Rapport de synthèse
p. 223-244
Texte intégral
1Vaste sujet ! C’est en général de cette façon que débutent les rapporteurs de synthèse pour mieux souligner la difficulté de leur tâche !
2Vous m’accorderez que deux journées entières consacrées à des travaux sérieux et à des débats :
portant sur une palette de sujets immense, couvrant tout le champ de la justice, civile et pénale,
avec un aperçu de la spécialisation en contentieux administratif et dans le cadre des autorités de régulation,
sans oublier les importants rapports de droit comparé en droits allemand et anglo-saxons, y compris le particularisme du droit d’Alsace-Moselle,
sans méconnaître les deux rapports introductifs, l’un historique, l’autre de clarification de la notion,
sans faire abstraction de la formation des juges, des modes alternatifs de règlement des litiges et de l’influence de la spécialisation sur la jurisprudence,
3voilà qui constitue un cocktail explosif et qui rend l’exercice de la synthèse quelque peu difficile.
4Alors, vous vous demandez, sans doute, “comment va-t-il s’en sortir ?”.
5Bien évidemment, je me suis posé la même question en recevant, il y a une semaine environ, 14 rapports ou résumés des interventions sur les 24 contributions affichées au programme. Et je me suis maudit d’avoir cédé à la demande pressante de mon ami le Doyen Bernard Beignier, que je remercie au passage d’avoir eu l’idée, non seulement d’organiser ce colloque, mais encore de l’avoir fait sous l’autorité scientifique de Catherine Ginestet et en association avec les partenaires naturels de toute Faculté de droit digne de ce nom (et Dieu sait si Toulouse en est une) que sont le Barreau, l’ENM et l’Association nationale des docteurs en droit, sans oublier ses partenaires interne à l’institution universitaire, IEJ et Master 2 en contentieux et arbitrage.
6Il n’est nullement question ici de reprendre dans le détail chacun des thèmes excellemment exposés par vous tous, mais d’essayer de tirer les ficelles d’une pelote qui se dévide sans fin, pour en souligner les convergences et les divergences, pour restituer à vous, public attentif, l’essentiel de ce thème de la spécialisation des juridictions et des juges, quand bien même l’intitulé officiel ne porte que sur celle des juges.
7Une première chose m’a frappé : est-ce que la diversité des thèmes abordés ne cache pas finalement une ambition trop forte ? Est-ce que la somme des questions mises à l’ordre du jour de ces deux journées n’aboutit pas à traiter de tout et de rien, de sujets qui n’ont pas toujours un lien évident entre eux, pas plus qu’avec le thème central de la spécialisation ? Sauf à considérer que les organisateurs sont de doux amateurs, ce que je ne pense pas, il faut bien rechercher une explication à cette apparence de désordre conceptuel.
8L’explication de ce foisonnement, c’est le droit comparé qui nous en donne les clefs : Mesdames Frédérique Ferrand et Wanda Mastor nous a montré que la spécialisation peut provenir du pragmatisme anglais ou américain, tout comme de la force de la loi dans les systèmes de droits continentaux. Comment s’étonner alors de ce foisonnement, puisque légalisme et pragmatisme s’additionnent ou s’entrecroisent pour aboutir au final à cet éparpillement de notre thème de réflexion qui, dès lors, part dans de nombreuses directions. Le seul sens à ce foisonnement c’est une politique d’aménagement du territoire judiciaire, ce que n’a pas manqué de relever Bernard Beignier en ouverture de ce colloque, en le rapprochant de la réforme des collectivités territoriales et des universités avec les PRES.
9Car, après tout, où est la spécialisation dans le régime des modes alternatifs ? La réponse nous a été donnée par notre collègue Jean-Jacques Barbiéri : parce qu’ils sont une alternative à une trop grande judiciarisation spécialisée de notre société.
10De même, est-ce que le thème de la “spécialisation des professionnels” n’est pas trop éloigné du sujet, en ce sens qu’on peut être spécialisé comme professionnel du droit, sans que l’organisation judiciaire connaisse une spécialisation de ses juridictions. C’est la nature du contentieux qui détermine la spécialisation, qu’il y ait ou non une juridiction spécifique pour en connaître. Ce thème méritait d’être envisagé puisque l’existence de juridictions spécialisées induira davantage de spécialisation des professionnels, la rendra même obligatoire pour les magistrats. De même, pour l’influence de la spécialisation des juges sur la jurisprudence dont nous a parlé Bernard Beignier : elle doit être reliée à notre sujet par l’idée d’améliorer sa prévisibilité.
11Au-delà de ces aspects ponctuels, le sujet est d’abord dans le choix politique d’une spécialisation ou non de nos juridictions et dans le degré de spécialisation que l’on souhaite retenir. Il y a à la fois une question de principe, de périmètre, et une question d’intensité de la spécialisation retenue. Le sujet est donc éminemment politique ; plusieurs de nos rapporteurs l’ont souligné : Corinne Bléry, expressément, en utilisant ce mot dans son rapport (elle parle de “volonté politique”) ; Natalie Fricero à propos de la création éventuelle d’un TPI et Nicolas Bonnal pour le droit de la presse qui, après avoir dit que la chambre parisienne spécialisée en ce domaine pourrait préfigurer une juridiction nationale unique, poursuit par l’idée qu’un tel regroupement serait contraire aux implications locales de ce contentieux. Raisonner ainsi, c’est faire de la politique d’aménagement judiciaire.
12Voilà pourquoi, au-delà de la synthèse nécessaire des diverses opinions émises ici, je voudrais vous présenter ma vision personnelle d’une justice à la fois :
proche des justiciables, parce que la lisibilité de son accès aura été améliorée par une spécialisation organique maîtrisée de ses juridictions ;
mais en même temps, une justice de grande qualité, aux solutions prévisibles, par la spécialisation fonctionnelle renforcée de ses juges et de ses juridictions.
13Sous cette distinction on retrouve l’idée anglo-saxonne de la proximité, première dette de l’État envers les justiciables, mais aussi l’idée plus continentale d’une spécialisation par matière.
14Si je vous présente ma vision personnelle de la spécialisation, c’est que depuis 2 ans et demi je ne me suis pas exprimé officiellement sur le rapport remis à Madame la Garde des Sceaux le 30 juin 2008 par la Commission qui porte mon nom1, en-dehors de quelques explications de texte orales devant les Barreaux qui ont souhaité me les demander. Je crois que le moment est venu de le faire, alors que 14 textes, lois ou décrets, voire circulaire, ont traduit en droit positif 24 de nos propositions, les plus significatives, et qu’une bonne vingtaine d’autres propositions attendent dans les antichambres du Sénat ou de l’Assemblée nationale que la proposition et le projet de lois qui les portent terminent leur parcours parlementaire.
15Sous le regard de ce qui précède, ma vision personnelle de la spécialisation des juges et des juridictions s’exprime en deux propositions. Je pense qu’il faut :
limiter la spécialisation organique des juridictions à ce qui est strictement nécessaire pour améliorer la lisibilité de notre accès à la justice (I),
et au contraire, favoriser la spécialisation fonctionnelle des juridictions et des juges pour renforcer la prévisibilité de la jurisprudence (II).
I – LIMITER LA SPÉCIALISATION ORGANIQUE
16Limiter la spécialisation organique des juridictions à ce qui est strictement nécessaire à l’amélioration de la lisibilité de l’accès à la justice peut paraître une affirmation bien péremptoire ! Mais je crois profondément qu’elle constitue le premier objectif de toute spécialisation bien conçue !
17En effet, la justice répond à de multiples besoins et demandes ; elle épouse les grandes distinctions du droit. Elle ne saurait donc être uniforme. Et elle ne l’est pas, en droit français, ce qui, on va le constater, peut poser problème au regard des normes processuelles européennes.
18Au regard de cette compatibilité avec les normes européennes, le problème se dédouble :
d’un côté la question, bien française, du dualisme juridictionnel, à raison de l’existence de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif ; c’est le poids de l’histoire et lui seul qui conditionne le maintien de ce dualisme, première forme de spécialisation organique de nos juridictions, aujourd’hui menacée par les contraintes du droit processuel fondamental (A) ;
de l’autre, le principe, plus largement admis, de l’unité des juridictions civiles et répressives, au sein desquelles on trouve une certaine forme de spécialisation organique, mais encadrée, elle aussi, par les exigences du droit processuel fondamental (B).
A – Le dualisme juridictionnel menacé par les données du droit processuel fondamental
19Dans la doctrine libérale, la réflexion sur la place de la fonction juridictionnelle dans les institutions publiques a été conduite dans le cadre conceptuel de la séparation des pouvoirs.
201) Afin de limiter l’absolutisme royal, les penseurs politiques des XVIIe et XVIIIe siècles ont entrepris de démontrer que toutes les fonctions de l’État ne doivent pas être concentrées auprès d’un seul organe (le roi), mais être réparties entre des organes séparés. C’est pourquoi, après Montesquieu et son Esprit des Lois (1748), toute la tradition constitutionnelle française, née de la Révolution de 1789, va conforter l’idée et la théorie de l’existence d’un pouvoir judiciaire, plus exactement d’un pouvoir juridictionnel.
21Aujourd’hui, le Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 29 juillet 19982 fonde la séparation du pouvoir juridictionnel et du pouvoir exécutif sur l’article 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
222) Mais, dans cette tradition, pouvoir judiciaire ne signifie pas pouvoir unique de juger dans la généralité des procès. Le pouvoir judiciaire va être scindé en deux catégories d’organes indépendants : la séparation des pouvoirs va déboucher, ce qui n’était nullement inéluctable, sur la séparation des ordres ayant le pouvoir de juger, sur le dualisme juridictionnel. C’est l’interprétation française de la séparation des pouvoirs qui a entraîné, après une longue évolution (près d’un siècle) et sans que cela fût prémédité au départ, l’apparition de deux pyramides, nettement distinctes, de juridictions3.
23Aujourd’hui, le Conseil constitutionnel a donné une valeur constitutionnelle au principe de dualité des ordres de juridiction. Mais il ne l’a pas fondé sur le principe de séparation des pouvoirs. Dans sa décision du 23 janvier 1987, il le rattache à la catégorie des principes fondamentaux reconnus par les lois de la République4.
24Pour autant, ce dualisme français est-il conforme aux exigences processuelles internationales et européennes ?
B – Les exigences processuelles internationales et européennes pourraient à terme remettre en cause cette spécialisation organique première.
25En effet, aucune disposition du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ni de la Convention EDH, ne consacre le dualisme juridictionnel, pas plus d’ailleurs qu’elle ne l’interdit. Cette question est indifférente aux instruments internationaux de protection des droits de l’homme. Il faut donc rechercher dans la jurisprudence des organes de contrôle si le dualisme juridictionnel est conforme aux exigences des instruments internationaux en matière de conduite des procès et de déroulement des procédures, sous l’angle des garanties d’une bonne justice.
26Trois remarques s’imposent.
271) La première c’est que le principe même de deux ordres est loin d’être condamné par la Cour EDH, si l’on veut bien se souvenir qu’elle accepte, pour des raisons d’efficacité, que les États confient, sous certaines conditions, la résolution de certains litiges à des instances disciplinaires ou administratives, tant en matière civile qu’en matière pénale ; le dualisme, qui n’est pas alors juridictionnel, est admis au profit d’instances administratives ; a fortiori, il n’est pas illégitime qu’il existe un dualisme de juridictions, au sens exact du terme, c’est-à-dire disposant chacune du pouvoir de juger en pleine juridiction.
282) La deuxième remarque concerne les effets induits par le dualisme juridictionnel sur la qualité de la justice rendue. En d’autres termes, le dualisme juridictionnel n’est-il pas un obstacle à la mise en œuvre de ces garanties d’une bonne justice que résume à elle seule l’expression “procès équitable” ? Plus précisément et pour faire court, la complexité processuelle liée à la dualité des ordres de juridiction peut conduire à une durée des procès excédant le délai raisonnable visé à l’article 6, § 1 de la Convention EDH. D’ailleurs, à l’occasion de requêtes portant sur la violation de la condition du délai raisonnable, la Cour européenne a émis certaines critiques sur les excès de complication du dualisme juridictionnel, critiques qui portaient à la fois sur les effets procéduraux néfastes du dualisme et sur les risques de contrariété de solutions au fond5.
293) La troisième remarque est plus prospective. Dans la mesure où les instruments internationaux de protection des droits de l’homme ne connaissent que deux matières, civile et pénale, y a-t-il place pour une troisième, distincte des deux autres ? De plus, le raisonnement des organes de contrôle porte sur la matière, jamais sur la nature des juridictions ; la distinction de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif est inconnue sous cet angle et le dualisme des organes juridictionnels est transcendé par le dualisme matériel du champ d’application des articles 14 du Pacte international et 6 de la Convention EDH.
30Le débat est loin d’être tranché6 et un club de réflexion a proposé la suppression du dualisme juridictionnel7, mais qui peut sérieusement envisager aujourd’hui, en France, la disparition de la juridiction administrative, alors qu’elle a su, de tout temps, protéger les libertés et que le seul inconvénient réel du dualisme juridictionnel est celui d’éventuels conflits de compétence qui allonge la durée d’un procès ?
31Ce sont les mêmes exigences européennes qui limitent et encadrent la spécialisation organique des juridictions de l’ordre judiciaire.
C – Les garanties du droit processuel fondamental dans la spécialisation organique des juridictions de l’ordre judiciaire
32Toute spécialisation organique des juridictions de l’ordre judiciaire, aussi souhaitée par certains et souhaitable pour d’autres soit-elle, ne peut valablement exister que si elle répond aux standards européens d’une bonne justice. Ces standards tournent autour de l’idée que le justiciable doit rester au centre du système judiciaire : c’est à lui qu’il faut d’abord penser en termes d’organisation judiciaire. Cette justice doit être lisible pour lui en faciliter l’accès. Deux garanties traduisent bien cette exigence :
d’une part, respecter un délai raisonnable de jugement des procès en évitant le plus possible les conflits de compétence (a) ;
d’autre part, maintenir un accès égal pour tous aux juridictions judiciaires sur l’ensemble du territoire (b).
a) Éviter les conflits de compétence pour assurer aux procès un délai de jugement raisonnable, c’est nécessairement s’interroger sur la légitimité de la création de juridictions spécialisées
33Plus on multiplie, organiquement parlant, les structures judiciaires à compétence propre, plus on multiplie les risques de conflits de compétence et on favorise le recours aux procédures de règlement de ces incidents, donc on accroît la durée globale du procès avant d’arriver au jugement sur le fond. Cette considération ne peut pas être négligée dans la problématique de création de juridictions spécialisées autonomes.
34Certes, on peut toujours essayer d’améliorer le règlement de ces conflits et la procédure civile connaît la procédure accélérée et simplifiée du contredit ; il reste, que si une potentialité de conflit existe, une potentialité d’exploitation de cette faille à des fins dilatoires par l’une des parties est probable.
35C’est pourquoi, il vaut mieux prévenir que guérir et la Commission que j’ai eue l’honneur de présider a été très prudente en ne proposant que deux fusions organiques :
la fusion des juridictions de proximité avec les tribunaux d’instance, plus exactement, l’absorption des premières par les secondes, sans que les juges de proximité eux-mêmes disparaissent (propositions no 1 et 22) ;
le regroupement organique des tribunaux de police avec tribunaux correctionnels, par la disparition des premiers qui deviendraient une chambre spécialisée des seconds (proposition no 3).
36Les difficultés à aboutir sur ces deux points, somme toute mineurs, sont considérables et témoignent des blocages de la société française :
la première de ces deux fusions figure dans le projet de loi déposé le 3 mars 2010, mais n’a pas encore été examinée. Le sera-t-elle, alors que le nouveau Gouvernement a une feuille de route très lourde en matière de procédure pénale ? Peut-être, si cela peut servir le projet présidentiel d’introduire des assesseurs civils dans nos juridictions correctionnelles.
En revanche, la seconde n’a pas franchi le cap de la remise du rapport et je me souviens de l’opposition personnelle, sur ce point, du Président de la Commission des lois à l’Assemblée nationale (M. Warsmann), lorsqu’il m’avait reçu : pour des raisons liées au traumatisme de la réforme de la carte judiciaire menée à marche accélérée en 2007, il ne voulait pas entendre parler de cette proposition pour ne pas voir disparaître “son” tribunal de police de “sa” circonscription !
37On mesure combien notre “vieux pays” est difficile à réformer ! D’autant plus qu’il faut tenir compte de la seconde contrainte issue des données du droit processuel fondamental, à savoir une répartition égale des juridictions sur tout le territoire.
b) Une autre contrainte forte de toute réforme de l’organisation judiciaire fondée sur de nouvelles spécialisations des juridictions, provient de l’obligation de maintenir un accès égal pour tous aux juridictions sur l’ensemble du territoire
38La recherche d’un critère pertinent de la spécialisation de certaines juridictions est souvent abordée mais jamais résolue. La Commission Guinchard a donc essayé de trouver un critère pertinent de la spécialisation permettant de regrouper certains contentieux au sein de juridictions en nombre plus limité. A côté de contentieux dont la technicité relève de la nature de la matière substantielle qui sert de support à l’action en justice (exemple du contentieux des brevets d’invention), la technicité ne provient, bien souvent, pour reprendre une expression connue du contentieux pénal, que “de la complexité de l’affaire”. Les deux critères sont donc bien ceux de la technicité et de la complexité.
39Mais comment déterminer ce qui est technique et ce qui est complexe ?
Au titre de la technicité, un contentieux peut l’être pour un juriste novice en la matière, mais pas pour un autre. La notion est toute relative et toute branche du droit est un ensemble de règles techniques, pas seulement un corpus de principes généraux.
Au titre de la complexité, ce ne sont pas les spécialisations existantes en matière économique et financière avec la distinction des affaires de “grande complexité” et celles de “très grande complexité” qui nous aident beaucoup, ainsi que l’a souligné Catherine Ginestet8.
40Il me semble que la clef de réussite en la matière consiste à identifier, cas par cas, l’intérêt général supérieur qui peut justifier une certaine forme de spécialisation organique, puisque ce type de création, non seulement va susciter des conflits de compétence, mais aussi va induire un éloignement du justiciable de la juridiction spécialisée.
41Il faut donc rechercher un juste équilibre entre des exigences contradictoires : une certaine rationalisation, mais pas d’atteinte trop forte au principe d’égal accès de chacun à la justice. Seule la recherche d’un intérêt supérieur qui légitime la création de juridictions spécialisées nouvelles, doit guider l’action des réformateurs.
42Cet intérêt peut être d’intensité variable ; j’en distinguerai trois, selon que l’échelon de regroupement spécialisé est national, régional ou local :
431) Dans certaines matières, pour créer une juridiction nationale unique, on perçoit aisément l’intérêt général supérieur qui légitime cette hyperspécialisation.
Tel est le cas, incontestablement en matière de terrorisme, avec la compétence des juridictions parisiennes. Certes, celles-ci n’ont qu’une compétence concurrente de celle des juridictions de droit commun, au cas par cas, mais en pratique on voit mal comment ne pas concentrer ce type de contentieux sur Paris9.
Ou encore en matière de brevets d’invention et d’obtention végétales, si l’on veut bien se souvenir d’une part, que ce contentieux est concentré aux 8/10èmes dans le ressort de la cour d’appel de Paris et que le reste est réparti, à parts égales, entre Lyon et le reste de la France, d’autre part, que la France est candidate au siège, à Paris, de la Cour européenne des brevets et, enfin, qu’on ne peut nier qu’il s’agit d’un contentieux très spécialisé du monde des affaires qui peut donc se déplacer aisément sur Paris. C’est le sens de notre proposition de création, en cette matière, d’une juridiction unique, à Paris (proposition no 10). Cette proposition s’est en partie concrétisée dans le décret no 2009-1205 du 9 octobre 2009 qui retient la compétence exclusive du TGI de Paris (donc de sa cour d’appel) pour connaître les actions relatives aux brevets d’invention, aux certificats d’utilité, aux certificats complémentaires de protection topographiques de produits semi-conducteurs ; en revanche, les obtentions végétales sont restées sur le bord du chemin de la réforme, en raison, semble-t-il d’une opposition de l’INPI.
Ou encore, en matière de pratiques restrictives de concurrence, le gouvernement est allé plus loin que notre rapport qui ne visait pas ces pratiques : le décret no 2009-1384, 11 novembre 2009 donne compétence à la seule cour de Paris pour connaître des recours contre les décisions prises en la matière par les 8 TGI et tribunaux de commerce compétents (art. D. 442-3, C. com.), ce qui a permis à un auteur d’écrire que l’on estimait sans doute que les conseillers à la cour de Lyon était “trop bêtes” pour en connaître10.
Ainsi enfin, en matière de crimes contre l’humanité et de crimes et délits de guerre, nous avons proposé (proposition no 18) que Paris soit le siège unique d’une juridiction compétente en cette double matière. Non pas que nous puissions craindre que notre pays soit impliqué dans de telles abominations, mais parce que nos engagements internationaux nous font obligation de juger en France certains criminels de cette nature et parce que Paris, malheureusement a déjà un début d’expérience en la matière. Des dossiers en provenance notamment du Rwanda nécessitent une décision rapide. La proposition est inscrite dans le projet de loi de mars 2010.
44Sauf à vouloir tout centraliser sur Paris, il est difficile d’aller plus loin.
452) L’intérêt général supérieur aux intérêts particuliers peut aussi légitimer la création de juridictions à un échelon régional.
46a) Aujourd’hui, on connaît les JIRS dont nous ont parlé Catherine Ginestet et Sami Ben Hadj Yahia. Il faut bien reconnaître que, pour le néophyte, la complexité est d’abord dans l’enchevêtrement de ces juridictions interrégionales. Sans reprendre ici l’ensemble de l’historique de leur création, révélateur de leur complexité11, on relèvera :
qu’au départ, dans la loi no 75-701 du 6 août 1975 qui marque le début de ce mouvement de spécialisation12, le législateur, prenant acte de la complexité croissante de certaines activités économiques et financières et de la nécessité de leur apporter une réponse judiciaire appropriée lorsqu’elles deviennent délictuelles, a spécialisé en cette matière certains TGI, par l’extension de leur compétence territoriale au ressort de plusieurs TGI, lorsque l’affaire est “d’une grande complexité”13. Mais aucun moyen supplémentaire n’était accordé, aucune procédure de désignation de magistrat spécialisé n’était instituée, aucune procédure dérogatoire d’enquête, d’instruction et de jugement n’était instaurée.
A l’arrivée, 35 ans plus tard, il existe huit JIRS, tant pour les TGI que pour les cours d’assises, qui se caractérisent par cinq critères : une compétence territoriale étendue au ressort d’une (juridiction intrarégionale) ou plusieurs cours d’appel (juridiction interrégionale) ; une compétence concurrente de celle des autres juridictions de droit commun, pour la poursuite, l’enquête, l’instruction et le jugement ; une compétence matérielle déterminée soit par “la grande complexité de l’affaire” (JIRS en matière de criminalité organisée), soit par sa “très grande complexité” (JIRS en matière de délinquance économique et financière) ; des règles spécifiques de désignation des juges et procureurs composant ces JIRS (procédure des art. 704 et 706-75-1, CPP) ; la participation des assistants spécialisés de l’article 706, CPP (ceux de la loi du 2 juillet 1998) aux procédures, avec la possibilité de bénéficier de délégations de signature pour certaines réquisitions.
47Au final, pour reprendre l’une des expressions du législateur du 9 mars 2004, une “très grande complexité” d’organisation judiciaire, avec des critères de juridiction spécialisée qui se croisent et, parfois, se cumulent.
48La spécialisation a généré des monstres de complexité. Nous avons été plus modestes.
49b) Suite à nos propositions, ont été ainsi successivement créées les juridictions suivantes :
un seul tribunal des pensions militaires par ressort de cour d’appel14 ;
un seul TGI par ressort de cour d’appel en matière d’adoption internationale15 ;
neuf TGI en matière de propriété intellectuelle (dessins et modèles, marques et indications géographiques)16 ;
huit TGI et tribunaux de commerce en matière de pratiques restrictives de concurrence17 ;
de nombreux TGI (mais pas tous, ni une dizaine comme nous le préconisions) en matière de contestations de nationalité18.
50Le trait commun de ces regroupements est la nature spécifique et technique du contentieux, qui suppose une connaissance très spécialisée, pointue, de la part des juges qui en connaissent. Malgré certains lobbyings et craintes réelles de voir des régions entières ne plus connaître ce type de contentieux, ces regroupements nous paraissent raisonnables.
51c) La Commission a aussi beaucoup réfléchi à la constitution de pôles pour le contentieux pénal lié aux catastrophes en matière de transport et a proposé de retenir une compétence régionale avec une juridiction spécialisée par Cour d’appel. Elle y a ajouté les catastrophes nées d’un risque technologique. Cette juridiction pourrait être dotée de manière pérenne d’une salle d’audience de taille importante dans laquelle se dérouleraient les procès liés aux catastrophes avec un nombre important de victimes. C’est le cas de Toulouse qui nous a conduit à ne pas calquer cette juridiction sur l’implantation des JIRS : en effet, Toulouse n’a pas de JIRS et on voit mal comment cette ville aurait pu ne pas connaître du procès AZF.
52En revanche, à l’image des critères édictés pour la saisine des JIRS, la juridiction spécialisée de la cour d’appel pourrait être saisie en cas d’homicide ou de blessure involontaire lorsque les faits apparaissent d’une grande complexité, cette complexité pouvant être matérielle et découler par exemple de l’existence d’un grand nombre de victimes. Et sa compétence serait concurrente de celle des juridictions de droit commun. Certaines personnes auditionnées avaient suggéré que l’affaire soit déclarée complexe et enclenche automatiquement la saisine d’une juridiction spécialisée, de préférence à Roissy (à cause des catastrophes aériennes et du savoir-faire acquis par les gendarmes et le pôle d’instruction de Bobigny) dès que deux corps ne pouvaient pas être identifiés. Nous avons écarté ce critère morbide et peu acceptable pour les familles des victimes.
53Cette spécialisation devrait permettre d’assurer une justice plus rapide et mieux rendue. Il s’agit là d’un point important pour les victimes, mais également pour la société en général dans la mesure où l’analyse des accidents doit être menée le plus rapidement possible afin d’en tirer des enseignements pour l’avenir.
54Le projet de loi déposé en mars 2010 s’inspire de cette proposition.
553) Reste le dernier niveau, l’échelon local.
56Où faut-il le fixer ? Par hypothèse, il ne peut qu’être que généraliste, puisque les contentieux spécialisés ont été regroupés au niveau national ou régional. La détermination de cet échelon pose deux questions :
celle de la carte judiciaire et c’est un autre débat, plus politique encore : pas de politique judiciaire, mais de politique d’aménagement du territoire. Il ne revenait pas à notre Commission d’en débattre et d’ailleurs cela ne figurait pas dans la lettre de mission. Il revient au Gouvernement et au Parlement d’en débattre et de décider, sachant qu’en ce domaine chacun veut conserver son tribunal d’instance ou son TGI, voire les deux. La réforme de 2007 est ce qu’elle est, imparfaite sans doute, incompréhensible parfois sur certaines décisions (je pense à la Bretagne), mais elle le mérite d’exister et je doute qu’on y revienne avant longtemps.
La seconde question que soulève la détermination de l’échelon local adéquat est celui de la création ou non d’un tribunal départemental unique en première instance, le fameux TPI. Natalie Fricero nous a très bien indiqué les obstacles juridiques que nous avons rencontrés et je n’y reviendrai pas. Je crois sincèrement que c’est une fausse bonne idée. A preuve, elle est reprise dans tous les rapports sur la question, sauf le nôtre, accompagnée de la remarque que les difficultés de mise en œuvre seront considérables et j’ai fait le constat que le rapport est immédiatement enterré sur ce point. Je revendique haut et fort le droit au réalisme législatif : à supposer que le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État avalisent ce type de création, je doute de sa concrétisation, le précédent de Nouméa et des îles de le Loyauté montrant que le TPI de Nouvelle-Calédonie n’est pas directement transposable en métropole en raison de l’avis rendu par le Conseil d’État en la matière, avis qui exige que les chambres détachées du TPI - et on ne conçoit pas un TPI sans la création de telles chambres - doivent connaître d’un contentieux qui est la totalité ou une partie de celui donné au siège du TPI, en aucun cas un contentieux de retranchement comme c’est aujourd’hui le cas dans la répartition des compétences entre TGI et TI. Qui décidera de la nature du contentieux confié aux chambres détachées et qui décidera de leur implantation ? On conviendra aisément que ce ne peut être le chef du TPI, que la décision relève de l’aménagement du territoire, donc de la Chancellerie en concertation avec les pouvoirs locaux. Ce qui veut dire, très concrètement, que le principal avantage supposé du TPI en termes de répartition des affaires par son Président entre son siège central et les chambres détachées, disparaît. Et pour ce qui concerne son pouvoir de gestion au quotidien, dans l’affectation des juges, le système que nous connaissons avec des juges nommés au TGI et détachés dans l’instance y supplée largement ! En d’autres termes, pour parodier Shakespeare, ce serait “beaucoup de bruit pour rien”.
57Et il reste que le territoire français est durablement marqué par la coexistence de deux juridictions civiles de première instance : le TGI et le TI. Il y a une traçabilité historique qui est le fruit de l’histoire, de notre culture, de la même façon, si je peux me permettre cette comparaison, qu’il y a une traçabilité historique des grandes voies de circulation ; ce n’est sans doute pas un hasard si la ligne 1 du métro parisien se superpose à la voie royale qui allait de Vincennes à Saint-Germain-en-Laye, en passant par le Louvre.
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58Vous me trouverez sans doute bien restrictif quant au phénomène de spécialisation des juridictions et des juges. En réalité, il ne faut point perdre de vue que je n’envisageais jusqu’à présent que la spécialisation organique, celle qui se traduit par la création de juridictions autonomes, dont qui génère des conflits de compétence et qui risque de porter atteinte à l’égal accès de tous à son juge naturel.
59En revanche, lorsque la spécialisation n’est plus que fonctionnelle, elle n’encourt pas les mêmes réserves, car ses inconvénients sont moindres. Loin de la brider, il faut tout au contraire la favoriser.
II – FAVORISER UNE SPÉCIALISATION FONCTIONNELLE
60Favoriser la spécialisation fonctionnelle, tel est l’objectif que l’on doit poursuivre pour améliorer la prévisibilité de la justice. Au sein de l’institution judiciaire, il y a des juridictions et des juges. Les unes et les autres peuvent être spécialisés, mais si la spécialisation organique des premières conduit nécessairement à spécialiser les juges, l’inverse n’est pas vrai. On peut être juge spécialisé dans une juridiction généraliste. Et la notion de spécialisation concerne aussi les auxiliaires de justice.
A – La spécialisation fonctionnelle des juridictions
61Elle répond à des exigences diverses, qui ont en commun de ne pas créer de nouveaux conflits de compétence. Anciennement connue, le mouvement en sa faveur s’est accéléré ces dernières années.
a) Il y a d’abord la spécialisation en vue d’assurer une jurisprudence pérenne et prévisible
62C’est la forme la plus anciennement connue, avec la spécialisation en chambres au sein d’une même juridiction.
631) Pour la Cour de cassation, Daniel Tricot nous en a parlé en plaçant son propos - c’est significatif des enjeux - sous le signe “des impératifs de spécialisation et de cohérence en vue d’une meilleure sécurité juridique et une utile prévisibilité”. C’est en quelque sorte une spécialisation aux fins de sécurisation du droit et des justiciables : on peut penser qu’en connaissant pendant un temps assez long des affaires se rattachant toutes au même type de contentieux, le conseiller à cette Cour saura mieux les juger par sa maîtrise plus fine des questions juridiques qui s’y rapportent.
64Encore qu’on puisse y voir une intensité différente, selon qu’on siège à la chambre criminelle ou dans l’une des cinq chambres civiles et, au sein de celles-ci, dans une chambre au contentieux très technique (le droit de la construction par exemple) ou non.
65La division en section au sein des chambres accentue ce phénomène de spécialisation, ce qui ne va pas sans certains risques de divergence de jurisprudence. L’excès de spécialisation porte en lui un risque d’insécurité juridique.
66C’est sans doute pour cette raison que, progressivement, ce sont mis en place des mécanismes de cohérence entre les chambres, afin de limiter les inconvénients qui pourraient naître de divergences de jurisprudence dues à un cloisonnement trop fort entre les magistrats des chambres spécialisés. Et Daniel Tricot a insisté à la fois sur les “méthodes officielles” et sur “les méthodes officieuses”. Personnellement, j’ai tendance à y voir les limites d’une spécialisation trop poussée : l’excès de spécialisation nuit à l’exigence de sécurité juridique.
67Le même constat pourrait être fait pour les chambres spécialisées en cour d’appel ou au sein des TGI, mais avec des enjeux différents, puisque ces juridictions ne sont pas en charge de l’unité de la jurisprudence.
682) Faut-il aller plus loin et créer, par exemple des chambres spécialisées pour chaque type de contentieux ?
69Je ne le pense pas :
d’abord, parce que la spécialisation remet en cause, quoi qu’on puisse en penser, le cœur du métier de magistrat, qui est certes un juriste (ou devrait toujours l’être), mais qui est aussi un acteur social, placé au cœur des problèmes de son temps. Et, à cet égard, seule une vision généraliste des dossiers peut lui donner cette hauteur de vue qui fait toute la différence entre un technicien du droit et un humaniste. Cette remarque a été faite à la Commission Guinchard lorsqu’elle a été reçue à la Cour de cassation le 15 février 2008 ; nombre de hauts magistrats de cette juridiction ont fait observer “qu’une spécialisation trop poussée pouvait conduire à la déshumanisation de la justice, liée à une trop grande technicité de ceux qui seraient enfermés dans le même type de contentieux, plusieurs années durant”19.
ensuite, parce que l’exemple des chambres spécialisées en droit de la presse, que je ne remets pas en cause dans leur principe, montre que ceux qui y siègent sont portés à penser qu’elles devraient se transformer en juridictions autonomes, bref que la spécialisation fonctionnelle trouverait une issue inéluctable dans une spécialisation organique. La Commission Guinchard a rejeté clairement cette spécialisation de type organique, notamment s’il était accompagnée d’une implantation nationale à Paris. Notre proposition no 12 s’est contentée, abstraction faite d’une dépénalisation de la diffamation, de suggérer de supprimer la compétence résiduelle du tribunal d’instance en la matière, par transfert au TGI, ce que la loi no 2009-526, 12 mai 2009 a réalisé. Mais si nous avons repoussé toute création d’une juridiction spécialisée en droit de la presse, régionale ou nationale, c’est parce qu’il nous a semblé que chacun pouvait être victime de ce type d’infraction et qu’il était souvent utile que le procès se déroule au plus près de son centre d’intérêts, afin que la presse locale puisse en parler.
b) Il y a ensuite la spécialisation qui vise à faire bénéficier le justiciable d’un double voire d’un triple regard
701) La plus connue est bien sûr la séparation des fonctions de poursuite, d’instruction et de jugement au sein des juridictions pénales et qui a été progressivement étendue, non sans difficultés, au sein des autorités administratives indépendantes.
71Pour les juridictions répressives, on remarquera simplement, tant le principe est connu20, que l’article préliminaire du Code de procédure pénale, énonce dans son paragraphe I, al. 2 que la procédure pénale “doit garantir la séparation des autorités chargées de l’action publique et des autorités de jugement”, sans viser les fonctions d’instruction. Était-ce pour ménager l’avenir et les confier, pour leur aspect enquête et investigation au Parquet et, pour leur aspect juridictionnel à un juge du siège ? On peut douter que telle était l’intention des rédacteurs de la loi du 15 juin 2000, mais l’actualité politique récente redonne un certain intérêt à la question ainsi posée !
72Cette distinction transcende la procédure pénale stricto sensu, pour s’appliquer à tous les organes qui connaissent de la matière pénale, qu’ils soient disciplinaires ou administratifs. La Cour EDH ne manque pas de rappeler que le principe de séparation s’applique aux organes disciplinaires, par exemple à ceux qui prononcent des sanctions pénitentiaires21.
73C’est ici l’occasion de dire que, sans remettre en cause le principe de l’existence des autorités de régulation, ceux qui ont cru, en les instituant, qu’on pouvait se passer des garanties du procès équitable, à commencer par celle de l’indépendance et de l’impartialité de leurs membres, se sont lourdement trompés. Progressivement, le Conseil d’Etat et la Cour de cassation ont sanctionné, chacun pour ce qui le concerne, les manquements à la règle de séparation des fonctions de poursuite, d’instruction et de jugement. La spécialisation n’est pas ici institué pour assurer la sécurité juridique d’une jurisprudence pérenne et prévisible, mais pour garantir à tout accusé qu’un double, voire un triple regard sera porté sur son dossier.
742) C’est parce qu’on ne retrouve pas cette exigence que je suis très réservé à pousser trop loin la spécialisation des juges qui mettent en état les affaires civiles.
75Je préfère d’ailleurs cette expression de magistrat de la mise en état, quelle que soit la juridiction, mais bien sûr essentiellement devant les TGI et les cours d’appel, à celle de juge de l’instruction civile que je trouve trop forte et, pour tout dire, erronée.
Il faut voir dans cette expression d’instruction civile, l’abus de la transposition du vocabulaire répressif à la matière civile ; parler d’instruction civile n’a pas la même portée que de parler de mise en état22 et, progressivement, d’un glissement de vocabulaire, d’un mot à un autre, on glisse à une confusion des notions, des concepts et des principes qui régissent la matière civile.
Il faut y voir aussi, l’oubli que ces contentieux civils ne connaissent pas d’une manière aussi tranchée et affirmée qu’en matière pénale, le principe de la séparation des fonctions de poursuite, d’instruction et de jugement. Il faut donc être prudent dans l’appréciation du cumul de fonctions différentes au sein d’une juridiction civile ; ce cumul ne signifie pas systématiquement partialité, car la finalité de ces fonctions n’est pas la même qu’en matière pénale ; il ne s’agit pas s’assurer d’un double ou d’un triple regard objectif sur un dossier, comme le permet le cloisonnement des poursuites, de l’instruction et du jugement, mais de permettre à l’un des juges du tribunal d’acquérir une connaissance approfondie du dossier. Au fond, ce n’est pas la même chose que de bénéficier d’un regard neuf à chaque étape d’un procès pénal, où chaque décision des trois organes engage la personne d’abord mise en cause, puis suspectée, puis poursuivie, puis mise en examen, puis renvoyée devant le tribunal, dans un processus de conviction progressive d’une forme de culpabilité, et de voir son dossier civil étudié par le même juge, tout long d’un processus d’élaboration de sa conviction où il ne s’agit pas de déclarer une personne coupable ou innocente des faits qui lui sont reprochés (et qu’elle n’a pas contribués à apporter), mais de donner une solution juridique à un problème de droit, sur la base de faits apportés librement par les parties, en se forgeant progressivement sa conviction, d’une manière de plus en plus approfondie, selon un processus intellectuel continu23.
76Ces considérations ne sont pas seulement d’ordre théorique et n’intéressent pas que la question de la partialité du juge24. Elles interfèrent avec la notion de juridiction, que seule la loi pourrait créer. En effet, si le Conseil d’État a validé, dès 1968, l’intervention du juge dans le déroulement de la procédure, en posant qu’aucun principe général ne s’y oppose25, un accroissement trop important des pouvoirs du juge de la mise en état pourrait induire une requalification en juridiction spécialisée distincte, ce qui obligerait de passer par la voie législative pour en poser le principe et fixer les contours de sa compétence. On remarquera d’ailleurs que c’est une loi qui a créé le JEX, le JAF, etc.
c) La spécialisation vise enfin à concentrer un contentieux dans un pôle spécialisé mais sans création d’une juridiction nouvelle
77Le mot pôle est ambigu : il peut désigner une juridiction autonome nouvelle à compétence régionale ou nationale, comme on l’a vu en première partie, mais il peut aussi désigner un regroupement de contentieux au sein de juridictions existantes à l’échelon local. La Commission a préconisé les deux, mais a souhaité privilégier les pôles sans création de juridictions nouvelles.
78S’agissant des simples regroupements fonctionnels au sein de juridictions existantes, cinq pôles ont été préconisés :
Deux ont déjà été réalisés par la loi du 12 mai 2009 :
le pôle diffamation dont il a déjà été question, concentré au TGI ;
le pôle famille autour du JAF, dont la compétence a été renforcée par le transfert de la tutelle des mineurs et de la liquidation et du partage de toutes les indivisions conjugales. Parallèlement, la Commission n’a pas retenu l’idée d’un tribunal de la famille qui aurait à lui seul absorbé tout le contentieux de certains TGI et qui aurait rigidifié la compétence en matière familiale. C’est cette volonté de dérigidifier qui a inspiré la Commission Guinchard : ne pas créer une nouvelle juridiction en ne revenant pas à une nomination comprenant dans le décret de nomination une affectation à des fonctions précises.
Deux autres pôles sont repris dans la proposition de loi Béteille :
un pôle de l’exécution mobilière rattaché à chaque tribunal d’instance avec compétence pour connaître de tout le contentieux de l’exécution mobilière aujourd’hui encore dispersé, notamment la saisie des rémunérations et le paiement direct des pensions alimentaires ;
un pôle de l’exécution immobilière dans tous les TGI avec concentration sur ce juge des contentieux de la saisie des navires, aéronefs et bateaux de 20 tonnes ou plus ;
Enfin, un pôle pénal qui a été écarté par le Gouvernement, mais qui aurait transféré le contentieux de police au sein d’une chambre spécialisée du tribunal correctionnel, comme il a déjà été indiqué ;
B – La spécialisation des juges et des auxiliaires de justice
79Les enjeux sont ici différents, car il n’est point question de créer des juridictions nouvelles ou de rigidifier l’accès à la justice. Les juges et auxiliaires de justice peuvent se spécialiser sans pour autant que les juridictions le soient.
80Je me limiterai à trois réflexions, dans la ligne de ce qui vient d’être dit sur la déshumanisation de la justice, par une spécialisation excessive des juges :
la première est que la spécialisation c’est le rôle de la formation continue dont chacun sait bien ici qu’elle a été portée à un haut niveau par l’ENM. En tout cas, l’offre est abondante, tant au niveau national qu’au niveau des cours d’appel. La spécialisation c’est aussi un greffon sur une solide base généraliste. Je rejoins tout à fait M. Laurent Zuchowicz. Pour le lien avec le choix des politiques publiques, je vous renvoie au rapport de M. le Président Bruno Steinmann.
Et cette remarque vaut aussi pour les auxiliaires de justice, notamment les avocats qui connaissent d’ailleurs d’un régime de mentions de spécialisation, dont nous a parlé Maître Bedry, avec le projet de réforme en cours d’examen, suite à l’échec de l’idée de lancer des “domaines d’activité” et des “champs de compétence”.
La troisième réflexion, c’est que je ne crois pas à la fusion de toutes les écoles de formation en une seule. Véritable usine à gaz au bénéfice nul ; à un moment donné de sa vie, on devient magistrat ou avocat ou notaire ou huissier de justice ; et déjà les étudiants qui se destinent à ces professions passent 4 à 6 ans ensemble en formation commune sur les bancs de l’université.
81En guise de réflexions finales, je voudrais faire 2 remarques :
l’une qui relève du domaine de l’utopie et dont Corinne Bléry nous a rappelé qu’elle avait été présentée par Jacques Héron en son temps. En effet, à vouloir trop spécialiser, non seulement on risque de déshumaniser la justice, mais aussi on peut donner l’idée à certains d’aller, en raisonnant par l’absurde, jusqu’à imaginer une seule juridiction nationale pour tous les contentieux, en tout cas une seule par degré de juridiction, les juges travaillant chez eux par courrier électronique, les audiences étant supprimées en matière civile. Utopie bien sûr, mais elle a cela de bon qu’elle nous fait réfléchir sur les dangers du dogmatisme. La réponse au besoin de spécialisation doit être trouvé dans la raisonnable, c’est-à-dire la proportionnalité entre la concentration des contentieux et les intérêts sacrifiés. Et ce qui est utopie aujourd’hui, sera peut-être la réalité de demain.
La seconde remarque est que je vous invite à relire Fernand Braudel qui, dans l’identité de la France, ne voyait que deux régions susceptibles de générer une capitale pour la France, en raison de son bassin de population et de sa configuration géographique : l’île de France, la capitale pouvant être aussi bien à Paris qu’à Melun. Et Toulouse avec son bassin qui va du Massif central aux Pyrénées. Pour ceux qui regrettent que Paris soit le siège de juridictions à compétence nationale, se consolent en pensant que ce pourrait être Toulouse !
82Merci de m’avoir écouté.
Notes de bas de page
1 L’ambition raisonnée d’une justice apaisée, Doc. fr. août 2008.
2 Déc. 98-404 DC, 29 juill. 1998, Lutte contre l’exclusion, RD publ. 1999, p. 79-80, chron. D. Rousseau ; JCP 1999, I, 141, no 12, obs. B. Mathieu et M. Verpeaux.
3 Sur cette évolution, v. S. Guinchard, A. Varinard et Th. Debard, Institutions juridictionnelles, Dalloz, 10ème édition, 2009, no 78 à 84.
4 Déc. 86-224 DC, 23 janv. 1987, Cons. conc., AJDA, 1987, 315, note J. Chevalier ; RFDA, 1987, 287, note B. Genevois et 708, note L. Favoreu et L. Philip. – Déc. confirmée par décision 89-261 DC, 28 juill. 1989, Condition d’entrée et de séjour des étrangers en France, dite loi Joxe.
5 CEDH, 21 févr. 1997, Guillemin c/France, AJDA, 1997, 399, note R. Hostiou et 985, obs. J. Fr. Flauss. 2 août 2000, Santonnet c/France.
6 V. le débat dans AJDA 2005, p. 1760 s. – Y. Aguila, “La justice administrative, un modèle majoritaire en Europe”, AJDA 2007, 290. – M. Jorat, “Supprimer le juridiction administrative ? Deux siècles de débat”, RFDA 2008/3, p. 456.
7 Institut Montaigne, Pour la Justice, sept. 2004, p. 11.
8 A. Gallois, Le traitement des affaires procédurales de très grande complexité, thèse (dacty.), Paris 1, mai 2008.
9 S. Guinchard et J. Buisson, Procédure pénale, 6ème éd., Litec 2010, no 178.
10 C. Nourissat, Procédures, fév. 2010, Alertes/Focus, no 6.
11 Sur laquelle, V. S. Guinchard et J. Buisson, Procédure pénale, Litec, 6ème éd., 2010, no 176.
12 Sur cette évolution en matière économique, V. G. Royer, L’efficience en droit pénal économique, Étude de droit positif à la lumière de l’analyse économique du droit, LGDJ, coll. Dr. et économie, 2009, avant-propos G. Canivet et préface Fr. Stasiak, spéc. no 247 s.
13 Sur ce critère, A. Gallois, Le traitement des affaires procédurales de grande complexité, thèse (dactyl.), Paris I, mai 2008.
14 Proposition no 17 : L. no 2009-526, 12 mai 2009, art. 79, 80 et alii du code des pensions.
15 Sur ce critère, A. Gallois, Le traitement des affaires procédurales de grande complexité, thèse (dactyl.), Paris I, mai 2008.
16 Proposition no 11. D. no 2009-1204, 9 oct. 2009.
17 Pas de proposition de la Commission Guinchard en ce sens. D. no 2009-1384, 11 novembre 2009.
18 Proposition no 16 qui allait plus loin que le décret en préconisant une dizaine de TGI compétents en la matière. D. no 2009-1384, 11 nov. 2009.
19 L’ambition raisonnée d’une justice apaisée, op. cit., p. 263.
20 V. notamment, S. Guinchard, A. Varinard et Th. Debard, op. cit., no 524-526.
21 CEDH, 12 avr. 2005, Whitfield c. Roy. Uni, JCP 2005, I, 159, no 10, obs. Sudre (les gardiens et directeurs de prison, subordonnés au ministre de l’intérieur, et qui ont successivement enquêté et engagé les poursuites ne peuvent ensuite statuer sur la culpabilité et la peine à infliger, en raison d’absence de toute “indépendance structurelle”).
22 V. par ex. Fr. Sarda, “Pour un juge d’instruction civil”, Mélanges A. Decocq, Litec, 2004, p. 545.
23 En ce sens aussi, G. Maugain, La modélisation du procès civil – Emergence d’un schéma procédural en droit interne, thèse Dijon, nov. 2010 [dir. M. Douchy-Oudot], no 159.
24 Sur ce point, v. S. Guinchard et alii, Droit processuel – Droits fondamentaux du procès, 6ème éd., Dalloz, janv. 2011 no 380 s.
25 CE, 21 fév. 1968, D. 1968, 222.
Auteur
Professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)
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La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
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