La pratique des obiter dicta dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel
p. 247-259
Texte intégral
1La rédaction des décisions du Conseil constitutionnel évolue. Au laconisme des premières décisions succèdent des constructions de plus en plus rigoureuses ; autrefois quasi inexistants, les visas s’étoffent et se diversifient ; les motivations sont aujourd’hui plus longues, plus denses, plus méthodiques ; se multiplient également des incidentes, des digressions, des incises, des considérations superfétatoires, des motifs redondants. Souvent classées dans la catégorie des obiter dicta, ces formulations intriguent voire agacent. Le Conseil constitutionnel, si prompt à dénoncer la loi bavarde, s’autoriserait-il de petites fantaisies rédactionnelles ? Serait-il devenu un juge un peu facétieux, se permettant de donner son avis sur ce qui ne le regarde pas ou pas tout à fait, voire un juge un peu présomptueux, estimant que son opinion est intéressante et doit à ce titre être divulguée ?
2Si l’on revient à l’étymologie, cette locution latine, “soit dit en passant”, désigne, dans un jugement, “une opinion que le juge livre chemin faisant, à titre indicatif, indication occasionnelle qui, à la différence des motifs même surabondants, ne tend pas à justifier la décision qui la contient, mais seulement à faire connaître par avance, à toutes fins utiles, le sentiment du juge sur une question autre que celles que la solution du litige en cause exige de trancher”1. En ce sens, la pratique de l’obiter dictum est curieuse dans la tradition juridique française, fortement imprégnée de la conception du juge bouche de la loi, dont on voit mal comment il pourrait donner son avis, incidemment, sur une question qui ne lui est pas posée. Plus encore, l’obiter dictum est singulier dans un pays de civil law. En effet, cette pratique est généralement associée à la common law, caractérisée par des règles jurisprudentielles nombreuses et éparses que le juge peut chercher, dès que l’occasion s’en présente, à énoncer, à préciser, à nuancer, à rassembler. Elle s’inscrit plus fondamentalement dans un système juridique percevant le juge comme un véritable législateur, disposant d’une légitimité établie et devant à ce titre être entendu2. Plus particulièrement, l’obiter dictum est associé au droit anglais, dans lequel le juge est tenu par la règle du précédent. Ce dernier doit, selon un système de hiérarchie des juridictions, obligatoirement faire application de la règle de droit contenue dans des décisions antérieures ; d’où la nécessité de faire le départ, dans chaque précédent, entre la ratio decidendi, qui seule s’imposera, et l’obiter dictum, qui n’a pas valeur de précédent et n’est donc pas contraignant3. Cette distinction entre la ratio decidendi et l’obiter dictum est présente bien évidemment à l’esprit du juge qui énonce la décision, justifiant qu’il accorde une grande attention à la finalité juridique de cette dernière4. Mais ce sont les autres juges, statuant postérieurement, qui décideront de la ratio decidendi - et donc de l’obiter dictum - du précédent proposé. En ce sens, si l’obiter dictum est perçu par le juge qui l’énonce, il est surtout reçu comme tel par les autres juges, ces deux perceptions pouvant en conséquence diverger.
3Ces quelques remarques permettent de prendre la mesure de la difficulté de l’identification de l’obiter dictum et, plus encore, des enjeux qui s’attachent à cette qualification, les deux aspects étant intimement liés. L’identification des obiter dicta dans la jurisprudence constitutionnelle est malaisée en raison de la spécificité du contrôle exercé par le Conseil constitutionnel, s’agissant plus spécifiquement du contrôle a priori de constitutionnalité des normes5 : à partir du moment où le Conseil constitutionnel a vocation à assurer la perfection juridique de la loi, y-a-t-il place pour l’obiter dictum ? Toutes les remarques, digressions, incises formulées ne concourent-elles pas simplement à assurer l’entière constitutionnalité de la norme qui lui est déférée ?
4Les enjeux qui s’attachent à l’identification de l’obiter dictum dépendent également de la fonction qui leur est attribuée. En effet, s’il est dépourvu d’utilité immédiate pour la décision rendue, l’obiter dictum n’est pas dénué d’arrière pensée : le juge qui l’énonce peut espérer que ces remarques “dites en passant” seront néanmoins suivies d’effet tandis que les juges qui le reçoivent s’abritent précisément derrière cette qualification pour leur refuser tout effet contraignant. Dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, ces obiter dicta doivent-ils être considérés comme de simples précisions, dotées au mieux d’une fonction pédagogique ou révèlent-ils les velléités hégémoniques d’un juge qui, placé en dehors du système juridictionnel classique, chercherait à étendre l’autorité de ses décisions et de sa propre jurisprudence ?
I – LA DIFFICULTÉ DE L’IDENTIFICATION DES OBITER DICTA : LA SPÉCIFICITÉ DE L’OFFICE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL
5L’analyse de la rédaction des décisions du Conseil constitutionnel témoigne de la floraison de certaines locutions qui peuvent sembler étranges : “en tout état de cause”, “au demeurant”, “au surplus”, “par ailleurs”6. Mais ces indices sont insuffisants pour identifier l’obiter dictum. Ce dernier se définit à la fois par rapport à la question posée au juge, à laquelle il est étranger, et par rapport à la motivation de la décision, à laquelle il est inutile. Ces deux éléments doivent être appréciés en tenant compte de la spécificité de l’office du Conseil constitutionnel, qui n’est pas lié par la question posée et recourt à des techniques parfois trompeuses.
A – La question posée au Conseil constitutionnel
6Le contrôle de constitutionnalité s’exerce indépendamment de la question posée au Conseil constitutionnel, qui admet d’ailleurs parfaitement que les saisines ne soient pas motivées7. Ce dernier s’est reconnu la possibilité d’examiner toutes les dispositions de la norme qui lui est déférée, de même qu’il s’est réservé très tôt la possibilité de soulever d’office certains moyens, indépendamment des termes de la saisine. Ainsi a-t-il souligné de manière très explicite que l’effet de la saisine est “de mettre en œuvre, avant la clôture de la procédure législative, la vérification par le Conseil constitutionnel de toutes les dispositions de la loi déférée y compris de celles qui n’ont fait l’objet d’aucune critique de la part de ses auteurs”8.
7Fréquemment exercé s’agissant des lois ordinaires, ce contrôle revêt une importance particulière s’agissant des normes obligatoirement soumises au Conseil constitutionnel ou encore des traités pour lesquels l’énonciation de toutes les contrariétés entre le texte constitutionnel et le traité garantit l’efficacité de l’éventuelle révision constitutionnelle. Ce contrôle exhaustif de la norme rend difficile la transposition de la notion d’ultra petita dans la jurisprudence constitutionnelle. Plus encore, le Conseil constitutionnel n’examine des dispositions non contestées par les requérants et/ou ne recourt aux moyens soulevés d’office que pour fonder la décision de constitutionnalité ou d’inconstitutionnalité rendue. Cet examen est donc utile, indispensable même, au dispositif de la décision rendue et ne peut alors être assimilé à un obiter dictum9.
8La question se pose en des termes différents lorsque le Conseil constitutionnel se prononce sur un texte autre que celui qui lui est déféré. Il en va ainsi de la jurisprudence dite Etat d’urgence en Nouvelle Calédonie, qui permet au Conseil constitutionnel de se prononcer par voie d’exception sur une loi déjà promulguée à l’occasion d’une loi nouvelle la modifiant, la complétant ou affectant son domaine10. Dans cette hypothèse toutefois, l’inconstitutionnalité de la loi ancienne sert précisément à fonder l’inconstitutionnalité de la loi nouvelle. Ainsi, les articles 192, 194 et 195 de la loi du 25 janvier 1985 relatifs à la liquidation judiciaire, qui sont étendus à la Nouvelle Calédonie par la loi nouvelle, sont contraires au principe de nécessité des peines : “en conséquence”, les dispositions examinées qui en étendent le champ d’application “doivent être regardées comme contraires à la Constitution”11. Ce n’est donc pas par obiter dictum que le Conseil constitutionnel se prononce sur la loi ancienne puisque la précision qu’il apporte à son sujet conditionne l’appréciation de la constitutionnalité de la loi nouvelle et fonde en conséquence la solution retenue.
9La question est encore différente lorsque le Conseil constitutionnel se prononce, par analogie, sur un texte autre que celui qui lui est soumis. C’est ainsi que, saisi de la loi no 2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale visant à assurer une représentation équilibrée des hommes et des femmes, le Conseil constitutionnel a précisé la manière dont les dispositions litigieuses devaient être interprétées pour être conforme à la Constitution, tout en soulignant leur analogie avec la formule retenue par loi du 9 mai 2001 relative à l’égalité professionnelle12. Ici, la précision apportée par le Conseil constitutionnel n’a pas d’incidence sur la décision rendue, l’inconstitutionnalité de la loi de 2002 résultant de sa seule contrariété aux dispositions constitutionnelles. C’est alors par obiter dictum que le juge s’est prononcé sur un texte autre que celui qui lui était déféré.
10Ces exemples permettent de souligner que l’obiter dictum ne peut se définir uniquement par la question posée au juge : il demeure étroitement dépendant de la motivation de la décision, à laquelle il est en théorie étranger.
B – La motivation de la décision de constitutionnalité
11L’obiter dictum se caractère par son inutilité à la décision rendue. Il se distingue ainsi d’autres motifs de jugement auxquels recourt parfois le Conseil constitutionnel. Il en va ainsi des motifs supplémentaires ou des motifs surabondants qui dérogent à la règle traditionnelle de l’économie de moyens13. Cette règle est fréquemment contestée pour son manque de pédagogie : ne permettant pas de purger toutes les illégalités de la norme contestée, elle ne donne pas entièrement satisfaction aux requérants ni ne permet d’éclairer l’autorité normative sur la conduite qu’elle aurait dû tenir.
12C’est la raison pour laquelle le Conseil constitutionnel recourt parfois à des motifs supplémentaires, généralement introduits, par analogie avec le contentieux administratif, par les expressions “en outre”, “au surplus”, “d’une part… d’autre part”. De fait, il n’hésite pas, dans certains cas, à “tuer” deux fois la disposition litigieuse14. Cette pratique revêt une importance particulière lorsque le Conseil constitutionnel est saisi au titre de l’article 54 de la Constitution, étant incité à relever toutes les contrariétés qui entraineront une éventuelle révision de la Constitution avant la ratification du traité. C’est précisément l’exemple, fort controversé, de la décision 98-408 DC relative à la Cour pénale internationale : l’article 68 de la Constitution accordant au Président de la République une immunité de juridiction et, “au surplus” un privilège de juridiction est incompatible, pour ces deux motifs, avec la compétence de la Cour pénale internationale15.
13Il arrive aussi que le Conseil constitutionnel recoure à des motifs redondants, qui peuvent être signalés par l’usage de certaines locutions, telles que “d’ailleurs”, “au demeurant” ou encore “en tout état de cause”. Ces motifs surabondants sont curieux dans la mesure où ils n’ont pas vocation à fonder la solution de constitutionnalité. Ils peuvent répondre à une démarche symboliquement forte, comme l’illustre la décision Statistiques éthniques, le Conseil constitutionnel choisissant de sanctionner la méconnaissance de l’article 1er de la Constitution pour ajouter qu’“en tout état de cause”, la disposition contestée avait été adoptée au terme d’une procédure irrégulière16.
14L’obiter dictum se distingue de ces deux motifs de jugement : à la différence des motifs supplémentaires, il ne permet pas de justifier la solution retenue ; il se distingue également des motifs surabondants qui concourent aussi, même de manière superfétatoire, à la solution de constitutionnalité. L’obiter dictum, quant à lui, ne prétend pas fonder, de près ou de loin, la solution de constitutionnalité à laquelle il est étranger. C’est le cas par exemple lorsque le Conseil constitutionnel est saisi de la loi créant un établissement public national en matière d’archéologie préventive. Comme l’y invitent les requérants, le Conseil constitutionnel s’assure que la création de l’établissement public relève bien de l’article 34 de la Constitution pour ajouter, “par ailleurs, que le caractère d’établissement public administratif attribué par le législateur à l’établissement créé par l’article 4 est conforme à ses missions, à ses modalités d’intervention et à l’origine de ses ressources”17. Il ne peut s’agir ici ni d’un motif supplémentaire ni même d’un motif redondant : la décision rendue par le Conseil constitutionnel ne dépend absolument pas de la question de savoir si le législateur a ou non retenu une qualification appropriée à la nature de l’établissement public en cause18. Les difficultés de l’identification de l’obiter dictum expliquent sans doute bon nombre de confusions faites à leur sujet. Mais ces dernières ne sont pas anodines et doivent être mises en relation avec la fonction qui lui est attribuée.
15Au mieux, l’obiter dictum est une indication accidentelle qui n’a pas d’importance, en tout cas pas d’importance immédiate. Mais il est également perçu comme une liberté que prend le juge avec la mission qui lui est assignée, de sorte qu’il donne son avis sur une question qui ne le regarde pas à des fins plus ou moins avouables. Surtout, l’identification d’obiter dicta permet de dénier aux formulations concernées toute portée contraignante. On comprend alors que l’enjeu de la qualification de l’obiter dictum soit à la mesure de la portée qui lui est reconnue.
II – L’ENJEU DE LA QUALIFICATION DES OBITER DICTA : DE LA PÉDAGOGIE À L’AUTORITÉ DE LA JURISPRUDENCE DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL
16La présence d’obiter dicta dans la jurisprudence constitutionnelle ne peut être considérée comme une simple maladresse de plume ou comme une fantaisie rédactionnelle. Cette pratique peut être interprétée comme la volonté, de la part du juge qui y recourt, d’accroître la portée pédagogique de ses décisions et peut-être même, au-delà, d’accentuer leur effet normatif. Mais, de la part de ceux qui le reçoivent, ce choix est parfois perçu moins comme un outil pédagogique que comme une véritable ambition hégémonique.
A – La pédagogie de la jurisprudence constitutionnelle
17Le recours à l’obiter dictum apparaît d’abord comme un moyen, pour le Conseil constitutionnel, de favoriser une meilleure réception de ses décisions et, plus généralement, de faciliter la compréhension de sa jurisprudence.
18Par certaines incidentes, incises, digressions, le Conseil constitutionnel peut d’abord chercher à renforcer le bien fondé de la déclaration de constitutionnalité ou d’inconstitutionnalité prononcée : outre les motifs soutenant juridiquement le dispositif retenu par le Conseil constitutionnel, certaines considérations peuvent concourir à justifier, à expliquer la position retenue, en quelque sorte à “motiver les motifs”. Tel est le cas par exemple lors de l’examen de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires : saisi sur le fondement de l’article 54 de la Constitution, le Conseil constitutionnel conclut à la contrariété à la Constitution de certains des engagements prévus par la Charte pour ajouter que ne sont contraires aucun des autres engagements souscrits par la France, “dont la plupart, au demeurant, se bornent à reconnaître des pratiques déjà mises en œuvre par la France en faveur des langues régionales”19. Inutile, cette précision rassure néanmoins sur le caractère inoffensif des autres engagements prévus par la Charte européenne, corroborant le bien fondé de la décision.
19Au-delà de la légitimité des décisions rendues, il s’agit également de légitimer l’existence même du contrôle de constitutionnalité, sa nature et sa portée20. Topique est sur ce point la décision 85-197 relative à la Nouvelle Calédonie. Se prononçant sur le respect de la procédure législative, le Conseil constitutionnel juge que le législateur n’a pas méconnu l’article 10 de la Constitution et ajoute qu’il “a répondu aux exigences du contrôle de constitutionnalité” dont l’un des buts est “de permettre à la loi votée, qui n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution, d’être sans retard amendée à cette fin”21. Cette précision se greffe, en quelque sorte fortuitement, au contrôle exercé sur le respect de la procédure législative mais n’est d’aucune utilité pour la décision rendue.
20 L’obiter dictum peut également apparaître comme un moyen de répandre plus largement les principes qui guident sa jurisprudence, lui permettant de l’affermir, de la rendre plus claire, plus cohérente, plus prévisible. Par obiter dictum, le Conseil constitutionnel peut ainsi préciser une question incertaine ou controversée. Il en va ainsi de la valeur et de la portée des dispositions de la Charte de l’environnement, un temps débattues en doctrine. Dans sa décision dite OGM, le Conseil constitutionnel relève que l’article 7 a, “comme l’ensemble des droits et devoirs définis dans la Charte de l’environnement, valeur constitutionnelle”22. De même, la remarque faite quasi incidemment par le Conseil constitutionnel pour déplorer l’absence de contrôle de la recevabilité financière des amendements au moment de leur dépôt au Sénat permet de faire le point sur une jurisprudence qui pouvait sembler jusque-là hésitante23.
21Plus encore, le recours à l’obiter dictum peut également permettre d’annoncer une évolution de jurisprudence. Il en va ainsi de la première mention faite par le Conseil constitutionnel de l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi, inséré dans une décision sous la forme d’un long et pédagogique obiter dictum. Ecartant les griefs des requérants qui contestaient l’insuffisante précision d’une loi d’habilitation et l’urgence invoquée par le Gouvernement, le Conseil constitutionnel ajoute que la loi contestée répond “au demeurant à l’objectif de valeur constitutionnelle d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi”24. De même le Conseil constitutionnel avait-il annoncé en quelque sorte préventivement les limites apportées au droit d’amendement : contrairement à ce qu’affirment les requérants, les amendements déposés par le Gouvernement lors de la première lecture à l’Assemblée nationale à la suite de l’échec de la commission mixte paritaire ne sont pas contraires à l’article 45 de la Constitution, le Conseil constitutionnel relevant qu’ils “ne sont pas dépourvus de tout lien avec les autres dispositions de la loi”25.
22Si ces efforts didactiques semblent louables, ne peut-on également y déceler la volonté du Conseil constitutionnel d’étendre l’effet normatif de ses décisions et, partant, de sa propre jurisprudence ? D’où la tentation, en retour, de classer dans cette catégorie des éléments qui n’en relèvent pas nécessairement, la qualification permettant alors simplement de délimiter l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel, rendant d’autant plus difficile et subjective l’identification de l’obiter dictum.
B – L’autorité de la jurisprudence du Conseil constitutionnel
23L’obiter dictum ne saurait bénéficier de l’autorité qui s’attache, en vertu de l’article 62, alinéa 3, aux décisions du Conseil constitutionnel. Cette exclusion comporte deux variantes : soit on considère qu’il ne fait pas partie des motifs nécessaires de la décision ; soit on considère qu’il ne se rapporte pas à la question posée au Conseil constitutionnel. Pour autant, il n’est pas dénué de toute portée juridique, illustrant ainsi la possible autorité de la jurisprudence constitutionnelle.
24L’autorité qui s’attache aux décisions du Conseil constitutionnel doit être à la fois délimitée dans son étendue et dans son objet. Certes, l’article 62, alinéa 3, s’étend non seulement au dispositif de la décision mais aussi aux motifs qui en sont le fondement même et le soutien nécessaire26. A la différence des motifs supplémentaires, en sont donc exclus les motifs surabondants et, a fortiori, l’obiter dictum27. Mais cette autorité semble limitée, dans son objet, au texte qui a précisément fait l’objet du contrôle de constitutionnalité. Cette question est au cœur de l’arrêt Breisacher28. Pour la chambre de l’instruction, les deux motifs de contrariété relevés par le Conseil constitutionnel dans la décision relative à la Cour pénale internationale, à savoir l’immunité de juridiction et, “au surplus”, le privilège de juridiction, fondent la décision et s’imposent donc, en vertu de l’article 62 de la Constitution, au juge judiciaire. Cette position est confirmée par la Cour de cassation, qui souligne que “l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel s’attache non seulement au dispositif mais aussi aux motifs qui en sont le soutien nécessaire”. Mais, de manière fort habile, la Cour déplace la question des motifs à l’objet de l’article 62, alinéa 3 : en précisant que ses “décisions ne s’imposent aux pouvoirs publics et aux autorités administratives et juridictionnelles qu’en ce qui concerne le texte soumis à l’examen du Conseil”, elle ne conteste pas l’autorité des décisions du Conseil constitutionnel mais en circonscrit, de manière fort contestable en l’espèce, l’objet29.
25C’est également la distinction qui est au cœur de l’arrêt Lesourd : la réserve émise par le Conseil constitutionnel à l’occasion de l’examen de la loi no 2002-73 du 17 janvier 2002 de modernisation sociale peut-elle être transposée à la loi no 2001-397 en cause devant le juge administratif et ayant le même objet ? La précision émise par le Conseil constitutionnel ne peut être considérée comme un motif déterminant de la décision rendue en 200230. Plus encore, en dépit de la parenté des dispositions litigieuses sur le fond, le Conseil constitutionnel n’a été saisi que de la loi no 2002-73 de modernisation sociale et sa décision ne peut ainsi valoir que pour le texte soumis à son examen31. C’est au nom de cette différence d’objet que le juge administratif écarte toute référence à la décision du Conseil constitutionnel ou à l’article 62 de la Constitution.
26Pour autant, la jurisprudence du Conseil constitutionnel doit-elle être véritablement dénuée de toute portée juridique ? Le Conseil constitutionnel a lui-même invité à une compréhension large de l’autorité de sa propre jurisprudence. Ayant d’abord énoncé que l’autorité de chose jugée est “limitée à la déclaration d’inconstitutionnalité visant certaines dispositions de la loi qui lui était alors soumise” et “qu’elle ne peut être utilement invoquée à l’encontre d’une autre loi conçue d’ailleurs en termes différents”32, il a par la suite nuancé fortement ce considérant de principe en réservant l’hypothèse où les dispositions de la loi, “bien que rédigées sous une forme différente ont, en substance, un objet analogue à celui des dispositions législatives déclarées contraires à la Constitution”33.
27Le recours à l’obiter dictum illustre alors de manière saisissante la question de l’autorité de la jurisprudence constitutionnelle. Il n’est pas anodin de relever que c’est précisément à propos des arrêts Breisacher et Lesourd qu’a été reprise la distinction établie par les anglo saxons entre autorité contraignante (“binding authority”) et autorité persuasive (“persuasive authority”)34. Lorsqu’il se prononce par la voie de l’obiter dictum, la jurisprudence du Conseil constitutionnel pourrait être dotée d’une autorité persuasive. Celle-ci est justifiée d’abord par l’unicité de l’ordre juridique interne, qui suppose une harmonisation des positions des juridictions suprêmes et du Conseil constitutionnel ; par l’intérêt du justiciable et le souci de la sécurité juridique ensuite ; par la force de conviction du raisonnement retenu par le Conseil constitutionnel. En ce sens, la pédagogie déployée par le Conseil constitutionnel dans l’énonciation de l’obiter dictum est indissociable de la portée susceptible de lui être reconnue.
28Curieusement, cette autorité persuasive de la jurisprudence du Conseil constitutionnel pourrait être accentuée par l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité. En effet, selon les termes retenus par le législateur organique, le renvoi au Conseil constitutionnel par les juridictions suprêmes n’est possible que si “la question est nouvelle ou présente un caractère sérieux”. C’est sans doute encourager, paradoxalement, les juridictions suprêmes à se rallier, pour justifier l’absence de renvoi, à la jurisprudence du Conseil constitutionnel, affermissant alors son autorité persuasive.
Notes de bas de page
1 Vocabulaire juridique - Association Henri Capitant, Cornu s.d,. 1re éd., Paris, P.U.F., 2000, coll. Quadrige no 309.
2 En ce sens, voir H.-A. SCHWARZ LIBERMANN VON WAHLENDORF, “Le juge législateur, l’approche anglaise”, RIDC, 4, 51, 1999, p. 1109 et s.
3 Sur ce point, voir par exemple G. SAMUEL, “L’esprit de non-codification : le “common law “face au Code Napoléon”, Droits, p. 133 – C. JAUFFRET SPINOZI, “Comment juge le juge anglais ?”, Droits, 9, 1989, p. 57 et s.
4 Ce que les juristes anglais appellent consequentialism.
5 Autour duquel ce propos s’articule.
6 Sur l’utilité de ces formules “indice”, voir P. Blacher, “L’obiter dictum dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel”, REDP, 2000, 12, 3, p. 897
7 Pour un exemple récent, voir la décision 2009-593 DC du 19 novembre 2009, Loi pénitentiaire, Journal officiel du 25 novembre 2009, p. 20222.
8 Décision 96-386 DC du 30 décembre 1996, Amendement Malraux, Rec. 154, cons. 4. Dans le même sens, voir 60-8 DC du 11 août 1960, Redevance radio-télévision, Rec. 25, cons. 7 ; 89-271 DC du 11 janvier 1990, Amnistie des parlementaires, Rec. 21, cons. 1 ; 92-307 DC du 25 février 1992, Zones de transit, Rec. 48, cons. 1
9 Analysant la décision 98-408 DC du 22 janvier 1999, Cour pénale internationale, Rec. 29 comme une décision par laquelle le Conseil constitutionnel aurait statué ultra petita, voir F. LUCHAIRE, R.D.P., 1999, p. 457 ; P. CHRESTIA, “L’immunité pénale du Président de la République. A propos d’un obiter dictum contestable”, D., jur., 1999, p. 287 ; O. DUHAMEL, Le Monde, 26 janvier 1999
10 Décision no 85-187 DC du 25 janvier 1985, État d’urgence en Nouvelle-Calédonie, Rec. 43.
11 Décision 99-410 DC du 15 mars 1999, Statut constitutionnel de la Nouvelle Calédonie II, Rec. 51, cons. 42.
12 Décision 2001-455 DC du 12 janvier 2002, Loi de modernisation sociale, Rec. 49, cons. 115 : “les articles 134 et 137, qui reprennent la formulation retenue par la loi susvisée du 9 mai 2001 relative à l’égalité professionnelle, ne fixent qu’un objectif de représentation équilibrée entre les femmes et les hommes ; qu’ils n’ont pas pour objet et ne sauraient avoir pour effet de faire prévaloir, lors de la constitution de ces jurys, la considération du genre sur celle des compétences, des aptitudes et des qualifications ; que, sous cette réserve, les articles 134 et 137 n’appellent aucune critique quant à leur conformité à la Constitution”. Dans le commentaire aux Cahiers du Conseil constitutionnel, il est souligné que la réserve ainsi émise “servira de grille de lecture” pour l’application de la loi du 9 mai 2001.
13 Lorsqu’il adopte la technique de l’économie de moyens, le Conseil constitutionnel prononce l’inconstitutionnalité de la loi “sans qu’il soit besoin de statuer sur d’autres griefs” ou “sur d’autres moyens”. Pour un exemple récent, voir la décision 2006-540 DC du 27 juillet 2006, Droit d’auteur dans la société de l’information, Rec. 88, cons. 65 : la méconnaissance du principe d’égalité devant la loi pénale entraîne la déclaration d’inconstitutionnalité sans qu’il soit besoin d’examiner les autres griefs
14 Voir par exemple Décision 73-51 DC du 27 décembre 1973, Taxation d’office, Rec. 25, cons. 2 à 5, déclarant l’inconstitutionnalité de l’article 62 de la loi de finances pour atteinte au principe d’égalité devant la loi et “au surplus”, pour méconnaissance de l’article 42 C – voir également 90-283 DC du 8 janvier 1991, Lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme, Rec. 11, cons. 47 : la disposition est déclarée contraire à la Constitution “pour des motifs tenant, d’une part, à ce que le législateur est resté en deçà de sa compétence en matière fiscale et, d’autre part, à l’irrégularité de la procédure suivie pour l’adoption de celles de ses dispositions qui relèvent du domaine exclusif d’intervention des lois de finances”
15 Décision 98-408 DC du 22 janvier 1999, Cour pénale internationale, Rec. 29, cons. 16.
16 Décision 2007-557 DC du 15 novembre 2007, Statistiques ethniques, Rec. 360, cons. 29 : le traitement de données à caractère personnel envisagé est contraire à l’article 1er de la Constitution ; “en tout état de cause”, l’amendement litigieux est dépourvu de tout lien avec les dispositions qui figuraient dans le projet dont celle-ci est issue.
17 Décision 2000-439 DC du 16 janvier 2001, Loi relative à l’archéologie préventive, Rec. 42, cons. 6.
18 Relevons toutefois que le Conseil constitutionnel répond sur ce point aux requérants qui estimaient que le caractère administratif de l’établissement public créé par la loi était incompatible avec la nature des activités de l’organisme.
19 Décision 99-412 DC du 15 juin 1999, Charte européenne des langues régionales, Rec. 71, cons. 13
20 En ce sens voir P. BLACHER, “L’obiter dictum dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel”, REDP, 2000, 12, 3, p. 897, préc.
21 Décision 85-197 DC du 23 août 1985, Évolution de la Nouvelle Calédonie II, Rec. 70, cons. 27
22 Décision 2008-564 DC du 19 juin 2008, O.G.M., Rec. 313, cons. 49 ; voir également 2009-599 DC du 29 décembre 2009, Taxe carbone, Journal officiel du 31 décembre 2009, p. 22995, cons. 79. Notons qu’auparavant, le Conseil constitutionnel avait déjà appliqué d’autres articles de la Charte, en particulier son article 6 : 2005-514 DC du 28 avril 2005, Registre international français, Rec. 78, cons. 36 et 37 ; 2005-516 DC du 7 juillet 2005, Politique énergétique, Rec. 102, cons. 25
23 Voir la décision 2006-544 DC du 14 décembre 2006, Loi de financement de la sécurité sociale, Rec. 129, cons. 13 – voir notamment J.-P. CAMBY, “Droit de priorité, irrecevabilité, cavaliers… Réflexions sur la rationalisation de la procédure législative”, RDP, 2007, p. 571, soulignant les fluctuations de la jurisprudence constitutionnelle à ce sujet.
24 Décision 99-421 DC du 16 décembre 1999, Codification par ordonnances, Rec. 136, cons. 13
25 Décision 85-191 DC du 10 juillet 1985, DDOEF, Rec. 46, cons. 2.
26 Décision 62-18 L du 16 janvier 1962, Loi d’orientation agricole, Rec. 31, cons. 1.
27 En ce sens, voir notamment B. GENEVOIS, “Observations complémentaires”, RFD admin., 15 (4) juillet-août 1999, p. 717, not. p. 720.
28 Cass. ass. plén., 10 oct. 2001, no 01-84-922, Breisacher; Bull. civ. 2001, ass. plén., no 206; JCP G 2001, II, 10024, note C. FRANCK.
29 L’objet du contrôle est en effet fort contestable. En effet, pour le premier avocat général, il va de soi que le texte soumis à l’examen du Conseil constitutionnel est le traité concerné. Mais on pourrait soutenir que, lorsqu’il est saisi sur le fondement de l’article 54… de la Constitution, l’objet du contrôle est davantage la Constitution que le traité puisque ce sont les dispositions constitutionnelles qui devront être modifiées pour permettre la ratification de ce dernier. Notons par ailleurs que cela n’empêche pas la Cour de cassation de se prononcer tout à fait consciemment par le biais d’un obiter dictum s’agissant de la non prescription de l’action publique ordinaire pendant la durée du mandat présidentiel.
30 En effet, l’inconstitutionnalité de la loi de 2002 résulte de sa seule contrariété avec les principes de valeur constitutionnelle. Pour une opinion inverse, voir notamment F.-X. MILLET, “L’exception d’inconstitutionnalité ou l’impossibilité du souhaitable. Réflexions à travers le prisme de l’interprétation constitutionnelle authentique”, RDP no 05/2008, estimant que l’interprétation donnée par le Conseil constitutionnel devait être considérée comme un “des motifs “déterminants” sans lequel la décision du 27 janvier 2002 n’aurait pas été rendue.
31 Décision 2001-455 DC du 12 janvier 2002, Loi de modernisation sociale, Rec. 49, cons. 115. D’ailleurs, quelques années plus tard, le Conseil constitutionnel a eu l’occasion de censurer deux dispositifs similaires : voir les décisions 2001-445 DC du 19 juin 2001, Statut des magistrats, Rec. 63, cons. 58 - 2006-533 DC du 16 mars 2006, Egalité salariale entre les femmes et les hommes, Rec. 39, cons. 15.
32 Décision 88-244 DC du 20 juillet 1988, Loi d’amnistie, Rec. 119, cons. 18.
33 Décision 89-258 DC du 8 juillet 1989, Dix de Renault, Rec. 48, cons. 13.
34 Sur la distinction entre l’autorité persuasive et l’autorité contraignante des décisions du Conseil constitutionnel, voir notamment O. DUTHEILLET DE LAMOTHE, “L’autorité de l’interprétation constitutionnelle”, 2004 : www.conseil-constitutionnel.fr/divers/documents/autorite.htm.
Auteur
Professeur à l’Université Paul Cézanne Aix-Marseille III, ILF-GERJC
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