Publiciser les opinions des juges : une exigence pédagogique pour intérioriser le droit
p. 261-273
Texte intégral
1En quoi l’admission des opinions séparées des juges suprêmes, et particulièrement des juges constitutionnels français est de nature à participer à la pédagogie du droit, entendue comme un ensemble de méthodes destinées à transmettre un savoir ? Telle est l’interrogation principale à laquelle on voudrait répondre dans la présente contribution. Mais avant même d’aller plus avant dans la réflexion, quelques observations préalables. Se questionner sur les opinions séparées en France c’est s’interroger sur un non objet, puisqu’elles ne sont pas admises. Mieux même, le secret du délibéré est érigé en dogme intangible, tant par les juges que par la doctrine. Pourtant, l’actualité montre combien des décisions du Conseil constitutionnel surprennent leurs destinataires au point que ces derniers remettent en cause l’institution juridictionnelle elle-même. L’invalidation de la “taxe Carbonne” dans le projet de loi de finances 2010 en est une illustration topique1. Le chef du gouvernement s’est dit “surpris” et ne pas saisir les ressorts de la motivation de la décision du juge constitutionnel, quand d’autres remettaient dans le même temps en cause l’autorité même du Conseil constitutionnel. A propos de la loi sur le redécoupage des circonscriptions législatives2, le Conseil constitutionnel a indiqué qu’il se bornait à effectuer “un contrôle restreint” et qu’il n’avait pas cherché à savoir “si les circonscriptions ont fait l’objet de la délimitation la plus juste possible”. Il n’en évoquait pas moins l’existence d’anomalies graves dans les aspects locaux du découpage. Il citait même explicitement deux exemples, en l’espèce les départements de la Moselle et du Tarn. Comme le note le sénateur Masson dans sa proposition de loi organique visant à admettre les opinions individuelles des juges constitutionnels3, “le moins que l’on puisse dire, c’est qu’en exprimant de manière à peine voilée sa réprobation à l’égard des pratiques mises en œuvre par le Gouvernement, le Conseil constitutionnel en a trop dit ou pas assez. L’expression d’opinions individuelles de certains de ses membres aurait ainsi été particulièrement opportune et instructive.”
2Ces deux exemples traduisent une insuffisante motivation, une insatisfaction, reproches inexistants pour les décisions de la plupart des juges suprêmes étrangers qui exercent dans un système juridique laissant place aux opinions individuelles, que celles-ci soient concordantes ou dissidentes, qu’elles portent sur les motifs et/ou le dispositif. La tradition anglo-saxonne invoquée pour justifier l’exclusion de cette procédure du droit français est partiellement juste, mais partiellement seulement ; née dans les pays de la common law (Etats-Unis, Royaume-Uni), la reconnaissance des opinions individuelles s’est progressivement généralisée comme faculté offerte aux juges pour exprimer leur dissentiment sur une décision, sans jamais que cette pratique ne dérive, hormis quelques cas isolés comme l’Espagne ; parmi les Etats concernés citons parmi les principaux, la Russie, la Canada, l’Allemagne, la Turquie, la Pologne, la Suisse, la Finlande…. Comparaison n’est pas raison. Certes… Mais la consécration des opinions individuelles dans ces Etats invite à la réflexion sur les raisons profondes qui militent en faveur du rejet des opinions séparées en France ; et en quoi leur admission participerait utilement à la pédagogie des citoyens, à la prise en mains par eux de la Constitution et à la défense optimale de leurs droits et libertés constitutionnels.
3Le droit français n’a donc jamais consacré la publicité des divergences en matière juridictionnelle. Bien au contraire, il énonce de manière ferme un principe élevé au rang de dogme, celui du secret des délibérés. Ce dernier est ancré dans notre droit depuis si longtemps et de manière si constante que l’on parle de tradition française du secret. Même si les temps semblent peu favorables à une admission des opinions individuelles, la récente admission de la question prioritaire de constitutionnalité a posteriori relance l’intérêt du questionnement. Il y a un déjà grand intérêt à lire les délibérations pour saisir le plus exactement possible les décisions du Conseil, tout comme il est essentiel d’avoir accès aux délibérations du Parlement pour bien appréhender les lois. Il y aurait un intérêt encore plus évident pour les citoyens à accéder aux différentes interprétations de la loi par les juges constitutionnels, désormais acteur du contentieux constitutionnel ; les juges et non le juge constitutionnel, le Conseil d’Etat et la Cour de cassation étant en mesure de ne pas renvoyer une question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel. Ce faisant, ces juridictions prennent position en faveur de la conformité de la loi à la Constitution. Il leur est interdit de sanctionner une loi inconstitutionnelle mais pas de valider une loi manifestement conforme aux droits et libertés de rang constitutionnel. La pédagogie s’avère d’autant plus nécessaire avec le maintien de l’exception d’inconventionnalité aux juges ordinaires dont la compétence constitutionnelle pour en juger est explicitement reconnue par le Conseil constitutionnel4.
4La loi tire son autorité morale notamment de la publicité des débats parlementaires. Dans la mesure où le juge participe indirectement à son écriture en l’interprétant, le citoyen est en droit d’en connaître les différentes lectures. Au-delà c’est la question décisive de la transparence du délibéré qui est posée.
I – PUBLICISER LES OPINIONS DES JUGES CONSTITUTIONNELS : UN REJET LOIN DE CONSIDÉRATIONS PÉDAGOGIQUES ET DE L’INTÉRÊT DES CITOYENS
5La doctrine Vedel, hostile à l’introduction des opinions individuelles au Conseil constitutionnel, semble inébranlable. Elle est systématiquement invoquée par les adversaires de l’opinion séparée. Livrant son bilan de neuf années au Conseil constitutionnel, le Doyen Vedel écrit que “notre tradition judiciaire ne va pas dans le sens de la publicité du dissentiment et l’on ne peut pas savoir quels dégâts produirait le changement, le temps qu’il prendrait à s’acclimater et les effets inattendus qu’il entraînerait”5. Plus clairement, le doyen Vedel considère que “l’admission des opinions dissidentes serait foudroyante. Le premier effet serait de présenter aux citoyens au lieu d’une cour de justice un spectacle qui aurait sa place entre [deux émissions populaires télévisées]. Le second serait de nous valoir des décisions et des opinions en forme de longs plaidoyers pour des procès entre membres du Conseil constitutionnel. Le troisième – et non le moindre – serait de priver le Conseil de la patiente élaboration du consensus qui préside à un grand nombre de décisions. Elle serait sacrifiée au désir sportif – et bine français – de signer de son nom l’exploit du jour”6. Dans le sillage de cette éloquente critique, la plupart des magistrats et universitaires français adhérent à cette analyse7.
6Les critiques adressées aux opinions individuelles paraissent décisives. Il n’en est rien. Bien au contraire, un argument tiré de la consécration trop tardive de la question de constitutionnalité a posteriori milite au contraire pour l’admission rapide des opinions séparées des juges de la conformité de la loi à la Constitution.
A – L’indépendance des juges
7Les opinions publiques individuelles inciteraient les membres du Conseil constitutionnel à prendre des positions souhaitées par les autorités de nomination8. Ce sentiment révèle une crainte plus qu’elle ne décrit une réalité.
8Au moment de prêter serment devant le Président de la République, les membres du Conseil constitutionnel “jurent de bien et fidèlement remplir leurs fonctions, de les exercer en toute impartialité dans le respect de la Constitution, de garder le secret des délibérations et des votes et de ne prendre aucune position publique, de ne donner aucune consultation sur les questions relevant de la compétence du Conseil”9. Le décret pris en application de la loi organique relative au Conseil constitutionnel précise les obligations de ses membres, notamment celle de ne prendre aucune position publique sur les questions ayant fait ou susceptibles de faire l’objet de décision de la part du Conseil. L’obligation a toujours été respectée, sauf lorsque son Président a été contraint d’intervenir publiquement pour tempérer les jugements excessifs d’un Premier ministre10. Les juges sont statutairement indépendants et le devoir d’ingratitude qui les habite les préserve vis-à-vis de l’autorité de nomination. Le syndrome de Becket est une réalité et les juges mettent un point d’honneur à décevoir lorsque, l’affaire le commande, les attentes des autorités qui les nomment afin de prouver leur indépendance. Le témoignage récent d’un ancien membre du Conseil constitutionnel, qui s’ajoute à de nombreux autres dont celui de Robert Badinter qui considérait que le conseiller constitutionnel avait “un devoir d’ingratitude” envers ceux qui les avaient nommés, en apporte la preuve et confirme les propos tenus et rendus publics par de plus anciens conseillers constitutionnels11. L’ingratitude “n’est pas slogan creux. On ne manque pas d’exemples de conseillers, anciens acteurs de la vie publique nommés pour des raisons étroitement politiques et conjoncturelles, qui ont apprécié leur nouveau rôle et manifesté de plus en plus clairement leur indépendances à l’égard de leurs anciens amis – parfois à l’indignation de ces derniers – au fur et à mesure qu’ils découvraient le plaisir de faire respecter le droit, la hiérarchie des normes et les principes fondateurs de la République”12. Le pouvoir assimilateur du Conseil, comme de nombreuses autres institutions, est à l’œuvre (plus ou moins rapidement).
9La question des opinions individuelles ne concerne pas seulement les conseillers constitutionnels mais tous les juges de la conformité de la loi à la Constitution. Les conseillers d’Etat comme les conseillers de la Cour de cassation sont fortement impliqués dans cette garantie par le jeu de la question prioritaire de constitutionnalité, mais également du contrôle de conventionnalité des lois. Pour eux cependant, l’indépendance ne suscite pas de réserve particulière. Leur nomination échappe très largement au pouvoir politique. Le problème ne concerne donc réellement que les conseillers constitutionnels.
10A cette indépendance statutaire se greffe le mode de prise de décision des décisions de justice. Notre système juridictionnel repose très largement sur le mode collégial, en dépit de la multiplication des procédures de juge unique. La collégialité préserve et renforce l’indépendance des magistrats ; Elle neutralise ceux des juges qui céderaient à la tentation d’agir par procuration. La prise de décision à plusieurs est une réelle garantie pour les magistrats. Elle leur fournit le moyen de cultiver leur indépendance.
11Les opinions séparées inciteraient les autorités de nomination à profiter du renouvellement triennal pour donner le cas échéant une majorité à ceux qui, avant leur nomination, auraient rendues publiques des opinions favorables à celles émises par des juges dissidents13. L’argument est difficilement convainquant. Il l’était avant la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. Il l’est encore davantage depuis. Les conseillers constitutionnels aux termes de l’article 56 de la Constitution sont toujours nommés par le président de la République et les présidents des assemblées parlementaires. Leur entrée au Conseil constitutionnel est toutefois soumise à l’absence d’opposition manifeste des parlementaires qui peuvent faire échec à ces nominations au sein de chaque commission permanente compétente à une majorité des trois cinquièmes. Il est toujours envisageable que l’audition des impétrants devant les commissions parlementaires leur donne l’occasion de livrer leur point de vue sur l’évolution telle ou telle jurisprudence, sur l’interprétation d’un principe constitutionnel donné. Mais il ne s’agira jamais que d’opinions personnelles qui devront composer avec celles de leurs futurs collègues…
B – Le fonctionnement de la juridiction
12La juridiction au sein de laquelle s’exprimeraient des opinions individuelles serait menacée dans son fonctionnement et son autorité. Les opinions séparées mettraient à bas la recherche permanente du consensus, les efforts de rapprochement des points de vue. La décision rendue collégialement par la juridiction alimente la fiction de l’unanimité. Les rivalités existent même si elles s’expriment généralement de manière feutrée.
13Celui qui livre une opinion séparée engage son autorité vis-à-vis de ses collègues. Le “dissident” est dans l’obligation de modérer la “critique” publique pour ne pas, le moment venu et devenu majoritaire, s’exposer à des contre arguments qui fragiliseraient dangereusement son interprétation et celle de ses collègues de la majorité. Le “dissident” est dans l’obligation d’étayer sa motivation au risque d’apparaître non comme un juge respecté mais comme un juge partisan, un juge “politique”. Il se déshonorerait rapidement au point de perdre toute crédibilité auprès de ses collègues.
14Le consensus tant vanté par les opposants des opinions séparées est un leurre, un mirage. L’unanimité n’est pas une fin en soi. “L’unanimité n’est pas toujours un critère de vérité ou de justice”14. La règle est celle de la majorité, avec éventuellement voix prépondérante du président. La recherche de l’unanimité, du moins d’un consensus, peut tout aussi bien conduire à des solutions au fond peu satisfaisantes, médianes, molles alors même qu’une majorité se montrerait favorable à une évolution significative quant à l’interprétation d’un principe constitutionnel ou à l’évolution d’une jurisprudence. L’exemple de la jurisprudence IVG est significatif. Si le Conseil constitutionnel décline toujours et de façon imperturbable sa compétence pour soumettre le législateur au respect de l’article 55 de la Constitution, incompétence étendue à l’article 61-1 de la Constitution, qui peut croire que cette doctrine est unanimement partagée par ceux qui siègent dans la salle des séances ? Le président du Conseil constitutionnel, lui-même, lors de son audition par la commission Balladur qui précéda la réforme constitutionnelle de 2008 insista, non sans raison, sur l’impérieuse nécessité pour son institution de tempérer ce refus absolu de censurer une loi contraire à un traité ou à un accord international.
C – Atteinte à l’autorité des décisions juridictionnelles
15“On tue la décision”. Le propos d’un ancien membre du Conseil constitutionnel est assuré et radical15. Il ne laisse place à aucun doute. Et pourtant…
16L’opinion publique émise par un conseiller constitutionnel, qui plus est juriste, est-elle de nature à affaiblir la décision en créant un clivage entre membres du Conseil constitutionnel ? Jacques Robert le soutient fermement. Sans que l’on puisse véritablement et objectivement contredire ou confirmer ce sentiment, il est certain que les conseillers au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, juges constitutionnels, échappent au reproche.
17Il a été également soutenu, par un ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel16, et non sans raison, qu’admettre les opinions séparées dans un système de contrôle de constitutionnalité exercé exclusivement à titre préventif présente des risques pour l’autorité des décisions du Juge constitutionnel. La décision intervient en effet au terme d’un processus législatif fortement politisé. La récupération politique d’une ou de plusieurs opinions dissidentes n’est pas exclue. La probabilité que les parlementaires et les partis politiques poursuivent le débat, alors même que le président de la République est autorisé à promulguer la loi, est sinon inévitable, du moins très forte. La remarque de Bruno Genevois est pertinente. C’est pourquoi, l’occasion nous ayant déjà été donnée de l’écrire17, l’admission des opinions individuelles des juges n’est compatible qu’avec une procédure de contrôle de constitutionnalité a posteriori de la loi. Depuis la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, la protection des droits et libertés constitutionnels des personnes répond à cette exigence.
18Au-delà, l’argument de l’atteinte à l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel se heurte à l’objet même du contrôle de constitutionnalité : le contrôle de la loi. Cet acte est débattu publiquement au sein des deux assemblées parlementaires. Dans la mesure où la loi est susceptible d’être validée, censurée et surtout interprétée par le Conseil constitutionnel, il y a nécessité pour les citoyens, auxquels s’applique la loi, d’accéder aux différentes interprétations. La manifestation publique d’interprétations minoritaires ne mine pas l’autorité de la décision. Elles éclairent au contraire les destinataires de la décision. Elles rendent compte d’une réalité et non d’une fiction. L’autorité morale de la décision n’est pas plus atteinte que la loi elle-même qui a fait l’objet d’âpres combats parlementaires. Pour autant, le texte promulgué par le chef de l’Etat n’est pas atteint dans sa force et son autorité. La majorité parlementaire a approuvé. Cette volonté s’impose. Lorsqu’elle la majorité juridictionnelle se prononce, elle emporte le sens de la décision. Celle-ci s’impose tout autant. Comme l’exprime le sénateur Masson dans l’exposé des motifs de sa proposition de loi, “une évolution en ce sens des règles applicables au Conseil constitutionnel serait d’autant plus pertinente que sans porter atteinte à l’autorité des décisions rendues, force est de reconnaître que le point de vue majoritaire du Conseil constitutionnel n’est pas toujours le seul point de vue envisageable. Plus précisément, les décisions collégiales du Conseil constitutionnel s’imposent à tous mais elles ne sont pas pour autant un dogme incontestable et d’autres alternatives peuvent être possibles. En ce sens, l’expression d’éventuels avis divergents pourrait éclairer utilement l’opinion publique sur le contexte global dans lequel la décision finale a été prise”.
19La loi n’est pas infaillible. La décision juridictionnelle n’est pas incontestable. Des voies de recours juridictionnels sont ouvertes pour y remédier. Les interprétations sont multiples. Il est urgent de l’admettre avec cette conséquence de l’admission des opinions individuelles des juges. Un bref tour d’horizon des expériences étrangères démontre une fois encore que, loin de porter préjudice à l’autorité des décisions des institutions qu’ils servent, les juges qui osent rendre public leur dissentiment renforcent au contraire l’autorité des choix majoritaires de ses collègues18. Le citoyen n’est pas dupe. Il se moque de la fiction de l’unanimité. Il exige la transparence.
D – Rupture avec la tradition du secret du délibéré
20La greffe serait impossible en raison de notre secret du délibéré. Elle le serait d’autant moins que la pratique des opinions dissidentes ou concordantes est empruntée à la tradition anglo-saxonne. Outre que ce dernier argument est inexact, la tradition pour ancienne qu’elle soit peut-être défaite surtout lorsque les citoyens bénéficient de cette remise en cause. Pensons au contrôle de constitutionnalité. Que de chemin parcouru depuis le jury constitutionnaire de Sieyès en 1795. La création du Conseil constitutionnel en 1958 constitue une première étape significative mais incomplète de la remise en cause de l’infaillibilité de la loi. La brèche ouverte en 1971 par le Conseil constitutionnel, élargie en 1974 par l’attribution d’un droit de recours à une minorité de parlementaires, a eu raison de cette tradition d’hostilité au contrôle de conformité de la loi à la Constitution. Le constituant en 2008 a définitivement mis à bas ce dogme en admettant le contrôle de constitutionnalité a posteriori des lois par le Conseil constitutionnel et les juridictions ordinaires suprêmes dotées d’un pouvoir de conformité. Si l’on ajoute que le contrôle de conventionnalité des lois postérieures aux conventions internationales n’est en fait qu’un contrôle de constitutionnalité de la loi (respect du conflit de normes dans le temps posé à l’article 55 de la Constitution), on mesure combien une tradition peut s’effacer lorsque la situation et les esprits sont suffisamment mûrs pour en accepter sa disparition.
II – PUBLICISER LES OPINIONS DES JUGES : UNE NÉCESSITÉ PÉDAGOGIQUE DANS L’INTÉRÊT DES CITOYENS
21La question prioritaire de constitutionnalité impose le débat sur les opinions individuelles. Le dépôt récent d’une proposition de loi au Sénat19 en est une illustration alors que la dernière initiative en la matière est à mettre à l’actif du sénateur Patrice Gélard en 1996. Le débat se focalise sur le Conseil constitutionnel. Il devrait ne pas épargner le Conseil d’Etat et la Cour de cassation puisque ces deux juridictions ont compétence pour valider une loi qu’elles considèrent conforme à la Constitution. La loi organique du 10 décembre 2009 leur fait obligation de motiver leurs décisions positives. Cela étant, le citoyen, en l’espèce justiciable, n’est pas plus informé des éventuelles dissidences au sein des formations de jugement qui ont conduit à ne pas transmettre une question de constitutionnalité au Conseil constitutionnel. Publiciser les opinions des juges c’est assurément fournir aux citoyens un éclairage sur l’interprétation de la loi, dont il est le premier destinataire et à laquelle il doit obéir. L’opinion séparée fait œuvre de pédagogie également en obligeant les juges, dissidents ou non, à motiver plus largement leurs opinions, qu’elles s’expriment au sein de la juridiction ou à l’extérieur. Publiciser l’opinion individuelle des juges, c’est mettre un terme à leur analyse “institutionnelle” pour privilégier la réflexion sur la démocratie post représentative, celle-là même qui replace le citoyen – acteur justiciable – au cœur de la démocratie constitutionnelle. Sous cet angle, il convient de relativiser les propos récents d’un ancien conseiller constitutionnel estimant que “la publication des opinions dissidentes remettrait en question la fiction selon laquelle le Conseil, par un vote parfois acquis à la majorité d’une voix ou même grâce à la voix prépondérante du président, décide en majesté et prend des décisions qui s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles – seul moment où, par le miracle de la fiction juridique, le Conseil existe entant que tel. La majorité des voix, même étroite ou fictive (en cas de voix prépondérante du président), crée le “Conseil”. En ne publiant pas les opinions dissidentes, le “Conseil constitutionnel” comme la “Cour de cassation” ou le “Conseil d’Etat” dans leur ordre, s’affirme dans toute sa majesté selon la tradition du droit français”20.
A – Eclairage sur l’interprétation de la loi
22L’opinion séparée contribue à une meilleure compréhension de la décision de justice. Outre les observations de la doctrine étrangère et en premier lieu des juges des cours suprêmes et constitutionnelles habitués à cette pratique exercée avec retenue, l’argument est décisif pour le contrôle de constitutionnalité des lois21. Une ancienne conseillère constitutionnelle souligne d’ailleurs fort opportunément que les décisions du Conseil constitutionnel sont rédigées “en termes allusifs, voire péremptoires”22.
23La loi est débattue publiquement dans les hémicycles parlementaires, la publicité de sa formation en commission permanente restant une faculté, trop peu mise en œuvre, à la disposition des autorités parlementaires compétentes. Au cours de la discussion publique, des arguments de constitutionnalité sont échangés par le biais des motions de procédure ou lors de la discussion générale, voire sur les articles eux-mêmes. Ce débat juridique présage souvent mais pas systématiquement d’un recours au Conseil constitutionnel dans le cadre de l’article 61, alinéa 2, de la Constitution. Pour ce faire l’intérêt politique de saisir doit être partagé au sein des groupes d’opposition. La force du texte législatif, passé éventuellement le filtre de constitutionnalité, provient essentiellement de l’autorité attachée à la promulgation de la loi. Cette autorité est d’autant mieux respectée et acceptée qu’elle résulte d’un texte débattu contradictoirement et publiquement par les représentants de la nation et approuvé par une majorité d’entre eux. L’intensité de l’opposition n’influe aucunement sur l’autorité de la loi et son nécessaire respect. Les travaux parlementaires alimentent d’ailleurs régulièrement les raisonnements des juges. Les conclusions du rapporteur public devant les juridictions administratives sont truffées de renvoi aux travaux législatifs.
24Le Conseil constitutionnel n’est pas en reste. Les travaux des assemblées nourrissent sa réflexion et l’interprétation qu’il a des dispositions litigieuses qui lui sont déférées. Le lien est peut-être moins évident à la lecture de ses décisions. Mais l’instruction des recours prend en premier lieu appui sur la “littérature” parlementaire. Au sein même de la juridiction constitutionnelle, des échanges argumentaires entre les membres du Conseil se font jour, avant mais surtout le jour même du délibéré ce qui explique parfois la longueur des délibérations. La décision du Conseil fait corps avec la loi, elle la complète d’une certaine façon surtout si elle contient des réserves d’interprétation. Dès lors, comment prétendre exclure les citoyens des interprétations divergentes qui ont pu se faire jour entre membres du Conseil ?
25Le constat est suffisamment éloquent pour conclure à la nécessité de publiciser les opinions des juges de la conformité des lois à la Constitution. Mais selon quel procédé ? Des pistes sont à explorer. Toutes renforcent la motivation des décisions et la pédagogie des considérants ou des attendus des décisions juridictionnelles.
26La fin du secret du délibéré pourrait prendre la forme d’une publicité non nominative de la répartition des votes au sein de la juridiction. Cette voie mettrait fin à la fiction de l’unanimité sans pour autant dévoiler les positions des juges. Une autre solution consiste à créer un procureur de la Constitution issu des ordres juridictionnels judiciaire ou administratif. Il prononcerait en toute indépendance sur la question soumise au juge constitutionnel. Cette voie ne concernerait que le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat et la Cour de cassation disposant des organes prenant position publiquement. Mais l’admission des opinions individuelles serait la voie la plus satisfaisante pour les raisons évoquées plus haut. De la sorte, les citoyens disposeraient d’une clé de lecture de la loi autrement plus satisfaisante que celle actuellement en vigueur ; ils apprécieraient mieux les motivations profondes des juges qui dissimulent, sans que cela n’apparaisse, une vision de la société et de l’Etat. Cette dimension n’est jamais évoquée. Elle alimente pourtant nombre d’interprétations. Le droit est une matière vivante que traversent les grands courants de pensées, philosophiques, politiques, économiques et sociaux. Le droit n’est pas neutre dans ses effets, tout comme ne le sont pas les interprétations qui se rattachent à des conceptions sociétales, même non avouées. Les juges statuent au nom du peuple français, que cette mention apparaisse expressément (Conseil d’Etat) ou non (Conseil constitutionnel) dans les décisions. Le peuple est donc en droit d’accéder aux interprétations de sa volonté. C’est une exigence démocratique.
B – Autres apports pédagogiques au droit
27La lecture des témoignages des juges exerçant dans un système juridique ouvert aux opinions séparées est riche d’enseignements. Le point de convergence est sans nul doute la qualité accrue des décisions juridictionnelles. Les opinions séparées contiennent de nombreuses références doctrinales, jurisprudentielles, philosophiques, voire sociologiques. La conséquence en est que la décision majoritaire y gagne en motivation. L’argumentation est plus nourrie, les explications plus étayées et plus précises. Le juge fait œuvre de pédagogie. La production possible d’une opinion séparée améliore la qualité et l’intelligibilité de la décision juridictionnelle par la “menace” qu’elle fait peser parmi les juges majoritaires.
28La plus grande clarté de la décision de constitutionnalité ne porte pas atteinte à la force de sa décision. C’est même l’inverse qui se produit. L’opinion séparée ne peut être assimilée à l’incohérence d’un raisonnement. Les juges dans la majorité se doivent au contraire de persuader par leurs arguments les juges minoritaires pour éviter qu’ils n’exercent leur droit de publier une opinion “différente” pour reprendre le terme employé par un ancien conseiller constitutionnel23. S’ils n’y parviennent pas, ils sont mis dans l’obligation de motiver encore davantage leur position dans la décision elle-même pour couper court à toute critique. En retour, et telle est la pratique observée dans les systèmes admettant les opinions publiques judiciaires, les juges minoritaires sont contraints de motiver solidement leur position de “dissidence” relative ou totale, sauf à se discréditer auprès de leurs collègues et dans l’opinion publique. Au final, la décision sort renforcée de l’existence même de la faculté de publier une opinion séparée. L’affaiblissement de la décision n’est jamais évoqué par ceux qui la pratiquent. D’ailleurs, il n’y a qu’à penser aux arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. En quoi les opinions dissidentes relativement nombreuses affaiblissent l’autorité des décisions de cette juridiction supranationale ? N’assiste t-on pas plutôt à sa valorisation dans les milieux professionnels et auprès des opinions publiques européennes ?
29Enfin, même sans être décisif comme argument, les opinions séparées rendent plus prévisibles les revirements de jurisprudence. L’imprévisibilité de la loi est souvent dénoncée. L’imprévisibilité des décisions juridictionnelles doit l’être tout autant. Précisément, le moyen de renforcer la sécurité juridique se trouve dans la connaissance des rapports de force aussi d’une juridiction et de l’existence d’opinions minoritaires. Comme le souligne Michel Troper, la montée en puissance de l’argumentation est un fait inéluctable pour une raison simple mais redoutablement vraie : “Pour contredire un adversaire ou un partenaire, il faut trouver un argument plus élevé que le sien”. C’est à cette condition que le droit est intériorisé par les citoyens et que l’Etat de droit devient “palpable” par le plus grand nombre.
Notes de bas de page
1 Décision no 2009-599 DC du 29 décembre 2009
2 Décision no 2010-602 DC du 18 février 2010
3 Proposition de Loi no 409, session ordinaire 2009-2010
4 12 mai 2010 - Décision no 2010-605 DC
5 G. VEDEL, “Neuf ans au Conseil constitutionnel”, Le Débat, no 55, mars-août 1989.
6 Introduction à l’ouvrage de D. ROUSSEAU, Contentieux constitutionnel, Montchrestien, 2008.
7 Sur l’ensemble de la question, se reporter à la thèse de W. Mastor, Les opinions séparées des juges constitutionnels, Economica, 2005, p. 177 et s.
8 F. LUCHAIRE, La VIe République, RDP, no spécial, ½ 2002, p. 542.
9 Ordonnance du 17 novembre 1958 portant loi organique relative au Conseil constitutionnel
10 R. BADINTER, 23 novembre 1993, Le monde : “Pouvoir et contre-pouvoir”.
11 D. SCHNAPPER, une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, 2010, p. 222-223.
12 D. SCHNAPPER, op cit. p. 194
13 F. LUCHAIRE, op cit, p. 543
14 D. SCHNAPPER, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, 2010, p. 111.
15 J. ROBERT, la Vié République ?, RDP no spécial ½ 2002, p. 552.
16 B. GENEVOIS, la VIè République, RDP no spécial ½ 2002, p. 522
17 P. JAN, La Vè République, Pouvoirs no 99, pp. 85-86.
18 Les Cahiers du conseil constitutionnel, no 8, 2000, p. 124 et ss.
19 Proposition de Loi no 409, session ordinaire 2009-2010
20 D. SCHNAPPER, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, 2010, p. 323
21 On entend l’expression largement comme incluant le contrôle de conventionnalité qui est un contrôle de conformité de la loi à l’article 55 de la Constitution même si les effets ne sont pas strictement identiques au contrôle de constitutionnalité exercé par le conseil constitutionnel (censure).
22 D. SCHNAPPER, Une sociologue au Conseil constitutionnel, Gallimard, 2010, p. 130
23 Pierre JOXE, Cas de conscience, Labor et Fides, 2010.
Auteur
Professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Bordeaux
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La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
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Sébastien Saunier (dir.)
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