Les juges anglo-saxons, spécialistes... du général
p. 213-222
Texte intégral
1Le droit comparé procède, trop souvent de manière artificielle, à des oppositions de modèles. L’une des plus connues est celle s’articulant autour de la Common et de la Civil Law, et ses conséquences sur la fonction de juger. Une vision du droit, de ses sources, qui place les acteurs dans des postures fort différentes. De l’image française de “la bouche qui prononce les paroles de la loi” à l’adage anglo-saxon “All the Law is Judge-made Law”, il y a un large fossé culturel. Quel est donc cet “oracle vivant” d’un droit supérieur, pour reprendre le mot du britannique William Blackstone ? Quel est le parcours et la fonction de ce juge qui, outre-Atlantique, s’octroie même le droit d’opérer directement un contrôle de constitutionnalité des lois ? Comment des juges, anciens avocats n’ayant pas suivi une formation élitiste, soit nommés, soit élus, peuvent-ils jouir d’un tel prestige ?
2Une bonne partie de la réponse réside dans ce pragmatisme qui fascinait déjà tant Tocqueville. Dès les études, le bon étudiant en droit est celui qui se distingue au cours des Moots, ces prestigieux concours de plaidoiries suivis de près par les grands cabinets d’avocats du pays. Il n’est pas celui qui brille dans une matière précise, surtout dans des systèmes où le clivage droit public/droit privé n’est pas aussi évident que dans le nôtre. Cette particularité de la formation des juges est un premier facteur de l’absence de spécialisation. Un bon juge, c’est avant tout un avocat brillant qui va se distinguer pendant une dizaine d’année avant de changer de fonction. Absence de spécialisation des études qui elle-même se justifie par l’absence d’un corps de magistrats. Au Royaume-Uni ainsi que dans tous les pays anciennement sous son joug, il n’existe pas une multitude d’ordres juridictionnels – au nom de l’égalité de tous devant la loi-, comme il n’existe pas de spécialisation de contentieux. C’est notamment pour cette raison que la Cour suprême des Etats-Unis a pu, à l’occasion d’une demande d’injonction adressée à l’administration, affirmer sa compétence en matière de contrôle de constitutionnalité des lois. L’arrêt révolutionnaire de 1803 allait renforcer cette image d’un juge puissant, non pas parce compétent, voire expert dans un domaine précis, mais au contraire parce que spécialiste du général (I).
3Pour autant, il ne faut pas conclure à l’absence de spécialisation des juridictions. Structurellement, le critère de distinction des juridictions n’est pas matériel mais purement organique. La grande distinction qui vaille, aux Etats-Unis, n’est pas celle entre un ordre judiciaire ou administratif, mais entre les juridictions fédérales et celles des Etats. Tout comme la principale caractéristique de l’organigramme anglais est la distinction entre les cours supérieures et inférieures. Proximité avec le justiciable est donc un critère plus opérant que celui de la spécialisation par matière. C’est parce que la justice est la “première dette de la souveraineté” selon le mot du Français Portalis, dette au fondement même de l’arrêt Marbury v. Madison précité, qu’elle s’exerce au plus près des justiciables. Proximité dont les juges de la paix au Royaume-Uni ou les jurys populaires aux Etats-Unis sont les symboles. Sans jamais perdre de vue cette fonction première de la justice, les systèmes de droit anglo-saxons ont développé la spécialisation de l’action de juger.
4Tout d’abord, au sein des cours existantes, avec la création de chambres ou divisions spécialisées. Cette tendance à la spécialisation est évidente au Royaume-Uni, où une loi de 2007 a créé une véritable juridiction administrative. Ensuite, à travers la multiplication de commissions spécialisées dotées de pouvoirs quasijudiciaires. Commissions qui ont pu se transformer en véritables juridictions ou, du moins, se doter de pouvoirs de plus en plus importants.
5L’évolution est un peu différente aux Etats-Unis où l’accent est mis sur le développement de l’expertise et non sur celui de la spécialisation. Il existe bien des juridictions spécialisées-dotées d’un statut législatif et non constitutionnel-, dont les décisions sont susceptibles d’appel devant les juridictions de droit commun. Mais le critère de la spécialisation s’immisce dans le système judiciaire surtout par le biais du recours aux experts. Le caractère accusatoire du procès et le régime des preuves font que ce sont les parties, et non le juge, qui conduisent en réalité le procès. Les avocats de la défense et de l’accusation se livrent une âpre joute dont le recours à l’expertise est l’une des clefs de la victoire (II).
I – LE PRINCIPE : L’ABSENCE DE SPÉCIALISATION DES JUGES
6C’est notamment l’absence d’un corps de magistrats (B) qui justifie l’absence de spécialisation des études (A)
A – L’absence de spécialisation de la formation
7Que ce soit aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, les études juridiques sont dominées par un grand pragmatisme. Les aspects théoriques sont largement dépassés par l’apprentissage de la procédure, cette “sœur jumelle de la liberté” pour reprendre le mot de Ihering. Les européens habitués à l’intériorisation des schémas théoriques rationnels et persuadés de leur supériorité sur l’éducation juridique empirique voient cette dernière d’un œil sceptique, voire méprisant. Tocqueville lui-même semblait désapprouver cette domination des connaissances pratiques : “Les Anglais”, observe-t-il en 1835, “me paraissent en général avoir une grande difficulté à saisir les idées générales et indéfinies. Ils jugent parfaitement bien le fait d’aujourd’hui, mais la tendance des faits et leurs conséquences éloignées leur échappent”. Plus proche de nous, Amselek dévalorise l’approche empirique : “refuser le caractère scientifique à la casuistique juridique (…) va, bien sûr, de soi”1. Dans le monde anglophone, pratiquement tous les enseignants sont d’anciens praticiens recrutés en raison de la qualité de leurs travaux scientifiques.
8La concurrence entre les plus brillants étudiants ne s’observe pas au sein des cours magistraux, mais devant un prétoire fictif. Les concours de plaidoirie, qui ne fleurissent que depuis récemment en Europe, sont sans aucun doute l’évènement annuel le plus marquant des facultés de droit anglo-saxonnes. Tous les étudiants sont astreints à participer aux Moots. Au cours de ces faux procès, les étudiants sont tenus de maîtriser le déroulement du procès, interrogent et contreinterrogent les témoins. Aux Etats-Unis comme au Royaume-Uni, les juges les plus prestigieux sont amenés à présider les finales. L’aura de ces concours est telle qu’il existe même une finale pour l’ensemble du monde anglophone qui se tient à Washington (concours Jessup). Il va de soi qu’un étudiant s’étant démarqué par ses qualité oratoires au cours d’une Jessup Competition est certain d’obtenir rapidement un emploi. La seule spécialisation qui peut s’observer au niveau de la formation des les futurs praticiens du droit est relative à la procédure. Au sortir de l’université, les jeunes juristes ne sont pas spécialisés en droit civil, droit pénal, droit administratif. Ce sont déjà des professionnels de la procédure.
9C’est donc très logiquement qu’il n’existe pas un corps de magistrat, comme il n’existe pas de grande école censée les former. Dans le monde de la Common Law, “le vivier quasi exclusif de la magistrature, c’est le barreau, d’où l’absence de barrière entre les deux institutions. Il y a même une véritable symbiose entre barreau et magistrature dans les pays anglophones”2. La remarque vaut aussi bien pour le Royaume-Uni que pour les Etats-Unis. Dans le premier, les juges sont des anciens Barristers réputés ; dans le second, les Prosecutors, sorte de ministère public qui dépend directement d’un District Attorney (élu, comme son supérieur l’Attorney General) sont également des anciens avocats.
B – L’absence de corporatisme
10Il convient ici de distinguer les fondements de l’absence de spécialisation des juges aux Etats-Unis et au Royaume-Uni. Les deux pays sont marqués par l’absence du clivage entre le droit public et le droit privé (même si cette affirmation est cependant loin d’être catégorique), l’absence de spécialisation de contentieux, et donc l’absence d’un corps de magistrat. Il n’existe pas, Outre-manche et Outre-Atlantique, une diversité d’ordres juridictionnels, notamment pour des raisons tenant à l’égalité de tous devant la justice. Mais si l’aspect hautement démocratique caractérise l’organisation judiciaire américaine, tel n’est pas le cas de celle du Royaume-Uni.
1) Une justice “hautement démocratique” : Des juges américains nommés ou élus
11Aux Etats-Unis, tous les moyens de désignation des juges, qu’il s’agisse de la nomination ou de l’élection, confèrent au juge une représentativité directe ou indirecte. Ils jouissent par conséquent d’une légitimité démocratique dont les magistratures continentales sont dépourvues. Nous sommes très éloignés de la vision de l’hermine inaccessible qui suscite chez le citoyen une crainte toute révérencielle. Eloignés aussi d’une vision méritocratique, pour ne pas dire élitiste, de l’accès à la magistrature, dont la difficulté du concours d’entrée à l’Ecole Normale de la Magistrature serait le symbole.
12L’observateur Français porte sur les procédés de désignation des juges aux Etats-Unis un regard étonné, voire amusé. Les campagnes électorales très médiatisées des candidats briguant un mandat de juge sont bien éloignées de notre modèle de légitimité méritocratique. Cette modalité d’accession à la fonction de juger au sein d’un Etat est profondément ancrée dans la culture américaine, tout comme elle semble parfaitement étrangère à la tradition française : “à de très rares exceptions françaises, tout se passe chez nous comme si, après deux siècles de défiance et de relégation du judiciaire au rang de simple “ordre” ou “autorité”, le seul fait d’imaginer une révision notable des principes et du mode de recrutement actuel pouvait réanimer les ambitions les plus intempestives, voire même le spectre d’un anarchique “gouvernement des juges”3. C’est précisément un auteur français qui avait agité ce spectre de retour des Etats-Unis4, tout comme à l’inverse Tocqueville en était revenu émerveillé. Le fonctionnement de la justice aux Etats-Unis ne doit que se lire qu’à travers le prisme démocratique dominant : “En définitive, dans la culture politique américaine, le pouvoir judiciaire est le symbole d’une conception légaliste de la démocratie fondée sur l’Etat de droit”5.
13Ce qui fait que la justice, aux Etats-Unis, est démocratique comme nulle part ailleurs, c’est en raison des modes de désignation d’une partie de ses acteurs. Il s’agit d’une part de l’élection des juges, représentants – quoique éloignés-du peuple ; d’autre part, de la sélection du jury populaire, miroir de la société et mur de soutènement de l’édifice judiciaire. Ces institutions génèrent fatalement les difficultés liées à un “excès de démocratie” : les élections des juges concourent à la politisation de la fonction ; l’aspect représentatif du jury populaire, renforcé par la critiquable procédure de récusation d’office, conduit bien souvent à l’effacement du principe de l’impartialité.
14La question de la représentativité des juges est omniprésente, que ceux-ci soient nommés (juges fédéraux) ou élus (juges des Etats). Quand le peuple n’élit pas ses juges, l’exécutif les nomme en tenant compte des différents “groupes”, les nominations à la Cour suprême des Etats-Unis étant une illustration particulièrement éclairante de cette tendance.
15Le recrutement des juges locaux s’opère soit par l’élection, soit par la nomination, soit encore par un système mixte appelé “Missouri Plan”. Les juges sont élus dans les trois quarts des Etats. Treize Etats utilisent la méthode de l’élection populaire partisane, l’affiliation politique du candidat étant explicitement présentée aux électeurs. Seize autres Etats recrutent leurs juges par élection non partisane, dont la puissante Californie. Deux Etats, la Caroline du Sud et la Virginie, utilisent l’élection par le Corps législatif. Quel que soit le mode d’élection, un rattachement à un parti politique s’impose, qu’il soit officiel ou officieux. Cette procédure a de quoi surprendre l’observateur étranger, habitué à la magistrature de corps. Les candidats font campagne, s’interpellent au cours de conférence de presse régulières, utilisent le support des médias. En revanche, dans les autres Etats, tels que le Connecticut, le Maine, le Massachussetts, le New Hampshire ou le New Jersey pour ne citer qu’eux, les juges sont nommés au terme d’une procédure calquée sur le modèle fédéral.
2) Une justice “faussement aristocratique” : des juges britanniques nommés par la Reine
16Au Royaume-Uni, les avocats sont divisés entre les Barristers et les Solicitors (en Angleterre, au Pays de Galles et en Irlande-du-Nord) ou entre les Advocates et Solicitors (en Ecosse). Alors que les premiers peuvent plaider devant n’importe quelle cour du Royaume, les seconds ne le peuvent que devant les cours inférieures. C’est la Couronne qui nomme les juges. Même si une importante réforme de 2005 a supprimé la catégorie des Lords judiciaires, au nom du respect de la séparation des pouvoirs, la vision des juges britanniques demeure assez aristocratique. Mais le mode royal de nomination des juges ne devrait pas éluder le premier critère de sélection : celui de la compétence. Compétence acquise non pas au cours des études suivies au sein d’une prestigieuse école de la magistrature, mais au prétoire. Plus de 95 % des juges supérieurs sont d’anciens Barristers. Si les magistrats ne sont pas spécialisés, c’est aussi parce que le procès est accusatoire, qui laisse aux parties la responsabilité du déroulement du procès. Un juge est donc avant tout un ancien brillant avocat qui justifie d’une dizaine d’années d’expérience.
II – LA TENDANCE : LA SPÉCIALISATION DES CONTENTIEUX
17A ce stade du raisonnement, il faudrait donc conclure que l’absence de spécialisation de la formation, d’un corps de magistrats entraîne nécessairement l’absence de spécialisation des juridictions. Une observation générale de la pratique permet effectivement de conclure que les juges anglo-saxons sont avant tout spécialistes du général, pouvant examiner tout à tour des affaires civiles, pénales, administratives ou fiscales. Mais la technicité du droit a rendu nécessaire, dans le monde anglophone également, certaines spécialisations des contentieux, voire des juridictions. Cette tendance à la spécialisation, particulièrement évidente au Royaume-Uni (A.), est à nuancer aux Etats-Unis. Dans la tradition de l’arrêt Marbury v. Madison, les juges, qu’ils soient des juges fédéraux ou des juges d’Etats, conservent jalousement leur possibilité de connaître de tous les types de contentieux, à commencer par le plus élevé d’entre eux. C’est surtout par le biais de l’expertise que la spécialisation semble s’imposer (B).
A – La spécialisation par la juridictionnalisation au Royaume-Uni
18Alors que notre système juridictionnel français est marqué par la séparation entre l’ordre judiciaire et l’ordre administratif, l’organigramme des justices britannique et américaine ne connaît pas une telle division. La seule distinction qui vaille, au Royaume-Uni, est celle existant entre les cours supérieures et les cours inférieurs, tout comme les Etats-Unis sont marqués par la séparation entre la justice fédérale et celle des Etats.
19Jusqu’à une date récente, il n’existait pas de juridictions spécialisées au Royaume-Uni, mais des divisions par affaires étaient néanmoins opérées au sein des cours. Les cours supérieures (de manière caricaturale, l’équivalent de nos Conseil d’Etat et Cour de cassation conjugués) sont composées de la High Court of Justice, la Crown Court et de la Court of Appeal.
20La High Court of justice est divisée en trois chambres qui se partagent les contentieux : la Queen’s Bench Division, la Chancery Division et la Family Division. La première, composée de 72 juges, s’occupe essentiellement des affaires relatives aux contrats et à la responsabilité délictuelle. Elle comporte également des formations spécialisées telles que la Cour de l’Amirauté (Admiralty Court) ; la cour commerciale (Commercial Court), la cour de technologie et de construction (Technology and construction Court). La deuxième juge les affaires relatives à la propriété immobilière, aux trusts, aux successions, à la faillite et aux brevets. La troisième gère l’ensemble des affaires dites familiales.
21La Crown Court est une juridiction pénale itinérante composée de 12 juges appartenant à la High Court, qui a compétence pour les infractions pénales les plus graves.
22La Court of appeal comporte une division pénale et une division civile. Elle est composée de 37 juges nommés à vie par la Reine et constitue la juridiction d’appel des décisions rendues par la High Court et celles de certaines cours inférieures en matière civile. Jusqu’à une loi de 2005, entrée en vigueur le 1er octobre 2009, un recours des jugements de la Court of Appeals était possible devant la chambre des Lords. Dorénavant, il l’est devant une cour suprême (Supreme Court of United Kingdom) composée de 12 juges, fortement inspirée de la Cour suprême des Etats-Unis.
23Les cours inférieures, quant à elles, se déploient autour d’une séparation entre la matière civile et pénale. Pour la première, ce sont les County Courts qui sont compétentes, juridictions de première instance composées de plus de 200 juges itinérants, nommés à vie par la reine. La matière pénale est en revanche rendue par des juges de la paix bénévoles, environ au nombre de 30 000, pour la plupart des non juristes nommés à vie par le Chancelier.
24Jusqu’à la réforme précitée de 2007, il fallait ajouter à cet organigramme environ 200 Tribunals, Boards ou Commissions, sorte de frères jumeaux de nos autorités administratives indépendantes. Il en existait en matière économique, fiscale, sociale, militaire. Le Tribunales, Courts and Enforcement Act de 2007 a fusionné ces anciennes commissions au sein d’une juridiction administrative (the first-tier Tribunal, appel pouvant être interjeté devant le Upper Tribunal). Cette émergence de la juridiction administrative, inattendue ou attendue selon les points de vue doctrinaux, participe d’un mouvement d’européanisation de la Common Law anglaise, amorcée notamment depuis le Human Rights Act de 1998.
B – La spécialisation par la domination de l’expertise aux Etats-Unis
25Fédéralisme oblige, la seule séparation des pouvoirs qui vaille aux Etats-Unis oppose les juridictions fédérales aux juridictions des Etats, qui se situent d’ailleurs souvent face-à-face des deux côtés d’une même rue. Il existe trois degrés de juridictions à l’intérieur de chaque pouvoir judiciaire. Celui fédéral est composé, en première instance, de 94 District Courts réparties sur tout le territoire des 50 états. Les District Courts sont notamment compétentes pour les litiges impliquant les pouvoirs fédéraux, les Etats-Unis. Les District Courts sont organisées en douze circonscriptions judiciaires (Circuits) dotée chacune d’une cour d’appel, compétente pour contrôler les décisions des District Courts rendues dans sa circonscription. La Cour Suprême des Etats-Unis est la plus haute juridiction du système judiciaire fédéral. Le pouvoir des juges fédéraux est très étendu, puisqu’ils se sont eux-mêmes, lors du célèbre arrêt Marbury v. Madison, octroyés celui de contrôler la constitutionnalité des lois.
26Mais la plupart des litiges aux États-Unis ont lieu devant les juridictions des Etats, compétentes pour toutes les affaires relatives au quotidien des citoyens (divorces, successions, affaires immobilières, affaires pénales, litiges relatifs aux contrats, infractions routières, etc.). Le pouvoir judiciaire des Etats comporte également (en majorité, ce n’est pas systématique) trois degrés de juridiction, dont les appellations varient selon les Etats. Dans chaque Etat, une cour suprême coiffe l’ensemble des juridictions.
27Les rares juridictions spécialisées qui existent aux Etats-Unis sont fédérales, et ne sont dotées que d’un statut législatif : la US Tax Court (qui est itinérante) la Court of Claims (qui siège à Washington et qui est compétente pour les dommages causés par les pouvoir publics fédéraux), la US Court of International Trade. L’appel des décisions de ces juridictions spécialisées peut être interjeté devant la Cour suprême des Etats-Unis. Il faut ajouter à ces juridictions spécialisées des agences administratives aux pouvoirs quasi-juridictionnels, telles que l’Interstate Commerce Commission, créée en 1887, et la Security Exchange Commission, créée en 1934, parfait homologue de notre Autorité des Marchés financiers.
28Contrairement à ce qui peut être observé pour le Royaume-Uni, la tendance aux Etats-Unis n’est pas de juridictionnaliser les agences administratives ou de spécialiser les contentieux. La spécialisation est plus synonyme d’expertise. Mais le juge américain n’est pas devenu un expert ; il observe, certifie en quelque sorte l’expertise fournie par les parties au procès. Il faut garder à l’esprit que c’est le jury (véritable droit constitutionnel) qui étudie les faits, le juge n’étant en quelque sorte que le gardien de la procédure. La justice américaine reste profondément attachée à la procédure accusatoire qui met l’entière responsabilité de l’instruction du procès civil sur les parties et leurs conseils. Elles ont la charge de la preuve de ce qu’elles allèguent et organisent l’instruction par la confrontation de leurs témoins et de leurs experts, librement choisis. Ce sont les parties qui organisent tout le procès. Le juge reste impartial et applique les règles de procédure, mais n’a pas à se prononcer sur le fond du dossier car la procédure prévoit, en règle générale et sauf renonciation, que la décision finale relève uniquement des jurés. Le juge se pose donc en « Gatekeeper” : il contrôle l’authenticité des documents et témoignages qui seront présentés aux jurés, et sur lesquels reposera la décision ultime. Pour exercer cette tâche dans les dossiers complexes, il a également la possibilité de nommer un « Special Master », dont les frais sont à la charge des parties dans une proportion fixée par le juge. La Cour suprême a précisé, dans un arrêt de 1957, que le recours à cet expert ne devait être justifié que par des circonstances de complexité exceptionnelles. La spécialisation des juges est une problématique difficilement transposable aux Etats-Unis. Les britanniques, de plus en plus influencés par le droit européen, ont pu spécialiser les contentieux à travers notamment la création d’une justice administrative. Mais aux Etats-Unis, il en va différemment, les citoyens étant attachés à l’image d’un juge de proximité, la plupart du temps élu par eux, qui laisse aux parties le soin de mener le procès et au jury, celui de le trancher.
29Le recours au droit comparé nous enseigne ici une certitude. La formation et la spécialisation des juges sont peut-être les garants d’une garantie d’une justice “compétente”. Mais ils ne sont pas les seuls. Un juge américain élu dans un tout petit Etat, n’ayant aucune qualification juridique, ou un juge anglais itinérant d’une cour de comté ne suscitent certes pas une crainte toute révérencielle. Mais aucun observateur ne saurait affirmer que notre système judiciaire serait “supérieur” à celui des anglo-saxons. Sans aller jusqu’à affirmer, ave André Malraux, que “juger, c’est, de toute évidence, ne pas comprendre, puisque si l’on comprenait, on ne pourrait plus juger”, on peut croire fermement à la compétence qui ne s’acquiert pas à la sortie d’une prestigieuse école. On peut croire à la compétence du terrain. A tout ce qu’avait déjà observé un génie Français en 1835, de retour des Etats-Unis.
Notes de bas de page
1 P. Amselek, Méthode phénoménologique et théorie du droit, LGDJ, 1964, p. 393.
2 A.-J. Bullier, La Common Law, Dalloz, collection Connaissance du droit, 2007, p. 55.
3 J. Krynen, “Avant-propos”, in Id. (sous la direction de), L’élection des juges, étude historique française et contemporaine, PUF, collection Droit et Justice, Paris, 1999, p. 7.
4 E. Lambert, Le gouvernement des juges et la lutte contre la législation sociale aux États-Unis, l’expérience américaine du contrôle judiciaire de la constitutionnalité des lois, Marcel Giard et Cie, libraires éditeurs, Paris, 1921, 276 p.
5 L. Mayali, “La sélection des juges aux Etats-Unis”, in J. Krynen (sous la direction de), L’élection des juges, étude historique française et contemporaine, op. cit., p. 255.
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La spécialisation des juges
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