Les AAI et l’émergence du droit au procès équitable dans la procédure de sanction d’objets juridiques non-identifiés
p. 117-136
Texte intégral
1Le législateur, à la manière d’un savant-fou, pouvait-il s’attendre à ce que l’une de ses inventions, l’autorité administrative indépendante (AAI), se développe de manière exponentielle au point de se voir qualifiée “d’objet juridique non-identifié” par le Conseil d’État ? En effet, ces autorités administratives indépendantes, dont la première – la CNIL – a été créée en 1978 par le législateur (il en existe actuellement trente-huit), avaient vocation pour agir de manière rapide, efficace et indépendante dans un ensemble de domaines spécialisés. Et c’est justement la recherche de cette rapidité de réaction, ainsi que leur indépendance, qui a poussé le législateur à les doter d’un pouvoir de sanction, permettant ainsi d’échapper aux lenteurs juridictionnelles. Si d’aucuns ont cherchés à savoir si leur création relevait d’un Etat en crise1, l’on peut de même s’interroger si elle ne relève pas aujourd’hui d’un état de crise des juridictions ?
2Pour présenter rapidement ces autorités administratives indépendantes, il faut reprendre une expression consacrée par le Conseil d’État, ce sont des “objets juridiques non-identifiés2”, à ce titre qu’elles ne correspondent pas à une catégorie juridique homogène, mais bien à une “véritable mosaïque juridique3”. Elles présentent tout de même des caractéristiques communes. Pour les définir très brièvement, il faut s’appuyer sur leur appellation. Ce sont, dans un premier temps, des autorités, elles disposent donc d’un ensemble de pouvoirs, variant d’une AAI à l’autre. En tant qu’autorités administratives, elles agissent au nom de l’État. Parfois même, certaines compétences comme le pouvoir réglementaire leur sont déléguées. Enfin, indépendantes, elles le sont tout autant des secteurs contrôlés que des pouvoirs publics. Elles ont donc en commun, selon le Conseil d’État, “d’agir au nom de l’État sans être subordonnées au gouvernement et de bénéficier, pour le bon exercice de leurs missions, de garanties qui leur permettent d’agir en pleine autonomie, sans que leur action puisse être orientée ou censurée, si ce n’est pas le juge4”. Lorsqu’elles usent de leur pouvoir de sanction, le juge est donc seul habilité à s’exprimer sur la légalité de ces dernières. Or, ce pouvoir de sanction est indispensable à certaines de ces autorités, celles que l’on nomme “autorités de régulation”. En effet, celles-ci sont généralement en charge de l’encadrement d’un marché, et la répression constitue un instrument indispensable à la vie économique. Ainsi, ces autorités de régulation sont dotées d’un pouvoir de sanction, mais également de pouvoirs d’avis, de recommandation, de contrôle, parfois même de réglementation. Cette catégorie d’AAI s’est largement développée depuis le derniers tiers du XXe Siècle. Cette multiplication à mécaniquement étendue le champ de leurs sanctions administratives. Au-delà de la question du pouvoir de sanction des autorités administratives, c’est celle de la compatibilité du pouvoir de sanction des AAI avec les principes fondamentaux du droit qui est relancée. Et notamment celle de la compatibilité avec les prescriptions du droit à un procès équitable tel que définies par l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales5 (dite Convention européenne des droits de l’homme).
3Sans reprendre la définition du droit au procès équitable, objet de ce colloque, les principes intéressant les AAI sont ceux définis dans l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, adoptée le 4 novembre 1950 dans le cadre du Conseil de l’Europe6. Elle consacre ce droit au procès équitable dans son article 6 § 1. Ce dernier dispose que “Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle”. L’art 6 § 3 dispose quant à lui que “Tout accusé a droit notamment à : a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu’il comprend et d’une manière détaillée, de la nature et de la cause de l’accusation portée contre lui ; b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la présentation de sa défense ; c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ; d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l’interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ; e) se faire assister gratuitement d’un interprète, s’il ne comprend pas ou ne parle pas la langue employée à l’audience”. Voici en substance les conditions qui, sans sembler pouvoir s’appliquer à des organes non-juridictionnels, seront développées dans cette intervention.
4La question de la constitutionnalité des AAI n’étant plus à l’ordre du jour, pas plus que celle de leur pouvoir juridictionnel ou quasi-juridictionnel qui n’interroge plus aujourd’hui que “quelques nostalgiques, […] de façon abstraite et théorique”7. Mais c’est bien l’application de ce pouvoir de sanction qui pose de nombreuses questions. En effet, force est de constater qu’aujourd’hui “Les procédés, procédures et institutions de régulation vont de pair avec des évolutions tant du contrôle juridictionnel que des formes de l’action publique, au point que la césure entre administration et juridiction y perd de sa prétendue simplicité8”. Il est dès lors loisible de se demander si les garanties procédurales prévues par le principe du droit au procès équitable de l’article 6 de la Convention au regard des “contestations sur des droits et obligations de caractère civil” ou de “toute accusation en matière pénale” par un “tribunal” doivent s’appliquer aux sanctions administratives prononcées par une autorité administrative indépendante. Au-delà de ce point résolu, dont nous verrons le cheminement jurisprudentiel, une autre question porte sur l’apport véritable de cette soumission aux principes du droit au procès équitable à des autorités créer dans le but d’agir rapidement. En effet, la juridictionnalisation de ces autorités administratives indépendantes semble être contraire aux vœux du législateur lorsqu’il créer de telles autorités.
5Assurément, ces autorités ont été créées en vue de répondre à une exigence d’efficacité, de rapidité, de souplesse et de contrôle, ce qui écarte d’office une juridictionnalisation des autorités administratives indépendantes. De plus, la création de ces autorités est liée au caractère très spécifique de leur champ de compétences. Toutes sont en effet spécialisées dans un domaine complexe, que le législateur a désiré “réguler”. Ainsi, sont couverts par différentes autorités administratives indépendantes, les champs du fonctionnement des marchés financiers, des droits de télétransmission, de la lutte contre les discriminations, ou encore du contrôle des nuisances aéroportuaires.
6Or, face à la multiplication de ces AAI, créées dans le but de réguler les situations les plus complexes, le régime juridique qui les gouverne se trouve dans une situation contradictoire. L’accroissement du nombre de ces autorités administratives indépendantes, notamment celles dotées d’un pouvoir de sanction, entretien cette situation bancale. D’autorités spécifiques au régime juridique varié, elles sont aujourd’hui regardées comme de véritables tribunaux par la Cour européenne des droits de l’homme. Dans cette optique, sont-elles soumises aux mêmes obligations que les “véritables” juridictions ? Dès lors, comment les principes de la Convention européenne des droits de l’homme leurs sont appliqués ? Quel a été le chemin menant ces dernières à leur soumission ? Ces questions, si elles entendent recevoir des réponses, n’en ouvrent pas moins la porte à de nombreuses autres. En premier lieu, faut-il voir en France une juridictionnalisation de ces autorités administratives indépendantes, attitude qui semblerait contradictoire avec les dispositions du législateur lorsqu’il créer de telles autorités. Les hautes juridictions françaises sont-elles d’ailleurs en mesure d’indiquer clairement le chemin que doivent emprunter ces autorités ? Face à de telles incertitudes, la notion même d’AAI peut-elle être considérée comme viable ? Face à ces interrogations, certaines positions semblent émerger. Que ce soit tant au niveau des juridictions, du législateur ou de la doctrine, la notion de régulation semble s’ancrer profondément dans le paysage juridique français. Il reste néanmoins à lui donner un visage et un cadre de vie tout à fait établi afin de limiter tous risque d’insécurité juridique.
7L’unification de la notion d’AAI n’étant pas ici le propos, la réponse à ces questions se fera à travers l’étude de la soumission aux principes du droit au procès équitable pour les AAI dans leur procédure de sanction (I). Cette soumission à ouvert la voie à de nouvelles pratiques, tendant vers la juridictionnalisation de ces autorités. Or, il est opportun de voir dans quelle mesure cette juridictionnalisation semble s’opérer, notamment à travers l’étude de la portée de l’article 6 de la Convention européenne (II). Cette étude permet effectivement de rappeler les compétences et les pouvoirs des AAI par rapport à ceux du juges, afin d’éclairer cette situation jusqu’alors instable.
I – L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION EUROPÉENNE EN DEHORS DU PROCÈS STRICTO SENSU : UNE APPLICATION RÉCENTE DANS LES PROCÉDURES DE SANCTIONS DES AAI
8Si le pouvoir de sanction des autorités administratives indépendantes a très tôt été reconnu, ces dernières n’ont pas été assimilées, dans un premier temps, à de véritables tribunaux. Leurs procédures de sanctions n’avaient pas, dès lors, à respecter l’ensemble des garanties prévues par le droit au procès équitable tel que défini dans l’article 6 de la Convention européenne (A). Cependant, la Cour de cassation s’est étonnée la première de la non-soumission des sanctions prononcées par ces autorités au procès équitable, ce qui a entraîné, il y a une décennie, un revirement commun de jurisprudence des deux ordres juridictionnels français (B).
A – Le premier temps des AAI, ou le refus de les considérer comme des tribunaux au sens de la Convention européenne
9Créée en 1978, avec la loi portant création de la CNIL9, la catégorie des autorités administratives indépendantes doit répondre à de nombreuses attentes. Le Conseil d’Etat rappelle, dans son rapport public de 2001, que les justifications essentielles présentées lors de la création des AAI sont de garantir l’impartialité, le professionnalisme et l’efficacité de l’action de l’Etat, tout en assurant une action publique plus attentive aux besoins de médiation et de transparence. On dénombre aujourd’hui une quarantaine d’AAI en France, agissant dans une grande variété de secteurs. On trouve ainsi des AAI dans le domaine de l’audiovisuel (le CSA10 par exemple), dans le secteur du marché de l’électricité (la CRE11), des marchés financiers (l’AMF12), de la concurrence (Conseil de la concurrence13), de la lutte contre les discriminations prohibées par la loi (la HALDE), de l’environnement (l’ACNUSA14) ou encore dans le domaine de la protection de la création sur internet (HADOPI15). Ainsi, dans certains domaines, les plus sensibles, ce ne sont plus des autorités administratives classiques qui sont en charge de l’action publique, mais bien des autorités administratives indépendantes. Elles disposent donc de certains pouvoirs, dont certains sont exorbitants du droit commun. Ces pouvoirs vont du simple pouvoir d’avis, de contrôle, aux pouvoirs exorbitants de réglementation ou de sanction, en passant par un pouvoir d’autorisation individuelle ou d’injonction.
10Le paragraphe premier de l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales se rapporte soit aux “contestations sur les droits et obligations de caractère civil, [soit à] toute accusation en matière pénale”. Entrent ainsi dans cette catégorie les pouvoirs de prendre des décisions individuelles et les pouvoirs de sanction des AAI. Ce pouvoir de sanction a longtemps permis à la doctrine de s’exprimer. Dès 1963, Marcel Waline jugeait l’émergence du pouvoir de sanction administrative “assez grave, parce qu’elle contribue, avec les sanctions fiscales, à la création et au développement (qui est un des phénomènes les plus caractéristiques et les plus inquiétants de l’ascension récente du droit) de ce que l’on peut appeler un pseudo-droit pénal16”. Si aujourd’hui le débat est clos, quelques questions restent en suspens, dont celle relativement récente, du respect du droit au procès équitable. C’est un pouvoir fondamental pour de telles autorités, généralement en charge de la régulation d’un marché ou du bon fonctionnement d’un secteur. Ces sanctions prononcées par les autorités administratives indépendantes se divisent en deux catégories : il y a celles qui ont un caractère professionnel et celles qui sanctionnent financièrement les acteurs adoptant un comportement déviant. Si les premières sont assimilables à des sanctions disciplinaires, la deuxième catégorie a très tôt semblé nécessiter une procédure adoptant les principes du droit au procès équitable, par son impact sur la situation patrimoniale des personnes sanctionnées. En effet, pour ce qui est du montant des sanctions pécuniaires, il peut se révéler très élevé selon les autorités administratives indépendantes qui les prononcent. A titre d’exemple, les amendes prononcées par l’Autorité de la concurrence peuvent atteindre 10 % du chiffre d’affaire hors taxe d’une entreprise17. Ainsi, le Conseil de la concurrence18 a sanctionné les trois opérateurs français de téléphonie mobile d’une amende totale de 534 millions d’euros pour “entente illicite”19.
11Le juge constitutionnel a admit dès 1989 qu’un tel pouvoir de sanction puisse être attribué à une autorité administrative “dès lors, d’une part, que la sanction susceptible d’être infligée est exclusive de toute privation de liberté et, d’autre part, que l’exercice du pouvoir de sanction est assorti par la loi de mesures destinées à sauvegarder les droits et libertés constitutionnellement garantis20”. Il semble qu’en 1989, le principe du droit au procès équitable ne fasse pas parti de ces droits constitutionnellement garantis aux vues des jurisprudences tant judiciaires qu’administratives. Le Conseil constitutionnel avait pourtant rappelé, dans deux décisions antérieures, que l’exercice du pouvoir de sanction par les autorités administratives est soumis à la non-rétroactivité des sanctions pénales21 ainsi qu’au respect des principes de nécessité et de proportionnalité des peines22. Sa décision Conseil supérieur de l’Audiovisuel de 1989 laissait penser que le droit au procès équitable était applicable en la matière, puisqu’il a considéré que l’ensemble des principes constitutionnels au regard des sanctions pénales trouvent à s’appliquer “à toute sanction ayant le caractère d’une punition, même si le législateur a laissé le soin de la prononcer à une autorité de nature non judiciaire23”.
12Cependant, la reconnaissance d’un tel pouvoir de sanction aux AAI a rapidement soulevé un problème, notamment pour la Cour de cassation. Dès 1992, dans son rapport annuel, elle a estimé que le Conseil de la concurrence était un organe “quasi-juridictionnel”, et qu’à ce titre, “les exigences de la procédure contentieuse, et notamment celles de l’impartialité, s’imposaient à elle24”. Il faudra néanmoins attendre quelques années avant que ces exigences ne se trouvent réellement applicables dans la procédure de sanction des autorités administratives indépendantes.
13En effet, les premières jurisprudences relatives à l’application de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme à l’encontre des autorités administratives indépendantes, qu’elles relèvent des juridictions judiciaires ou administratives, utilisaient la conception du droit interne pour qualifier de telles autorités. Ainsi, ces dernières ne pouvaient être retenues comme étant de véritables tribunaux au regard du droit interne, ce qui excluait l’application des principes de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Ainsi, les autorités administratives indépendantes ne se voyaient pas appliquer les dispositions de l’article 6 de la Convention, car ces autorités ne pouvaient se voir reconnaître le caractère de tribunal au sens de la Convention.
14Ainsi, jusqu’en 1999, le Conseil d’Etat a estimé, à propos du Conseil du marché à terme, que “même lorsqu’il statue en matière disciplinaire, n’est pas une juridiction ; qu’ainsi, le moyen tiré de ce que la procédure suivie devant lui ne respecterait pas les stipulations de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme est inopérant25”. Il en a fait de même avec le Conseil des bourses de valeurs, car selon lui les dispositions “qui prévoient que les contestations sur les droits et obligations de caractère civil et les accusations en matière pénale doivent faire l’objet d’un procès équitable […], ne sont pas applicables aux organismes qui, comme le Conseil des bourses de valeurs, sont appelés à prononcer une sanction de caractère disciplinaire26”. Le Conseil d’État rejetait donc systématiquement les moyens tirés de la violation de l’art. 6§1 en ce qui concerne les sanctions à caractère disciplinaire au sens des droits et obligations à caractère civil.
15Le raisonnement suivi par les juridictions françaises est celui d’une distinction entre la fonction contentieuse et juridictionnelle des autorités administratives indépendantes. Sans détenir un pouvoir juridictionnel, ces autorités n’en exercent pas moins une fonction contentieuse. Ce rapprochement matériel des deux fonctions s’est opéré à travers, non pas une véritable “juridictionnalisation”, mais par le biais d’une “pénalisation” des sanctions prononcées par les AAI.
B – Un revirement conjoint de jurisprudence des deux ordres de juridiction français
16Le respect des droits procéduraux permet de garantir le principe de prééminence du droit, en tant que principe fondamental des sociétés démocratiques. On trouve au premier degré de ces droits procéduraux le droit à un procès équitable. Ce dernier est garanti par l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Or, force est de constater que ce droit défini à l’article 6 donne lieu à une jurisprudence abondante, notamment en ce qui concerne les sanctions prononcées par les autorités administratives indépendantes.
17La définition des droits et obligations à caractère civil revêt un autre sens au regard de cet article 6. Au sens de la jurisprudence européenne, la Cour européenne des droits de l’homme s’attache à l’objet du droit revendiqué eu égard à son aspect patrimonial. Elle ne se fonde donc pas comme c’est le cas en France sur une distinction droit privé – droit public. De même, en matière pénale, la notion est bien différente de celle retenue par les juridictions françaises. Les critères retenus pour qualifier la matière pénale d’une sanction s’appuient sur un ensemble de données. Il peut s’agir de la qualification pénale donnée par le droit interne ou non, de la nature de l’infraction ou du degré de sévérité de la sanction encourue. La Cour peut également retenir une approche cumulative de ces critères, si pris séparément ils ne permettent pas d’identifier convenablement la portée de la sanction27. A ce titre, les sanctions prononcées par différentes autorités administratives indépendantes peuvent entrer dans les champs d’applications des sanctions civiles et pénales retenues par la Cour.
18Cette position à influé la position des juridictions françaises. Ce revirement de jurisprudence s’est effectué avec la décision de la Cour de cassation, COB contre Oury de 199928, en totale contradiction avec la jurisprudence de la Haute Juridiction administrative. C’est donc le juge judiciaire qui a engagé en premier ce tournant jurisprudentiel, à propos d’une sanction prononcée par la Commission des Opérations de Bourse (COB). Dans cette décision, la Cour de cassation a jugé que la procédure suivie devant la Commission ne satisfaisait pas aux exigences du procès équitable. Cette solution retenue par la Cour de cassation, prise sans même viser l’article 6 §1 de la Convention européenne des droits de l’homme, est basée sur le motif que le rapporteur chargé de l’instruction avait participé au délibéré collégial de l’AAI.
19Cette même année, le Conseil d’État a changé sa position. Le revirement de jurisprudence de la haute juridiction administrative s’est fait avec l’arrêt Didier du 3 décembre 199929. Cet arrêt est relatif aux sanctions financières du Conseil des marchés financiers. Le Conseil d’Etat y affirme que “quand il est saisi d’agissement pouvant donner lieu aux sanctions […], le Conseil des marchés financiers doit être regardé comme décidant du bien-fondé d’accusations en matière pénale au sens des stipulations précitées de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales”. Les sanctions prononcées par cette autorité administrative indépendante appartiennent ainsi à la matière pénale au sens de la Convention européenne. Depuis cet arrêt, les juridictions internes considèrent, tout comme la Cour européenne, que les sanctions administratives relèvent de la matière pénale lorsqu’elles revêtent un certain degré de gravité.
20La haute autorité administrative confirme sa jurisprudence peu après avec l’arrêt du 20 décembre 2000 Société Habib Bank Ltd30. Il y assimile une autre AAI (la Commission bancaire) à un tribunal au sens de l’article 6§1 de la Convention. En effet, cette AAI est “un organisme administratif qui, eu égard à sa nature, à sa composition et à ses attributions, peut être qualifié de tribunal au sens de l’article 6, §1 de la Convention”. Enfin, l’arrêt Parent et autres du 27 octobre 200631 prolonge cette position. Le Conseil d’Etat énonce que la méconnaissance de l’article 6 “peut, eu égard à la nature, à la composition et aux attributions des organismes en cause, être utilement invoquée à l’appui d’un recours formé, devant le Conseil d’Etat, à l’encontre de l’une de leurs décisions”.
21Pour ce qui est du tribunal prononçant les sanctions, la Cour européenne des droits de l’homme ne retient pas une conception strictement organique. C’est pourquoi la jurisprudence du Conseil d’État, dans l’arrêt Didier précité, a reconnue que, au “sens du droit européen”, les autorités administratives indépendantes constituent des tribunaux lorsque des sanctions sont prononcées. Dans cet arrêt, le Conseil d’État a admis que, “eu égard à la nature, à la composition, et aux attributions de cet organisme”, le Conseil des marchés financiers, bien que n’étant pas une juridiction au sens du droit interne, devait appliquer le principe d’impartialité de l’article 6 § 1 de la Convention européenne.
22Au-delà de l’apport de ces jurisprudences, lorsque les AAI utilisent leur pouvoir de sanction, elles le font sur la base d’une procédure législativement établie. Or, et ces décisions le démontre, il arrive que celle-ci n’ait pas pris toutes les mesures nécessaires afin de faire respecter les droits de la défense.
II – L’APPLICATION RESTREINTE DES PRINCIPES DU DROIT AU PROCÈS ÉQUITABLE : VERS UNE JURIDICTIONNALISATION DES AAI
23Considérées comme des tribunaux au sens de la Convention européenne, les autorités administratives indépendantes ont dû se soumettre aux principes du droit au procès équitable lorsqu’elles prononcent des sanctions. Cependant, de jurisprudence constante, cette soumission apparaissait comme véritablement aménagée (A). A n’en pas douter, leur mission de régulation ne leur permet pas d’adopter un véritable mimétisme avec les juridictions. Pourtant, cet aménagement, source d’insécurité juridique, se doit d’être limité afin de garantir un développement viable des ces autorités administratives indépendantes (B).
A – Une application restreinte du droit au procès équitable
24L’article 6 consacre un droit au procès équitable. Celui-ci se décline en un ensemble de règles relatives aux relations entre les parties (comme par exemple l’égalité des “armes”, la loyauté de la preuve, le principe du contradictoire et la communication des pièces du dossier) et entre les individus et l’Etat lorsqu’il exerce sa fonction de juge (indépendance et impartialité des magistrats et durée raisonnable du procès).
25C’est l’article 6, § 3 de la Convention qui accroît la liste des droits garantis dans le cadre du droit à un procès équitable. Il affirme que tout accusé a droit de connaître, dans les meilleurs délais et dans une langue qu’il comprend, la nature et la cause de son accusation. Il poursuit que l’accusé doit disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense, à disposer du défenseur de son choix, à procéder à l’interrogation des témoins à charge et à décharge, ou encore de pouvoir se faire assister gratuitement d’un interprète. Pour rappel, le premier paragraphe de l’article 6 dispose que “Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle”.
26De nombreux arrêts du CE rappellent les limites du pouvoir de sanction des AAI au regard de l’article 6. Au-delà de ce rappel, une autre problématique est récemment apparue : dans quelle mesure ces sanctions sont soumises aux exigences du droit au procès équitable relevant de l’article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ?
27Pour le Conseil d’État, il faut se référer à son arrêt Parent et autres pour avoir un premier élément de réponse. Tout en affirmant que le Conseil de discipline de la gestion financière et la Commission des sanction de l’Autorité des marchés financiers n’est pas une juridiction au regard du droit interne, il précise que la méconnaissance des dispositions de l’article 6 “peut, eu égard à la nature, à la composition et aux attributions des organismes en cause, être utilement invoquée à l’appui d’un recours formé, devant le Conseil d’Etat, à l’encontre de l’une de leurs décisions”. Cependant, après avoir confirmer ce principe, il vient en limiter la portée au motif que “compte tenu du fait que les décisions […] sont soumises au contrôle de pleine juridiction du Conseil d’État, la circonstance que la procédure ne serait pas en tous points conformes aux prescriptions de l’article 6 § 3 n’est pas de nature à entraîner dans tous les cas une méconnaissance du droit à un procès équitable”. Cet arrêt démontre une première limitation des principes de l’article 6 § 3, puisqu’il y rejette l’application du droit à l’assistance gratuite d’un avocat tel que consacré dans cet article. Ainsi, “sa méconnaissance ne peut utilement être invoquée par des requérants à l’encontre d’une décision de ces organismes”. Ainsi, en combinant l’article 6§3 et la lecture de cet arrêt, une atteinte au droit d’information des personnes mises en cause, au droit de disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense, au droit de se défendre soi-même ou d’être représenté, ou au droit d’interroger des témoins n’entraînerait pas une violation du droit à un procès équitable ?
28C’est en quelque sorte la position qui est reprise par le CE dans son arrêt du 17 novembre 2006, Société CNP assurances32, mais cette fois-ci au regard de l’article 6§1. Dans cet arrêt, la Société CNP Assurances avance que la participation du président de la commission au délibéré d’une sanction porterait atteinte au principe de l’exigence d’impartialité de l’article 6§1 de la Convention. Le Conseil d’État a alors estimé que “la participation du président au délibéré n’est pas, par elle-même, de nature à porter atteinte à l’exigence d’impartialité rappelée au premier paragraphe de la Convention”. Cependant, s’il y a bien un moyen régulièrement soulevé à l’encontre des décisions des autorités administratives, et particulièrement des AAI, il s’agit bien du principe d’impartialité. Cette situation peut paraître singulière dans la mesure où l’exigence d’impartialité est la pierre angulaire de la création de ces AAI.
29La lecture de ces arrêts est ambigüe, puisque le Conseil d’État, tout en procédant à un contrôle de la conformité à l’article 6 dans la procédure de sanction, y affirme qu’une “procédure qui ne serait pas en tous points conforme” n’entraîne pas une violation de ces principes. La juridiction suprême de l’ordre administratif justifiait cette position en avançant que les sanctions prises par ces autorités administratives indépendantes sont soumises au contrôle de pleine juridiction du Conseil d’Etat. Ce recours juridictionnel contre les sanctions disciplinaires ou financières apparaissait alors comme garantissant l’effectivité de l’article 6.
30Cependant, cette position semblait en contradiction avec celle de la Cour européenne des droits de l’homme. En effet, selon la CEDH, l’atteinte à une seule des prescriptions de l’article 6 suffit pour méconnaître le droit à un procès équitable. Dans l’arrêt Kress contre France du 7 juin 200133, la Cour européenne des droits de l’homme retient une atteinte au droit à un procès équitable de l’article 6§1 de la Convention européenne du fait de la seule participation du commissaire du gouvernement au délibéré du jugement.
31Les solutions des arrêts Parents et autres et CNP Assurances semblent dès lors porteurs d’une imprévisibilité excessive, ce qui ne peut être satisfaisant en termes de sécurité juridique pour les sanctions prononcées par les autorités administratives indépendantes. Sur ces bases, les recoures successifs contre les amendes administratives prononcées par les différentes autorités de régulation ont entraîné de nombreuses conséquences. Par exemple, pour ce qui est de l’autorité de contrôle des nuisances aériennes (ACNUSA), créée par la loi du 12 juillet 1999 en vue de limiter les nuisances sonores aux alentours des aérodromes, un arrêt a mis en lumière le non-respect des droits de la défense. Ainsi, suite à l’arrêt Compagnie Corsair International SA de section du 31 janvier 2007, le dispositif de sanction initial (datant de 1999) a dû être modifié par le législateur. Les conséquences financières de cet arrêt sont importantes, puisque suite à cette décision, toutes les compagnies aériennes qui étaient encore dans les délais de recours contentieux ont attaqué les décisions d’amendes administratives en invoquant le moyen du non-respect des droits de la défense. Au total, une centaine de décisions de sanctions ont dû être annulées par l’ACNUSA, pour un montant de plus de 450 000 euros34. Pour cette autorité, cela représente un chiffre réellement élevé, car le montant maximal d’une sanction financière qu’elle peut prononcer est, par manquement constaté, de 20 000 euros.
32Par la suite, ces autorités verront leur formalisme processuel modifié par le législateur, afin de ne plus être soumise à ces recours fondés sur le droit au procès équitable. Cela se fera sans pour autant qu’elles se voient transformées en véritables juridictions35. L’ensemble de ces arrêts illustre la réelle difficulté qui existe pour concilier d’un côté les exigences du droit à un procès équitable et de l’autre les missions de régulation des autorités administratives indépendantes. En effet, une application totale des dispositions de l’article 6 de la Convention européenne présente l’aléa d’ébranler fortement cette mission de régulation, sa nécessaire rapidité dans les prises de décisions et par conséquent l’existence même de ces autorités administratives indépendantes.
B – L’application du droit au procès équitable, une dénaturation de la mission de régulation en tant que principe de développement viable des AAI
33Suite aux nombreux recours contre les sanctions des autorités administratives indépendantes formés sur la base du non-respect du droit au procès équitable, les règles propres à leurs procédures de sanctions se sont vues une à une modifiées. Ainsi, lorsque la Cour de cassation a jugé que “la procédure suivie ne satisfaisait pas aux exigences du procès équitable36”, la COB s’est vu contrainte de modifier son règlement intérieur. Un nouvel article indiquait alors que “Ni le président ni aucun membre de la Commission ne peut délibérer dans une affaire dans laquelle il a exercé les fonctions de rapporteur”. Il en a été de même pour l’Autorité des marchés financiers (AMF), lorsqu’elle s’est substituée à la COB37. Cette autorité publique indépendante38 a également connu une reconfiguration institutionnelle, qui a conduit à scinder en son sein les organes en charge de la poursuite, de l’instruction et de la répression, et cela sur le modèle de la juridiction pénale. C’est également le cas par exemple avec l’ordonnance du 21 janvier 201039 qui créé une nouvelle AAI, l’Autorité de contrôle prudentiel (ACP). Cette autorité est la fusion de plusieurs AAI des secteurs bancaire et des assurances40. L’intérêt de la création de cette AAI réside, en ce qui nous concerne, en la présence de différentes entités distinctes. Le pouvoir d’enquête et de contrôle appartient ainsi au secrétaire général de l’ACP, le pouvoir de police administrative et le déclenchement de la procédure appartient au collège, et le pouvoir de sanction appartient lui à la commission des sanctions de l’ACP. La procédure disciplinaire se déroule ainsi : selon le nouvel article L. 612-38 du code monétaire et financier, “Lorsque l’une des formations du collège décide l’ouverture d’une procédure de sanction, son président notifie les griefs aux personnes concernées. Il transmet la notification des griefs à la commission des sanctions. [Cette dernière] veille au respect du caractère contradictoire de la procédure”.
34Ce processus de reconfiguration institutionnelle n’a cependant pas été jusqu’au démembrement de ces fonctions en autant d’institutions indépendantes les unes des autres. Ce processus se développe pour les autorités de régulations, les AAI ou les autorités publiques indépendantes. Ainsi, afin de respecter le principe d’impartialité lorsqu’elles sont dotées d’un pouvoir de sanction, ces autorités se voient cloisonnées organiquement et formellement entre plusieurs organes chargés de la poursuite, de l’instruction et de la répression, le tout dans une seule et même institution.
35D’aucuns voient en ces cloisonnements une certaine résistance des procédures de sanctions des autorités de régulation à leur juridictionnalisation, en faisant valoir par la suite une “résistance-adaptation”, voire même une “résistanceinertie41”. Ces résistances s’expliquent par le fait que pour continuer à remplir au mieux leur mission de régulation, dont l’action préventive et la rapidité garantissent l’efficacité, leurs procédures doivent nécessairement présenter des garanties plus limitées que celles de la procédure juridictionnelle.
36Or, sans cette résistance, ce mouvement de pénalisation pourrait avoir deux conséquences. La première étant un alignement total de la procédure de sanction des AAI sur le régime procédural de droit commun. La seconde étant la mise en place d’un régime formalisé des sanctions des AAI à travers un cadre procédural propre à ces dernières. Dans le premier cas, il faudrait craindre une réduction de l’efficacité des sanctions des AAI, tout en remettant en cause leur utilité. Le second cas semble convenir au mouvement actuel de juridictionnalisation des AAI. Il permettrait de plus de trouver un équilibre entre l’efficacité de la régulation et le droit à un procès équitable. Il est cependant confronté à la “mosaïque juridique42” que représentent la catégorie des AAI.
37Ce mouvement se généralise lors de la création de nouvelles autorités. Le législateur tend en effet à mettre en place une séparation systématique des organes de contrôle, d’instruction et de sanction. Il y a dès lors une réelle volonté de mieux se conformer aux dispositions de l’article 6 Convention européenne des droits de l’homme, et de permettre notamment à un meilleur respect des principes de contradictoire et d’impartialité, sans opérer à une réelle juridictionnalisation des AAI. Elles peuvent ainsi opérer dans les plus brefs délais indispensables à la régulation. Paule Quilichini remarquait d’ailleurs que “L’application de l’article 6 § 1 aux autorités de régulation n’est pas “contre nature” si l’on considère que cela affecte uniquement leur fonction contentieuse sans imposer leur transformation en juridictions. Une telle transformation les obligerait d’ailleurs à exercer de façon exclusive une fonction juridictionnelle, ce qui mettrait fin à leur mission de régulation consistant pour certaines à édicter des normes tout en assurant la discipline dans leur secteur d’activité43”.
38Pourtant, afin de clarifier la situation, le Conseil constitutionnel est intervenu avec sa décision sur la Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet (HADOPI)44. Les débats entourant la création de cette autorité publique indépendante45 ont été houleux, et par suite, le Conseil constitutionnel à été saisi. L’HADOPI a donc été créée par la loi du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet46. Or, comme le souligne Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d’Etat, “Il convient, enfin, de clarifier les compétences et les pouvoirs des autorités administratives indépendantes par rapport au juge, en particulier le jugé pénal. Cela passe par une délimitation stricte du pouvoir de sanction dévolu à ces autorités47”.
39Or, au regard de l’évolution législative autour de la Haute Autorité de Lutte contre les Discrimination et pour l’Egalité (HALDE), la tendance ne va pas vers une juridictionnalisation des autorités administratives indépendantes. En effet, le projet initial de loi pour l’égalité des chances portant création de la HALDE prévoyait que cette autorité disposerait d’un pouvoir afin de sanctionner financièrement toute discrimination. Ce que la Commission des lois du Sénat a refusé. La Haute Autorité a ainsi considéré que le “dispositif proposé pourrait porter atteinte à la séparation des pouvoirs48”. Le Conseil constitutionnel a pourtant affirmé de longue date que le pouvoir de sanction de certaines AAI ne portait cependant pas atteinte au principe de séparation des pouvoirs49. Il ne faut pas y voir ici une remise en question du pouvoir de sanction des AAI, mais bien le refus d’une juridictionnalisation de ces autorités. La commission du Sénat poursuit que ce pouvoir de sanction pourrait faire assimiler la HALDE “à une quasi-juridiction qui constituerait, dès lors, un démembrement de l’autorité judiciaire50”. Il y a là manifestement la volonté du législateur de ne pas opérer à cette juridictionnalisation des autorités administratives indépendantes.
40Les recours de pleine juridiction qui peuvent faire suite à une sanction établie par une AAI permettent toutefois au juge de rester “en dernier lieu le garant de l’interprétation et de l’application du droit51”. Bien que dans certains cas et au regard de certaines AAI, il peut être difficile pour le juge de trouver une assise juridique concrète pour l’exercice de son contrôle, c’est bien lui qui reste en dernier lieu le garant de l’interprétation et de l’application du droit.
41Cela pose une dernière question non négligeable, puisque comme le fait remarquer le Professeur Antoine Louvaris, “Le recours de plein contentieux fait, en effet, du juge, lorsqu’il contrôle l’administration, un administrateur puisqu’il peut substituer sa décision à la décision initiale de l’administration52”. C’est en effet ce qui arrive lorsque le Conseil d’Etat ou la Cour d’appel de Paris modifient ou annulent des sanctions pécuniaires infligées par des AAI. Si ce point n’est pas réellement novateur au regard du contentieux administratif, et sa notion de juge-administrateur, il l’est pour ce qui est du contrôle confié à la Cour d’appel de Paris pour certaines AAI, et non des moindres. A ce titre, c’est elle qui exerce le contrôle de pleine juridiction des décisions de l’AMF, du conseil de la concurrence ou encore de l’Autorité de régulation des communications électroniques (ARCEP). On aurait pu voir cette situation affaiblie, tant du point de vue du contrôle de plein contentieux que du respect de l’article 6 de la Convention européenne, avec une décision quelques peu ambigüe de la CEDH. En effet, dans sa décision Neste et autres en date du 3 juin 200453, la Cour a estimé qu’il existe une “fonction de régulation”, qui ne relèverait pas de l’article 6 de la Convention. Il y a donc en la matière de nombreuses incertitudes à lever. Elles le seront certainement dans un futur très proche avec le développement exponentiel, en France, de ces objets juridiques non-identifiés.
Notes de bas de page
1 M. Collet, 2007, “La création des AAI : symptôme ou remède d’un Etat en crise ?”, Regards sur l’actualité, La documentation française, no 330, 5 p.
2 Conseil d’État : Rapport public 2001, Les autorités administratives indépendantes (Etudes et documents no 52), Études et documents du Conseil d’État, 472 p.
3 Assemblée nationale, 2006, Rapport de l’Office parlementaire d’évaluation de la législation sur les autorités administratives indépendantes (M. Patrice Gélard), Tome I, Assemblée nationale no 3166, enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 15 juin 2006, 136 p.
4 Conseil d’État : Rapport public 2001, Les autorités administratives indépendantes (Etudes et documents no 52), Éet documents du Conseil d’État, 472 p.
5 Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, dans sa version entrée en vigueur le 1er juin 2010, telle qu’amendée par les Protocoles no 11 et 14, STCE no 194.
6 Cette Convention européenne ne sera ratifiée par la France qu’en 1974, soit vingt-quatre ans après sa signature.
7 L. Boy, Réflexions sur “le droit de la régulation”, Recueil Dalloz 2001, p. 3031.
8 A. Lyon-Cean, Verbo Régulation, in L. cadiet (dir.), Dictionnaire de la justice, PUF, 2004.
9 Commission nationale de l’informatique et des libertés, créée par l’art. 11 de la loi no 78-17 du 6 janvier 1978 dite Foyer relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, JORF du 7 janvier 1978, p. 227.
10 Conseil supérieur de l’audiovisuel, créé par l’at. 3 de la loi no 86-1067 du 30 septembre 1986 modifiée relative à la liberté de communication.
11 Commission de régulation de l’énergie, dont la qualification d’AAI n’est pas législative, mais relève du juge.
12 Autorité des marchés financiers, créée par l’art. 2 de la loi no 2003-706 du 1er août 2003 de sécurité financière.
13 Tout comme la CRE, le Conseil de la concurrence ne dispose pas de qualification législative. C’est le juge qui la qualifie d’autorité administrative indépendante.
14 Autorité de contrôle des nuisances aéroportuaires, créée par l’art. 1er de la loi no 99-588 portant création de l’Autorité de contrôle des nuisances sonores aéroportuaires.
15 Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet, créée par l’art. 5 de la loi no 2009-669 favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet.
16 M. Waline, Traité de droit administratif, 4e édition, 1963.
17 L‘article L. 464-2-I du code de commerce dispose que “Si le contrevenant n’est pas une entreprise, le montant maximum de la sanction est, pour une entreprise, de 10 % du montant du chiffre d’affaire mondial hors taxes le plus élevé réalisé au cours d’un des exercices clos depuis l’exercice précédant celui au cours duquel les pratiques ont été mises en œuvre”. A ce montant, selon l’article L. 464-2-II ajoute que “L’Autorité de la concurrence peut infliger aux intéressés des astreintes dans la limite de 5 % du chiffre d’affaires journalier moyen, par jour de retard à compter de la date qu’elle fixe”.
18 La loi no 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie (JORF no 0181 du 5 août 2008, p. 12471) a transformé le Conseil de la concurrence en Autorité de la concurrence.
19 Le Conseil de la concurrence, dans sa décision no 5-D-65 du 30 novembre 2005 relative à des pratiques constatées dans le secteur de la téléphonie mobile a sanctionné Orange, SFR et Bouygues Télécom respectivement à une amende de 256 millions d’euros, 220 millions d’euros et 58 millions d’euros.
20 Cons. Const., Décision 260 DC du 28 juillet 1989, loi relative à la sécurité et à la transparence du marché financier.
21 Cons. Const., Décision 155 DC du 30 décembre 1982, loi de finance rectificative pour 1982.
22 Cons. Const., Décision 237 DC du 30 décembre 1987, loi de finance pour 1987.
23 Cons. Const., Décision 248 DC du 17 janvier 1989, Conseil supérieur de l’audiovisuel. Dans cette décision, le Conseil constitutionnel a également consacré le droit au recours contre les décisions des autorités administratives indépendantes. Cette garantie du droit au recours appartient au système juridique. Cette dernière offre une garantie constitutionnelle pour la personne à laquelle une décision fait grief de pouvoir saisir un juge. Ce principe est rappelé par le Conseil constitutionnel, fondé sur l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen, selon lequel “Toute société dans laquelle la garantie des Droits n’est pas assurée, ni la séparation des Pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution”. Le Conseil constitutionnel rappelle dans sa décision du 23 juillet 1999 dite Couverture maladie universelle que le droit au juge fonde même la Constitution car sans lui, il n’y a plus de garanties des droits, et sans garanties des droits, il n’y a plus de Constitution. Selon lui, l’exercice du pouvoir de sanction par les autorités administratives indépendantes n’est concevable qu’assorti d’un tel droit au recours à un juge.
24 Cour de cassation, 1993, Rapport annuel de la Cour de cassation1992, La documentation française, 511 p.
25 CE, 4 mai 1998, Société de bourse Patrice Wargny, req. no 164294.
26 CE Ass., 1er mars 1991, M. Le Cun, req. no 112820.
27 CEDH, 21 févr. 1994, Série A 284-A, Benedoun c/ France.
28 Cass. Ass. Plén. 5 février 1999, Commission des opérations de Bourse c/ Oury.
29 CE, Ass., 3 déc. 1999, Didier, req. no 207434, Rec. CE 1999, p. 399.
30 CE, 20 oct. 2000, Sté Habib Bank Limited, AJDA 2000, p. 1001.
31 CE, sect., 27 oct. 2006, Parents et a., req. no 276069.
32 CE, sect., 17 nov. 2006, Société CNP Assurances, req. no 276926.
33 CEDH, 7 juin 2001, Kress c/ France, req. no 39594/98.
34 Selon le Rapport d’activité annuel de l’ACNUSA de 2008 (pour l’année 2007), ce montant total est de 456 800 euros.
35 J.-J. Israël, Lettre d’information de la Mission de recherche, Droit et justice, avril 2001, p. 8.
36 Cass. Ass. Plén. 5 février 1999, Commission des opérations de Bourse c/ Oury.
37 L’AMF, créée par la loi no 2003-706 du 1er août 2003 de sécurité financière fusionne la Commission des opérations de Bourse (COB), le Conseil des marchés financiers (CMF), et le conseil de discipline de la gestion financière (CDGF).
38 Selon l’article 2 de la loi de sécurité financière, l’Autorité des marchés financiers est une autorité publique indépendante dotée de la personnalité morale, loi no 2003-706 du 1er août 2003 de sécurité financière, JORF no 177 du 2 août 2003, p. 13220.
39 Ordonnance no 2010-76 du 21 janvier 2010 portant fusion des autorités d’agrément et de contrôle de la banque et de l’assurance (JORF no 0018 du 22 janvier 2010, p. 1392, texte no 13), prise sur le fondement de l’art. 152 de la loi no 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l’économie (JORF no 0181 du 5 août 2008, p. 12471, texte no 1).
40 L’autorité de contrôle prudentiel (ACP) résulte de la fusion de la Commission bancaire, de l’Autorité de contrôle des assurances et des mutuelles (ACAM), du Comité des entreprises d’assurance et du Comité des établissements de crédit et des entreprises d’investissement.
41 A. Louvaris, “Lois techniciennes et droit à un procès équitable : le cas des lois de régulation économique”, Les petites affiches, 5 juillet 2007, no 134, p. 60.
42 Conseil d’État : Rapport public 2001, Les autorités administratives indépendantes (Etudes et documents no 52), Études et documents du Conseil d’État, 472 p.
43 P. Quilichini, “Réguler n’est pas juger – Réflexions sur la nature du pouvoir de sanction des autorités de régulation économique”, AJDA 2004, p. 1060.
44 Décision du Conseil constitutionnel no 2009-580 DC du 10 juin 2009, Loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet – Non-conformité partielle.
45 L’art. 5 de la loi du 12 juin 2009 dispose que “La Haute Autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur internet est une autorité publique indépendante. A ce titre, elle est dotée de la personnalité morale”.
46 Loi no 2009-669 du 12 juin 2009 favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet, JORF no 0135 du 13 juin 2009, p. 9666.
47 Intervention de Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d’Etat, sur “Les autorités administratives indépendantes – Audition par MM. Christian Vanneste et René Dosière, Députés, rapporteurs de la mission mise en place par le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques (CEC) sur les autorités administratives indépendantes”, Jeudi 11 février 2010.
48 Sénat, Avis présenté au nom de la commission des Lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale sur le projet de loi pour l’égalité des chances, Par M. Jean-René Lecerf, Sénateur, p. 45.
49 Cons. Const., 10 juin 2009, déc. no 2009-580 DC, relative à la loi favorisant la diffusion et la protection de la création sur internet. Ce principe, repris dans de nombreuses décisions, figure dans le quatorzième considérant : “Considérant que le principe de la séparation des pouvoirs, non plus qu’aucun principe ou règle de valeur constitutionnelle, ne fait obstacle à ce qu’une autorité administrative, agissant dans le cadre de prérogative de puissance publique, puisse exercer un pouvoir de sanction dans la mesure nécessaire à l’accomplissement de sa mission dès lors que l’exercice de ce pouvoir est assorti par la loi de mesures destinées à assurer la protection des droits et libertés constitutionnellement garantis”.
50 Sénat, avis présenté au nom de la commission des Lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d’administration générale sur le projet de loi pour l’égalité des chances, Par M. Jean-René Lecerf, Sénateur, p. 46.
51 J.-M. Sauvé, op. cit.
52 A. Louvaris, “Lois techniciennes et droit à un procès équitable : le cas des lois de régulation économique”, Les petites affiches, 5 juillet 2007, no 134, p. 60.
53 CEDH, 3 juin 2004, Neste e. a., req. no 69042/01.
Auteur
Docteur en Droit Public, Université Toulouse 1 Capitole
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La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
Dix ans après
Sébastien Saunier (dir.)
2011