Synthèse. La pedagogie en droit : pour qui et pour quoi faire ?
p. 421-431
Texte intégral
1A l’heure de la synthèse, quels pédagogues pourraient s’aventurer à élaborer une conclusion définitive sur le rôle de la pédagogie en Droit ? Si la pédagogie implique, comme nous le croyons, une part de prudence dans l’enseignement, ils seront peu nombreux. Pour autant, rien n’interdit de chercher à tirer quelques réflexions des communications présentées.
2Pour ce faire, imitant de nombreux intervenants, il faut partir de la signification à accorder au terme même de pédagogie. D’emblée, Jean-Arnaud Mazères a cherché à l’éclairer en s’interrogeant tout simplement sur “qu’estce que” la pédagogie, en mobilisant aussi bien l’étymologie que l’histoire, la philosophie ou la sociologie. Au regard de ces différentes postures, il n’est guère risqué de considérer que la pédagogie peut renvoyer à deux idées principales. Elle constitue d’une part un corpus théorique visant à analyser l’éducation, une science recherchant les fins et les moyens appropriés à l’éducation ; elle est d’autre part, et c’est le sens qui lui est communément attribué, l’art d’enseigner regroupant ainsi les diverses formes – issues pour l’essentiel de la pratique – de transmission du savoir.
3Situer une telle pratique dans le champ du Droit conduit alors non seulement à transgresser une séparation entre deux univers qui semblent s’ignorer, mais peut-être surtout à s’interroger sur les habitudes et habitus des juristes. Admettre que la pédagogie puisse être au service du Droit, c’est reconnaître l’existence d’un savoir juridique – donc d’un pouvoir – particulier, ce qui conduit alors à déterminer quels en sont les détenteurs, ou pour le dire autrement qui sont les pédagogues en Droit (§ 1) et à se demander quels sont leurs objectifs (§2).
1 – L’IDENTIFICATION DES PÉDAGOGUES EN DROIT
4Si l’évocation des pédagogues renvoie a priori aux enseignants, il faut noter qu’un double mouvement, bien mis en exergue par divers intervenants, trouble cette évidence. En effet, non seulement une diversification des modèles d’enseignement – et d’enseignants – s’observe (A), mais en outre de nouveaux pédagogues comme les juges entrent en scène (B).
A – La diversification des méthodes d’enseignement
5Le truisme n’étant pas toujours inutile, il faut d’abord rappeler que les pédagogues sont avant tout les enseignants. L’analyse de leurs méthodes est donc essentielle pour comprendre l’impact qu’elles ont sur l’esprit et les pratiques des juristes. A ce titre, la démarche de Céline Lageot, qui s’appuie sur une étude comparative de l’enseignement du Droit en France et en Grande-Bretagne, est particulièrement intéressante. Elle fait effectivement apparaître qu’en France, l’essentiel de la formation juridique “de principe” est délivrée, au sein des facultés, par des enseignants-chercheurs alors qu’en Grande-Bretagne, la formation est essentiellement fondée sur la pratique. Si la formation d’un étudiant britannique connaît une phase universitaire et une phase professionnelle, l’enseignement à l’université est beaucoup plus pratique qu’en France, notamment à l’aide d’études de cas.
6Or, une hybridation des modèles est parfaitement possible, comme le montre bien Valérie Larrosa, en établissant combien l’enseignement du droit en France gagnerait à accorder une meilleure place à la casuistique dans ses méthodes. Elle permettrait “d’approcher le droit en situation”, ce qui rendrait la discipline moins austère, moins hermétique et donc plus facilement compréhensible. Ces deux intervenantes avancent encore que ces méthodes d’enseignement sont en lien direct avec la nature du droit, les méthodes d’enseignement ayant un effet sur la manière de penser le Droit et la structuration de ce dernier jouant sur les modalités de son enseignement. Ainsi par exemple Céline Lageot explique que la part de la pratique dans l’enseignement britannique se fonde sur le système de la common law, qui ne peut s’accommoder d’un enseignement trop théorique.
7L’interrogation sur la pédagogie de celles et ceux qui enseignent le droit est d’autant plus indispensable s’il est admis avec Jacques Caillosse que l’enseignement du Droit a déjà changé, dans la mesure où il est trop souvent déconnecté de la recherche. Partant de l’idée selon laquelle l’objet même de la discipline “droit administratif” a été grandement modifié – il préfère d’ailleurs parler de droit de l’action publique – il considère que la façon de former les étudiants à ce Droit doit changer aussi, en interrogeant sa place dans le système juridique actuel – lui-même toujours plus complexe – et dans son rapport global aux sciences sociales. Il en découle un salutaire appel à l’interdisciplinarité, porteuse d’une évolution de la pédagogie juridique.
8Dans une perspective proche, Jean-Baptiste Pointel met l’accent sur la relation d’autorité qui se noue entre le professeur et l’étudiant, de sorte que selon la posture épistémologique de l’enseignant, la représentation, l’appréhension et la compréhension que l’étudiant aura du Droit différera. Dès lors, apparaissent clairement des influences entre la nature du droit, son enseignement et ses représentations.
9Aux côtés de la question des méthodes d’enseignement se pose celle des instruments de transmission du savoir et de la prise en compte des nouvelles technologies à l’instar des blogs comme l’explique Lionel Miniato. De fait, le blog peut être un support au service de l’enseignement, à l’image des environnements numériques de travail, en tant que moyen de communication avec les étudiants. Mis à jour régulièrement, le blog sera également utilisé comme veille juridique, bibliographique ou évènementielle. A ce titre, il sera aussi utile pour les citoyens qui trouveront tant sur les blogs des universitaires que sur ceux des praticiens, un éclairage sur des questions juridiques en débat à partir d’un support et d’un langage plus accessibles que dans les revues spécialisées. Une pratique pédagogique de l’enseignement juridique peut donc nourrir la citoyenneté.
10Ainsi, confrontés à de nouveaux modèles, à des rencontres disciplinaires et des méthodes innovantes, les enseignants sont amenés à faire évoluer leurs enseignements, l’oralité perdant par exemple un peu de terrain pour laisser émerger une pédagogie de l’écrit. Ils diversifient donc leurs profils, contribuant de la sorte à une diffusion de plusieurs types de pédagogies juridiques.
11L’un des points communs à la grande majorité des enseignants de Droit reste cependant leur qualité d’universitaire, qui fait que l’enseignement est normalement adossé à une activité de recherche, qui le féconde. Encore faut-il aujourd’hui relativiser ce constat classique du fait de l’entrée en scène des juges sur le terrain de la pédagogie.
B – L’entrée en scène des juges pédagogues
12Plusieurs autres intervenants se sont, pour leur part, placés du point de vue non plus de l’enseignant mais du juge, en s’intéressant aux méthodes qu’il met en œuvre pour être plus pédagogue. Les différentes contributions ont du reste étudié l’ensemble des juridictions suprêmes françaises : Conseil constitutionnel, Cour des Comptes, Cour de cassation comme Conseil d’Etat et se sont attachées plus spécialement à deux types de vecteurs pédagogiques : les décisions elles-mêmes mais aussi les instruments de communication dont disposent ces juridictions.
13En ce qui concerne les décisions juridictionnelles, deux moyens semblent être privilégiés pour produire une certaine forme de pédagogie : la motivation et l’obiter dictum. Toutefois une technique propre au juge constitutionnel a été préalablement sondée par Aurélie Duffy-Meunier : l’interprétation conforme qui permet au juge d’interpréter non pas les normes de références mais la norme qu’il contrôle afin de lui donner un sens déterminé qui la rend conforme à ces normes de référence. Si différentes méthodes semblent être employées par les juridictions constitutionnelles – réserves d’interprétation pour le Conseil constitutionnel ou présomption de constitutionnalité pour la Cour suprême des Etats-Unis par exemple – cette technique a pour ambition avouée de sauver la loi mais vise aussi, de façon plus diffuse, à faire jouer un rôle normatif aux juridictions constitutionnelles.
14De son côté, Christophe Alonso s’attarde sur la motivation des décisions juridictionnelles du Conseil d’Etat, en considérant qu’elle constitue à la fois un moyen d’informer – les parties, le public comme les juges du fond –, de prouver, de démontrer et de persuader. Cette volonté du Conseil d’Etat d’expliquer le fondement de ses décisions remonte au début du XXème siècle mais elle connaît aujourd’hui un essor important qui se manifeste par un développement de la motivation. L’une des démonstrations de cette volonté se trouve dans le développement de véritables modes d’emploi contenus au sein même de la motivation de certaines décisions, guides à destination de l’administration, des juges, des justiciables, de l’opinion ou encore de la doctrine. Caroline Foulquier insiste, à partir de l’exemple de diverses décisions récentes rendues par le Conseil d’Etat concernant les travaux publics, sur le fait que ces modes d’emploi sont spécialement adressés à l’administration. En effet ils permettent au juge, non seulement de clarifier certaines règles dont l’interprétation paraît malaisée mais aussi d’expliquer comment mettre en œuvre cette interprétation, comment agir conformément à la légalité. De la sorte, le juge ferait réellement œuvre de pédagogie en éduquant en particulier l’administration. Damien Botteghi, quant à lui, estime que si la motivation peut permettre au juge d’expliquer sa décision, elle ne sert que rarement à la justifier. Cette justification doit plutôt être cherchée dans les conclusions des rapporteurs publics ou les différents commentaires que les juges peuvent faire de leurs décisions dans les revues spécialisées. Pour lui, la pédagogie du juge – qu’elle passe par une motivation accrue des décisions ou la simplification du langage qu’il emploie – n’est pas une fin en soi mais un moyen d’exercer sa fonction de cassation en étant mieux compris – de l’administration comme des juges du fond – afin que les règles jurisprudentielles soient mieux appliquées et anticipées dans un monde juridique sans cesse plus complexe. Ce constat est d’ailleurs relayé par plusieurs contributions, qui toutes montrent que le juge suprême utilise la pédagogie – entre autres méthodes – pour uniformiser les solutions jurisprudentielles, et par là même, le Droit, tout en asseyant un peu plus son autorité sur les juridictions inférieures. La pédagogie se présente alors comme une manière douce permettant aux juridictions de cassation, et peut-être plus encore au Conseil d’Etat, de renforcer leur emprise sur leur ordre juridictionnel.
15Lorsqu’il exerce sa fonction juridictionnelle, le juge dispose d’autres instruments pour se faire entendre : les opinions séparées et l’obiter dictum. Pascal Jan avance l’idée que le système juridique français aurait tout à gagner à admettre la publication des opinions séparées des juges. Elle permettrait en particulier de fournir un autre éclairage aux citoyens et nécessiterait des autres juges qu’ils motivent mieux, qu’ils expliquent davantage leurs décisions, ce qui les rendraient plus accessibles. Si l’influence de la Cour de Strasbourg et du droit comparé y pousse, la tradition française de secret du délibéré résiste pour l’heure encore.
16D’autre part, contrairement à la motivation en tant que telle, l’obiter dictum ne fonde pas le dispositif de la décision. Selon Ariane Vidal-Naquet qui étudie les obiter dicta dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ils peuvent revêtir quatre fonctions essentielles : motiver les motifs, légitimer le contrôle, préciser la jurisprudence ou bien encore annoncer une évolution jurisprudentielle. Maryse Deguergue observe pour sa part que l’obiter dictum, cette “excroissance du pouvoir normatif”, sert au Conseil d’Etat à anticiper sur des difficultés qui pourraient être soulevées devant lui ultérieurement, voire dans une affaire pendante. Ainsi, devant le Conseil d’Etat ou la Cour de cassation, c’est la fonction de juge de cassation et donc sa mission d’uniformisation du Droit qui justifierait l’utilisation de cette technique. Il en va de même en ce qui concerne les avis spontanés ou les revirements prospectifs opérés par la Cour de cassation, comme l’avance Elsa Burdin qui considère également que, proches des arrêts de règlement proscrits par le Code civil, ces techniques manifestent le pouvoir normatif du juge. Au-delà, pour Maryse Deguergue, cette technique permettrait au Conseil d’Etat de faire œuvre de doctrine en interprétant et en synthétisant sa propre jurisprudence en particulier à destination des autres juridictions administratives. Ainsi, la pédagogie est ici au cœur d’un brouillage des fonctions traditionnelles des divers types d’acteurs juridiques.
17C’est spécifiquement sur cette volonté du juge de faire œuvre doctrinale que Mathieu Disant s’est arrêté. Il explique qu’outre la motivation qui est contenue, par définition, dans la décision, il existe un ensemble de documents qui accompagne celle-ci et participe à l’activité normative du juge. En effet, si la motivation permet de comprendre la décision, encore faut-il qu’elle soit diffusée. Cette diffusion ne se résume plus aujourd’hui à la seule publication des décisions ; elle se traduit également par la production de commentaires, de communiqués, de notes, etc. par les juridictions elles-mêmes ou par certains de leurs membres. De cette manière apparaissent aux côtés de la doctrine – celles des universitaires – une “doctrine officielle” - celle des juridictions – et une doctrine autorisée – celle que certains membres des juridictions font paraître dans les colonnes des revues juridiques – qui ont pour but d’expliquer, voire de justifier les décisions prises. En cela, elles participent d’une certaine pédagogie, en permettant une meilleure compréhension de la production juridictionnelle. En revanche, comme le souligne M. Disant, ces doctrines “ne [les] discutent pas dans l’optique d’un droit meilleur”. Elles n’ont pas l’apport critique que Jacques Caillosse considère comme inhérent à la recherche universitaire, mais dont Christian Atias estime qu’il a décliné du fait d’une auto-censure de la doctrine traditionnelle, devenue trop suiviste à l’égard de la jurisprudence.
18Par-delà ce qui figure dans l’arrêt lui-même pour l’expliquer, Hafida Belrhali-Bernard s’est consacrée à l’étude de la portée pédagogique d’un document particulier des juridictions : le rapport public en examinant ceux du Conseil d’Etat, de la Cour de cassation et de la Cour des comptes. Au-delà de leurs différences, ces rapports constituent un instrument privilégié de communication pour ces juridictions leur permettant d’être mieux identifiées, mieux comprises grâce à un langage plus accessible. Ils visent d’abord à informer – c’est en particulier le rôle du rapport d’activité – à expliquer et justifier leurs décisions, voire à proposer des modifications législatives et réglementaires. Ils sont aussi l’occasion pour les juridictions de faire, ici encore, œuvre de doctrine en accordant une place privilégiée à l’étude d’un thème donné.
19L’autre technique innovante porteuse de pédagogie correspond aux communiqués de presse du Conseil d’Etat, auxquels s’est intéressé Olivier Renaudie. Par leur style, ils sont un instrument privilégié pour expliquer les décisions de la juridiction, son raisonnement ou les règles qu’elle a mises en œuvre en l’espèce. Ils constituent un moyen pour le Conseil d’Etat de vulgariser ces décisions auprès des journalistes et donc des citoyens. Pascale Deumier, de son côté, explique que si la Cour de cassation fait œuvre de pédagogie, ce n’est qu’en dehors de ses arrêts qui sont, eux, “anti-pédagogiques” comme l’explique et le déplore Christian Atias appelant de ses aveux une meilleure motivation de la part de la Cour de cassation. Ainsi, le rapport annuel, les notes au Bulletin d’information, la chronique de la Cour de cassation au Recueil Dalloz et, surtout, les communiqués de la Cour lui permettent d’expliquer ses arrêts. Aussi Pascale Deumier préconise-t-elle que lorsque la Cour de cassation use de son pouvoir normatif, elle procède, au sein même des arrêts, à plus de “transparence” afin que l’on comprenne mieux ses interprétations.
20Ainsi, par toute une série de techniques diversifiées, les juges se font pédagogues et viennent concurrencer les enseignants, tout en modifiant quelque peu le sens de la démarche pédagogique, dont il faut maintenant chercher à déterminer les apports essentiels.
II – LA DÉTERMINATION DES OBJECTIFS DE LA PÉDAGOGIE EN DROIT
21Si l’ambition pédagogique des enseignants, qui se doivent d’être compris par leurs étudiants sous peine de voir leur amphithéâtre se vider désagréablement, s’explique d’évidence et ne nécessite guère de longs développements, celle des nouveaux pédagogues mérite en revanche quelque approfondissement. Elle semble répondre à plusieurs exigences : la première est une volonté de renforcer l’efficacité du Droit (A), en contribuant à une meilleure réception des normes par leurs destinataires. La deuxième, qui en découle, est de renforcer la légitimité des acteurs juridiques (B), en leur permettant d’intervenir sous une forme nouvelle dans le processus de diffusion des règles.
A – Un objectif d’efficacité du Droit
22Plusieurs intervenants ont mis en exergue la possibilité d’améliorer la production normative grâce à divers efforts de pédagogie. Certains l’ont fait en s’intéressant plus particulièrement aux apports de certaines formes de pédagogie dans le travail du législateur et du pouvoir réglementaire. C’est ainsi que Grégory Houillon considère que les décisions législatives ou gouvernementales gagneraient en efficacité – leurs destinataires y adhéreraient plus facilement – par le renforcement de la “pédagogie a posteriori” et l’amélioration de la “pédagogie a priori”. La première consisterait à justifier la décision, notamment grâce à la motivation des actes administratifs ou l’exposé des motifs d’un projet de loi. Cette pédagogie qui reste, en quelque sorte, empreinte d’unilatéralisme serait toutefois insuffisante pour rendre la décision pleinement efficace. Il faudrait pour cela rendre le citoyen actif par l’intermédiaire du lobbying qui constituerait une pédagogie d’implication assurant l’adhésion à la règle ainsi négociée. Cette perspective implique d’adopter une représentation assez enchantée du lobbying, mais elle a le mérite d’inciter à la réflexion sur ce thème.
23Pour sa part, Frédérique Rueda s’appuie sur le développement des études de législations comparées au sein du Sénat et de l’Assemblée Nationale. Ces études sont un élément, parmi d’autres, d’information des parlementaires sur une question d’actualité – dépôt d’un projet ou d’une proposition de loi, question faisant débat, suivi de l’application d’un texte entré en vigueur – et offrent la garantie d’une meilleure mise en perspective. Mieux éclairés sur les enjeux du texte en débat, ils peuvent logiquement légiférer dans des conditions d’information plus satisfaisantes, ce qui améliore certainement la qualité des textes. Dès lors, il semble que la pédagogie puisse contribuer, même si ce n’est qu’indirectement à renforcer l’anticipation de l’application des normes dans la mesure où des règles mieux écrites sont généralement mieux comprises et de ce fait plus souvent appliquées conformément à leur esprit.
24Du côté du juge, la pédagogie vise fréquemment, qu’elle soit interne ou extérieure aux arrêts, à permettre de mieux prendre en compte les effets concrets des décisions. Pour ce faire, la pédagogie interne peut être mobilisée comme un instrument juridictionnel, qui facilitera l’identification des effets de l’espèce. Son usage, peut-être lié au développement d’une fonction d’administrateur du juge1, traduit donc une attention renouvelée à l’égard des faits juridiques, impliquant notamment une revalorisation de la sociologie du droit, comme l’a noté Valérie Larrosa. Elle peut également être perçue comme un outil jurisprudentiel, offrant la possibilité de resituer l’affaire dans une filiation et d’en préciser les apports pour l’avenir. Dans ce cas, elle permet au magistrat de faire œuvre doctrinale. Elle montre bien à quel point ces deux aspects du rôle du juge ne sauraient être trop artificiellement séparés, la résolution d’un litige se comprenant souvent mieux lorsqu’elle est resituée dans un contexte jurisprudentiel plus large. Au-delà de cet enseignement théorique, il est essentiel d’insister sur l’apport à l’effectivité du Droit, en l’occurrence des décisions de justice, de la pédagogie des juges. Il est du reste significatif que cet effort soit particulièrement visible au sein des juridictions de cassation, pour qui l’intérêt d’une bonne application de leur jurisprudence est plus prégnant encore, surtout en des temps de rationalisation de leur activité à coups d’objectifs chiffrés.
25S’agissant de la pédagogie externe à la décision, les choses sont encore plus claires car elle se présente explicitement comme un effort de communication offrant l’opportunité de lancer des messages aux destinataires des normes. Frédéric Tiberghien l’exprime parfaitement lorsqu’il énonce au détour d’une interview que “l’idée que nous voulons faire passer est celle d’une pédagogie de l’utilisation du contrat”2. L’instrument vise alors apparemment à informer les usagers sur la manière de mettre en œuvre les normes. Toutefois, le constat est parfois plus complexe comme le rappelle Pascale Deumier, dans la mesure où l’effort pédagogique conduit aussi à révéler certaines ambiguïtés du Droit, à montrer ce que les juristes se sont longtemps évertués à cacher, à savoir “la teneur indécise du droit”3 et l’incertitude ontologique de l’interprétation juridique.
26Malgré cette réserve, il apparaît bien que l’ambition pédagogique des nouveaux pédagogues repose principalement sur la volonté de concourir à une meilleure réception du Droit par ses destinataires et d’en permettre ainsi une application plus efficace. Pour autant, ce louable objectif peut dissimuler d’autres souhaits, et notamment celui d’améliorer sa légitimité d’acteur.
B – Un objectif de légitimité des acteurs
27S’il est évident que la légitimité des enseignants passe par la reconnaissance de leurs qualités pédagogiques, il n’en va pas de même pour les autres acteurs juridiques. Ceux-ci bénéficient en effet a priori d’autres formes de légitimité, qu’elles soient électives pour les autorités politiques ou institutionnelle pour la Justice, cette dernière s’appuyant en outre sur une légitimité individuelle des juges fondée sur la compétence attestée par le succès à un concours et la progression dans la carrière.
28Pour autant, rien n’interdit de chercher à renforcer cette assise en conquérant une légitimité fonctionnelle. Or, dans cette perspective, la pédagogie se présente comme un instrument très utile en ce qu’elle permet de jouer sur plusieurs registres. Elle peut tout d’abord s’inscrire dans une logique un peu autoritaire, celle où le maître fait passer son savoir aux destinataires, en s’appuyant surtout sur sa posture de “sachant”. Tel peut parfois être la démarche des juridictions de cassation ou du Conseil constitutionnel qui, imposant l’analyse d’une disposition comme l’interprétation juste ou vraie résultant d’un acte scientifique et surtout pas d’un acte de volonté, fait avant tout valoir sa position hiérarchique pour justifier sa décision et imposer sa discipline.
29Mais l’apport d’une démarche pédagogique consiste aujourd’hui plutôt à tenter de convaincre et persuader. De fait, un raisonnement étayé par des explications contextuelles et une mise en perspective ou l’explicitation du mode d’emploi d’une décision sont censées faciliter l’appropriation des solutions juridiques proposées par leurs destinataires et finalement permettre un meilleur respect des prescriptions juridiques.
30Si ces deux registres demeurent également utilisables, il appert que les juges tendent désormais à préférer le deuxième. Le contexte général de transparence de l’action administrative et le développement d’une véritable citoyenneté administrative constituent certainement des motifs expliquant ce choix. Un second élément provient de la nécessité de justifier le pouvoir normatif dont les juges admettent dorénavant ouvertement disposer. Comme celui-ci ne va pas de pair avec les pouvoirs classiques du juge, la pédagogie permet d’en accompagner la mise en œuvre et le faire accepter plus aisément. Encore faut-il préciser que cette construction de légitimité ne va pas de soi et peut heurter. En effet, entre les indications nécessaires à l’application d’une norme qu’un juge peut légitimement apporter dans le cadre de son action pédagogique et la création pure et simple de Droit à laquelle il peut se livrer dans des conditions démocratiquement contestables, il n’y a parfois qu’une distance faible. La pédagogie est donc porteuse d’un dépassement de l’office du juge – même enrichi par les dernières évolutions jurisprudentielles – qui recèle de fortes tensions politiques et juridiques. De fait, si la pédagogie peut améliorer la légitimité du juge, trop de pédagogie pourrait porter atteinte à cette même légitimité.
31Par ailleurs, le développement de la pédagogie, en premier lieu de la part des juges, notamment suprêmes, leur permet de toucher plusieurs types de destinataires et de concourir ainsi à asseoir leur légitimité très largement. Ils peuvent effectivement de la sorte justifier leurs solutions pour que les juges du fond les comprennent et les appliquent. De même, l’administration ou les citoyens en tant que justiciables seront plus à même de reconnaître et d’appliquer les décisions juridictionnelles s’ils sont convaincus de leur bien-fondé. Le recours à la pédagogie constitue donc un moyen d’enrichir et de rénover la gamme des instruments disponibles pour accroître la légitimité fonctionnelle des acteurs dans un contexte juridique très évolutif. Pour autant, la portée de cette action reste parfois en-deçà de ce qui était visé, les destinataires pouvant juger que la démarche est un simple affichage, que l’explication reste insuffisante ou non convaincante. Comme toute stratégie, la pédagogie connaît, même lorsque son usage est justifié, des limites liées aux comportements des autres acteurs.
32Au final, que l’accent soit mis sur l’objectif direct d’efficacité et d’effectivité du droit ou sur l’impact plus médiatisé quant à la légitimité des acteurs juridiques, il est certain que le développement quantitatif et qualitatif de la pédagogie dans le champ du Droit modifie les usages professionnels des juristes, qu’ils soient enseignants ou professionnels. Plus fondamentalement, l’émergence de la pédagogie, qui, comme l’a avancé Jean-Arnaud Mazères, reste indéniablement une relation de pouvoir, modifie en partie les rapports de force entre acteurs juridiques. S’il est encore difficile de mesurer l’évolution et de déterminer jusqu’à quel degré certains acteurs en sortent renforcés, nous espérons que ce colloque aura permis de percevoir le mouvement et d’attirer l’attention sur le rôle de la pédagogie en Droit, lequel mérite bien évidemment des explorations supplémentaires.
Notes de bas de page
Auteurs
Professeur de Droit public, Directeur de Sciences Po Toulouse (LaSSP)
Doctorant en Droit public (TACIP)
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La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
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Sébastien Saunier (dir.)
2011