La fonction juridictionnelle
p. 155-172
Texte intégral
1Le caractère « vivant » d’une doctrine est sans doute protéiforme. Pour autant lorsqu’un écrit est susceptible d’éclairer et de nourrir les auteurs de générations suivantes dans leur analyse du droit positif contemporain, le caractère « vivant » d’une doctrine est particulièrement manifeste. Tel est le cas de l’article de Pierre Hébraud s’intitulant « L’acte juridictionnel et la classification des contentieux, A propos de la condamnation pénale »1. Non seulement la valeur explicative de cet article ne s’est pas ternie, mais en outre, il peut nourrir d’autres doctrines. Au fond, n’est-ce pas le destin d’une œuvre que d’être utilisé par d’autres pour qu’ils façonnent à leur tour des idées, par un phénomène qui en droit des biens pourrait être qualifié de « spécification ». La doctrine nourrit la doctrine...
2Cette œuvre participe indéniablement à la construction d’une théorie générale de l’acte juridictionnel. Dans une démarche processuelle extrêmement méthodique, Pierre Hébraud essaie d’identifier ce qui fait l’essence d’un acte juridictionnel pour classer les contentieux et déterminer s’ils relèvent ou non de la fonction de juger.
3Pourquoi cet article est-il si précieux ? A l’évidence Pierre Hébraud n’est pas le seul à s’être interrogé sur la nature de l’acte juridictionnel. Pour autant certains ingrédients conduisent à conférer à cet écrit une portée tout à fait particulière. Ce qui explique sans doute que nombre de bibliographies de thèses ou d’ouvrages contemporains s’y référent –alors que le Recueil de l’Académie de législation de Toulouse n’est pas le plus diffusé des périodiques... Que l’on soit d’accord ou non avec le fond, il semble qu’il y ait là un article incontournable.
4D’abord, le lecteur contemporain peut-être séduit par l’approche. Il s’agit d’une approche substantielle et non pas purement procédurale. Pierre Hébraud affirme qu’il est nécessaire de définir la fonction de juger eut égard à « sa fonction sociale »2. Cette démarche est extrêmement séduisante. Le droit n’ayant pour finalité que de régir la société dans le but préserver une forme de paix, il est nécessaire de définir le rôle assigné au juge dans ce cadre-là. Ce faisant, il concourt à délimiter les contours du pouvoir –ou de l’autorité– judiciaire en contemplation du pouvoir législatif et administratif.
5Ensuite, l’article de Pierre Hébraud paraît en 1949, à une époque où l’autonomie de la fonction de juger par rapport à la fonction d’administrer est fortement remise en cause. La doctrine notamment publiciste depuis presque 50 ans a procédé à une analyse structurelle de l’acte juridictionnelle, a essayé de caractériser la fonction de juger par le contenu spécifique de l’acte du juge3. Or, cette méthode semble aboutir à un constat : l’amalgame des fonctions juridictionnelles et administratives. C’est ainsi que Carré de Malberg affirmait que la séparation des fonctions ne trouve son origine que dans des critères formels4. En somme ces fonctions n’ont pas de nature propre, seule la procédure qu’elles empruntent permet de les distinguer. Pierre Hébraud, au travers de cet article démontre au contraire que l’acte juridictionnel est original, qu’il résulte d’une fonction propre. Pour ce, il se réfère au critère matériel traditionnel que constitue la contestation. La démonstration de Pierre Hébraud n’est pas originale en cela. Comme il le souligne, « de manière plus ou moins consciente »5 d’autres avaient mis en avant ce critère bien avant lui, et de manière contemporaine il relève6 que Bonnard dans les mélanges dédiés à Carré de Malberg renoue avec le critère de la contestation.
6Cet article se nourrit ainsi des différentes théories qui ont pu être écrites sur le sujet pour parvenir à un résultat original. Il confronte le critère de la contestation aux figures du juge qui ne semblent pas s’y plier, notamment la condamnation pénale. Il y a là la raison du sous-titre de l’article : « L’acte juridictionnel et la classification des contentieux. A propos de la condamnation pénale ».
7Pierre Hébraud prend comme point de départ le fait qu’en matière de condamnation pénale il n’y a pas de contestation. Il en déduit que la condamnation pénale pourrait ne pas être juridictionnelle. Il souligne aussitôt que « Cette affirmation est trop contraire aux idées couramment admises, et à l’apparence des faits, pour qu’on puisse raisonnablement s’y arrêter »7. En somme c’est par un oxymore que débute cet article. La condamnation pénale est nécessairement juridictionnelle. Aussi si le litige n’y est pas caractérisé, c’est qu’il faut dépasser cette acception pour identifier la véritable nature de l’acte juridictionnel. Il faut « modifier la conception de l’acte juridictionnel »8.
8C’est en cela que la démarche de Pierre Hébraud est d’ordre processuel. Il ne se contente pas de décrire la procédure autours des seules hypothèses de litige de droit civil les plus évidentes. Il s’interroge sur la raison d’être du juge dans d’autres domaines, à l’instar du pénal, mais aussi du recours pour excès de pouvoir ou encore en matière de conflits individuels ou collectifs de droit du travail.
9C’est une quête scientifique éminemment ouverte qui est ici menée. Plutôt que de s’arcbouter sur la présence ou l’absence de litige, Pierre Hébraud se demande si la fonction de juger n’englobe pas un domaine plus large.
10Le résultat de sa recherche est particulièrement séduisant. Il part du constat que la contestation constitue le contexte nécessaire à son intervention. Soucieux d’une approche substantielle des choses, Pierre Hébraud affirme que par essence cette contestation se manifeste spontanément, accidentellement. Le Droit –par l’intermédiaire du juge– n’intervient ici que postérieurement à l’émergence du conflit. Celui-ci va venir éteindre ce trouble en jugeant. Il s’agit du domaine naturel du juge. Est-ce à dire que lorsque les parties ne manifestent pas spontanément un désaccord, il n’y a point de fonction de juger ? Pierre Hébraud répond par la négative. Le droit va juridictionnaliser des situations en suscitant, présumant l’existence de contestations qu’il appartiendra au juge de trancher. Ici, à la différence du domaine naturel du juge, la contestation est artificielle en ce sens que nulle partie ne l’a élevée spontanément. Mais le point commun résulte dans la fonction exercée. Que la contestation soit spontanée ou suscitée par la loi, le juge va la trancher en vérifiant la réalité ou non de l’atteinte portée aux intérêts en cause et le cas échéant en ordonnant la mesure idoine pour y mettre un terme.
11Les deux idées véhiculées par cet article paraissent aujourd’hui encore particulièrement vivaces et susceptibles de nourrir la doctrine. Dans un premier temps parce que sa démonstration de l’existence nécessaire d’une fonction juridictionnelle matérielle autonome n’a rien perdu ni de sa force ni de son utilité (I). Dans un deuxième temps parce que le phénomène de juridictionnalisation qu’il dépeint permet d’appréhender une grande partie de l’évolution de l’office du juge depuis plus de 50 ans, en matière civile, commerciale, gracieuse, contentieuse mais aussi en matière pénale (II).
I – La fonction juridictionnelle, une fonction nécessaire et autonome
12L’identification de la fonction juridictionnelle est parfois décrite comme si difficile à cerner qu’il faudrait renoncer à l’idée d’en identifier un critère unique9, mais qu’il conviendrait de se référer à une pluralité d’indices organiques, formels, matériels dont la présence est plus ou moins prégnante selon les situations.
13La démarche de Pierre Hébraud est beaucoup plus radicale, il affirme que la fonction du juge est d’ordre matériel et résulte du contexte qui le saisit. On peut alors se demander comment il peut avancer avec autant de certitude à propos d’une question aussi complexe ? Il y parvient par le biais d’une rhétorique particulièrement efficace. Il démontre qu’aucun autre critère ne permet d’assigner une particularité à l’acte juridictionnel. Puis, refusant de considérer que le juge ne remplit pas un office qui lui soit propre, il décrit efficacement la raison d’être du juge : mettre un terme aux conflits.
14En somme, il prouve d’abord que l’acte juridictionnel n’a pas une structure qui lui soit propre (A), pour ensuite démontrer que l’originalité de la fonction de juger réside dans une finalité qui lui est propre : mettre fin à une contestation (B).
A – L’inexistence d’une structure propre à l’acte juridictionnel
15Avant d’avancer le critère qui lui paraît le plus pertinent pour caractériser l’activité juridictionnelle, Pierre Hébraud souligne l’insuffisance des autres conceptions qui ont pu être proposées. Il souligne que tous les critères alternatifs dérivent plus ou moins directement des systèmes objectivistes et normativistes10. Il s’agit pour l’essentiel des différentes thèses développées par Duguit11, Jèze12, et Guillien13.
16Duguit14 affirme que l’acte juridictionnel est un ensemble complexe formé par la réunion de deux éléments indivisibles : la constatation de droit et la décision qui en découle. La décision du juge doit alors être la conséquence logique et inéluctable de la constatation établie. S’il y a eu une atteinte au droit, il doit prescrire la mesure nécessaire pour y mettre un terme. En somme, la fonction du juge se résumerait au juris dictio, l’acte par lequel le juge dit le droit.
17La théorie de Jèze quant à elle consiste à isoler le juris dictio, c’est à dire à affirmer que l’activité juridictionnelle ne se situe que dans la constatation qui précède la décision. La décision quant à elle ne constitue pour lui un acte administratif sans originalité. Suivant ce mouvement, une partie de la doctrine contemporaine adopte ce critère. La fonction juridictionnelle consisterait à dire le droit, c’est à dire « opérer la vérification des situations juridiques à l’aide d’une constatation qui constitue à elle seule l’acte juridictionnel »15.
18Aussi rigoureuses que soient ces théories, Pierre Hébraud les rejette essentiellement pour deux raisons.
19D’abord, il écarte ce critère en soulignant que l’application du droit, le juris dictio ne constitue pas une fonction propre au juge : « tous les actes sont, en effet, dominés par le droit, auquel ils doivent être conformes, et en cas de compétence liée, le rapport entre la constatation du droit et la décision est aussi déterminant que dans la décision juridictionnelle ». Le juge n’a donc pas le monopole de cette structure de raisonnement. Ces critères ne permettent donc pas d’isoler la décision du juge par rapport à celle de l’administration.
20Ensuite, elles le dérangent en ce que –selon une approche substantielle– elle ne correspond pas à la réalité de ce qui est demandé par les parties au juge. Le plaideur qui saisit le juge veut un résultat pratique16. L’application du droit lui importe peu. Le juge le lui accordera ou non en appliquant le droit. Néanmoins, l’application du droit ne peut pour le juge constituer le but de son action. Il ne s'agit que d'un moyen. D’ailleurs, comme il le souligne, en l’absence de règle de droit il appartient tout de même au juge de donner une solution. Cette approche « substantielle » est passionnante car elle rappelle aux juristes que si on détache le système juridique de sa fonction concrète au regard de la société, on aboutit à des solutions absconses. Le juge n’applique pas le droit, pour appliquer le droit…
21C’est cette approche « substantielle », réaliste qui est particulièrement convaincante et lui permet de justifier du critère de la contestation.
B – L’existence d’une finalité propre : trancher une contestation
22La résistance. L’analyse abstraite des décisions du juge ne peut conduire qu’à identifier un contenu identique à celui des décisions de l’administration. A partir de là, il n’existe qu’une alternative. Soit on nie l’existence d’une fonction juridictionnelle autonome, matériellement distincte de la fonction administrative et l’on affirme à l’instar de Carré de Malberg que la séparation des fonctions ne trouve son origine que dans des critères formels17. Soit, on refuse d’en arriver à une telle conclusion tant elle paraît contraire à la réalité et c’est ici le choix de Pierre Hébraud. « De telles propositions se heurtent à la constatation du fait même, devant lequel il faut s’incliner, de l’existence de l’acte juridictionnel… Remarquons seulement combien est contraire à la réalité cette dégradation des pouvoirs que requiert l’organisation sociale »18.
23La contestation. Pour justifier du critère de la contestation, Pierre Hébraud part du constat que le but du droit est d’assurer la paix sociale19. Dans ce cadre il souligne que la règle de droit a pour point de départ l’existence d’un conflit d’intérêts qu’elle a vocation à résoudre. Pour autant, il peut arriver qu’un incident surgisse, qu’une contestation apparaisse « quant à la correspondance entre la situation de fait et de droit »20. Peu disert sur ce point, on comprend que l’existence de règles impersonnelles et abstraites sont insuffisantes à assurer la paix sociale. Des conflits peuvent émerger ils peuvent résulter du non-respect de l’ordre établi par la règle ou encore d’un doute quant à l’application de la règle.
24C’est alors que la doctrine d’Hébraud peut encore inspirer. Si l’on adopte une vision aristotélicienne du droit21, la loi fixe de manière impersonnelle la répartition des choses, un équilibre général de ce qui doit revenir à chacun. Pour autant, il arrive que certains estiment avoir moins que leur dû. Une contestation apparaît, et il revient au juge de trancher cette contestation, pour -selon le but du Droit- rétablir la paix sociale.
25C’est en cela, nous dit Pierre Hébraud, que la fonction du juge est originale. A la différence d’une loi ou d’un règlement, l’acte juridictionnel n’a pas vocation à modifier l’ordonnancement juridique. Il vise à rétablir la paix sociale troublée par la contestation. Aussi, il en arrive à reconnaître qu’il n’y a pas une division tripartite des pouvoir mais bipartite : les actes juridictionnels et ceux qui ne le sont pas22.
26Remise en ordre. A partir du critère tenant à la finalité de la fonction de juger tout s’ordonne. C’est parce que la fonction de juger est particulière qu’il faut en conséquence y accorder des formes et des garanties particulières. Il y a là de quoi convaincre, ne serait-ce que par un argument méthodologique : ce n’est pas le régime qui permet de déterminer la nature de l’acte, mais la nature de l’acte qui implique un régime particulier…
27Dans ce cadre, la vérification juridictionnelle, l’application de la loi ne sont alors plus que des moyens –nécessaires– de parvenir à la meilleure décision possible, c’est à dire à celle qui permettre de ramener la paix sociale. Dans le même sens, si l’on prend en considération la fonction d’ordre substantielle du juge on peut aussi prendre la mesure de l’autorité de chose jugée. Elle a vocation à interdire de renouveler indéfiniment la même contestation. De là à considérer que le juge tranche une contestation au sens « substantiel » du terme, et que le principe de concentration des moyens n’est qu’une manifestation naturelle de l’autorité de chose jugée il n’y a qu’un pas… Une fois que l’on a saisi un juge de certains faits, d’une lésion dans ses intérêts et qu’on lui a demandé de la réparer, il n’est plus possible de réitérer la même demande hors voies de recours. A l’instar de la charge de la preuve, dans les contentieux d’intérêts strictement privés, les parties –ou du moins leurs conseils– ont la charge des moyens de droit leur permettant d’obtenir gain de cause.
28L’acte juridictionnel. Pour autant, ce n’est pas parce qu’un organe remplit la fonction de juger, c’est à dire tranche les contestations que ses actes méritent automatiquement le qualificatif « juridictionnel ». Pierre Hébraud fournit un terreau extrêmement fertile que l’on a envie de cultiver en insistant sur la distinction entre fonction de juger et acte juridictionnel23. L’acte juridictionnel est essentiel à la réalisation du droit en ce qu’il doit rétablir la paix. En cela il emporte des effets extrêmement fort, à l’instar de l’autorité de chose jugée. Or, il y a là un effet que le droit positif accorde au jugement. Aussi, on peut considérer que ne méritent le qualificatif d’acte juridictionnel que les actes qui ont vocation à résoudre une contestation et qui répondent à toutes les garanties permettant de s’assurer qu’ils ont été pris de la meilleure manière qu’il soit (respect du contradictoire, impartialité…). En somme dans le prolongement de ce qui est proposé par Pierre Hébraud il n’y a pas de fonction juridictionnelle sans qu’il y ait de contestation à l’origine de son activité. Mais pour qu’il y ait acte juridictionnel, il faut que ce dernier ait en outre été rendu suivant la procédure idoine par un tiers impartial. La contestation fait le juge, la procédure et la qualité de tiers impartial permettent de qualifier la décision de ce dernier d’acte juridictionnel.
29Si l’article de Pierre Hébraud inspire et permet aujourd’hui encore de contribuer à définir l’acte juridictionnel, il est tout aussi fascinant en ce qu’il permet de comprendre les phénomènes de juridictionnalisation et de déjuridictionnalisation.
II – La juridictionnalisation
30L’explosion de la matière gracieuse, de contentieux spécifiques ou d’offices particuliers du juge semble peu encline à convaincre qu’aujourd’hui encore l’office du juge consiste à trancher des contestations.
31Une réaction peut alors consister à affirmer que dans nombre de situations le juge ne joue plus son rôle de juge. La lecture de Pierre Hébraud ne conduit pas à un tel excès.
32D’abord, il faut souligner que s’il utilise le terme de « contestation », il ne semble pas qu’il l’entende au sens étroit qui lui est parfois prêté d’affrontement de deux plaideurs à la barre du tribunal pour défendre contradictoirement leurs droits subjectifs24. Le sens qu’il lui attribue est plus large. On peut d’ailleurs noter dès la première phrase de l’article l’emploi du terme litige comme équivalent à la notion de contestation : « Une tradition ancienne définit l’acte juridictionnel comme celui qui tranche un litige ».
33Surtout, Pierre Hébraud semble englober derrière le terme de contestation une réalité encore plus large que le litige puisqu’in fine il considère la condamnation pénale comme juridictionnelle alors qu’il n’y a pas de litige en la matière.
34Pour en justifier, il décrit un phénomène de juridictionnalisation, qui permet non seulement d’expliquer l’évolution moderne des fonctions du juge civil (A), mais aussi celle de la condamnation pénale et du rôle du ministère public (B)
A – La juridictionnalisation en matière civile
35Contestation artificielle. L’idée développée par Pierre Hébraud est extrêmement simple. Le juge intervient naturellement lorsque des parties sont en conflit. Le cas échéant ce sont elles qui suscitent sa présence et son office. Pour autant, il souligne qu’il existe un nombre certain d’hypothèses –déjà à l’époque– dans lesquelles c’est le législateur qui provoque l’acte juridictionnel. En d’autres termes alors que la contestation est normalement accidentelle, ici c’est la loi qui la suppose, qui la présume. La présence du juge est alors nécessaire pour l’éteindre. Il évoque ainsi le divorce, l’annulation, la résolution, ainsi que la nécessité d’obtenir un titre exécutoire avant toute voie d’exécution. Dans toutes ces hypothèses un jugement était nécessaire alors qu’il n’y avait pas systématiquement de conflits entre les parties. La loi présumait qu’il existait une contestation que le juge devait venir trancher. C’est ce phénomène que l’on peut dénommer « juridictionnalisation ». Il s’agit des cas dans lesquels le juge est saisi non pas parce que les parties sont en conflit mais parce que la loi présume l’existence d’un conflit d’intérêts qu’il appartient au juge de venir trancher.
36Vivacité de sa théorie. Ce raisonnement permet d’expliquer la juridiction gracieuse. Compte tenu du risque d’atteinte à certains intérêts insusceptibles de se défendre par eux même la loi présume le conflit d’intérêts et demande au juge de les trancher. Cette conception justifie également de la présence judiciaire en droit des entreprises en difficulté. Compte tenu de la multitude des intérêts lésés dans ces hypothèses et du risque d’atteinte à la paix sociale, le législateur a souhaité provoquer la contestation de manière à ce qu’elle soit vidée de manière juridictionnelle. Il en va de même de la phase juridictionnelle de la procédure de saisie immobilière25.
37Vraie fonction juridictionnelle. Pierre Hébraud sème cependant le doute quant à la véritable nature de l’office rempli par le juge. Il indique qu’il y a une part d’artifice à susciter ainsi l’acte juridictionnel. Pour autant si la contestation est artificielle, le rôle du juge lui sera identique à la matière contentieuse classique : il va trancher cette contestation. On pourra opposer que ses pouvoirs ne sont pas les mêmes en matière gracieuse, de droit des entreprises en difficulté qu’en matière contentieuse. Dans le même sens l’autorité de chose jugée paraît moins relative qu’ailleurs. La raison en est simple la structure de la contestation tranchée n’est pas la même. Il importe de modeler les pouvoirs du juge et l’autorité de chose jugée. En matière gracieuse, une fois que le juge aura homologué ou autorisé une convention par exemple, nulle personne ne pourra par la suite affirmer que l’acte est contraire à un intérêt pour la protection duquel le contrôle du juge s’imposait. L’autorité de chose jugée ne peut être relative aux « parties ». Il en va de même en droit des entreprises en difficulté. La contestation ayant été créée, elle est « objective », et non subjective. Il importe alors d’une part d’avoir la solution la plus proche de la vérité objective –ce qui implique des pouvoirs particuliers du juge- et ensuite que la solution s’impose à tous…
38Mais la contestation que le législateur présume, il peut décider de ne plus la présumer de manière à ce que le juge ne soit saisi qu’en présence d’une contestation réelle. C’est ainsi que l’on peut déjuridictionnaliser le divorce, la résolution, l’annulation, ou encore le changement de régime matrimonial. Mais ce phénomène de juridictionnalisation/déjuridictionnalisation est particulièrement éloquent en matière pénale.
B – La juridictionnalisation en matière pénale
39Juridictionnalisation par extension. Selon Pierre Hébraud, la répression pénale ne comportant pas de litige véritable entre parties, la sanction pénale n’étant pas par nature un acte juridictionnel, sa juridictionnalisation s’est opérée par extension. Hébraud nous dit que le procès pénal pourrait ne pas exister, ce qui est déconcertant, car l’archétype du procès, dans l’opinion publique ainsi que dans la littérature et au cinéma, est le procès qui aboutit à une condamnation pénale26. Il reste que la répression pénale peut effectivement se passer de procédures, ou ces procédures peuvent n’être que pure mise en scène : il existe en effet des faux procès27. Et il n’est pas anodin de constater, à l’aune de la doctrine de Pierre Hébraud, que seul le procès pénal peut être faux.
40Le procès pénal, mettant aux prises la personne poursuivie et le ministère public représentant les intérêts de la société, découle donc de ce processus d’extension de l’acte juridictionnel, qui concerne aussi bien le fond (la mise en place d’une contestation) que les formes (la mise en place d’un débat contradictoire). Hébraud explique cette démarche d’extension de l’acte juridictionnel à la sanction pénale par la volonté d’offrir à la personne risquant une condamnation des garanties pour se défendre. Mais ce que précise l’auteur, et c’est la conséquence de ce qui précède, c’est que cette extension de l’acte juridictionnel à la répression pénale, autrement dit l’existence même du procès pénal, comporte nécessairement (car précisément il y a eu extension) une part d’artifice. La contestation et le contradictoire ne vont pas de soi, ils ne sont ni naturels, ni spontanés.
41La contestation et le contradictoire ne sont pas naturels. La répression pénale est pour Hébraud naturellement unilatérale : il s’agit de juger un acte, un homme. Seul le prévenu ou l’accusé est, de façon inéluctable, partie prenante au processus aboutissant à une sanction pénale. Ce n’est donc pas le cas du ministère public, lequel n’est partie au procès que parce qu’il a été suscité, instauré avec la juridictionnalisation, pour permettre justement l’organisation d’un débat. Débat qui a pour assise celui qui existait auparavant entre l’auteur de l’infraction et la victime au temps de la vengeance privée. C’est d’ailleurs parce que la contestation et le contradictoire comportent une part d’artifice que le ministère public a une position ambigüe ; c’est ce qui justifie qu’il soit à la fois partie représentant les intérêts de la société soumis à la subordination hiérarchique, et magistrat bénéficiant à ce titre d’une certaine indépendance, comme le juge.
42La contestation et le contradictoire ne sont pas non plus toujours spontanés. Dans la réalité, en effet, il se peut que le prévenu ou l’accusé ne se défende pas, en avouant les faits reprochés. Dans ce cas, cependant, le juge pénal n’est pas lié par l’aveu, il doit malgré tout procéder à une vérification juridictionnelle des faits et de la culpabilité, et c’est là aussi une indispensable garantie offerte au justiciable. Par ailleurs, et même si Hébraud n’en parle pas, la présomption d’innocence et le droit au silence font que l’individu n’est certes pas tenu d’avouer, mais il n’est non plus tenu de se défendre activement.
43Nous ne pouvons donc que nous réjouir de la juridictionnalisation de la répression pénale décrite par Hébraud qui permet à la fois au prévenu ou à l’accusé de se défendre effectivement s’il le souhaite, mais qui permet aussi, même sans cela, de faire que le juge ne condamne pas automatiquement.
44Résumé. Pour Hébraud, « le cours normal des choses » est que la répression pénale, puisqu’elle ne tranche pas de litige, ne soit pas juridictionnalisée. La sanction pénale ne devrait normalement pas découler d’un jugement. Le procès pénal a uniquement été créé pour offrir des garanties à la personne poursuivie laquelle va pouvoir se défendre et contredire la partie poursuivante, le ministère public, qui est intrinsèquement lié à cette juridictionnalisation. Il résulte de cette juridictionnalisation une part d’artifice dans la mise en place d’une contestation et du contradictoire, qui ne sont ni naturels ni spontanés, ainsi que la position ambigüe du ministère public.
45La doctrine de Pierre Hébraud permet-elle d’analyser la procédure pénale actuelle et ses évolutions depuis 49 ? En quoi nous est-elle utile ?
46Evolutions du contentieux pénal depuis 1949. Les évolutions du procès pénal depuis 49, commandées notamment par des impératifs de gestion des flux et par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, éclairent davantage encore les positions de Hébraud à propos du phénomène de juridictionnalisation du contentieux pénal et de la position du ministère public en tant que partie à ce contentieux. Les théories de Hébraud peuvent nous servir d’outils de compréhension de ces évolutions : l’impression qui se dégage est que ces dernières peuvent être lues et analysées de façon pertinente grâce sa doctrine, qui paraît donc bien vivante ; elles nous invitent aussi à renouveler la réflexion à propos des transformations de la procédure pénale.
47Juridictionnalisation et « dé-juridictionnalisation ». La juridictionnalisation du contentieux pénal par extension s’est poursuivie depuis 49 où des procédures ayant une incidence sur la sanction pénale ont été juridictionnalisées par la volonté d’offrir plus de garanties aux personnes condamnées : nous pensons ici évidemment à l’application des peines avec les lois du 15 juin 2000 et 9 mars 2004.
48Mais, à l’inverse, dès lors que la répression pénale n’est pas juridictionnelle par nature, il est permis de voir que l’extension décrite par Hébraud n’est pas irréversible, il y a des retours en arrière qui sont possibles et qui sont autant d’exceptions à la juridictionnalisation de la répression pénale. Hébraud, dans son article, relevait déjà l’existence de telles dérogations ou en tout cas de procédures permettant d’alléger les formes de la répression pénale. Celles-ci ont été étendues, notamment avec l’amende forfaitaire28 et, comme le prévoit l’article 6 du CPP, avec la transaction pénale et la composition pénale29.
49Ce double mouvement en sens inverse (juridictionnalisation, dé-juridictionnalisation) illustre ainsi la théorie de l’extension de l’acte juridictionnel et le fait que ce dernier n’est pas consubstantiel à la répression pénale.
50Position du ministère public. La répression pénale ne comportant pas de litige, c’est sa juridictionnalisation, donc l’existence du procès pénal, qui permet la contestation et le contradictoire, mais de façon quelque peu artificielle. Et c’est cette part d’artifice qui, selon Hébraud, justifie la position ambiguë du ministère public : ce dernier n’est pas seulement la partie défendant les intérêts de la société contre la personne poursuivie, soumis à la subordination hiérarchique ; il est aussi un magistrat, membre de l’autorité judiciaire, bénéficiant de certaines garanties d’indépendance, et œuvrant pour la manifestation de la vérité.
51L’évolution de sa place et de son rôle dans la procédure pénale ainsi que celle concernant son statut (présent et, peut-être, à venir) font que le ministère public a tendance à se rapprocher du juge, et plus précisément du juge d’instruction. Quelques réformes, parmi les plus récentes, peuvent être citées à titre d’illustrations :
- abrogation des instructions individuelles du garde des Sceaux, ce qui renforce l’indépendance du parquet (loi du 25 juill. 2013)30 ;
- le ministère public est soumis au principe d’impartialité (loi du 25 juillet 2013, art. 31 du CPP) ;
- le procureur de la République doit veiller à ce que l’enquête tende à la manifestation de la vérité et qu’elle soit accomplie à charge et à décharge (loi du 3 juin 2016, art. 39-3 du CPP) ;
- le procureur de la République, à l’issue de l’enquête préliminaire, peut être sollicité par la personne ayant fait l’objet d’une garde à vue ou d’une audition libre, afin de consulter le dossier et formuler des observations (loi du 3 juin 2016, art. 77-2 du CPP) ;
- la personne déférée devant le procureur de la République en matière correctionnelle bénéficie notamment de l’accès au dossier et du droit de demander des actes (loi du 27 mai 2014, art. 393 du CPP).
52L’ambigüité de la position du ministère public décrite par Hébraud est donc peut-être aujourd’hui moins notable, puisque le ministère public, de par son statut et ses fonctions, s’apparente davantage à un juge qu’à une partie au procès. Cela étant, le ministère public continue d’être la partie qui représente les intérêts de la société. Donc, l’ambigüité n’a pas disparu. On pourrait même avancer qu’elle s’est accentuée du fait de ces réformes. Mais parallèlement à ces évolutions, d’autres sont à signaler, qui concernent la victime laquelle a pris une place de plus en plus importante au sein du procès pénal31.
53Ainsi, on constate que le ministère public tend à supplanter le juge, et singulièrement le juge d’instruction, car l’enquête a pris le pas sur l’instruction. De plus, le ministère public, en tant que partie s’opposant à la défense, tend, lui, à être concurrencé par la victime. Résultat : cette position traditionnelle du ministère public - partie qui s’oppose à la personne poursuivie - telle que décrite par Hébraud n’est plus aussi centrale. Ce qui ne signifie pas que le ministère public est moins présent ; au contraire, il est devenu un acteur incontournable de la répression pénale, mais bien au-delà du procès stricto sensu32.
54Du fait de ces transformations du ministère public, et par là-même inévitablement du juge et de la procédure pénale, ne serait-ce pas l’occasion, presque 70 ans après Hébraud, de réfléchir à nouveau, grâce à lui, à la nature de la sanction pénale ?
Notes de bas de page
1 P. Hébraud, « L’acte juridictionnel et la classification des contentieux. A propos de la condamnation pénale », Recueil de l’Académie de législation de Toulouse, T. XIX, 1949, p. 131.
2 Id., p. 137 : « la définition de sa nature doit être dominée par sa fonction sociale ».
3 Voir not. L. Duguit, « L’acte administratif et l’acte juridictionnel », RDP 1906, p. 446 ; G. Jèze, « L’acte juridictionnel et la classification des recours contentieux », RDP 1909, p. 667 ; R. Guillien, L’acte juridictionnel et l’autorité de chose jugée, th. Bordeaux 1931.
4 R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’Etat, t. 1, Sirey 1920, réed. présentée par. E. Maulin, D. 2003.
5 P. Hébraud, op. cit. n° 2, notamment Japiot, Traité élémentaire de procédure civile et commerciale, Rousseau et cie, 3ème éd. 1935, n° 136 et s.
6 n° 2.
7 n° 1.
8 Id.
9 L. Cadiet et E. Jeuland, Droit judiciaire privé, 8ème éd. LexisNexis 2013, n° 101.
10 P. Hébraud, op. cit., n° 4.
11 Op. cit.
12 Op. cit.
13 Op. cit.
14 Op. cit.
15 S. Guinchard, C. Chainais, F. Ferrand, Procédure civile, 32ème éd. 2014, Dalloz, , n° 1015.
16 P. Hébraud, op. cit., n° 6.
17 Op. cit.
18 P. Hébraud, op. cit., n° 4.
19 P. Hébraud, op. cit., n° 14.
20 Id.
21 J. Théron, L’intervention du juge dans les transmissions de biens, LGDJ 2008, n° 183 et s.
22 P. Hébraud, op. cit. n° 14.
23 P. Hébraud, op. cit. n° 17 et 19.
24 H. Solus et R. Perrot, Droit judiciaire privé, t. 1, Sirey, 1961, n° 480.
25 J. Théron et A. Martinel, « Exécution forcée, entre rapports de force et droits fondamentaux du procès », in L’exécution forcée : des procès dans le procès ss dir. L. Flise et E. Jeuland, IRJS, 2017, tome 87, p. 77.
26 V. Les figures du procès au-delà des frontières, W. Mastor, L. Miniato (dir.), Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2013 ; Chronique judiciaire et fictionnalisation du procès. Discours, récits et représentations, E. Jouve, L. Miniato (dir.), Mare & Martin, 2017.
27 V. M.-A. Frison-Roche, La philosophie du procès, propos introductifs, Archives de philosophie du droit, « Le procès », T. 29, Sirey, 1995, p. 19.
28 D’abord applicable pour certaines contraventions, elle l’est aussi pour certains délits depuis la loi du 18 nov. 2016 (v. les art. 495-17 et s., et 529 et s. du CPP).
29 V. également les art. 41-1-1 et s. du CPP.
30 Mais le ministère public reste placé « sous l’autorité du garde des Sceaux », selon l’art. 5 de l’ordonnance du 22 déc. 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature. Dispositions qui ne sont pas contraires au principe de l’indépendance de l’autorité judiciaire : v. en ce sens C. constit., 8 déc. 2017, n° 2017-680 QPC (JCP, g, n° 3, 15 janv. 2018, p. 51, note de H. Matsopoulou).
31 V. notamment, parmi une abondante littérature, La place de la victime dans le procès pénal, Y. Strickler (dir.), Bruylant, 2010.
32 V. A. Botton, Le renforcement du rôle du procureur de la République, AJ Pénal, 2016, p. 562.
Auteurs
Maître de conférences HDR, Institut National Universitaire Jean-François Champollion
Professeur à l’Université Toulouse Capitole
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
Dix ans après
Sébastien Saunier (dir.)
2011