il est impératif que le tribunal réponde aux moyens invoqués par les requérants en motivant sa décision. L’un ne peut aller logiquement sans l’autre.
12Enfin, l’exigence de motivation est en partie liée au droit à un tribunal impartial que protège la Cour européenne. En effet, pour exclure tout doute légitime sur l’impartialité du juge, il ne suffit pas “de veiller à ce que l’un des membres du tribunal ne soit pas l’oncle du beau-frère de la nièce d’une des parties. Encore faut-il que ces parties au litige puissent constater, à la lecture de la décision rendue, que le tribunal n’a pas statué en fonction d’un préjugé personnel mais s’est fondé, au contraire, sur un raisonnement juridique et cohérent9”. Ainsi présentée, la motivation apparaît comme la “manifestation visible de l’exigence d’impartialité10”. Si comme le souligne le Professeur Jacques Leroy, “le non dit des jugements est en soi inéquitable11” ; la motivation, au contraire, s’érige en un rempart contre l’arbitraire du juge et devient source de légitimité d’une justice équitable.
13Exigence transversale, la motivation des décisions de justice est solidement liée aux préoccupations du droit au procès équitable. Sa consécration et son rattachement au droit conventionnel ne font aucun doute. Ils s’expriment toutefois, encore plus nettement, à travers le contrôle exercé par la Cour Européenne des droits de l’homme à l’égard de la motivation des juridictions internes des Etats signataires de la Convention.
B – Le contrôle équilibré de la Cour européenne des droits de l’homme
14Le contrôle du juge européen sur la motivation des juridictions nationales s’avère, à bien des égards, ambigu et délicat. Il suppose que le juge concilie des intérêts divergents entre les réalités de la pratique des organes judiciaires nationaux et le respect des droits des justiciables à l’échelle européenne. Dans une logique antagoniste, ce contrôle oscille donc en permanence “entre respect du principe de subsidiarité et volonté de rendre concret et effectif le droit à la motivation des décisions juridictionnelles12”.
15A la lumière des arrêts rendus par la Cour européenne des droits de l’homme, l’on peut s’apercevoir que l’obligation de motivation n’est pas absolue mais qu’au contraire elle demeure “relative” et “variable”.
16En effet, le contrôle porté sur l’exigence de motivation intervient in concreto, c’est-à-dire “à la lumière des circonstances de chaque espèce13”. Ainsi, la Cour européenne a pu juger successivement que cette exigence ne signifie pas que le tribunal doive répondre d’une manière détaillée à chaque argument14 ; ou encore que l’étendue de cette obligation peut varier selon la nature de la décision et doit s’analyser à la lumière des circonstances, en tenant compte notamment de la diversité des moyens qu’un plaideur peut soulever et des différences dans les Etats contractants en matière de présentation et rédaction des jugements et arrêts.
17Dans le même ordre d’idées, traduisant une appréciation souple de l’obligation de motivation, la Cour a pu admettre qu’un arrêt rendu en appel ou en cassation procède par référence et s’approprie l’exposé des motifs de fait et de droit, amplement motivés, figurant dans la décision de première instance attaquée ou encore que la motivation par incorporation des motifs des premiers juges est possible si les questions essentielles ont été réellement examinées et si la juridiction n’a pas purement et simplement entériné les conclusions de la juridiction inférieure15, à condition, en outre, que le première décision soit correctement motivée16. Elle a aussi pu tolérer qu’un jugement puisse être rendu en forme abrégée après avoir souligné que les preuves figuraient au dossier et avaient été produites à l’audience devant le tribunal17.
18Cette attitude consistant à effectuer un contrôle modéré sur la motivation des décisions des juridictions internes nous indique que la Cour de Strasbourg adapte sa jurisprudence aux particularités de chaque système juridique. Elle démontre aussi que l’obligation de motivation demeure un attribut relevant de la compétence du juge national18.
19Cette posture européenne peut d’ailleurs sembler normale lorsque l’on sait que la source et la nature de ce principe, ainsi que la valeur19, le contenu et le style de la motivation, sont très variables d’un Etat à un autre. En France, le principe de la motivation obligatoire n’a pas en lui-même et directement valeur constitutionnelle, comme ce serait le cas si sa formulation découlait d’un texte constitutionnel. C’est indirectement et par son rattachement aux droits de la défense que l’obligation de motivation a acquis cette dimension20.
20Toutefois, le caractère hétéroclite attaché à la motivation ne doit pas pour autant masquer les exigences du procès équitable. Exigences, qui poussent le juge européen à faire varier l’intensité de son contrôle et à développer un droit à la motivation qui soit à la fois “réel et sérieux”.
21Pour ce faire, la Cour européenne vérifie l’existence de la motivation et considère qu’elle ne peut être totalement absente d’une décision21. Elle veille aussi à ce qu’elle soit suffisante : elle rejette alors le caractère implicite de la motivation et affirme qu’elle ne peut revêtir un aspect lapidaire22 en ne caractérisant pas, par exemple, la nature d’une “faute lourde” invoquée ou en ne précisant pas ce qu’il faut entendre par la notion de “circonstances exceptionnelles23”. L’obligation de motivation perd également tout son sens, selon la Cour, “si la motivation (…) démontre que les juges n’ont pas lu les pièces essentielles du dossier24”. Elle s’assure enfin que la motivation soit adéquate et ne fasse pas l’objet d’une erreur manifeste d’appréciation. Ainsi, dans un arrêt Dulaurans c/ France du 21 mars 2000, elle a par exemple conclu à la violation de l’article 6, §1, de la Convention en raison d’une erreur manifeste d’appréciation de la Cour de Cassation qui avait rejeté l’unique moyen soulevé, en considérant qu’il était nouveau, alors que ce moyen avait déjà été invoqué en appel par le requérant25.
22Aux vues des exigences européennes, on se rend bien compte que la circonscription du contrôle de la régularité de la motivation à l’égard du contrôle de l’opportunité est extrêmement ténue. “La volonté de conférer un caractère effectif à l’obligation de motivation conduit la Cour à contrôler l’existence de cette dernière mais, en outre, son caractère réel et sérieux, ce qui l’amène à confronter la motivation au contenu de la décision26”.
23Par cet aspect du contrôle, une partie de la doctrine n’a pas manqué d’accuser la Cour européenne d’outrepasser ses fonctions et de se comporter en un quatrième degré de juridiction27. Cette inquiétude, non infondée, peut toutefois être relativisée. En effet, par ce contrôle, la Cour européenne ne se préoccupe pas tellement d’examiner si le droit interne a été correctement appliqué ou non. Ce qui l’intéresse à vrai dire, “c’est de vérifier si les règles prévues à la Convention ont été respectées par le juge national28”. De ce point de vue, il semblerait tout à fait possible de s’accorder en acceptant que la motivation constitue une exigence du droit au procès équitable et que son contrôle s’intègre donc parfaitement dans le contrôle procédural de conventionnalité.
24En définitive, le contrôle exercé par la Cour peut sembler équilibré : il ne traduit pas la volonté d’uniformiser la rédaction des décisions de justice en Europe mais se contente de veiller au respect d’un degré minimum de motivation par les juridictions nationales. Ce qui constitue le cœur du problème, n’est pas tant les conflits de pouvoir, bien réels pourtant, que ces décisions génèrent entre juge interne et juge européen, mais plus la nature de l’exigence de motivation au regard du droit conventionnel. L’obligation de motivation tend à s’affranchir de son caractère proprement procédural, et en cela, elle constitue un enjeu de pouvoir.
II – LA MOTIVATION DES DECISIONS JURIDICTION-NELLES : UNE EXIGENCE DEPASSANT LE CADRE STRICT DU PROCES
25La motivation des décisions juridictionnelles est clairement investie d’une fonction qui la lie au procès. Elle s’inscrit, le plus couramment, comme un devoir à la charge du juge29. Toutefois, sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme, elle semble revêtir aujourd’hui de nouvelles dimensions (A) qui, extériorisant sa fonction, la rapprochent du justiciable. La motivation s’émancipe alors du procès pour devenir une exigence substantielle de la qualité de la décision de justice (B).
A – Les nouvelles dimensions de l’exigence de motivation
26La motivation des décisions juridictionnelles serait-elle en train de changer de nature ? C’est la question que l’on peut se poser à la lecture d’un arrêt rendu le 13 janvier 2009 par la Cour européenne des droits de l’homme : l’arrêt Taxquet contre Belgique -qui a été récemment confirmé par un arrêt de grande chambre du 16 novembre 2010- dont un bref rappel des faits s’impose30.
27Au début de l’année 2004, Richard Taxquet a été condamné à 20 ans d’emprisonnement par la Cour d’assises de Liège sur les chefs d’accusation d’assassinat d’un ministre d’Etat et tentative d’assassinat de la compagne de ce dernier. Conformément au système criminel belge, la décision du jury s’en est tenue à répondre par l’affirmative ou la négative à quatre questions concernant l’accusé. Cette particularité procédurale paraissait justifier à Richard Taxquet une violation du droit à un procès équitable, garantie par l’article 6, §1, de la Convention européenne, en ce sens que l’arrêt qui l’avait condamné ne comportait pas de motifs et n’avait ainsi apporté aucune réponse à ses arguments.
28La question de la motivation avait été abordée, d’une façon générale, à diverses reprises par la juridiction européenne. Pour le juge européen, la motivation des décisions peut être variable selon la nature des décisions et doit s’analyser à la lumière des circonstances de chaque espèce. L’obligation de motivation implique dès lors de tenir compte des particularités procédurales nationales, tout particulièrement devant les Cours d’assises où les jurés ne doivent pas motiver leur intime conviction.
29“Ainsi, la défunte commission européenne des droits de l’homme, dans une affaire Zarouali c/ Belgique du 29 juin 1994, puis la Cour elle-même, dans une décision Papon c/ France du 15 novembre 2001, s’étaient-elles accommodées des spécificités de la procédure devant les Cours d’assises belge et française en admettant que si le jury ne peut répondre que par “oui” ou par “non” à chacune des questions posées par le président, ces questions forment une trame sur laquelle s’est fondée sa décision (…)31”. Autrement dit, la précision de ces questions permettait de compenser l’absence de motivation des réponses du jury d’assises.
30Or c’est à cette approche, pour le moins accommodante, que l’arrêt de chambre Taxquet rendu le 13 janvier 200932, avait décidé de renoncer en considérant que l’on ne peut plus forcément admettre qu’une juridiction de première instance, qui plus est, statuant au pénal, puisse motiver ses décisions de manière succincte. “Plutôt qu’un “oui” ou un “non” lapidaire”, les juges européens considéraient qu’il “faudrait au moins un bref résumé des principales raisons pour lesquelles la Cour d’assises, comprenant un jury qui ne tranche pas sur la base d’un dossier mais en fonction de ce qu’il a entendu à l’audience, s’est déclarée convaincue de la culpabilité de l’accusé. A défaut d’un tel résumé, ni le condamné, ni l’opinion publique, c’est-à-dire le peuple au nom de qui la justice est rendue, ne peuvent comprendre et, donc, accepter le verdict33”.
31Cette décision a fait l’objet d’un pourvoi devant la Grande chambre qui a rendu son arrêt définitif le 16 novembre 201034. Ce dernier arrêt confirme la violation de l’article 6, §1, de la Convention mais en se retranchant derrière les solutions classiques des arrêts Zarouali et Papon précités. La Grande chambre précise que “la présentation au jury de questions précises et individualisées constituait une exigence indispensable devant permettre au requérant de comprendre un éventuel verdict de culpabilité”. Elle tempère ainsi l’impertinence de l’arrêt de chambre rendu en 2009 qui semblait remettre en question le fonctionnement des Cours d’assises belges et peut être même françaises et soulève à nouveau les exigences de la motivation mais, cette fois, à demi-mot.
32Ce qu’elle rappelle, tout d’abord, c’est que “l’accusé doit pouvoir bénéficier des garanties suffisantes de nature à écarter tout risque d’arbitraire et à lui permettre de comprendre les raisons de sa condamnation”. La Grande chambre fait ainsi de la motivation un élément de compréhension de la décision, garantie essentielle contre l’arbitraire qui sert “à asseoir la confiance de l’opinion publique dans une justice objective et transparente”.
33Ce qu’elle ne rappelle pas, sans doute pour ne pas froisser la susceptibilité des Etats signataires de la Convention, c’est que l’exigence de motivation peut être la source d’une considération plus générale sur la qualité de la justice. Ainsi, en affirmant expressément que “la motivation est indispensable à la qualité même de la justice35”, l’arrêt qui avait été rendu par la Cour siégeant en chambre allait beaucoup plus loin dans son raisonnement. Il faisait non seulement de la motivation un moyen de participer à la réalisation des objectifs du procès équitable mais la transformait aussi en un indice substantiel de la qualité de la décision de justice36.
34Ce sont pourtant ces mêmes exigences que nous ne croyons pas éteintes aujourd’hui et qui demeurent susceptibles de caractériser les contours modernes de la motivation.
B – La motivation : exigence substantielle de la qualité de la décision de justice
35Le dépassement du rôle originel de la motivation des décisions juridictionnelles ne doit pas faire perdre de vue que celle-ci est avant tout liée aux éléments traditionnels du procès équitable. C’est par ce rattachement que lui est conférée une importance qui lui ouvre de possibles perspectives d’évolution.
36La jurisprudence de la Cour européenne exprime les exigences de la motivation en lui assignant des fonctions “traditionnelles” : la première des ces fonctions consiste, comme chacun le sait, à donner aux parties les raisons de la décision du juge. La seconde permet d’exercer un contrôle de ces raisons par le juge, d’appel ou de cassation, mais aussi par le justiciable. Entendue ainsi, la motivation apparaît comme une obligation à la charge du juge, finalité proprement interne au procès.
37Mais ce ne sont pas là les seuls attributs de la motivation et c’est ce que la Cour de Strasbourg avait audacieusement souligné. En imposant, par la motivation, un label de qualité aux décisions rendues par le juge, comme ce fut le cas dans l’arrêt Taxquet de 2009, la Cour oriente l’exigence de motivation vers le requérant et, de façon plus générale, vers l’ensemble des justiciables. Cette fonction qualitative tend à élargir le champ de la portée décisionnelle ainsi qu’à redéfinir les rapports qui sont inhérents à la décision. La motivation des décisions juridictionnelles, explication fournie par le juge, se transforme en un moyen de compréhension puis d’acceptation par le justiciable qui suppose un effort d’explicitation de la part du juge37.
38En se cantonnant à préciser que la motivation est un élément indispensable à la compréhension des décisions par le justiciable, l’arrêt Taxquet version définitive - de 2010 -, est plus timoré. Il prend soin de rassurer les Etats et rappelle, à cette fin, qu’il n’appartient pas à la Cour européenne d’uniformiser les rédactions décisionnelles en Europe. Il conserve ainsi une ligne de conduite conciliante en ce sens qu’il revendique pour le justiciable un véritable “droit à la motivation” mais dans le respect de la diversité et de la variété des systèmes juridiques.
39Cette évolution des mentalités européennes à l’égard de la motivation suppose de prendre acte du changement qui est en cours dans les méthodes juridictionnelles françaises de la Cour de Cassation38 et particulièrement du Conseil d’Etat. On assiste, en effet, depuis quelques années à un développement du didactisme au sein des décisions juridictionnelles de la Haute juridiction administrative39. Une famille d’arrêts contemporains atteste cette tendance et attire l’attention par leur forme dans l’ensemble des domaines du contentieux administratif : l’on peut faire référence ici notamment à l’arrêt Papon du 12 avril 2002 qui rappelle abondamment le régime juridique de responsabilité des agents publics, à l’arrêt Société Tropic Travaux Signalisation du 17 juillet 2007 qui opère un revirement de jurisprudence, amplement motivé, en matière de contrat administratif ou encore aux arrêts Association du Personnel Relevant des Etablissements pour Inadaptés du 22 février 2007 et Commune d’Aix-en-Provence contre Armand du 6 avril de la même année qui systématisent respectivement, et de façon très pédagogique, les éléments d’identification de l’organisme privé chargé d’une mission de service public et les modalités de gestion des services publics40. La liste pourrait encore être allongée mais nous nous en tiendrons à ces quelques exemples pour ne pas alourdir le propos. Très clairement, le Conseil d’Etat a pris l’habitude de se montrer plus disert dans ses considérants et cela se traduit par un effort didactique dans ses décisions au profit du justiciable.
40Dès lors, comment ne pas percevoir les liens de corrélation existant entre la position de la Cour européenne des droits de l’homme et la méthode rédactionnelle adoptée par le Conseil d’Etat français. S’il est difficile de qualifier avecprécision ce rapport d’influence41, il semble que l’on puisse au moins y voir une forme de déférence ainsi que la volonté du Conseil d’Etat de ne pas apparaître en retrait dans le registre de la protection des justiciables.
41Dès lors, nous avons tout lieu de croire que c’est par le truchement des droits fondamentaux dans le procès que se dégage une nouvelle conception de la motivation des décisions juridictionnelles. La motivation, obligation à la charge du juge, se transforme en un droit au profit du justiciable, et c’est tout naturellement la Cour européenne, par la position qu’elle occupe, qui est, et sera certainement pour l’avenir, la messagère de ce droit42.
Notes de bas de page
1 Il faut toutefois rester nuancé car l’on serait bien imprudent d’affirmer que la motivation des décisions de justice est protégée de toute part aujourd’hui. Pour s’en convaincre, il suffit seulement d’observer tel ou tel procédé de filtrage des recours ou encore cette tendance à respecter, formellement, l’obligation de motiver mais à employer, pour ce faire un style laconique ou une formule elliptique qui n’échappe pas aux Hautes juridictions administratives et judiciaires. Les intentions de la motivation ne sont donc pas toujours pleinement satisfaites et peuvent être encore, à bien des égards, améliorées.
2 L. Milano, Le droit à un tribunal au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, Thèse, Paris, Dalloz, 2006, (674p.), p. 550.
3 Par son contrôle, la Cour européenne des droits de l’homme ne glisse-t-elle pas subrepticement de la garantie d’une “équité procédurale” vers celle d’une “équité substantielle” ou “créatrice” ? Voir en ce sens : L. Milano, op. cit., p. 550.
4 Voir en ce sens : S. Gjidara, “La motivation des décisions de justice : impératifs anciens et exigences nouvelles”, LPA 26/05/2004, no 105, pp. 3 et suivantes.
5 CEDH, 19/04/1994, Van de Hurk c/ Pays-Bas, Série A no 288 § 61, Justices 1996, p. 235 ; AJDA 1995, p. 138, obs. J.-F. Flauss. Formule reprise et confirmée par CEDH, 27/09/2001, Hirvisaari c/ Finlande, no 49684/99, non publié, Europe 2002, com. no 73 obs. V. Lechevallier.
6 S. Gjidara, “La motivation des décisions de justice : impératifs anciens et exigences nouvelles”, LPA 26/05/2004, no 105, op. cit., p. 3 et suivantes.
7 Le “droit au recours” ne trouve pas uniquement son fondement dans l’article 6, §1, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il est inscrit dans l’article 13 de cette même Convention qui est consacré au “droit à un recours effectif” devant une instance nationale.
8 L. Boré, “La motivation des décisions de justice et la convention européenne des droits de l’homme”, JCP G, no 3, 16/01/2002, I, 104.
9 Ibidem.
10 E. Faye, La Cour de Cassation, Duchemin, 1970, no 82, (723p.).
11 J. Leroy, “La force du principe de motivation”, in La Motivation, Actes du colloque organisé par l’Association Henri Capitant des amis de la culture juridique française, Limoges, LGDJ, 2000, (121p.), spé. pp. 35 et s.
12 L. Milano, Le droit à un tribunal au sens de la Convention européenne des droits de l’homme, op. cit., p. 551.
13 CEDH, 29/05/1997, Gorgiadis c/ Grèce, RSC 1998, p. 394, obs. R. Koering-Joulin ; CEDH, 01/07/1997, Rolf Gustafson c/ Suède, RSC 1998, p. 394, obs. R. Koering-Joulin ; CEDH, 19/02/1998, Higgins c/ France.
14 CEDH, 19/04/1994, Van de Hurk c/ Pays-Bas, précité, AJDA 1995, p. 138, obs. Flauss.
15 CEDH 19/12/1997, Helle c/ Finlande, RGDP 1998, obs. Flauss, p. 239 ; RTDC 1998, obs. Marguénaud, p. 516. Solution confirmée par CEDH, 21/01/1999, Garcia Ruiz c/ Espagne, Procédures, oct. 1999, no 230, obs. N. Fricero ; CEDH, 27/05/2004, Rizos et Daskas.
16 CEDH, 27/09/2001, Hirvisaari c/ Finlande.
17 CEDH, 07/12/2000, Zoon c/ Pays-Bas, §46-50, Rec. 2000-XII, p. 472.
18 Comme le rappelle P. Titiun : “S’il est un attribut qui relève de la seule compétence du juge national, c’est celui de dire le droit et de motiver ses décisions”. P. Titiun, “Du contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme sur la motivation des décisions internes”, in Mélanges R. Ryssdal, Protection des droits de l’homme : la perspective européenne, Carl Heymanns Verlag KG, 2000, pp. 1403-1408, spé. p. 1403.
19 Si dans certains pays, l’exigence de motivation est élevée au rang de valeur constitutionnelle comme en Belgique (article 97 de la Constitution), en Italie (article 111, alinéa 1 de la Constitution) ou encore au Pays-Bas (article 121 du Grondwet). En revanche, elle ne constitue qu’une obligation légale, voire réglementaire, dans certains autres Etats. Dans les pays de common law, par exemple, il n’existe aucun fondement textuel à cette obligation générale de motivation des jugements. Voir en ce sens : A. de Vita, “Aperçu comparatif sur la prise de décision”, in Juges et jugements, l’Europe plurielle. L’élaboration de la décision de justice en droit comparé, Société de législation comparée, 1998, (111p.), spé. p. 65 ; J.-R. Spencer, “Quelques observations préliminaires”, in Juges et jugements…, op. cit., p. 73.
20 Le Conseil Constitutionnel rattache, chaque fois que l’occasion se présente, la nécessité de la motivation en tant que garantie spécifique des droits de la défense. Voir en ce sens : Cons. Const., 18/01/1985, déc. no 84-182, Rec., p. 27. Il érige ensuite le principe du respect des droits de la défense en droit fondamental à caractère constitutionnel qui s’impose même si le législateur ne l’a pas expressément prévu. Voir notamment : Cons. Const., 15/08/1993 relative à la maîtrise de l’immigration et aux conditions d’entrée, d’accueil et de séjour des étrangers en France.
21 CEDH, 19/02/1998, Higgins c/ France, Rec. 1998-1, no 62, p. 44 ; RGDP 1998, obs. Flauss, p. 240 ; RTDC 1998, obs. Marguénaud, p. 516 ; RTDH 1998, note Kuty, p. 835 ; RDP 1999, no 3, obs. C. Hugon, p. 875.
22 CEDH, 29/05/1997, Georgiadis c/ Grèce, RGDP 1998, obs. Flauss, p. 239. Le tribunal n’avait pas caractérisé la faute lourde, alors que celle-ci emporte de graves conséquences.
23 CEDH, 30/11/1987, H. c/ Belgique, série A, no 127-B. Le juge national aurait dû ici préciser, selon la Cour, en quoi les circonstances qui ont conduit à ne pas réinscrire un avocat au tableau étaient “exceptionnelles”, afin que le requérant connaisse les motifs du rejet de sa demande et pour éviter l’arbitraire du juge.
24 CEDH, 12/10/1994, Fouquet c/ France, Rec. 1996-1, vol. 1, p. 27.
25 CEDH, 21/03/2000, Dulaurans c/ France, JCP 2000, II, 10344, note A. Perdriau ; RTDC 2000, obs. Marguénaud, p. 493 ; Procédures 2000, obs. N. Fricero.
26 L. Milano, op. cit., p. 564. Voir aussi dans le même sens : A. Brunet, “Droit au procès équitable et contrôle de la motivation des décisions de la Cour de cassation” in Justice et droits fondamentaux. Etudes offertes à J. Normand, Paris, éditions du Juris-Classeur, 2003, XXIX, pp. 51-60, (523p.), spé. pp. 59-60.
27 Voir notamment : A. Perdriau, JCP 2000, II, 10344 ; R. Perrot, RTDC 2000, p. 637 ; F. Sudre, JCP I 2001, 291, no 20 ; P. Malaurie, JCP I 2002, 143, no 17.
28 A. Brunet, “Droit au procès équitable et contrôle de la motivation des décisions de la Cour de cassation”, op. cit., p. 59.
29 Cette fonction est trop souvent perçue comme la simple formalisation du raisonnement du juge, finalité proprement interne au procès, alors qu’elle revêt aussi une finalité externe (ou exoprocessuelle) à l’adresse des justiciables.
30 Pour une analyse très fine de l’espèce présentée voir : J.-P. Marguénaud, “Tempête européenne sur la Cour d’assises”, note sous CEDH, 2ème section, 13/01/2009, Taxquet c/ Belgique, req. no 926/05, Revue de science criminelle 2009, pp. 657 et suivantes. Voir également : J.-F. Renucci, “Intime conviction, motivation des décisions de justice et droit à un procès équitable”, Recueil Dalloz 2009, p. 1058 ; L. Berthier et A.-B. Caire, “La motivation des décisions de justice et la Convention européenne des droits de l’homme. De l’intime conviction des jurys d’assises à la conviction des destinataires des décisions de justice. Réflexions autour de l’arrêt Taxquet c/. Belgique, 13 janvier 2009, req. no 926/05”, RFDA 2009, p. 677 ; F. Rome, “Motivez, motivez ! ! !”, Recueil Dalloz 2009, p. 2473.
31 J.-P. Marguénaud, op. cit., pp. 657 et suivantes.
32 CEDH, (arrêt de chambre), req. no 926/05, 2ème section, 13/01/2009, Taxquet c/ Belgique.
33 Ibidem.
34 CEDH, (arrêt de Grande Chambre définitif), req. no 926/05, 16/11/2010, Taxquet c/ Belgique.
35 CEDH, (arrêt de chambre), req. no 926/05, 2ème section, 13/01/2009, Taxquet c/ Belgique, précité. Dans cette affaire, la Cour européenne des droits de l’homme considère, à l’unanimité, qu’il y a eu violation du droit à un procès équitable garanti par l’article 6, §1, de la Convention européenne des droits de l’homme.
36 Voir en ce sens : L. Berthier et A.-B. Caire, “La motivation des décisions de justice et la Convention européenne des droits de l’homme. De l’intime conviction des jurys d’assises à la conviction des destinataires des décisions de justice. Réflexions autour de l’arrêt Taxquet C/Belgique, 13 janvier 2009, req. no 926/05”, RFDA 2009, p. 677. Voir également : S. Gjidara, “La motivation des décisions de justice : impératifs anciens et exigences nouvelles”, LPA 26/05/2004, no 105, pp. 3 et suivantes.
37 Voir les analyses faites sur ce point par L. Berthier et A.-B. Caire, op. cit., pp. 677 et s.
38 Certains auteurs vont jusqu’à émettre des propositions de réforme pour améliorer la motivation des arrêts de la Cour de Cassation. Voir en ce sens : X. Henry, “La motivation des arrêts et la technique du moyen”, JCP G, no 45-46, 08/11/2010, p. 2125.
39 C. Alonso, “La motivation didactique des décisions juridictionnelles du Conseil d’Etat”, in Ph. Raimbault, M. Hécquard-Théron (ss. la dir. de), Actes du colloque La Pédagogie au service du droit des 28 et 29 janvier 2010 organisé à Toulouse par le Centre de Théorie des Actes du Contrôle des Institutions Publiques (TACIP).
40 CE, sect., 06/04/2007, Commune d’Aix-en-Provence c/Armand, Juris-Data no 2007-071735 ; AJDA 2007, chron. F. Lenica et J. Boucher, p. 1020 ; JCP A 2007, 2111, note M. Karpenschif, 2125, note F. Linditch, 2128, note J.-M. Pontier.
41 Et sans occulter, non plus, la concurrence qui peut exister entre ces juridictions ; la Cour européenne des droits de l’homme ayant tendance à étendre “sur la juridiction administrative son ombre dominatrice”. R. Chapus, “Vues sur la justice administrative”, Juger l’administration, administrer la justice : Mélanges en l’honneur de Daniel Labetoulle, Paris, Dalloz, 2007, (882p.), p. 171. Voir notamment sur cette idée : M. Deguergue, “Des influences sur les jugements des juges”, in G. Darcy, V. Labrot, M. Doat (ss. la dir. de), L’office du juge, Paris, Sénat, Actes du colloque des 29 et 30 septembre 2006, L’harmattan, (544p.), pp. 380-381.
42 A l’heure où nous écrivons ces quelques lignes, la Cour de Cassation a saisi le Conseil Constitutionnel de deux questions prioritaires de constitutionnalité portant sur la constitutionnalité des dispositions des articles 349, 350, 353 et 357 du Code de procédure pénale-au regard des articles de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ainsi que des principes du droit à une procédure juste et équitable, d’égalité devant la loi et d’égalité devant la justice-dont il se déduit l’absence de motivation des arrêts de Cours d’assises (No de pourvois : 10-85159 et 10-85305). Il paraît donc intéressant de se demander quel sera le positionnement, notamment à la lumière des arrêts récents de la Cour européenne des droits de l’homme, du Conseil Constitutionnel français sur cette question…
Auteur
Docteur en droit public, Université Toulouse 1 Capitole Membre de l’Institut Maurice Hauriou (IMH)
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La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
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Sébastien Saunier (dir.)
2011