Avant propos
p. 9-10
Texte intégral
1 “Je n’aime pas les spécialistes. Pour moi, se spécialiser c’est rétrécir d’autant son univers” Claude Debussy (Monsieur Croche, antidilettante, Gallimard, 1987, p. 45) était, décidément, un anticonformiste de son temps… et du nôtre par avance !
2Qui aujourd’hui contesterait l’inévitable spécialisation des juristes ? donc des premiers d’entre eux : les juges. En fait, la vraie question est de savoir sur quoi repose la spécialisation. Est-elle l’aboutissement d’une formation en profondeur dont elle constitue, à l’inverse, la hauteur ; ou bien se substitue-t-elle à elle pour descendre dans les arcanes obscures d’une connaissance de détail sans ampleur ? Selon que l’on voit la spécialisation comme étant l’aboutissement d’une formation générale ou comme le morcellement de cette même formation, le jugement qu’elle appelle diffère radicalement.
3Autre question : le spécialiste peut éclairer les autres mais peut-il se substituer au jugement des autres ? Pour revenir à la justice, le juge spécialisé remet-il en cause la collégialité ou, au contraire, la conforte-t-il ? Conduit-il au juge unique ou l’écarte-t-il ?
4Pour essayer de comprendre l’enjeu de la spécialisation des juges, il faut aller du général vers le particulier et poser en principe que le droit, on l’oublie trop souvent, forme un tout et que l’acte de justice est un acte d’humanité. Ce faisant on en vient à se poser la vraie question : qui sera le juge “généraliste”, tout comme existe le médecin généraliste ? Dans l’art médical (comme il y a un art juridique), le généraliste est celui qui connaît dans l’intimité de son être le patient ; c’est lui qui interprétera justement les données fournies par le ou les spécialistes : il unifie le diagnostic, plus encore le personnifie.
5Dans le monde judiciaire, s’il est important à l’heure de l’éclatement des sources du droit et de l’inflation législative d’avoir de bons spécialistes, il est encore plus indispensable d’avoir ceux qui savent contempler l’ensemble d’un dossier et mettre en perspective le droit. Il faut bien que quelqu’un soit capable de diriger l’accomplissement de la fresque du Jugement Dernier.
6Spécialisation inévitable mais coordination des spécialistes encore plus impérieuse sauf à faire ressembler les Palais de Justice à la fameuse maison de l’administration romaine d’une bande dessinée à succès…
7Au-delà, la spécialisation des juges implique celle de ceux sans qui ils ne peuvent rien : les avocats. Les deux sont liés intrinsèquement.
8Elle permet aussi la réforme si délicate de la carte judiciaire, qui n’en est qu’à ses débuts : ne fallait-il pas commencer par réformer la compétence d’attribution avant de régler les problèmes suscités par l’obsolescence de la compétence territoriale ?
9Au-delà, ce sont les études de droit elles-mêmes qui sont affectées. Le droit doit-il être enseigné par des universitaires ou par des praticiens (comme le prônent les partisans des Ecoles de Droit) ? La solution n’est-elle pas médiane ?
10Au terme de tout cela, et ce fut l’enjeu du colloque dont on lira les actes réunis dans cet ouvrage, si la spécialisation des juges est une nécessité, elle ne doit pas être livrée au hasard des réformes.
Auteur
Professeur de droit privé, Doyen de la Faculté de droit et de science politique de l’Université Toulouse 1 Capitole
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La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
Dix ans après
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2011