Le droit au procès équitable : l’exemple rwandais, entre réconciliation et remise en question des droits de la défense
p. 41-56
Texte intégral
“Réconciliation.
Ce mot m’est devenu, comme pour la plupart des rescapés que je connais,
insupportable.
Il est même à mon sens parfaitement indécent ”.
Immaculée Mukarwego, survivante.
1La question du droit au procès équitable est tout à la fois évidente, fondamentale et pourtant parfois malmenée.
2En matière d’atteinte aux droits de l’Homme, et particulièrement dans des contextes de violence extrême, la question peut être légitimement posée de savoir si, in fine, la problématique du procès équitable ne devient pas secondaire face à l’horreur d’un génocide. Le génocidaire X mérite-t-il un procès équitable face à des milliers de victimes qui, bien souvent, ne pourront pas être partie prenante à un procès ?
3Cette question bien que résolue par la raison est très régulièrement posée, au-delà du droit, par la subjectivité des passions relatives à la vengeance et à la colère.
4En 1945 le procès de Nuremberg visant à sanctionner les atrocités commises par les nazis pendant la seconde Guerre Mondiale pose le problème de façon évidente. Les vainqueurs créent le tribunal militaire ayant pour but de juger (et condamner) les vaincus. Pour autant, la question du droit au procès équitable n’est pas laissée de coté. Ainsi, Robert Jackson, représentant du ministère public déclarait en propos liminaire : “La disparité énorme qui existe entre la situation des accusateurs et celle des accusés pourrait discréditer notre action si nous hésitions à faire preuve d’équité et de modération, même sur des points mineurs (...). Nous ne devons jamais oublier que les faits pour lesquels nous jugeons ces accusés sont ceux pour lesquels l’Histoire nous jugera demain. Leur donner une coupe empoisonnée, c’est aussi la porter à nos lèvres. Nous devons accomplir notre tâche avec détachement et intégrité intellectuelle afin que ce procès représente pour la postérité la réalisation des aspirations humaines à la justice”1.
5En effet, toute la question est posée ici. Le lien entre respect des droits de la défense et légitimité de la sanction rendue devient évident : en l’absence de procès équitable l’opinion publique ne pourra percevoir le procès que comme une mascarade décrédibilisant la justice et allant parfois jusqu’à créer une vague de sympathie vis-à-vis de l’accusé, aux antipodes donc du but initialement recherché.
6La question du procès équitable et plus particulièrement du respect des droits de la défense semble donc a priori tranchée. Il doit y avoir procès équitable pour que la justice soit effectivement rendue et perçue comme telle. Il doit y avoir procès équitable non seulement pour les accusés mais aussi pour les victimes. Peu importe que l’on soit convaincu de la culpabilité des accusés (au détriment d’ailleurs du respect du principe de la présomption d’innocence), il faut un procès équitable pour la paix de tous.
7Pourtant, le principe même de droit de la défense se heurte parfois à des problématiques infiniment plus pragmatiques.
8Du 6 avril au 4 juillet 1994, le Rwanda dans un contexte de guerre civile, a été témoin d’un génocide implacable et particulièrement violent. Préparé longtemps à l’avance avec une participation active de la presse le génocide rwandais a laissé un pays exsangue et traumatisé. Deux parties de la population se sont opposées : les Hutus et les Tutsis. L’ONU estime que 800 000 personnes ont perdu la vie durant ces 3 mois, essentiellement des Tutsis. La Guerre se termine courant 1994 par la reprise par la force de Kigali par le Front Patriotique Rwandais (FPR), pro-Tutsis, qui mettra en place un gouvernement provisoire2, suite aux accords d’Arusha en Tanzanie.
9Le génocide rwandais est caractérisé non seulement par sa durée très courte mais aussi par la violence déchainée. Il détient le funeste record du nombre de morts par jours.
10La qualification de génocide provient de la définition retenue par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, entendu comme “l’un quelconque des actes ci-après, commis dans l’intention de détruire, en tout ou partie, un groupe national ethnique, racial ou religieux, comme tel : meurtre de membres du groupe, atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entrainer sa destruction physique totale ou partielle ; mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ; transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe.”3.
11La mise en place quasi-immédiate d’un Tribunal Pénal International (TPI) sous l’égide de l’ONU a alors eu pour but de juger et condamner les principaux acteurs des massacres. Cependant, le Tribunal Pénal International pour le Rwanda ne juge que des crimes les plus graves.
12La difficulté dans le traitement et la prise en compte du génocide rwandais se trouve dans la situation bien particulière du pays. Au-delà des grands criminels de guerre qui ont organisé implacablement le génocide des Tutsis et de leurs partisans, toute l’originalité de l’organisation des crimes a été dans l’emploi de la population civile elle-même. Celle-ci endoctrinée depuis longtemps sur une “infériorité” des Tutsis par le biais notamment de la presse4, a dans bien des cas participé au moins passivement aux événements d’avril à juillet 1994.
13Les chiffres relatifs au nombre de personnes impliquées dans le génocide sont d’ailleurs encore largement débattus. Entre 700 000 personnes selon les rapports rédigés par les administrations en 2008 et 210 000 selon Scott Strauss5 ont participé de près ou de loin au génocide. Cet écart entre les chiffres tient d’ailleurs au type d’actes retenus comme ayant été des participations au génocide. Dans tous les cas, les chiffres sont démesurés par rapport aux capacités de jugement du Rwanda. En effet, comment juger une telle quantité de personne, dans un pays détruit, physiquement, psychologiquement et économiquement ?
14Le pays dévasté par le génocide ne possède plus suffisamment de magistrats pour juger de tous les acteurs du drame. Les victimes, pour la plupart, ne sont pas identifiées. Plusieurs fois par semaine des charniers sont retrouvés, hommes femmes et enfants mêlés, les corps tellement mutilés que l’identification est quasiment impossible. Des villages entiers ont tout simplement été rayés de la carte, les maisons vides comme seules témoins de l’horreur qui s’est ici déroulée.
15Or, la volonté de punir reste intacte. Au-delà de l’idée de mettre un terme à l’impunité de certains, les rwandais aspirent par-dessus tout à recommencer à vivre, peut-être à respirer plus librement. Vient alors l’idée dominante au Rwanda : punir, mais aussi pardonner. C’est cette dualité de but qui a abouti à la mise en place de deux circuits parallèles.
16La solution avancée (et retenue) par les autorités rwandaises pour faire face aux conséquences du génocide, au-delà d’une reconstruction de l’appareil judicaire et d’une coopération internationale (I), fut de donner plus de compétences à des juridictions traditionnelles rwandaises : les Gacaca (II).
I – LA RECONSTRUCION DE L’APPAREIL JUDICIAIRE RWANDAIS OU LE TRAUMA-REFLET DU GENOCIDE : JUSTICE DE VAINQUEURS OU DE RECONCILIATION ?
17Dans le cadre du principe de droit au procès équitable, deux critiques principales peuvent être formulées à propos de l’appareil judiciaire rwandais : le manque de personnels a abouti à la formation accélérée de juges (A), ce qui aggrave un déséquilibre déjà avancé entre les juridictions internes et internationales (B).
A – La formation en urgence de magistrats pour pallier les besoins en juges, élément d’une justice traumatisée et traumatisante
18Au lendemain des massacres de 1994, c’est un Rwanda dévasté par la guerre civile qui se lève pour panser ses plaies. En quelques semaines, environ 800 000 personnes ont perdu la vie dans le génocide le plus tragiquement efficace de l’Histoire. Au-delà des personnes assassinées, c’est le pays tout entier qui doit être reconstruit. Le secteur judiciaire n’a bien évidemment pas été épargné par les troubles, les statistiques à ce propos étant tout à fait révélatrices. En avril 1994 il y avait 785 magistrats du siège, 70 magistrats du parquet et 631 agents de l’ordre judiciaire recoupant les agents de la police judiciaire, les secrétaires des parquets et les greffiers.
19En novembre 1994, le bilan est catastrophique : il ne reste que 244 magistrats du siège, 12 magistrats du parquet et 137 agents de l’ordre judiciaire. Autrement dit, entre 70 % et 80 % des personnels judicaires manquent à l’appel.6
20Parallèlement, le nombre de détenus n’a cessé de croitre, jusqu’à atteindre le chiffre effarant de 120 000 en 1999. D’un simple point de vue économique, les deux tiers du budget du ministère de la justice étaient de fait engagés dans l’achat de nourriture pour les prisonniers.7
21Par conséquent l’une des premières mesures prises par le gouvernement Rwandais au lendemain des évènements de 1994 fut de former en urgence des magistrats du siège. Les efforts conjugués de la société internationale et du Rwanda permirent en 5 ans d’augmenter le nombre de juges à 841, les magistrats du parquet à 210 et les agents de l’ordre judiciaire à 910 soit une augmentation allant de 3 à 17 fois des effectifs. En 5 ans, 1618 personnes (magistrats du parquet du siège et agents de l’ordre judiciaire confondus) ont été formées soit une moyenne de 323 personnes par an. Malgré des efforts en termes de moyens financiers et en formations, les statistiques de prise en compte des dossiers étaient catastrophiques : ainsi, en 1998 seul 2 % des affaires en cours étaient traitées.
22Deux éléments sont alors à relever : d’une part la formation en urgence consista en une formation accélérée en un peu moins de trois mois et d’autre part la grande majorité des juges ainsi formés étaient d’origine Tutsi ou partisans Tutsi.
23Il est important de s’interroger dans un premier temps sur l’efficacité que peuvent avoir des juges qui, malgré la meilleure volonté du monde, ont été formés en si peu de temps pour juger de crimes si graves. Des juges formés en urgence sont nécessairement mal formés et mal informés. Les documentaires réalisés sur les procès rwandais sont, de ce point de vue, parlants : le procès se déroule dans un des bâtiments publics du village, les juges entrent, les avocats débattent, et l’on sent comme un flottement dans l’air. Les avocats rappellent que telle ou telle procédure n’a pas été respectée, les juges, silencieux, immobiles, ne laissent rien paraitre, et le procès continue. Quelques minutes plus tard, la pluie arrive, interrompant les débats tant elle est forte, les juges se retirent sans avoir encore prononcé un seul mot.
24Et de fait, comment demander à quiconque de juger de faits graves, complexes, après une formation de trois mois ?
25Dans un second temps, il est nécessaire de mettre en évidence le fait que nombreux sont les juges d’origine Tutsi, formés de justesse, qui doivent donc se prononcer sur le cas de tel ou tel présumé génocidaire. Il ne faut alors pas s’y tromper : dans les procès pour génocide, bien que l’on ne le dise jamais ouvertement, la présomption d’innocence n’est qu’un mot vague, un concept, la plupart du temps non appliqué. La grande majorité des personnes présentées à ces tribunaux sont coupables. Les victimes jugent alors de leurs bourreaux. Dans ses conditions, comment être serein ? Comment être impartial ? On ne l’est tout simplement pas.
B – Le procès rwandais et le procès pénal international : deux poids, deux mesures
26La deuxième grande masse à mettre en évidence dans le cas des procès consécutifs aux massacres rwandais est la disparité flagrante entre les procès internes et les procès internationaux.
27La gestion des conséquences pénales du conflit rwandais a connu une double prise en compte. Un circuit parallèle a été mis en place comme ce fut le cas pour le conflit en ex-Yougoslavie par le biais de la création d’un Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPI-R). Ce tribunal, créé par la résolution 955 du Conseil de sécurité du 8 novembre 1994 sur le fondement de l’article 41 de la Charte des Nations Unies, a pour vocation de “juger les personnes présumées responsables d’actes de génocide ou d’autres violations graves du droit international humanitaire commis sur le territoire du Rwanda et les citoyens rwandais présumés responsables de tels actes ou violations commis sur le territoire d’Etats voisins, entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994…”8. Autrement dit, le Tribunal Pénal International pour le Rwanda a vocation à sanctionner les violations considérées comme graves du droit international humanitaire et pénal ainsi que le crime de génocide commis dans un laps de temps déterminé sur un territoire donné9.
28Or, les juridictions pénales rwandaises sont aussi fondées à sanctionner les abus commis durant la période du génocide. L’article 8 du statut du Tribunal Pénal International pour le Rwanda tranche les éventuels conflits de compétence en donnant à celui-ci la primauté de l’action de la justice10 permettant au passage l’application du principe de non bis in idem rappelé à l’article 9 du statut11.
29En pratique la répartition des compétences entre le Tribunal Pénal International et les cours internes se base sur la position des accusés. Les principaux acteurs du génocide sont pris en charge par le droit pénal international, tandis que les autres éléments, quelle que soit leur position dans la hiérarchie, sont pris en charge par le droit interne. Dans l’absolu, il semble cohérent que les principaux responsables d’un génocide soient jugés par le droit international humanitaire et pénal tandis que les “autres” soient condamnés par la justice interne, d’une part en raison de la forte symbolique liée au retentissement d’un procès international et d’autre part en raison du coût qu’occasionnerait l’organisation de tous les procès au niveau international. Cette technique de la dissociation entre les procès pénaux internationaux et les procès pénaux internes a cours depuis la mise en place même du droit international humanitaire et pénal au lendemain de la seconde guerre mondiale12. Mais, dans le cas du Rwanda se pose la question des peines. Au niveau international, la peine maximale encourue est l’emprisonnement à vie, tandis qu’au niveau interne la peine maximale était, jusqu’en 2007, la peine de mort. En résulte alors une incohérence dans l’application et la prise en compte du droit : le planificateur des massacres risque en cas de condamnation un emprisonnement à vie pendant que son sous-fifre encourt la peine de mort.
30Cette disparité entre les statuts des différents accusés est aggravée par un élément caractéristique des massacres de masse : la difficulté de distinguer la victime du coupable.
31Au lendemain du génocide, la tâche la plus difficile a été la distinction entre victimes et auteurs, les deux statuts cumulés étant possible. Certaines personnes au Rwanda ont été contraintes de commettre des crimes. Des exemples terribles de collaboration forcée foisonnent au Rwanda, celle de M. Kanamugire étant particulièrement poignante. Celui-ci a en effet dû achever son frère à coups de gourdin, alors qu’il avait été battu à mort par les milices Hutus sous peine d’être lui-même abattu. Il sera condamné à sept ans de prison, commués ensuite en 4 ans de prison ferme et 3 ans de travaux d’intérêt général13. Tandis qu’au niveau international des enquêtes lourdes et longues14 avaient pour but de déterminer les différentes responsabilités, au niveau interne un simple témoignage, pourvu qu’il émane d’une personne dite “intègre”, suffit à envoyer un potentiel criminel en prison en attente d’un procès. Aussi certains “présumés criminels” passent-ils plusieurs années en prison dans l’attente d’un procès sur le fondement de témoignages douteux, cachant la triste réalité de conflits d’héritages et autres règlements de comptes familiaux.
32Enfin l’absence notable d’avocats acceptant de défendre les présumés génocidaires reste un problème difficile à résoudre qui aggrave les disparités entre les procès nationaux et les procès internationaux. Quand au niveau international l’accompagnement par un avocat va de soi, au niveau interne, rares sont les avocats disposés à défendre des concitoyens accusés de génocide. L’association Avocat Sans Frontières (ASF), très présente au Rwanda, envoie donc des volontaires afin de défendre ces accusés dont personne ne veut. Mais l’association peut difficilement mandater des avocats pour des missions longues et doit donc concilier avec la réalité en missionnant des avocats volontaires pour trois semaines au Rwanda. Ces trois semaines, bien qu’utiles aux personnes en attente de procès, sont évidemment bien peu de choses dans un contexte d’après-guerre où la simple obtention d’une fiche d’état civil peut prendre des mois. Malgré la meilleure volonté du monde, ces avocats volontaires ne peuvent que dans bien des cas parer au plus pressé.
33Au-delà de juges trop peu nombreux, formés en urgence, dans un contexte de trauma étatique, le Rwanda a dû faire face à une autre problématique infiniment plus pragmatique : la quantité de détenus. En 2000, un homme sur 10 était en prison en attente d’un procès. Certains statisticiens ont estimé qu’il faudrait 200 ans pour juger de tous les prisonniers. Ainsi furent réactivées les instances traditionnelles rwandaises : les Gacaca.
II – L’AMPLIFICATION DES POUVOIRS DES GACACA : ENTRE FACTEUR DE DIMINUTION DES DROITS DE LA DEFENSE ET RECONCILIATION NATIONALE
34Le système de juridiction Gacaca, bien que pensé afin de faciliter la mise en œuvre de la justice (A), laisse cependant la place à un certain nombre de critiques, toutes contrebalancées par l’impérieuse nécessité de juger (B).
A – Fonctionnement général d’une juridiction Gacaca : l’arbitrage des sages
35Les Gacaca, “herbe douce” en kinyarwanda, sont des juridictions traditionnelles présidées par les “sages” du village (nommés Inyangamugayo) et où chacun a la possibilité de s’exprimer. A l’origine traitant des litiges mineurs, vols, agressions, adultères, possession de la terre etc., ces juridictions ont été réactivées et développées afin de juger les anciens génocidaires. L’objectif est ici double : d’une part mettre en œuvre la justice mais aussi, d’autre part, permettre une réconciliation nationale, par le biais du pardon demandé et obtenu.
36Les juridictions Gacaca sont régies par une loi organique du 19 juin 200415 élaborée suite au rapport de la Cour Suprême du Rwanda de 200316 mettant en avant ces dernières comme seule possibilité de désengorger les tribunaux. Une première étape avait été franchie en 1995 et 1996 par le biais de la création spontanée d’une Gacaca et postérieurement validées par le gouvernement dans la province de Kibuye17. Cette expérimentation servira de socle à la réflexion menée par le gouvernement ayant pour finalité la réactivation des juridictions Gacaca.
37Cette loi précise les compétences et le fonctionnement des juridictions Gacaca :
38Les juridictions Gacaca sont compétentes pour connaitre des crimes commis entre le 1er octobre 1990 et le 31 décembre 1994 relatifs au génocide18. La compétence ratione temporis est ici démultipliée par comparaison à celle du Tribunal International valable uniquement pour l’année 1994.
39Les juridictions Gacaca s’organisent autour de trois axes : les Gacaca de cellule, les Gacaca de secteur et les Gacaca d’appel. Schématiquement, les Gacaca de cellule traitent des litiges mineurs relatifs aux atteintes aux biens, tandis que les Gacaca de secteur connaissent du reste des incriminations ainsi que de l’appel des jugements des Gacaca de cellule. Les Gacaca d’appel servent à l’appel des jugements des Gacaca de secteur19.
40Chaque Gacaca est composée d’une assemblée générale constituée de tous les habitants de la juridiction âgés d’au moins 18 ans, d’un siège de sept personnes “intègres” élues par les membres de l’assemblée générale.
41Du point de vue de la compétence ratione materiae, les juridictions Gacaca sont compétentes pour juger de tous les actes commis dans le cadre du génocide à l’exception des planificateurs, organisateurs et hauts responsables. Les peines encourues vont des travaux d’intérêt général à l’emprisonnement à perpétuité.
42Au total, 9 013 Gacaca de cellule, 1 545 Gacaca de secteur et autant de Gacaca d’appel ont été créées. Ces cours parfois qualifiées de néo-traditionnelles par certains observateurs20 seront dirigées par 169 442 juges21.
43Une première phase allant de janvier 2005 à juillet 2006 eut pour but de recenser les événements de façon précise et ce pour chaque Gacaca de cellule. Autrement dit, chaque Gacaca de cellule avait comme objectif de reconstituer les événements liés au génocide, essentiellement par le biais des différents témoignages de survivants ou de simples témoins, plus rarement grâce aux aveux de certains22.
44Les juges devaient alors qualifier chaque acte et le classer dans l’une des catégories prévues par une loi de 1996 antérieurement utilisée par les tribunaux dits traditionnels23. Cette loi précise quatre catégories de crimes et leurs peines assorties. Pour simplifier, la catégorie I concerne les “instigateurs et planificateurs du génocide” ainsi que les violeurs. La catégorie II concerne ceux qui ont provoqué la mort de quelqu’un, la catégorie III ceux qui ont provoqué des dommages aux personnes. Enfin, la catégorie IV vise l’atteinte aux biens24. Cette classification est reprise par la loi Gacaca, cette dernière réduisant les catégories de quatre à trois, en scindant les catégories II et III en une seule et en transférant le viol en crime de catégorie II25. A la fin de cette première phase, plus de 800 000 personnes furent accusées de différents crimes, repartis comme suit : 53 % concernaient des crimes de catégorie II, 38 % des crimes de catégorie III et 9 % des crimes de catégorie I soit environ 77 000 personnes accusées de crime de planification et d’organisation du génocide26. Concrètement, les accusés relevant de la catégorie I sont transférés aux tribunaux internes, voire au TPI-R en fonction des cas, ceux relevant de la catégorie II sont pris en charge par les Gacaca de secteur tandis que les accusés rentrant dans le cadre des accusations de catégorie III sont jugés par les Gacaca de cellule. Cette affectation à l’une ou l’autre de ces catégories est fondamentale pour les accusés puisque de celle-ci dépendra non seulement le tribunal qui va les juger mais aussi les peines encourues (allant de la simple réparation pour les actes catégorisés III à l’emprisonnement à vie et la peine de mort jusqu’en 2007 pour les crimes de catégorie I).
45Hélène Dumas27 remarque avec justesse que les juridictions Gacaca possèdent tous les attributs d’une juridiction standard. Pourtant ces juridictions ont malgré tout un autre but d’égale importance que celui de juger : réconcilier.
B – La tentative de conciliation du pardon et de la sanction : échec ou victoire ?
46Bien que d’une philosophie tout à fait remarquable, les juridictions Gacaca soulèvent un certain nombre de problèmes relevant des droits de l’Homme et notamment des droits des accusés. En effet, dans le cadre de la double idée de sanction/pardon, est-il réellement judicieux de laisser des populations d’ores et déjà marquées par les violences juger de leurs bourreaux ?
47De plus, le système même mis en place par les Gacaca (élection des membres dits “sages” ou intègres par les villages et donc les survivants, absence quasi-systématique d’avocat, recours peu effectifs) ne diminue-t-il pas l’impact psychosocial qu’aurait pu avoir un procès international, et la faiblesse des droits de la défense ne décrédibilise-t-elle pas une action à l’origine juste et sensée ?
48Une procédure dite “d’aveu, de plaidoyer de culpabilité, de repentir et d’excuse”28 est tout à fait révélatrice de l’esprit des Gacaca. En effet, chaque accusé a la possibilité d’avouer et de présenter ses excuses car ce qui prime pardessus tout dans l’esprit post-génocide est la volonté sans faille et continue de reconstruction nationale. Il est ainsi possible de demander pardon pour permettre aux accusés comme aux victimes d’aller de l’avant.
49Pour ce faire, il devra dresser une liste détaillée des actes qu’il a commis dans le cadre du génocide et présenter ses excuses à ses victimes ainsi qu’à la communauté. Dans l’hypothèse où ses aveux sont “jugés sincères”29 par le siège de la juridiction Gacaca, l’accusé verra sa peine allégée (par exemple au lieu d’un emprisonnement à perpétuité, une peine d’emprisonnement allant de 25 à 29 ans d’emprisonnement avec aménagement partiel : 1/3 de prison ferme, 1/6 de sursis et le reste de travaux d’intérêt général). Le gouvernement rwandais incite d’ailleurs fortement les accusés à recourir à cette procédure, considérée comme la clé de voute de l’idée de réconciliation par le biais de la faute avouée et pardonnée.
50Cependant, d’aucuns s’accordent à dire que ce type de procédure n’est en réalité qu’un pansement sur une plaie largement ouverte. Parmi les victimes et leurs familles, certains s’étonnent qu’on leur propose de pardonner des crimes impardonnables, soulevant l’idée que la procédure et le gouvernement dénaturent ainsi l’idée de pardon, qui doit être demandé et donné librement et sans contrainte. Esther Mujawayo l’exprime de façon limpide : “Plus j’y réfléchis, plus j’ignore ce que veut dire pardonner, à part ce mini-arrangement que je fais avec moi-même pour tenir bon, pour un prétendu apaisement mental, pour “gagner” contre la haine (…). Aujourd’hui, au fil des années, j’accepte mieux, j’accepte enfin que, non je ne pardonnerai pas.”30.
51L’ambivalence d’un pardon forcé est mise en évidence par un certain nombre d’observateurs au grand dépit des défenseurs du projet, la Belgique en tête de file, principal financeur des juridictions Gacaca. Valérie Rosoux31 dénonce volontiers cette procédure de pardon en faisant à juste titre remarquer que ses deux objectifs, l’obtention de la vérité et l’apaisement collectif, ne sont presque jamais remplis. En effet, la “vérité” telle qu’énoncée par les accusés reste facilement manipulable, et on l’a vu, le “pardon”, un mot sans sens véritable pour des populations traumatisées.
52Le débat autour de la prise en charge des accusés de crime de génocide au Rwanda reste entier. En effet, le manque de moyens du pays a abouti à la réinstauration de juridictions basées sur un fonctionnement tribal. Les accusés ne bénéficient très souvent pas d’un avocat, bien souvent par manque de personnes disposées à défendre des potentiels génocidaires. Les juges, qu’ils soient magistrats du siège ou sages “intègres” sont mal formés, parfois même partiaux. Sur simple dénonciation, des personnes se sont vues emprisonnées pendant des années dans l’attente d’un procès partiel et partial.
53Pour autant, dans le contexte bien particulier du Rwanda il est nécessaire de bien comprendre plusieurs choses : d’une part, la quantité de personnes en prison, si elle avait dû être traitée par des tribunaux réguliers aurait nécessité environ 200 ans de procès. D’autre part, le Rwanda souhaitait survivre aux épreuves du génocide par le biais de la réconciliation nationale.
54Certains auteurs et observateurs internationaux mettent en évidence une mainmise du gouvernement rwandais sur les procès ayant pour but de contrôler l’information relative au génocide32. Aussi Timothy Longman, professeur de sciences politiques à Boston estime-t-il que “loin de servir à résoudre les conflits et de promouvoir la réconciliation (…), les procès ont autorisé un gouvernement autoritaire à consolider son pouvoir, créant insécurité dans la population et aggravant les divisions ethniques”33. Cette critique, récurrente chez les auteurs opposés au système Gacaca, n’est pas sans fondements, puisque depuis la démission de l’ancien président Pasteur Bizimungu le gouvernement en place est exclusivement Tutsi ou pro-Tutsi, amenant là le Rwanda à l’un de ses plus frappants paradoxes : le refus officiel de la distinction entre Hutus et Tutsis opposé à la mise en place officieuse d’un système ayant pour conséquence directe la distinction pure et simple entre les deux groupes.
55D’un point de vue très pratique, subsistaient alors deux possibilités : soit une justice accélérée mais cependant encadrée avec un déni partiel des droits au procès équitable par le biais notamment d’un droit de la défense malmené, soit une justice lente et sans fin, qui n’aurait pas abouti en raison entre autres du décès des accusés, des victimes, des témoins.
56Depuis la création des Gacaca, 12 000 jurys ont prononcé 70 000 condamnations et ont étudié un peu plus d’un million de dossiers. Fin 2009, 3 000 personnes étaient encore en attente de procès. A l’origine prévue pour juin 2010, la clôture des juridictions Gacaca a été repoussée sine die.
57Malgré des critiques extrêmement fortes et légitimes34, tant au niveau interne qu’au niveau international, le choix opéré par le Rwanda est finalement très pragmatique : entre une absence de procès et un procès contrôlé mais atténuant le droit à un procès équitable, le gouvernement a opté pour une solution de compromis, refusant l’impunité mais acceptant de pardonner.
58Richard Goldstone, ancien procureur du Tribunal Pénal International pour le Rwanda, même s’il admettait l’iniquité des juridictions Gacaca du point de vue notamment des critères internationaux, défendait cependant ce système par cette phrase “J’attends maintenant de savoir quelle serait l’alternative possible que pourrait utiliser le gouvernement rwandais pour faire sortir des dizaines de milliers de suspects de prison”.
Notes de bas de page
1 R. Jackson, discours liminaire d’ouverture du procès de Nuremberg, 20 novembre 1945.
2 Ce gouvernement provisoire est composé à l’origine de Pasteur Bizimungu et de Paul Kagamé en vice présidence. Ce dernier, fondateur du Front Patriotique Rwandais sera élu en 2000 à la présidence suite à la démission de Pasteur Bizimungu. Celui-ci formera ensuite le Parti démocratique pour le renouveau, immédiatement interdit par le gouvernement qui lui reproche d’être un parti radical Hutu. Finalement, Pasteur Bizimungu sera condamné en 2004 à 15 ans de prison pour formation de milice et incitation à la violence et libéré trois ans plus tard par une grâce présidentielle. Paul Kagamé est quant à lui toujours président du Rwanda, actuellement dans son troisième mandat.
3 Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide du 9 décembre 1948, art. 2.
4 Le “procès des médias de la haine” a d’ailleurs eu un retentissement international : pour la première fois, un groupement de presse fut condamné pour incitation au génocide. TPIR, chambre de première instance, 3 décembre 2003 (affaire ICTR-99-52-T) “Procureur contre Ferdinand Nahimana, Jean-Bosci Barayagwida et Hassan Ngeze”. Voir à ce propos J. BEMBA, Justice internationale et liberté d’expression : les medias face aux crimes internationaux, L’Harmattan, 1 septembre 2008, 434 p.
5 S. Strauss, The order of genocide. Race, power and war in Rwanda, Cornell University Press, 2006 p. 116-118.
6 Rapport de la Cour Suprême du Rwanda, département des Gacaca, “les juridictions Gacaca comme solution alternative au règlement du contentieux génocide”, Kigali, octobre 2003, p. 5.
7 Idem p. 6.
8 Résolution 955 du Conseil de sécurité, S / RES / 955 (1994), 8 novembre 1994, p. 2.
9 Notons ici à titre informatif que le Tribunal Pénal International pour le Rwanda est dit tribunal ad hoc, autrement dit crée dans un but précis et n’ayant pas vocation à perdurer dans le temps une fois sa mission accomplie. De fait, le TPI-R devrait très prochainement clore ses dossiers et passer le relais aux juridictions internes. Sa fin, à l’origine programmée pour fin 2008 à été repoussée au 31 décembre 2010 par la résolution 1878 du Conseil de Sécurité de l’ONU. La résolution 1966 du 22 décembre 2010 du Conseil de Sécurité pose finalement comme date butoir du transfert des compétences du TPI-R vers le “Mécanisme” (forme allégée du tribunal visant à “exercer les fonctions résiduelles des tribunaux” et entrant en vigueur au 1er juillet 2012 pour les affaires relatives au Rwanda) au plus tard au 31 décembre 2014.
10 Résolution 955 du Conseil de Sécurité, S / RES / 955 (1994), 8 novembre 1994, p. 6 : “Article 8 : Compétences concurrentes. Le tribunal International pour le Rwanda et les juridictions nationales sont concurremment compétents (…). Le tribunal International pour le Rwanda a primauté sur les juridictions nationales de tous les Etats. A tout stade de la procédure, il peut demander officiellement aux juridictions nationales de se dessaisir en sa faveur….”.
11 Résolution 955 du Conseil de Sécurité, S / RES / 955 (1994), 8 novembre 1994, p. 6.
12 En effet, le procès de Nuremberg si funestement célèbre n’est que le somment de l’iceberg en matière de règlement des conflits consécutifs à la seconde guerre mondiale. Seuls les “grands” criminels de guerre y furent jugés pendant que les “petits” bénéficiaient soit de procès annexes, soit de procès dans les Etats où ils avaient commis leurs exactions soit tout simplement d’un règlement expéditif du litige par le biais d’un peloton d’exécution.
13 B. Bellefroid, Rwanda, les collines parlent, documentaire vidéo, 2005.
14 Pour mémoire le budget annuel du TPI-R avoisine les 250.000.000 de dollars US.
15 Loi organique no 16/2004 portant organisation, compétence et fonctionnement des juridictions Gacaca chargées de poursuivre et du jugement des infractions constitutives du crime de génocide et d’autres crimes contre l’humanité commis entre le 1er octobre 1990 et le 31 décembre 1994, 19 juin 2004.
16 Rapport de la Cour suprême du Rwanda, département des Gacaca, “les juridictions Gacaca comme solution alternative au règlement du contentieux génocide”, Kigali, octobre 2003.
17 A. Castel, Procesos de reconciliacion posbélica en Africa subsahariana : La justicia traditional en la reconciliacion de Rwanda y Burundi, Cidob d’Afers Internacionals, 2009 no 87, p. 53-63. V. notamment p. 55.
18 Loi du 19 juin 2004, op. cit., art. 1.
19 Idem art. 41 à 43.
20 S. Thomson, La politique d’unité et de réconciliation nationale au Rwanda : figures imposées et résistance au quotidien, Genèses, décembre 2010 no 81, p. 45-63. V. notamment p. 51.
21 A. Castel, op. cit., p. 56.
22 A. Castel, Idem.
23 Loi organique sur l’organisation des poursuites des infractions constitutives du crime de génocide ou de crimes contre l’humanité, commises à partir du 1er octobre 1990, 30 août 1996.
24 Loi du 30 août 1996, op. cit., art. 2.
25 Loi du 19 juin 2004, op. cit., art. 51.
26 A. Castel, op. cit., p. 56.
27 H. Dumas, Histoire, justice et réconciliation : les juridictions Gacaca au Rwanda, Mouvements, mars-mai 2008 no 53, p. 110-117. H. Dumas a observé pendant plusieurs mois les procès Gacaca au Rwanda.
28 Loi du 19 juin 2004, op. cit., Titre III chapitre II.
29 Idem.
30 E. Mujawayo, S. Belhaddad, La fleur de Stéphanie. Entre réconciliation et dénis, Paris, Flammarion, 2006, 250 p. V. notamment p. 126.
31 V. Rosoux, Réconcilier : ambition et pièges de la justice traditionnelle. Le cas du Rwanda, Droit et Société, 2009/3 no 73, p. 613-633.
32 S. Thomson, op. cit., p. 51.
33 T. Longman, Trying times for Rwanda. Reevaluating Gacaca courts in post genocide reconciliation, Harvard international revue, été 2010 p. 48-52. V. notamment p. 49.
34 Le juge français assez rarement a eu l’occasion de s’interroger sur les juridictions Gacaca. Ainsi, il a estimé que ces juridictions ne remplissaient pas les conditions requises par le droit international en matière notamment de droit au procès équitable. La cour de cassation a ainsi cassé un arrêt donnant un avis favorable à une demande d’extradition présentée par une juridiction Gacaca. V. à ce propos Ph. Greciano, Génocide Rwandais : rupture de confiance, note sous l’arrêt Cass, crim. 9 juillet 2008 no 08-82.922, Recueil Dalloz 2008, p. 2640.
Auteur
ATER, Université Toulouse 1 Capitole Membre de l’Institut Maurice Hauriou (IMH)
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