Santé numérique : quelques réflexions sur les modèles économiques et les questions posées à la régulation
p. 291-305
Texte intégral
1Si notre système de santé sait intégrer l’innovation lorsqu’elle concerne, classiquement, de nouveaux médicaments ou de nouveaux actes techniques, il peine en revanche à accueillir les innovations fondées sur l’usage de technologies numériques (souvent d’ailleurs associées à des innovations organisationnelles) de façon efficace, suffisamment agile et réactive pour faire face aux enjeux de transformation du système dont elles sont porteuses. Les interventions précédentes ont, à cet égard, éclairé les difficultés que posent des mécanismes d’évaluation inadaptés en termes de délai et d’expérimentation.
2Comment faire évoluer notre système de régulation ? Il n’y a pas de solution simple, car il est construit sur des logiques et des procédures que ces innovations qui « n’entrent pas dans les cases » percutent. Sans prétendre à l’exhaustivité sur des questions aussi complexes, quelques pistes peuvent être esquissées autour de trois aspects : les processus d’évaluation de ces innovations, les modèles économiques et organisationnels, l’usage des données de santé. Au préalable, on rappellera brièvement les bénéfices attendus de ces technologies numériques, mais aussi les risques possibles.
I – La e‑santé : beaucoup d’attentes et de promesses, mais aussi des inquiétudes sur les impacts
A – Des attentes et des espoirs
3Prévenir plus tôt, soigner mieux, suivre plus efficacement, telles sont les promesses portées par le développement des outils numériques en santé.
4Ils doivent permettre d’abord d’améliorer la prise en charge des patients, en établissement (hospitalier et médico-social) mais aussi et surtout au domicile des patients en diffusant extra muros les compétences et expertises grâce à la télémédecine, dont le cadre juridique est fixé par la loi1. Certaines de ces applications font d’ores et déjà partie de pratiques éprouvées, comme la télésurveillance des patients atteints d’insuffisance cardiaque2, qui permet de repérer des signes cliniques annonciateurs d’une décompensation et de parvenir à différer, voire éviter une hospitalisation3. Dans de nombreux domaines, cette possibilité d’interpréter à distance des données transmises grâce à des objets connectés ou par les patients permet de réduire considérablement le délai de réponse du système de soins. Ainsi aujourd’hui environ 50.000 patients porteurs de stimulateurs ou défibrillateurs implantables sont suivis à distance par des professionnels de santé. La télésurveillance est devenue, comme le rappelait le Dr Lazarus, "la méthode de référence pour le suivi des patients cardiaques aux Etats-Unis", et elle permettrait, selon des études publiées récemment, "une baisse de mortalité totale d'environ 38%"4. Le dispositif est encore expérimental en France, mais la publication récente du cahier des charges permet désormais la rémunération des médecins réalisant la télésurveillance des prothèses cardiaques implantables (stimulateurs et défibrillateurs)5. Pour la Cour ces comptes, « en permettant d’éviter des hospitalisations, la télésurveillance des malades chroniques grâce à des dispositifs connectés apparaît comme la forme de télémédecine la plus prometteuse »6.
5La téléconsultation et la télé-expertise, qui devraient aussi se développer plus rapidement avec la décision de quitter le terrain de l’expérimentation et de basculer ces actes de télémédecine dans le droit commun du financement7, peuvent être un levier majeur pour diminuer les pertes de chances liées à l’éloignement des centres de soins et réduire les discriminations géographiques. Ainsi dans plusieurs régions des plateformes de télé-expertise ont été organisées pour permettre à des médecins traitants, des infirmiers libéraux ou des établissements de santé de faire appel à des experts en plaies chroniques et/ou complexes (en particulier escarres, ulcères de la jambe ou de plaies du pied diabétique) lorsqu’ils rencontrent des difficultés dans la prise en charge de leurs patients, notamment à domicile.
6Au-delà de la dimension la plus évidente du recours au numérique qui est de faciliter l’accès aux soins par la télémédecine, les objets connectés sont appelés à accroître les capacités des patients à gérer leur maladie (capteurs et objets connectés, applications informatives ou éducatives,…), et plus globalement à être vecteurs d’empowerment individuel et collectif, notamment par l’accès possible aux données et l’analyse des informations qu’elles livrent sur l’état de santé des personnes et son évolution.
7Des progrès médicaux importants sont aussi attendus de l’exploitation de la masse de données rendue disponible par la numérisation, et l’on évoque la « médecine du futur », baptisée il y a une dizaine d’années médecine des 4 P8. En cancérologie, la médecine génomique personnalisée est déjà une réalité, avec les possibilités d’analyse des milliards de données du génome et les développements en cours de l’intelligence artificielle.
8Au-delà du bénéfice individuel pour les patients, l’exploitation des données massives recueillies à l’échelle de larges populations porte aussi des enjeux collectifs de santé publique : surveillance sanitaire, détection des risques, analyse des performances du système de santé, de la qualité des soins, des inégalités sociales et spatiales, conception de programmes d’intervention personnalisés ajustés aux besoins des patients, analyse de l’efficacité et des effets indésirables des traitements en vie réelle (pour laquelle les techniques statistiques appliquées au Big Data pourraient permettre de faire émerger des signaux faibles et d’accroître les capacités de pharmacovigilance).
Les promesses portées par cette nouvelle ère de la santé numérique sont donc considérables, et il ne se passe pas une semaine sans que des articles, prises de parole, publications ne relaient ces attentes. Mais en miroir de ces espoirs, des inquiétudes se manifestent également.
B – Des craintes et questionnements
9En effet cette « déferlante numérique » suscite aussi des craintes sur les risques qu’elle comporte et les effets qu’elle peut induire.
La menace d’un changement de modèle sociétal et économique est régulièrement évoquée. Elle toucherait aussi bien les individus, devenant avant tout des consommateurs de soins ou même de prédiction, loin de la vision idéale de la démocratie sanitaire des patients-citoyens (dérive consumériste), que le système de santé lui-même, confronté à la domination des plateformes et à l’« uberisation » des professionnels de santé.
Les progrès de la génomique et l’utilisation ciblée du Big Data peuvent aussi favoriser le profilage des personnes à partir de leurs caractéristiques et de leurs facteurs de prédisposition. Les risques différenciés que porteraient certains seraient ainsi mis en évidence, déchirant ce que les économistes appellent le « voile d’ignorance » à la base de notre système de financement de la santé. La claire identification de ceux qui sont malades, le seront ou pourraient l’être, est de fait de nature à menacer la solidarité entre tous, la contribution des bien portants pouvant être envisagée désormais de manière individualisée et modulée. Sans doute ne faut-il pas être en la matière trop pessimiste et des mécanismes correcteurs atténueront ces incidences du numérique. Mais il importe aussi de mesurer les effets d’une évolution déjà entamée notamment par les assureurs santé, qui dans d’autres pays offrent aux clients des réductions de leurs primes en fonction de comportements vertueux pour la santé. Si de tels mécanismes de tarification ne sont pas autorisés aujourd’hui en France9, le développement accéléré des capacités de surveillance numérique et des techniques de profilage peut à juste titre être jugé inquiétant pour l’avenir, si l’on songe à l’usage qui en est fait dans le domaine commercial aujourd’hui10.
10La dimension intrusive de la télésurveillance ne doit pas non plus être négligée, même si elle est réalisée « pour le bien du patient ». Comme le souligne l’IGAS en 2015 dans son rapport sur l’observance11 : « le patient peut devenir l’objet d’une inquisition permanente susceptible de dévoiler ses secrets les plus personnels. Un pas de plus et les données transmises, objectivant enfin le niveau d’observance du traitement, pourraient faciliter la mise en œuvre de mesures plus ou moins coercitives cherchant à remettre le « déviant » dans le droit chemin, en poursuivant les objectifs les plus louables. » De fait, le recours aux outils numériques recèle un potentiel normatif important, voie ouverte à la normalisation des comportements individuels et au contrôle social.
11Enfin le pouvoir croissant des géants du numérique, GAFAM et BATX, forts de leurs bases de données alimentées par des milliards de clients, le risque d’hégémonie que leur mainmise sur la recherche et sur l'algorithmie laisse envisager, la perte d’autonomie des systèmes nationaux face à la puissance de ces nouveaux acteurs mondiaux de la santé suscitent également des inquiétudes légitimes.
II – Les mutations nécessaires du système de soins
12Sans méconnaître les enjeux économiques et sociétaux évoqués ci-dessus, si l’on reste à l’échelle du système de soins, comment peut-on mieux intégrer, au bénéfice des patients et de la santé publique, les innovations portées par les technologies numériques ?
Car paradoxalement, alors même que les évolutions sont rapides, avec des chiffres qui donnent parfois le vertige (ex santé mobile : 100 000 applis sur les stores en 2016, prévision de 20 milliards d’objets connectés dans le monde en 2020…), le système de soins organisé n’intègre les évolutions rendues possibles par le numérique que très lentement. L’accès au remboursement et à l’usage par les patients reste très laborieux, comme n’ont pas manqué de le souligner successivement la Cour des comptes12 et le HCAAM13. Un exemple suffit à illustrer ce hiatus : il a fallu quatre ans pour que soient inscrits à la nomenclature trois actes relatifs au dépistage de la rétinopathie diabétique à partir du moment où la HAS a été saisie14. Les processus sont donc erratiques, peu de dispositifs innovants parvenant à s’insérer dans notre système de soins courants. Où sont les freins ?
En fait, les évolutions numériques percutent les processus classiques de régulation du système de soins à différents niveaux. Sans vouloir être exhaustif, on évoquera notamment trois enjeux cruciaux : revoir les processus d’évaluation du bénéfice / risque et du rapport coût / efficacité ; adapter les modèles économiques et organisationnels et les modes de rémunération, et pour cela renouveler le modèle de conduite des expérimentations tel qu’il existe dans notre pays ; et enfin se saisir de l’enjeu majeur de la production et de l’utilisation des données de santé.
A – Revoir les procédures d’évaluation de l’innovation
13Évaluer les innovations, numériques ou non, est une étape nécessaire : toute innovation n’est pas forcément bénéfique, ni suffisamment porteuse de progrès et/ou efficiente pour être financée collectivement. Le système fondé sur la solidarité doit ne financer que ce qui est utile, ce qui présente un intérêt à la fois médical et médico-économique.
En matière d’évaluation médicale, construite sur l’evidence-based medicine, le gold standard est l’essai clinique randomisé contrôlé. C’est sur la base des résultats de ces essais que les nouveaux médicaments sont aujourd’hui autorisés à être commercialisés, et que les agences d’évaluation nationale apprécient l’opportunité de leur remboursement par les systèmes de santé de chaque pays.
14C’est un modèle qui peut être appliqué à des innovations numériques. Ainsi par exemple un centre anti-cancéreux français a évalué par un essai randomisé contrôlé l’impact d’un dispositif (Moovcare) permettant aux patients souffrant de cancer du poumon de renseigner régulièrement leur cancérologue sur leurs symptômes par la voie d’une application web, ces informations étant traitées avec un algorithme pour détecter les rechutes ; l’essai a montré un gain de survie de sept mois en moyenne (gain supérieur à ceux qu’apportent nombre de traitements innovants très onéreux) pour les patients ainsi suivis15.
Pour autant, quelles que soient ses qualités, ce modèle de génération d’évidence semble impossible à généraliser dans le domaine du numérique où les innovations reposent sur des solutions technologiques évolutives, elles-mêmes insérées dans des agencements organisationnels parfois complexes (plateformes, regroupements de professionnels…) dont l’évaluation se prête mal à l’essai contrôlé. Elles sont également très nombreuses (à comparer à une cinquantaine de nouveaux médicaments par an), d’une grande diversité, sans stabilité (mises à jour, succession de versions différentes d’un même produit qu’il est impossible d’évaluer à chaque fois), soumises à des améliorations constantes des logiciels et des algorithmes. Ainsi marqués d’une obsolescence intrinsèque, les outils et services numériques ne peuvent de façon réaliste s’inscrire dans des procédures d’évaluation sur 10-15 ans, déjà exigeantes pour les produits de santé, inapplicables pour ce type d’innovations. Il faut donc renoncer à penser que l’on pourra transposer les méthodes des essais cliniques à ces nouveaux produits, ce que résume clairement le Pr Philippe Ravaud dans une communication à un groupe de travail sur la santé mobile16 : « C’est une attente irréaliste que nous disposions d’essais randomisés pour toute intervention ou combinaison d’interventions dans tous les sous-groupes de malades. (…) 85 % des données probantes pour la Comparative Effectiveness Research proviendront d’études non expérimentales ».
Il est donc essentiel de développer ces méthodologies d’évaluation « en vie réelle », c’est-à-dire en conditions non expérimentales. Du reste, même dans le domaine du médicament, elles apparaissent aujourd’hui comme un complément nécessaire, non seulement pour vérifier la transposabilité des résultats des essais aux conditions réelles d’utilisation, mais aussi du fait de l’évolution du profil des produits, avec de plus en plus d’arrivées précoces, d’autorisations de mise sur le marché conditionnelles, de faibles niveaux de preuve du fait de petites populations (maladies orphelines, thérapies ciblées…), qui obligent à suivre attentivement les résultats « dans la vraie vie ». Pour des innovations portées par le numérique, par constructions évolutives, et qui combinent souvent une technologie digitale, un produit ou un traitement et une modification organisationnelle, ces modèles d’évaluation à partir de données observationnelles sont les seuls envisageables à grande échelle. L’analyse de ces données doit pouvoir permettre de documenter l’intérêt des solutions proposées et de dégager un bilan utile pour décider de l’opportunité d’une diffusion à plus grande échelle, même si l’évidence produite n’est pas de même niveau que dans un schéma expérimental.
Des investissements sont nécessaires, à la fois pour constituer des stocks de données observationnelles pertinentes (mais certains existent déjà : bases de données administratives, entrepôts hospitaliers…) et pour développer des méthodologies d’évaluation utilisant au mieux ces sources de données.
B – Quels modèles organisationnels et économiques ?
15Dans les évolutions qui se profilent, faut-il de nouveaux modèles économiques, intégrant de nouveaux acteurs ?
C’est ce que suggère une étude récente menée à la demande du Syntec Numérique en collaboration avec le SNITEM sur les « Nouveaux modèles économiques de la e-Santé en Europe (NOEMIE) »17. Cette étude met en avant des initiatives menées dans quatre pays européens, l’Allemagne, l’Espagne, l’Italie et le Royaume-Uni, ayant impliqué des partenaires privés (industriels, assureurs ou consortiums) qui se sont vu confier des responsabilités en matière de prise en charge de populations de patients, avec des modèles économiques adaptés.
En Allemagne, des caisses régionales rémunèrent un industriel, sous forme d’un forfait annuel par patient, pour la mise en place d’un programme de suivi personnalisé de patients insuffisants cardiaques (Cordiva). Le programme assure le suivi de 16 000 patients en 2015.
En Espagne, sur un territoire de la communauté autonome de Valence, c’est une concession de service public qui a été passée avec un consortium (assureurs / BTP / banques), d’abord pour la construction et la gestion de l’hôpital, puis pour la gestion de l’ensemble de l’offre de soins. Au-delà de la gestion des services, le consortium a une responsabilité sur la gestion de la santé de la population, y compris la prévention et la rééducation. Il s’appuie fortement sur les technologies de l’information et est rémunéré à la capitation.
En Italie, un service numérique personnalisé d’autogestion de la tension artérielle a été développé par les industriels pour les patients. Le service est gratuit mais le patient doit payer s’il veut bénéficier du programme de coaching personnalisé, il finance donc son système d’accompagnement.
Enfin, au Royaume-Uni, un assureur, VitalityHealth, a intégré dans son offre un logiciel qui permet mesurer l’état de santé d’une personne à partir d’une série de données, avec dans la foulée une offre de santé complète. La plateforme traite toutes les données du patient et vise à suivre les comportements de santé et les orienter par un mécanisme d’incitations positives (points, bons d’achat). Le service est rémunéré classiquement par un contrat d’assurance souscrit par les assurés et incluant ce service.
Que nous apprennent ces initiatives, et peuvent-elles être réellement source d’inspiration pour des modèles économiques de la e-santé ?
Les deux dernières sont en fait des modèles d’achat de services, dans une logique commerciale classique : elles se situent clairement en dehors du cadre d’un système de santé à financement collectif, et ne peuvent donc constituer des pistes de réforme pour celui-ci.
L’expérience allemande montre qu’il est possible de sous-traiter à un industriel la gestion d’un programme de suivi des patients insuffisants cardiaques. Mais de tels programmes peuvent aussi être assurés par d’autres opérateurs : ainsi en France, le programme Cardiauvergne, qui assure le même suivi dans l’ancienne région Auvergne, est géré par un groupement de coopération sanitaire auquel participent tous les établissements de la région. Il a d’ailleurs aussi montré des résultats positifs en termes de survie des patients suivis.
C’est donc moins sans doute la question de l’opérateur qui est centrale que celle de la capacité d’intégrer et de coordonner un ensemble d’offreurs de soins et d’industriels autour d’une plateforme et d’une solution commune. C’est aussi ce qui est en jeu dans la concession de service public assumée par le consortium espagnol : cet enjeu d’une meilleure intégration des acteurs, professionnels hospitaliers et de ville, industriels proposant des solutions techniques, structurés autour des services à rendre aux patients, est celui que poursuivent aussi d’autres réformes, comme celle des Accountable care organizations aux Etats-Unis.
16Quels modes de rémunération apparaissent les plus adaptés pour financer des services intégrant une composante numérique ? Dans un certain nombre de cas, la tarification à l’acte reste possible : par exemple, un acte de télé-expertise rémunérant l’échange d’informations entre l’ancien et le nouveau médecin traitant lorsque les personnes âgées entrant en établissement d’hébergement changent de médecin traitant a été inscrit à la nomenclature. Mais souvent la technologie numérique est intégrée à une intervention complexe, dont elle ne représente qu’un des composants. C’est alors le service global qu’il est plus rationnel de rémunérer (de suivi du patient et d’accompagnement) sans segmenter en fonction des interventions, et ce, par un forfait de prise en charge. C’est ce que l’on voit avec les rémunérations à la capitation dans les exemples allemand et espagnol. Souvent, cette capitation s’accompagne de bonus financier en fonction d’objectifs de qualité ou d’efficience décidés en commun (paiement « à la performance »).
Ainsi l’enjeu majeur est de définir des schémas de collaboration et des structures collectives afin de faire travailler ensemble établissements et professionnels de santé, avec une implication des industriels et éventuellement des assureurs. Il faut pouvoir tester de telles formes collectives, qui s’organisent autour de services globaux rendus aux patients (comme c’est le cas dans le modèle des ACOs aux Etats-Unis), tester des rémunérations alternatives, et voir comment cela fonctionne concrètement, quelles sont les incidences sur la prise en charge des patients, les progrès et points de blocage, le tout en conditions de vie réelle. Mais pour cela, encore faut-il faire évoluer notre modèle d’expérimentation et de diffusion de l’innovation.
17La France ne dispose pas en effet d’un système d’expérimentation adapté à l’accueil des innovations, permettant de repérer les initiatives intéressantes, de les tester à une échelle suffisante, mais aussi d’envisager d’amblée les conditions de leur diffusion. L’expérimentation s’y déroule de manière permanente, sur de longues années, en des laps de temps souvent prorogés.
L’exemple le plus flagrant de cette expérimentation en continu est fourni par les réseaux qui, quel que soit leur intérêt, ont été reconduits systématiquement dans une phase expérimentale n’accédant jamais à un statut d’usage de droit commun. A contrario, il est possible de relever quelques illustrations positives d’expérimentations arrivées à leur terme, comme celle des modes de rémunérations des maisons de santé pluri-professionnelles et les pôles de santé qui ont ensuite été repris dans l’accord conventionnel interprofessionnel (ACI), concrétisant ainsi un mode de financement pérenne des équipes, au-delà de la phase expérimentale18.
Mais l’exemple d’expérimentation le plus révélateur des atermoiements caractéristiques du système français est certainement celui de la télémédecine, qui a été inscrite dans la loi avec un encadrement juridique drastique, selon une méthodologie précautionneuse visant à tout prévoir et organiser d’emblée et très précisément dans des cahiers des charges dont le contenu a été longuement travaillé, mais dont la rigidité exclut le principe comme la réalisation d’une véritable expérimentation en situation. Du coup, les expérimentations s’éternisent et jusqu’à récemment (car la LFSS 2018 a marqué un tournant sur ce point) nul n’avait d’idée ni du moment où l’on pourrait en sortir, ni de la façon de généraliser ce qui aurait été identifié comme positif.
18Ce handicap de notre approche de l’évaluation a été relevé par le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie (HCAAM) dans son rapport Innovation et système de santé19 qui préconise la création d’un « cadre favorable à l’émergence d’initiatives innovantes » pour soutenir les innovateurs afin « d’encourager, sélectionner, évaluer et généraliser les initiatives prometteuses ». La Caisse nationale d’assurance maladie a formulé dans le même esprit diverses propositions et notamment celle d’un dispositif d’appui inspiré de ce qui se fait aux US ou en Angleterre (Centers of innovation, new care models / transformation fund)20, prenant la forme d’un fonds dédié à l'innovation organisationnelle, qui rémunérerait transitoirement les établissements et les professionnels de santé engagés dans des expérimentations à grande échelle de nouveaux parcours de soins, afin de sortir de la rémunération à l'acte et des silos médicaux.
La LFSS 2018 marque à cet égard une avancée importante puisque l'article 51 prévoit un financement pour les « expérimentations organisationnelles innovantes du système de santé », en dérogation aux règles actuelles de tarification, pour une durée « qui ne peut excéder cinq ans ». Il s'agit, selon le texte, de « favoriser l'innovation par l'émergence de nouvelles organisations dans les secteurs sanitaire et médico-social concourant à l'amélioration de la prise en charge et du parcours des patients, et de l'efficience du système de santé et de l'accès aux soins ». Ces expérimentations seront financées par la mise en place d'un « fonds pour l'innovation du système de santé », abondé par une dotation du régime général de l'assurance maladie et par le fonds d'intervention régional (FIR).
Au côté de ces avancées notables, la loi de modernisation de notre système de santé du 26 janvier 201621 en ouvre une autre, celle de l’accès aux données de santé.
C – L’enjeu majeur de la production et de l’utilisation des données de santé
19Les systèmes de santé modernes produisent en effet d’énormes quantités de données de santé, et tous les acteurs sont conscients du potentiel de ces données massives, issues de sources multiples, pour promouvoir la santé de la population et améliorer les soins.
Les bases de données médico-administratives, comportant des données recueillies à des fins de gestion (facturation, remboursement des soins…) constituent une de ces sources d’information. De ce point de vue, la France est bien positionnée : elle a été visionnaire il y a une quinzaine d’années en construisant un entrepôt où sont stockées les informations contenues dans toutes les feuilles de soins et les factures hospitalières, et qui permet ainsi de retracer, de manière détaillée et exhaustive, les parcours de soins de la totalité de la population française, soit 67 millions de personnes.
Ces données, avec aujourd’hui un historique de plus de dix ans, constituent un patrimoine remarquable : elles couvrent une large population, offrent des possibilités de suivi sur longue période, sans perdu de vue en cours de suivi, avec une bonne homogénéité de codage.
C’est une mine d’informations pour les scientifiques, les professionnels du soin et les chercheurs, dans un contexte de forte compétition internationale, et le premier enjeu est d’exploiter au maximum cette richesse ; de ce point de vue, la loi de janvier 2016, avec la mise en place du Système national de données de santé (SNDS) et de l’Institut national des données de santé, crée les conditions d’un accès plus fluide à ces données. A nous de créer collectivement un éco système pour les utiliser au maximum et au mieux de leurs possibilités, car la France avec ses compétences a ici des atouts de compétitivité remarquables.
Il faudra aussi enrichir ce capital et aller plus loin pour construire les systèmes de données de l’avenir, qui seront multi-sources et rassembleront aussi des données cliniques, biologiques, des données provenant des patients, …
20En conclusion, les marges de progression sont importantes et certaines pistes doivent impérativement être suivies pour dégager un modèle économique efficient pour la e-santé et améliorer la capacité de notre système de santé à accueillir et intégrer de manière agile les innovations qui sont bénéfiques : d’abord faire évoluer les processus d’évaluation et notamment, et introduire le principe, aux côtés de l’evidence based medicine, d’une génération d’évidence par des données de vie réelle ; ensuite, construire de nouveaux dispositifs d’expérimentation et de soutien à l’innovation afin de tester et déployer plus vite des solutions, concernant notamment les modèles organisationnels et économiques ; enfin, donner un élan collectif à l’usage des données de santé et à leur développement.
Notes de bas de page
1 Article L6316-1 CSP : « La télémédecine est une forme de pratique médicale à distance utilisant les technologies de l'information et de la communication. Elle met en rapport, entre eux ou avec un patient, un ou plusieurs professionnels de santé, parmi lesquels figure nécessairement un professionnel médical et, le cas échéant, d'autres professionnels apportant leurs soins au patient.
Elle permet d'établir un diagnostic, d'assurer, pour un patient à risque, un suivi à visée préventive ou un suivi post-thérapeutique, de requérir un avis spécialisé, de préparer une décision thérapeutique, de prescrire des produits, de prescrire ou de réaliser des prestations ou des actes, ou d'effectuer une surveillance de l'état des patients. La définition des actes de télémédecine ainsi que leurs conditions de mise en œuvre et de prise en charge financière sont fixées par décret, en tenant compte des déficiences de l'offre de soins dues à l'insularité et l'enclavement géographique ».
2 Cf Arrêté du 6/12/2016 portant cahier des charges des expérimentations relatives à la télésurveillance des patients insuffisants cardiaques chroniques.
3 Inglis SC, Clark RA, Dierckx R, et al., « Structured telephone support or non-invasive telemonitoring for patients with heart failure », Cochrane Database Syst. Rev. 2015, http://0-onlinelibrary-wiley-com.catalogue.libraries.london.ac.uk/doi/10.1002/14651858.CD007228.pub3/epdf
4 Intervention à l'occasion des Journées « Catel Paris 2017 » organisée par le Club des acteurs de la télémédecine (Catel).
5 Cf Arrêté du 14 novembre 2017 portant cahier des charges des expérimentations relatives à la prise en charge par télésurveillance des patients porteurs de prothèses cardiaques implantables à visée thérapeutique mises en œuvre sur le fondement de l’article 36 de la loi no 2013-1203 de financement de la sécurité́ sociale pour 2014.
6 Rapport Sécurité sociale, « La télémédecine : une stratégie cohérente à mettre en œuvre », p. 303, septembre 2017.
7 Loi de financement de la sécurité sociale pour 2018.
8 Car plus prédictive, grâce à la connaissance des facteurs de prédisposition (qu’ils soient génétiques ou liés aux comportements et à l’environnement du patient), plus préventive grâce à ces connaissances, plus personnalisée avec des stratégies thérapeutiques adaptées prenant en compte l’ensemble des données individuelles, et enfin plus participative, avec un rôle plus actif des patients dans la décision et la gestion de sa santé.
9 Du moins dans le domaine de l’assurance santé.
10 D’ores et déjà d’ailleurs une industrie florissante de courtage en données de santé s’est développée, proposant à la vente des listes de personnes souffrant de certaines pathologies, avec leurs identités numériques, de la même manière que se vendent des informations sur les comportements d’achat.
11 A. Lopez, C. Compagnon, Pertinence et efficacité des outils de politique publique visant à favoriser l’observance. Rapport IGAS, juillet 2015.
12 Cour des Comptes, Rapport sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale, Chapitre 7 : La télémédecine : une stratégie cohérente à mettre en œuvre. Septembre 2017.
13 Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, Rapport Innovation et système de santé, 2016. Voir notamment le document de travail n° 11 annexé au rapport.
14 Décret n° 2004-1523 du 16 décembre 2014, publié au Journal officiel du 18 décembre 2014.
15 F. Denis et al., « Improving survival in patients treated for a lung cancer using self-evaluated symptoms reported through a web application », American journal of clinical oncology, 2017, 40(5) : 464-469.
16 Communication au groupe du comité stratégique de filière « santé » du Conseil national de l’industrie : « Créer les conditions d’un développement vertueux des objets connectés et des applications mobiles en santé », 2016. Rapport téléchargeable à l’adresse : http://solidarites-sante.gouv.fr/IMG/pdf/rapport-gt28-octobre-2016-vf-full.pdf
17 Etude NOEMIE. Nouveaux modèles économiques de eSanté en Europe. https://syntec-numerique.fr/sites/default/files/Documents/2016_01_06_noemie_livrable_avec_reco_060115_vf1.pdf
18 L’accord conventionnel interprofessionnel (ACI) se substitue au règlement arbitral de 2015 qui avait permis de généraliser le mode de financement des maisons de santé mono-site ou multi-sites instauré par les expérimentations des nouveaux modes de rémunération (ENMR). Accord approuvé par arrêté en date du 24 juillet 2017 (publié au JO du 5 août 2017).
19 HCAAM, Rapport 2016, T.1, Chapitre 12 « Un cadre favorable aux initiatives des innovateurs », p. 136 et s., Cf également le tome 2 et le document de travail n° 11 « Le numérique ».
20 Cf rapport de l’Assurance Maladie sur les charges et produits pour 2018. Document téléchargeable à l’adresse suivante : https://www.ameli.fr/l-assurance-maladie/statistiques-et-publications/rapports-et-periodiques/rapports-charges-produits-de-l-assurance-maladie/rapport-charges-et-produits-pour-l-annee-2018.php
21 Article 193.
Auteur
Présidente de l’Institut national des données de santé
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La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
Dix ans après
Sébastien Saunier (dir.)
2011