La laïcité, un principe territorial ?
Les limites de sa présentation comme un contre-modèle
p. 217-230
Texte intégral
1A Jean et Isabelle Rillaerts
« Beaucoup de Français croient naïvement que la laïcité n’existe que dans quelques pays, voire constitue une « exception française ». Parfois, ils arrivent à faire partager cette croyance à des habitants d’autres pays, en s’appropriant la laïcité »1. Que ce soit en France ou à l’étranger les juristes présentent souvent la laïcité comme un concept typiquement français. Cette présentation se fonde alors sur deux arguments apparemment imparables : la laïcité serait née en France et elle serait intraduisible dans une autre langue que le français.
2Pourtant, en premier lieu, le principe juridique de laïcité n’est pas né en France. Dans son rapport précédant l’adoption de la loi de 1905, Aristide Briand estimait ainsi que le Mexique possédait « la législation laïque la plus complète et la plus harmonique qui ait jamais été mise en vigueur jusqu’à ce jour »2. Au dix-neuvième siècle, en Amérique latine, la religion catholique n’était pas concurrencée. La laïcité n’était donc pas promue pour garantir la liberté de conscience ou d’opinion au sein de minorités religieuses, mais plutôt pour permettre l’exercice de la religion catholique hors de l’influence de Rome. Le Saint-Siège, fidèle aux puissances catholiques européennes, ne soutenait pas l’indépendance, en dépit du rôle de meneurs de certains membres du clergé dans le processus de décolonisation. Celui-ci rendait donc inéluctable une rupture avec le Vatican. Disparition des congrégations d’hommes, nationalisation des édifices du culte, laïcisation de l’état civil, suppression de la légation mexicaine près du Vatican3… les réformes, qui ont été incorporées à la Constitution de 1873, présentaient une forte parenté avec les circonstances entourant la séparation française des Églises et de l’État. Toutefois, contrairement au droit actuel de la laïcité française, la loi mexicaine du 14 décembre 1874, qui n’est plus actuellement en vigueur, proscrivait alors le port de vêtements ou insignes religieux dans l’espace public, et de faire sonner les cloches en dehors de ce qui était « strictement nécessaire pour appeler les fidèles » aux célébrations religieuses. Elle interdisait aussi aux autorités publiques de prendre part officiellement aux cérémonies d’un culte quelconque, ni d’instaurer des jours fériés en dehors des « évènements purement civils », même si le dimanche était conservé comme jour de repos. De nos jours, ce principe de laïcité demeure proclamé par le droit mexicain, que ce soit dans la Constitution pour la laïcité scolaire4 ou dans la loi5, même s’il traverse une période de crise, dû à l’affirmation religieuse dans l’espace public et la sphère politique6. Reste qu’il a précédé la laïcité française, et qu’il a même servi sur certains points de modèle en France.
3En second lieu, il est vrai que le terme de laïcité n’est pas aisément traduisible en anglais, comme l’illustre la traduction officielle de textes législatifs et de jugements au Canada7. Par exemple, dans le jugement de la Cour suprême canadienne du 19 mars 2015 dans l’affaire de l’école Loyola contre Québec8, la version officielle de l’arrêt en français comporte des références expresses à la laïcité, tandis que son équivalent anglais les traduit par « secularism » ; un terme qui n’a pas exactement le même sens. Pourtant, en dépit de ses difficultés de traduction, l’utilisation d’un terme dérivé de la laïcité est de plus en plus courant en langue anglaise, si bien que les mots « laicity » ou même « laicism », sont entrés dans certains lexiques de termes juridiques. Et puis, le terme de laïcité est traduisible dans bien d’autres langues que l’anglais, si l’on songe à la laicidad, proclamée dans certains États d’Amérique latine, ou aux caractères utilisés en japonais (qui signifient « a-religieux »9), voire au terme turc lâiklik bien que ce dernier mot ait été construit à partir du français. Bien évidemment, dans chaque langue, le mot utilisé pour désigner la laïcité est chargé de significations historiques, culturelles et sociales différentes de celles qui se retrouvent dans le mot français. Et puis, à mesure qu’une signification nouvelle sera donnée au mot, il « aura l’air de se multiplier et de produire des exemplaires nouveaux, semblables de forme, mais différents de valeur »10. Néanmoins, il est intéressant de constater que, quand bien même il est polysémique, sa définition juridique sera tout de même équivalente. En français, le mot « laïcité » peut entrainer des querelles sémantiques selon le positionnement de ceux qui l’utilisent. Ainsi, c’est d’abord un concept philosophique, une construction intellectuelle tendant à empêcher l’emprise de toute confession sur la société ; ce qui a pour conséquence de proscrire l’imposition d’une religion civile par le politique tout en renvoyant les affaires spirituelles à la sphère privée11. Cet ancrage philosophique entraine une discussion continuelle de son contenu, ce qui laisse penser que son contenu est mouvant, et que le terme peut être utilisé en tous sens. Il l’est d’ailleurs tout autant pour défendre la neutralité religieuse de l’espace public, que la liberté religieuse dans ce même espace. Sociologiquement, la définition est plus proche des racines du mot « laïque », emprunté au catholicisme, qui est la transcription de l’adjectif grec laïkos (a‑religieux) lui-même dérivé du substantif grec laos (peuple). L’adjectif suppose un pouvoir politique séparé du pouvoir spirituel et des lois communes d’inspiration non religieuses, afin que chaque individu puisse jouir d’une plus grande liberté de conscience. Quant au substantif « peuple », il implique que la laïcité soit un instrument d’apaisement, de paix sociale, d’autant plus important que la France est une société d’idées aux débats continuels et parfois vifs. C’est dans cet esprit, que le « vivre ensemble » est désormais reconnu comme pouvant légitimement fonder des restrictions à la liberté religieuse par la Cour européenne des droits de l’homme et la Cour de cassation française12. Juridiquement, la laïcité française se définit tout autant comme un principe objectif d’organisation des relations entre les Églises et l’État – ce dernier « n’exerçant aucun pouvoir religieux et les Églises aucun pouvoir politique » selon la célèbre formule de René CAPITANT – tout en respectant l’ensemble des convictions, que comme un principe dont découlent des droits et libertés que la Constitution garantit. Il se traduit par la neutralité des personnes publiques et du service public, par la garantie de la liberté de pensée, de conscience et de religion, et de l’égalité entre toutes les formes de pensée et de croyance13. Or cette définition est commune à beaucoup d’États dont le mot « laïcité » est intégré aux langues parlées, ce qui nuance fortement l’idée qu’en droit la laïcité est un concept typiquement français, mais aussi sa présentation en tant que contre-modèle des autres systèmes juridiques, en particulier nord-américain. Des questions communes se posent : rapports entre les pouvoirs publics et la religion majoritaire, port des signes religieux par les pratiquants des confessions minoritaires, en particulier de l’islam ; place de l’ensemble des convictions dans l’espace public, etc. Les divergences portent essentiellement sur la notion de neutralité et l’encadrement juridique de la visibilité religieuse, notamment du port des signes confessionnels ; même si ces dissimilitudes, notamment avec les droits nord-américains sont en voie d’atténuation (I). Reste la différence principale : une plus grande valorisation du « vivre-ensemble » dans le régime républicain français, alors qu’une plus grande importance est donnée à la liberté individuelle aux États-Unis (II).
I. Une interprétation différente du principe de neutralité
4Le principe de neutralité existe aussi bien dans les droits nord-américains que dans le système juridique français. Simplement, il n’a pas la même définition. En France, il implique une stricte neutralité des agents publics, et des personnes en charge du service public. Aux États-Unis, il implique surtout qu’il n’y ait aucune ingérence dans le fonctionnement des religions. Il s’accompagne, à la fois, d’une plus grande visibilité des religions dans la vie publique, et, à la fois, d’une séparation financière plus stricte entre les pouvoirs publics et les cultes (A). Seul le droit québécois connait un mouvement pouvant être comparé à celui que connaît la France s’agissant du port des signes religieux (B).
A. La préservation de la séparation entre les pouvoirs publics et les religions
5Aux États-Unis, dans cette nation construite notamment par des populations fuyant des persécutions religieuses, et attachées originellement davantage à la liberté de religion qu’à la liberté de conscience, « Dieu joue un rôle important » selon l’expression du président de la Cour suprême REHNQUIST dans l’affaire McCreary County14. Dans les discours politiques, sur la monnaie, dans la devise, et les grandes commémorations nationales ; les références divines sont omniprésentes. Plus encore, des constitutions fédérées ont longtemps conservé trace de ces temps où le droit protégeait les religions chrétiennes. La Constitution du Mississippi de 1890 dispose d’ailleurs toujours que la garantie de la liberté religieuse « ne saurait conduire à exclure l’utilisation de la Sainte Bible des écoles publiques de l’État »15. Et puis la Déclaration d’indépendance de 1776 et les articles de la Confédération de 1777 sont adoptés sous l’égide du « Créateur » ou du « Grand gouverneur » ; comme la Déclaration française de 1789 a été proclamée sous les auspices de l’« Être suprême ».
6Toutefois, la séparation est juridiquement stricte : Thomas PAINE dans sa réponse à BURKE, expliquait déjà qu’une religion séparée de l’État perdrait toute velléité de persécution, qu’elle reprendrait « son caractère naturel de bénignité »16. Par conséquent, la Constitution fédérale de 1787 ne mentionne pas Dieu, et garantit, au contraire, la neutralité juridique de l’État. D’après son article 6, « aucune profession de foi religieuse ne sera exigée comme condition d’aptitude aux fonctions ou charges publiques sous l’autorité des États-Unis ». Surtout, son premier amendement prévoit une clause de non établissement interdisant au « Congrès de faire aucune loi qui établirait une religion ou en interdirait le libre exercice ». La Cour suprême la considère applicable aussi bien à l’État fédéral qu’aux États fédérés17, et la fait respecter rigoureusement en matière financière, en jugeant inconstitutionnelle toute velléité de subventionnement public des cultes, même indirecte. En comparaison, le législateur français semble plus souple, depuis qu’il a mis en place des « arrangements » en faveur des associations cultuelles tels que les garanties d’emprunt, et les baux emphytéotiques18.
7Hors du champ financier, la Cour suprême des États-Unis applique le Lemon Test19. Pour être conforme à cette clause, la loi ou toute autre action doit répondre à trois critères : elle ne doit pas avoir un objet, ni un but religieux et ne peut pas avoir pour effet de favoriser une « imbrication excessive de l’État dans la religion »20. C’est en vertu de ce triple test qu’ont été déclarés contraires à la clause d’établissement : l’affichage des dix commandements dans les salles de classe21, la loi fédérée imposant l’apprentissage de la théorie de la création à côté de la théorie de l’évolution pour lui faire contrepoids22, ou bien la décision de mettre une crèche sur les marches d’un palais de justice assortie d’une banderole proclamant « Gloria in Excelsis Deo »23. La rigidité de ce test est atténuée en cas de pratiques sociales établies par une « longue histoire » et à condition qu’aucune religion particulière ne soit alors favorisée24. On le voit, cette jurisprudence est donc comparable en de nombreux points à celle appliquant l’article 28 de la loi de 1905 aux crèches dans les établissements publics ou aux sonneries de cloches25. Par conséquent, l’absence de neutralité de la vie publique n’exclut pas que juridiquement la séparation des Églises et de l’État soit stricte, ni la neutralité des personnes publiques. Il en est de même au Québec, autre territoire souvent érigé en contre-modèle par les auteurs français et canadiens.
B. La question de la manifestation des convictions religieuses
8Les juridictions nord-américaines sont de plus en plus saisies à propos de situations de refus de service, ou de respect d’obligations légales, pour des raisons confessionnelles. Elles connaissent aussi d’affaires concernant les signes religieux, notamment chrétiens (sur les murs ou dans l’enceinte des bâtiments publics) et musulmans (portés par les personnes physiques). Toutefois, la situation québécoise est particulière.
9Alors qu’en France la séparation des Églises et de l’État puis la laïcisation de l’école publique a été conflictuelle et a nécessité plusieurs crises, au Québec, on aime à rappeler qu’en comparaison la « révolution tranquille » des années soixante s’est traduite par un renoncement relativement apaisé de l’Église catholique à la gestion des principaux services publics. D’après l’analyse de 2008 du rapport de la Commission BOUCHARD-TAYLOR, cette province a rejeté la politique multiculturaliste menée dans le reste du Canada depuis 1971, et a mis en place une forme d’interculturalisme défendant la diversité culturelle tout en mettant en avant une langue et une culture qui lui sont propres, ce qui a conduit à un refus de la neutralisation de l’espace public. On retrouve cette idée dans le jugement de la Cour suprême de l’affaire École secondaire Loyola c. Québec précitée, dans laquelle la laïcité est présentée comme un support du pluralisme, la Cour excluant qu’« une majorité puisse imposer ses vues religieuses à une minorité »26 et rappelant l’importance de la neutralité de l’État. Par exemple, l’interdiction de l’ouverture des magasins le dimanche a été considérée comme une atteinte inacceptable à la liberté religieuse des non-chrétiens et à l’obligation de neutralité de l’État et de ses démembrements.
10Cette obligation implique que les personnes publiques n’adhèrent à aucune forme d’expression religieuse, et sera donc violée lorsqu’un conseil municipal est précédé d’une prière27. Cependant, elle n’empêche pas la présence depuis 1936 d’un crucifix à l’Assemblée nationale, qui « laisse entendre qu’une proximité toute spéciale existe entre le pouvoir législatif et la religion de la majorité » selon les termes des professeurs TAYLOR et MACLURE28.
11Cette neutralité, parfois désignée comme une « neutralité bienveillante » à l’égard des convictions religieuses, connaît une évolution dans les services publics depuis la fin des années 2000 ; surtout en ce qui concerne le port de signes religieux par les fonctionnaires. En 2008, le rapport de la Commission BOUCHARD-TAYLOR proposait une distinction entre les agents de l’État dépositaires de l’autorité publique (magistrats, procureurs de la Couronne, policiers, gardiens de prison, présidents et vice-présidents de l’Assemblée nationale) et les autres (les enseignants, les fonctionnaires et les professionnels de la santé). Il proposait que seuls les seconds aient le droit de porter un signe religieux durant l’exercice de leurs fonctions. Cinq ans plus tard, le projet de loi n° 60 de Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement, inspiré par ce rapport a été déposé. S’il n’a finalement pas été adopté, il a suscité de vifs débats dans la société québécoise en 2013-2014 ; les sondages faisant apparaitre qu’une légère majorité de la population était favorable à l’interdiction des signes religieux pour les fonctionnaires. Après deux années de nouveaux débats intenses, c’est finalement le projet de loi 62 instaurant l’obligation de dispenser et de recevoir les services publics à visage découvert29, qui est adopté à l’automne 2017. Contrairement à la loi française de 2010 portant interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public, elle n’est pas présentée d’abord comme une loi d’ordre public, mais en tant que « loi sur la neutralité religieuse de l’État »30.
12Séparation et évolution de la neutralité au Québec sont donc des éléments de rapprochements entre le système juridique français et les droits américains, même si les nouveaux débats et projets, concernant le port de signes religieux pour les fonctionnaires québécois, peuvent surprendre dans « la belle province » où jusqu’alors, comme aux États-Unis, et dans le reste du Canada, la liberté individuelle de manifester ses croyances religieuses était davantage valorisée que le principe de neutralité.
II. Une conception différente de la liberté individuelle
13Selon beaucoup de juristes américains, la laïcité française serait liberticide, contrairement aux systèmes juridiques d’autres États occidentaux, à commencer par les droits anglo-saxons. Cette affirmation est d’autant plus fausse que l’une des grandes divergences entre les systèmes juridiques français et américain ne porte pas sur l’existence même de la liberté mais plutôt sur une conception différente des rapports entre liberté individuelle et « vivre ensemble », et même de la place de la personne par rapport à la société. La laïcité française « prend racine dans les théories […] du contrat qui supposent l’immanence de l’objet politique : c’est en eux seuls que les hommes trouvent les ressources suffisantes pour produire un corps politique acceptable et durable »31. Au contraire, la sécularité américaine puise sa source dans la liberté individuelle. Par exemple, aux États-Unis, la loi Religious Freedom Restoration Act de 1993 permet d’admettre des dérogations à l’application d’une norme juridique pour des raisons religieuses, sauf exceptions proportionnées et conformes à l’intérêt général. Ainsi, la Cour suprême a admis dans l’affaire Hobby Lobby de 201432 que deux sociétés commerciales fondées sur des principes chrétiens puissent ne pas appliquer une disposition légale, au nom de leur liberté religieuse, le requérant devant simplement démontrer une croyance sincère. Cela conduit le juge à examiner des arguments religieux, ce que son homologue français se refuse à faire, mais qui est aussi courant au Québec.
14En effet, la Charte québécoise des droits et libertés de la personne, l’un des fondements de la liberté religieuse (article 3) s’applique à « un être humain concret, singulier et subjectif, envisagé dans la particularité de sa personnalité, de sa culture et de ses traditions à préserver contre toutes les tentatives de normalisation et de domination possible »33. Ainsi, pour vérifier le respect d’une liberté ou d’un droit protégé(e), la Cour suprême applique le test Oakes34, qui correspond à un contrôle de proportionnalité assez courant dans les juridictions protégeant les droits fondamentaux. Premièrement, elle s’intéresse à la nécessité de la mesure restreignant l’exercice d’un droit ou d’une liberté qui doit poursuivre un objectif se fondant sur des « préoccupations urgentes et réelles ». Deuxièmement, elle effectue un contrôle de l’adéquation de cette mesure, afin de déterminer si elle va réellement permettre d’atteindre le but qui lui a été fixé, si elle a donc été rationnellement conçue pour atteindre l’objectif poursuivi. Enfin, elle se livre au contrôle de proportionnalité proprement dit, en vérifiant que l’atteinte au droit ou à la liberté n’est pas trop important par rapport au résultat recherché. En matière religieuse, les juges vérifient la sincérité des croyances de ceux qui font état d’une violation de leur liberté, avant de déterminer le degré de l’atteinte, puis si elle peut se justifier par des considérations légitimes. Ils peuvent aussi être amenés à voir leur décision éclairée par des experts religieux, ce qui n’est pas envisageable non plus en droit français.
15Pourtant, en France ce sont plutôt les accommodements raisonnables qui sont devenus le symbole de la trop grande valorisation de la liberté individuelle au Québec35. Lorsqu’ils ont commencé à se développer dans les années quatre-vingt, dans l’ensemble du Canada, les accommodements raisonnables ne concernaient pas la religion. C’était une mesure utilisée dans le cadre d’une relation de travail pour faire cesser une situation de discrimination sur l’un des critères proscrits par la Charte, en particulier le handicap, le sexe ou l’âge. L’employeur (privé ou public) avait l’obligation de chercher activement toute solution, aménagement ou exemption permettant à son employé, client ou usager de ne pas voir ses droits violés. Il ne pouvait se soustraire à cette obligation qu’en cas de contrainte excessive pesant sur son fonctionnement, son activité, ses dépenses ou à la sécurité et aux droits d’autrui. Lorsqu’ils ont commencé à être appliqués en matière culturelle et religieuse, la divergence est devenue manifeste entre les juridictions québécoises et la Cour suprême canadienne, plus favorable à la liberté individuelle36. Les contestations se sont intensifiées, qui ne visaient pas toujours des « accommodements raisonnables », au sens juridique du terme mais plutôt les arrangements pour des raisons religieuses. La jurisprudence québécoise, limitant les accommodements raisonnables, notamment en cas d’atteinte à l’égalité des sexes, a donc été confirmée par le projet de loi 62 précité.
16Si bien qu’il est possible désormais de nuancer la présentation faite par le rapport BOUCHARD-TAYLOR qui avait profondément imprégnée la perception de la laïcité française au Québec comme en France. Il distinguait trois types de politiques publiques : le multiculturalisme (canadien ou australien par exemple) qui privilégie la diversité, le républicanisme qui refoule les différences ethnoculturelles « et en les laissant en marge, donnant préséance à ce qu’on pourrait appeler la culture fondatrice », et enfin, le melting pot américain qui conduirait aussi à mettre en avant « la culture fondatrice majoritaire », mais pour en faire un fondement des particularismes37. Cette distinction, avant tout sociologique et politique, ne se vérifie pas nécessairement en droit s’agissant de la laïcité. Ainsi, les règles juridiques découlant de ce principe, pourtant incarnation du républicanisme dans ce rapport, comporte des mécanismes permettant de prendre en compte les particularismes religieux et convictionnels, tel l’article 2 alinéa 2 de la loi de 1905 permettant le financement public des services d’aumônerie, notamment dans des établissements scolaires, les hôpitaux, les établissements pénitentiaires. Il existe aussi des « arrangements » avec le principe de laïcité, qui s’appliquent dans les faits. Par exemple, la circulaire du 19 février 2008 relative à la police des lieux de sépulture, dont on peut discuter de la légalité, recommande aux maires, au nom de la liberté religieuse et de funérailles, de répondre favorablement aux familles demandant l’inhumation du défunt avec ses coreligionnaires. Devant le risque évident de communautarisme, il est rappelé l’interdiction de délimiter une démarcation entre ces lieux de regroupements par confessions et les autres parties du cimetière et de tout signe religieux de taille trop importante, mais cela reste un moyen de déroger à la règle générale pour prendre en compte une demande de nature religieuse. Il y a de réels points de divergences, notamment philosophiques, politiques et sociologiques, entre la laïcité française et le sécularisme américain. Toutefois cette opposition n’est pas générale, et des rapprochements sont juridiquement possibles, depuis longtemps. Par exemple, dans son rapport, Aristide BRIAND définissait le régime de « la complète laïcité » dans lequel « l’État est réellement neutre et laïque ; l’égalité et l’indépendance des cultes sont reconnues ; les Églises sont séparées de l’État ». BRIAND estimait alors que ce régime de séparation était largement adopté dans le Nouveau Monde, en particulier au Canada et aux États-Unis. La Commission des droits de la personne et les juridictions qualifient elle aussi le Québec de laïque sur trois fondements : parce qu’il préserve la liberté religieuse, parce qu’il y a une absence d’ingérence de l’État dans les croyances et les convictions des personnes, en raison du respect du principe d’égalité et surtout de la séparation des Églises et de l’État. Une telle présentation peut surprendre de nos jours alors que la laïcité française est sans cesse opposée au contre-modèle canadien et américain, et alors qu’au Québec, il a été régulièrement regretté par les partisans de la laïcité qu’elle n’existe pas juridiquement dans cette province du Canada38.
17Il est vrai que de chaque côté de l’Atlantique, on se plait à ériger les pays de l’autre continent en contre-modèle, et même parfois en repoussoir. Pourtant les échanges scientifiques récents montrent que les différences, bien qu’indéniables sur le plan philosophique et politique, sont fortement aplanies lorsque l’on s’intéresse à la laïcité en tant que principe juridique. Certes, la principale particularité du principe français de laïcité est qu’il est porteur de valeurs. Si cette particularité n’est pas très présente aux États-Unis, politiquement comme juridiquement, il est difficile de ne pas la retrouver dans le Québec moderne, ce qui laisse supposer qu’une « laïcité à la français » pourrait finalement naître en dehors du régime républicain.
18Et puis, une telle démarche de singularisation de la laïcité française en l’opposant à des contre-modèles, ne prend pas en compte le fait que, même si son développement s’inscrit bien dans le républicanisme, et doit se comprendre à travers lui, elle s’applique désormais dans un cadre européen. D’une part, il y a toujours eu des interactions parfois spontanées entre les droits des religions des États européens. Ainsi, les expulsions régulières de non-catholiques du Royaume de France ont nécessairement eu une influence sur la législation en matière religieuse des États voisins. De même, la paix d’Augsbourg en 1555 a permis l’application en Europe du principe cujus regio, ejus religio, imposant que le prince choisisse la religion de sa population et autorisant ceux désirant s’y soustraire à émigrer. D’autre part, l’appartenance au Conseil de l’Europe contribue à renforcer ce cadre. Certes, la France semble s’être singularisée par des dispositions législatives au retentissement international telles que l’instauration d’une obligation de discrétion religieuse pour les élèves des écoles publiques, ou l’interdiction de la dissimulation du visage dans l’espace public. Celle-ci se distingue des autres limitations à la liberté de manifestation religieuse par son caractère général et absolu qui ne la réserve plus aux rapports avec le service public en général ou à l’espace scolaire en particulier. Toutefois, elle n’est pas complètement isolée sur le continent européen. De même, dans le milieu du travail les questions suscitées par le désir d’afficher des opinions religieuses, ou le refus d’accomplir certaines tâches en raison de convictions intimes ne concernent pas que les agents publics ou les employés de France (C. cass., soc., 19 mars 2013), les universités turques ou les écoles suisses. Les arrêts de la Cour européenne dans quatre affaires contre le Royaume-Uni le montrent39. L’appartenance au Conseil de l’Europe contribue en France à la préservation de la laïcité comme modèle, mais elle permet aussi de reconnaitre les mêmes contours à la liberté religieuse que dans tous les autres États membres. En faisant de cette liberté l’un des piliers de la démocratie et en admettant qu’elle vaut pour les croyants comme pour les non-croyants, la Cour permet sa préservation. Selon elle, « la liberté de pensée, de conscience et de religion représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention » et « figure, dans sa dimension religieuse, parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie, mais elle est aussi un bien précieux pour les athées, les agnostiques, les sceptiques ou les indifférents40 ». Or c’est précisément l’existence (ou non) de ce principe du pluralisme ainsi défini qui devrait servir à définir les modèles… et les contre-modèles, et non pas, l’existence (ou non) d’une « laïcité à la française ».
Notes de bas de page
1 Jean Bauberot, « La laïcité, réalité internationale », Les laïcités dans le monde, Presses Universitaires de France, 2009, p. 3.
2 Ce qui suit sur le droit mexicain doit donc beaucoup à ce rapport, consacré en grande partie à l’étude du droit mexicain (BRIAND Aristide, Rapport fait le 4 mars 1905, au nom de la commission relative à la séparation des Églises et de l’État et de la dénonciation du Concordat chargée d’examiner le projet de loi et les diverses propositions de loi concernant la séparation des Églises et de l’État, 308 p.), à un article de Roberto Blancarte (Roberto Blancarte : « Laïcité au Mexique et en Amérique latine », Archives de sciences sociales des religions, 146, 2009, p. 17), ainsi qu’à la thèse de Alma Mancilla (La laïcité au Mexique et au Québec : mise en contexte, parcours d’un discours public, perception des enjeux et appropriation par des leaders religieux minoritaires, Thèse en sciences politiques sous la direction de Pauline Côte, Université Laval, Québec, 2011, 392 p.).
3 Sur tous ces points, v. ibid.
4 Constitution des États-Unis du Mexique, 5 fév. 1917, art. 3.
5 D’après la loi des associations religieuses et du culte public du 15 juillet 1992 : « L’État mexicain est laïque. Il n’exercera son autorité sur toute manifestation religieuse, individuelle ou collective, qu’en ce qui concerne le respect des lois, le maintien de l’ordre et de la morale publiques et les tutelles des droits des tiers ». La loi précise également que l’État « ne pourra établir de préférence ou de privilège d’aucune sorte en faveur d’une religion particulière » ni ne se prononcera « pour ou contre une église ou un groupement religieux d’aucune sorte ».
(http://docs.mexico.justia.com/federales/ley_de_asociaciones_religiosas_y_culto_publico.pdf).
6 Par exemple, en 2007, lors de la célébration du quinzième anniversaire des révisions constitutionnelles de 1992 le ministre de l’Intérieur mexicain a affirmé que l’État, bien que demeurant laïque, l’était « désormais avec une vision positive à travers laquelle il reconnaît, sans adhérer à aucune, l’importance de la religion pour l’être humain (Cité par Mancilla Alma, op. cit., p. 133).
7 Sur les contours de l’obligation de traduction, voir Karine Mc Laren, « La langue des décisions judiciaires au Canada », Revue de droit linguistique, 2015, n° 2, p. 1 à 57.
8 École secondaire Loyola c. Québec (Procureur général), 2015 CSC 12.
9 Cependant, le caractère a-religieux du pouvoir politique japonais n’a pas encore complètement pour conséquence l’absence d’intervention des autorités religieuses dans la décision publique (Koizumi YOICHI, « Les rapports État-religions au Japon et la laïcité », RDP, 2011, n° 6, p. 1641).
10 Nous faisons ici référence à la définition de M. Breal (Bréal 1897, pp. 154-155), citée par Bernard Victorri et Catherine Fuchs (La polysémie - construction dynamique du sens, Hermès, 1996, 131 p.).
11 André Lalande, « Laïcité », dans Encyclopédie philosophique universelle, Paris, PUF, 1998, vol. I : Les notions, p. 1432.
12 Cour EDH, 1er juillet 2014, SAS c. France, n° 43835/11; Cass. Ch. crim., 9 décembre 2014, n° 14-80.873.
13 Les définitions données ici reprennent celles développées dans notre manuel de « Droit de la laïcité ». Par ailleurs, le raisonnement général de cet article repose sur des éléments de droit comparé développés dans ce même manuel (Mathilde Philip-Gay, Droit de laïcité, Ellipses, 2016, 288 p.).
14 McCreary County v. ACLU of Kentucky, 545 U.S. 844 (2005).
15 Dans sa Section 18 de l’article 3.
16 « La persécution n’est pas un des traits originaires de la religion ; mais c’est toujours le trait caractéristique de toutes les religions de loi, ou des religions établies par la loi » (Thomas Paine, Droits de l’homme ; en réponse à l’attaque de M. Burke sur la Révolution française, Traduit de l’anglais, par François Soulès, F. Buisson, Imprimeur-Libraire, 1791, (version numérisée par Jean-Marc Simonet, UQAC, p. 57), p. 69).
17 Everson v. Board of Education of the township of Ewing and al., 330 US 1 (1947).
18 Voir la contribution de Vincent Dussart dans ce même ouvrage.
19 Lemon v. Kurtzman, Earlay v. DiCenso, Robinson v. DiCenso, 403 US 602 (1971).
20 Elisabeth Zoller, Les grands arrêts de la Cour suprême américaine, Dalloz, janv. 2010, p. 407.
21 Stone v. Graham, 449 US 41 (1980).
22 Edwards v. Aguillard, 482 US 578 (1987).
23 County of Allegheny v. ACLU Greater Pittsburgh Chapter, 492 US 573 (1989).
24 V. Elisabeth Zoller, op. cit., pp. 410-411.
25 Voir la contribution de Clément Benelbaz dans ce même ouvrage.
26 Chaput c. Romain, R C S 834 (1955).
27 Mouvement laïque québécois c. Ville de Saguenay, 2015 CSC 16.
28 Charles Taylor, Jocelyn Maclure, Laïcité et liberté de conscience, La découverte, 2010, 164 p.
29 Avec toutefois une possibilité de demander un accommodement raisonnable afin de se soustraire à son application.
30 V. les travaux préparatoires de la loi : http://www.assnat.qc.ca/fr/travaux-parlementaires/projets-loi/projet-loi-62-41-1.html
31 « Laïcité », Encyclopédie philosophique universelle, PUF, 1998, vol. I : Les notions, p. 1432.
32 Burwell v. Hobby Lobby Stores, Inc., 573 U S (2014).
33 Christelle Landheer-Cieslak, « Appliquer « en harmonie » le droit civil québécois et la liberté fondamentale de religion : quelques réflexions juridiques et éthiques pour une relecture de Syndicat Northcrest c. Amselem », Revue québécoise de droit constitutionnel, 2012, n° 4, p. 91.
34 R. c. Oakes, 1 RCS 103 (1986).
35 Ils sont cependant inspirés du droit des États-Unis où ils existent (bien que fortement limités à partir de 1990) depuis l’affaire Sherbert v. Verner de 1963 où la Cour suprême a jugé qu’une personne ne travaillant pas le samedi pour des raisons religieuses ne pouvait pas se voir privée de ses droits à une prestation sociale (Sherbert v. Verner, 374 US 398 (1963)).
36 Sur les divergences entre les approches québécoise et fédérale des droits fondamentaux, V. Louis-Philippe Lampron, La hiérarchie des droits. Convictions religieuses et droits fondamentaux au Canada, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, vol. 12, 2012, 396 p.
37 Gérard Bouchard, Charles Taylor, Fonder l’avenir : le temps de la conciliation, Commission de consultation sur les pratiques d’accommodements reliées aux différences culturelles, 2008, Québec, p. 118.
38 David Koussens, « Une mise en scène nationaliste de la laïcité en porte-à-faux avec la réalité des aménagements laïques canadiens : éléments du débat québécois », Revue de droit de l’Université de Sherbrooke, 2013, p. 183-204.
39 Cour EDH, Ch., 15 janvier 2013, Eweida et autres c. Royaume-Uni.
40 Cour EDH, Ch. 25 mai 1993, Kokkinakis c. Grèce, § 31 et § 79.
Auteur
Maître de conférences, HDR, en droit public
Directrice de l'Equipe de droit public de Lyon (EA 666)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
Dix ans après
Sébastien Saunier (dir.)
2011