Quelques observations sur la pédagogie, servante maîtresse du droit
p. 213-224
Texte intégral
11. – Tenter d’évoquer la pédagogie du droit, la pédagogie dans ses rapports avec le droit, est un exercice d’humilité salutaire ; il peut commencer par des aveux. Il peut s’ouvrir au moins sur l’aveu de trois convictions qui relèvent sans doute d’une résistance anachronique, d’arrière-garde.
2La première est que la fonction des universités n’est pas, ne peut pas être de gérer des dossiers d’étudiants, de traiter la quantité. Dans les facultés de droit en particulier, la qualité doit conserver ses droits ; la pédagogie y a son principe. Une deuxième conviction est plus iconoclaste encore. Le droit ne peut être enseigné comme une discipline. Faisant la part du pouvoir et du savoir, l’enseignement du droit ne peut s’affirmer comme une discipline à part, soucieuse de son rendement et de son autonomie, dotée de territoires et de frontières, de “programmes”1 précisément délimités. La troisième conviction est que la pédagogie du droit est pédagogie du silence, de ce silence sans lequel il n’y a pas de musique. Elle est pédagogie de l’ignorance et, par conséquent, de questions toujours ouvertes. L’enseignement ne porte vraiment que là où il laisse la pensée se forger et sur ce dont il ne parle pas.
32. – La pédagogie du droit se doit de résister au piège de l’urgence de la transmission des connaissances. Elles sont là, dans une propédeutique, seulement comme des bases préparatoires d’un raisonnement à reprendre sans cesse. L’étudiant en droit s’essaie aux gammes, après avoir appris le solfège dans les enseignements primaire et secondaire. Il nous faut bien prendre comme hypothèses ces illusions que l’étudiant débutant a acquis le sens de la langue, de ses richesses et de ses subtilités, qu’il a acquis le sens de l’épaisseur historique, des mouvements de l’histoire, de ses apports successifs, de ses “essais et erreurs rectifiées”2.
43. – A ces conditions, la pédagogie peut contribuer à l’enrichissement et à l’affinement du droit. Elle en est la servante, parce qu’elle sait qu’elle en est la maîtresse. Par cette mise en regard, en rapport, de la servante et de la maîtresse3, elle se découvre comme “lieu de passage : accès aux résultats d’une pensée élaborée ailleurs,…, mais accès aussi comme prise de conscience possible”4, faisant du maître “un médiateur qui doit s’effacer”5.
5La pédagogie est au service du droit – ce qu’il faut rappeler d’abord –, parce qu’elle en a une certaine maîtrise inévitable et préoccupante, – ce qu’il faut souligner ensuite –.
I – LA PÉDAGOGIE, SERVANTE DU DROIT
64. – Le droit a besoin d’une pédagogie qui le serve, d’un apprentissage approprié à sa nature. Lorsque la pédagogie du droit manque à sa mission, le droit est menacé. Il l’est si la pédagogie le réduit à une technique ; elle le dessert, en le mesurant à l’aune d’une efficacité qui lui est étrangère. La pédagogie du droit lui correspond en se fondant sur des raisons fragiles, et indécelables dans l’abstraction des règles.
7Pour se mettre au service du droit, la pédagogie du droit doit apprendre à résister à l’invasion de la technique, refuser de ramener le juridique à un savoir-faire. Par là, elle peut espérer remplir les conditions de possibilité d’un apprentissage du droit.
A – Le règne de la technique, ou la fausse servante
85. – L’installation de la technique dans la pensée juridique a été préparée par la pensée du Doyen François Gény, et, plus spécialement, par sa distinction de la science et de la technique, et aussi par la déformation qui lui a été infligée. L’invasion s’est manifestée notamment dans la consécration d’un prétendu principe de sécurité juridique. Cette déviation conduit à supposer que, comme toute technique, le droit se mesurerait à son efficacité ; ses limites mêmes sont oubliées. Le double abus de Gény et sur Gény a ouvert la voie à ce mythe anti-juridique.
1) Le double abus de et sur Gény
96. – François Gény nous a laissé une distinction dont le succès a tenu à son apparente simplicité et à une sorte d’actualité, de correspondance à l’esprit du temps. Le nombre des références à cette distinction est probablement inversement proportionnel à celui des lecteurs attentifs de Science et technique en droit privé positif. D’un côté, siègerait la science qui se veut “objective”, porteuse de certitudes vérifiables, et qui commanderait. De l’autre, la technique prêterait sa puissance à la science, en lui fournissant les instruments, les moyens de sa mise en œuvre. La pédagogie contemporaine du droit se coule plus ou moins ouvertement sur cette distinction. Deux erreurs successives y sont enfouies ; elles entraînent l’enseignement juridique sur de fausses pistes.
10Gény s’est trompé – c’est un premier abus – sur les vertus de sa distinction qui est fausse et perverse. Le découpage proposé portait en germe le cantonnement des raisons de droit dans un rôle étriqué. Elles ne pourraient trouver, dans une pédagogie fondée sur cette dissociation, la place qui est la leur. Pire, la prétendue science se laisserait arraisonner par une prétendue technique qui l’investirait de part en part et la submergerait.
11Les lecteurs de Gény – c’est un second abus aggravant – se sont trompés sur le sens de sa distinction. Le Doyen a eu le temps de le leur reprocher amèrement dans ce cri déchirant que fut Ultima verba. Ils ont déformé sa pensée. Ils l’ont vidée de sa substance et l’ont inversée, en éliminant des donnés scientifiques, le rationnel et l’idéal ; la science du droit n’avait pourtant été isolée que pour les accueillir et les mettre à l’abri. La pédagogie du droit était prête pour l’ère des connaissances à accumuler et à transmettre.
127. – L’article 434-25 du Code pénal, au titre des “atteintes à l’autorité de l’Etat”, a enfermé la pensée juridique dans le “commentaire technique” des décisions ; l’idéologie dominante l’a fait accepter sans inquiétude.
13Le droit français allait se soumettre au principe de sécurité, prolongement d’une technique efficace. Comme toujours, la technique avait imposé sa loi à la science, l’avait “encerclée”6. Sous ces deux espèces, la pédagogie du droit s’est éloignée de sa mission propre.
2) Le mythe de la sécurité
148. – Comme bien d’autres mythes, la sécurité juridique se pare des atours de l’évidence. Nul ne doute de l’indispensable progrès dont elle est le signe. L’époque aspire à la sécurité dans tous les domaines, et en fait une valeur, même là où le risque est de nature.
15Du droit, est attendue la sécurité des consommateurs, des voyageurs, des malades, des automobilistes, des couples,… Il lui est demandé, dans le même mouvement, d’être sûr, de se perdre dans un rêve de sécurité.
16La sécurité s’enseigne comme un idéal, comme un résultat à atteindre, comme une préoccupation permanente, voire comme un garant de justice.
179. – Sous couvert d’augmentation de la sécurité, se multiplient les principes généraux et fondamentaux, les attendus de principe qui recouvrent la motivation judiciaire d’un voile impénétrable. Par là, se perd la recherche des raisons de droit, qui seules font le droit et le portent. L’aspiration à la sécurité s’accompagne du recul du raisonnement juridique, qui est l’âme de la pédagogie du droit, et de la peur de l’inévitable appréciation des faits. Le thème de la sécurité juridique est d’autant plus présent et bruyant que ce recul du raisonnement et notamment de la motivation juridictionnelle entraîne une perte de prévisibilité et une insécurité juridique aggravée.
18Les arguments et moyens sont confondus avec des arguties qui troublent la limpidité du droit. Ce recul du raisonnement fait, du droit, un catalogue de réponses, de règles prêtes à l’emploi.
19Il s’impose de détrôner la technique, et la sécurité qui en est la suite. C’est la seule voie pour tenter de rétablir l’apprentissage juridique dans sa spécificité.
B – L’apprentissage du droit, ou le vrai service
2010. – L’apprentissage du droit passe nécessairement par la découverte des limites de la connaissance juridique, de la rationalité juridique et des fonctions du droit. C’est là sa condition essentielle de possibilité.
21Lorsqu’elle se croit toute puissante, la raison juridique méconnaît sa vocation propre à parcourir le chemin qui conduit, des règles, aux espèces et solutions. Le législateur, le juge et la doctrine ont besoin d’une pédagogie qui serve le droit, qui les mette à l’abri du pêché de prétention. La pédagogie du droit sert le droit en enseignant l’humilité au législateur, au juge et à la doctrine. Il n’y a de pédagogie que vulnérable, consciente de sa vulnérabilité, en alerte sur la vulnérabilité de son objet ; la pédagogie du droit doit avouer ses propres limites et montrer la fragilité du droit.
1) L’humilité du législateur
2211. – Le législateur français doit impérativement réapprendre d’urgence l’humilité qui sied à sa tâche. Il doit cesser de se croire investi de la mission de refaire l’homme et la société. Il doit cesser de multiplier les lois à tout faire, les lois jetables, et d’enseigner, par là, le mépris de la loi. Il doit avoir la force de résister à cet appel au législateur qui alimente les gazettes et donne leur poids aux groupes de pression.
23Les dispositions légales sont, par nature, le réceptacle d’un droit rare et discret, d’un droit commun. Elles ne peuvent prétendre donner l’existence, et répondre aux revendications les plus bruyantes. Elles doivent faire silence autant qu’il est nécessaire. Il y a lieu de réinstaurer et d’imposer la distinction du juridique et du politique. La confusion des théories – et des philosophies – de l’Etat, d’une part, du droit, d’autre part, grève et asservit la pédagogie du droit.
24Le législateur n’est pas maître de la portée de ses décisions. Par une sorte de pédagogie sociale, “les peuples se font justice des mauvaises lois »7.
2) L’humilité du juge
2512.– Le juge français ne peut continuer à avoir peur. Il est investi d’une mission sociale majeure, la mission de dire le droit. Il ne peut se cacher derrière son imperium, et derrière l’argument d’autorité.
26Le juge n’est pas maître de la portée de ses décisions. Par une sorte de pédagogie sociale, “les peuples se font justice des mauvaises” positions judiciaires.
2713. – Il est infiniment significatif et encore plus dommage que la Cour de cassation en particulier croit pouvoir “dire le droit” en se dispensant de livrer les raisons de ses décisions, de ses interprétations, de ses positions et de ses choix. Il devrait être clair que, sans motivation digne de ce nom, élaborée, scrupuleuse et approfondie, il ne peut y avoir de juris-dictio (et que, sans juris-dictio, il ne saurait y avoir d’imperium). Elle ne peut se contenter de souligner que ses arrêts ne sont pas des modèles à suivre pour les juridictions du fond ; ils le sont nécessairement.
28Un enseignement élémentaire, une base cruciale de la pédagogie juridique, c’est que le droit ne peut se dire que sous la forme et par la médiation de raisons.
3) L’humilité de la doctrine
2914. – La législateur et le juge n’ont pu perdre le sens de leurs fonctions propres que parce que la doctrine a accompagné le mouvement, en se trahissant elle-même.
30Elle a sans doute poursuivi son travail critique. Pourtant, elle s’est auto-censurée, en prenant pour bases, de multiples notions anti-juridiques, celles de technique et de sécurité juridiques, de principes et de règles de droit, qui contiendraient tout le droit et le dernier mot du droit, voire de droits subjectifs, et bien d’autres encore. De simples images ont été prises pour des fondements, des points de départ assurés et incontestables. La doctrine s’est même rangée sous la bannière élimée et trouée d’une jurisprudence imaginaire, promue au rang de source du droit.
3115. – Par là, la doctrine a paru se doter d’un objet docile, aisé à décrire et à critiquer. Par là, elle a abandonné sa position exigeante et exposée de conscience du droit. C’est ainsi qu’elle n’a pas été au rendez-vous de la crise du judiciaire. Plusieurs de ses manifestations les plus graves demeurent ignorées. La doctrine pourrait donner le sentiment de s’en accommoder. Elle passe à côté de son rôle pédagogique d’alerte.
3216. – La pédagogie contemporaine du droit manque à sa tâche propre, parce qu’elle ne donne pas, aux étudiants, les armes dont ils ont besoin pour pouvoir résister à une tentation trop commune. Elle laisse une place excessive à l’argument d’autorité. Elle ne ménage pas sa place véritable à l’argument de raison. Si elle n’avait échoué, le législateur et le juge auraient sans doute conservé leur indispensable humilité ; ils y auraient au moins été aidés.
33La doctrine aurait-elle oublié que le droit ne se défend qu’à travers une pédagogie qui en demeure maîtresse et que leurs sorts sont étroitement liés ? Cette pédagogie renaîtra en revenant à son éminente responsabilité de maîtresse du droit.
II – LA PÉDAGOGIE, MAÎTRESSE DU DROIT
3417. – La pédagogie est maîtresse du droit en ce sens que, lorsqu’elle se perd dans la description et dans le bavardage, le droit décline et dégénère.
35Le droit est sous la dépendance, non pas de la pédagogie instituée, mais de phénomènes d’ordre pédagogique. Le législateur, le juge, les avocats, mais aussi les groupes sociaux, les citoyens, en s’y soumettant et en croyant s’y soumettre, comme en s’efforçant de s’y soustraire, et encore la presse, enseignent quotidiennement le droit, ses règles, ses objectifs, ses exigences, et même sa nature.
3618. – Cette pédagogie plus ou moins précise, plus ou moins pressante, plus ou moins combattante et militante, influence l’état du droit. Chaque fois qu’il est affirmé que telle solution est inadmissible en droit, que le droit de celui qui s’exprime ne peut pas vouloir, ou accepter, une telle solution, le droit est travaillé de l’intérieur. Cette pédagogie, maîtresse du droit, le sauvegarde et l’enrichit. Elle ne l’affaiblit pas en manifestant ses limites. Dans tous les sens du terme, la pédagogie du droit tient le droit. La pédagogie instituée du droit ne peut courir le risque de l’appauvrir, de le rigidifier, en le simplifiant et en le schématisant à outrance.
37Cette pédagogie se doit de faire sa part à l’ignorance sans laquelle le droit ne serait pas ce qu’il est, et même ne serait pas. C’est un premier aspect de la maîtrise qu’elle exerce. Elle se compose de questions posées et à poser sans trêve en droit, qui sont autant de questions posées et à poser au droit. C’est un second aspect de sa maîtrise sur le droit.
A – Le droit et l’ignorance
3819. – Fondamentalement, le droit est un mode de traitement de l’ignorance, d’une ignorance qui procède de la “situation de l’homme dans le monde” et de sa liberté.
39Nous ignorons largement le bien et les moyens de le promouvoir en chaque circonstance. Nous ignorons le juste et les voies par lesquelles il s’établit et se rétablit. Le législateur et les rédacteurs d’arrêts dits “de principe” ignorent les circonstances ultérieures dans lesquelles les règles qu’ils posent seront mises en œuvre, comme l’usage qui en sera fait.
40La pédagogie du droit, pédagogie de l’ignorance, assure, en permanence, le passage de la règle générale au fait singulier. Elle contribue puissamment à la formation, à l’alimentation du droit. Faisant sa place à l’ignorance, elle marque les limites de la généralité, pour maintenir le fait dans son rôle fondateur.
1) Généralité et ignorance
4120. – La pédagogie du droit est maîtresse du droit, parce qu’elle enseigne, ou au moins montre, la portée de cette ignorance qui est la conséquence inéluctable de la liberté humaine et de la complexité essentielle à tout groupe humain, complexité de ses besoins, de ses moyens, de ses réactions, de ses changements,… L’adversaire que la pédagogie du droit combat résolument et constamment, qu’elle met à terre, c’est l’évidence. Le droit augmente l’information disponible, sans jamais la rendre complète, pure et parfaite. Le propre de la pédagogie du droit, c’est de récuser le systématique et l’automatique.
4221. – La pédagogie du droit a besoin de la généralité ; mais elle ne peut s’en satisfaire. Sur cet instrument mal adapté, elle doit garder la main. Il lui incombe de demeurer consciente de la faiblesse du droit et de l’incomplétude qui le définit. Elle ne peut se complaire, pour y échapper, à la trop facile distinction du fait et du droit.
43La pédagogie du droit travaille par nature à la limite du droit, au point où il bute sur les écueils de l’ignorance et de la liberté, du fait qu’il ne peut maîtriser. Elle sauvegarde le droit chaque fois qu’elle impose un cheminement sans lequel il n’y aurait pas de droit. Elle enseigne un parcours initiatique, un itinéraire incertain entre la règle qui “accompagne”8 le raisonnement et le fait qui n’est jamais ni clair, ni neutre, ni simple. Il est dans le droit, au plus profond du droit. Il en est la source véritable.
2) Ex facto jus oritur
4422. – Rousseau et Kant ont condamné cet adage ; il leur est apparu absurde, irrationnel. Leur influence souterraine a contribué à installer, dans la pensée juridique, la peur du fait insaisissable, incommode, indiscipliné.
45Il faut y résister. Du fait, sourd le droit aux yeux de qui s’attache à le comprendre juridiquement. Les règles, les notions, les qualifications, les catégories, qui s’enseignent aisément, peuvent y aider ; elles ne peuvent être substituées au fait ; comme les preuves, elles “fatiguent la vérité”.
4623. – La pédagogie du droit, qui est maîtresse du droit, est évoquée à l’article 1353 du Code civil ; elle est celle qui prépare, guide et alimente “les lumières et la prudence du magistrat”. L’appréciation souveraine des faits est une fonction irremplaçable. Elle ne peut reculer devant des règles, notions et principes dogmatiques, sans déperdition de droit. Cette fonction est aujourd’hui gravement menacée par la conviction répandue selon laquelle la multiplication des règles abstraites et le recul du fait marqueraient un progrès du droit9.
47L’abstrait n’est pas supérieur au concret. Le choix du niveau de généralité des règles est l’un des plus délicats et des plus importants de ceux qui scandent l’histoire et le destin du droit. Il est trop souvent opéré sans réflexion, ni examen préalables. Il implique pourtant la mise en question permanente des règles et solutions juridiques. Le droit est, par nature, en question, en questions.
B – Le droit en question et en questions
4824. – Le droit n’est porteur d’informations, d’équilibre, de justice que dans les limites qui sont les siennes ; elles apparaissent à la lumière de questions multiples et enchevêtrées, de ces questions nécessaires qui ont acquis leur richesse et leur profondeur, avec leur puissance corrosive, au cours de l’histoire10, de ces questions que chaque espèce pose à nouveau.
49La pédagogie du droit en est maîtresse, parce qu’elle en est la jauge permanente. Elle est, par nature, pédagogie du questionnement. La question n’est ni l’occasion, ni le point de départ du raisonnement juridique ; elle en est le cœur, l’étape cruciale, le fondement et la mesure. Le droit se perd lorsqu’il sombre dans les certitudes, dans les préjugés, dans les solutions toutes faites.
5025.– Par définition, le droit est ouvert sur toutes les circonstances et situations. Par nature, il est mis à l’épreuve en toutes circonstances et situations ; elles peuvent révéler les limites des règles et, ainsi, offrir l’occasion d’en mieux déceler la raison d’être.
51Les voies de l’ouverture sont à enseigner – première exigence pédagogique –, pour que – seconde exigence pédagogique – la pédagogie demeure ce qu’elle est essentiellement, une mise à l’épreuve.
1) Les voies de l’ouverture
5226.– Le droit est le remède imparfait, fragile, incertain à la subjectivité, à la partialité, aux préjugés. Il n’est pas l’habillage artificiel d’opinions arrêtées par ailleurs et de positions prises pour des raisons personnelles. Il est le guide qui accompagne la recherche de solutions aussi peu injustes que possible. Tel qu’il est, il ne peut être pris pour une technique parfaitement efficace, une technique qui connaîtrait, comme les autres, d’incessants progrès de son efficacité. Dans sa perfection, telle qu’elle est seulement rêvée, il est insaisissable.
5327. – La chance de s’en approcher se conserve au prix d’une ouverture périlleuse sur le monde, sur l’homme, sur la réalité. Elle interdit de tenir certains faits, certains de leurs aspects, pour négligeables a priori, et de les enserrer dans des catégories générales et abstraites, en ignorant leurs particularités.
54La pédagogie du droit lutte contre le déclin du droit et contribue à son amélioration, si elle prémunit contre la routine et la déformation professionnelle. Elle enseigne qu’une espèce, même relevant d’un genre connu, n’est jamais similaire aux autres espèces rangées dans la même catégorie.
55Le droit ne peut s’enseigner que sous la forme d’une concaténation de questions sans fin. Sa pédagogie a à maintenir ouvertes ces questions de droit, ces controverses qui, malgré la mode idéologique actuelle, ne sont jamais closes. Elles demeurent à poser, en ce qu’elles signalent une faille, une épreuve.
2) La mise à l’épreuve
5628. – La pédagogie du droit n’est pas seulement critique par essence. Elle prépare à travailler des raisons, à en apprécier la portée, la force et la légitimité. Elle est peirastique ; elle met le droit à l’épreuve, à l’épreuve des espèces, à l’épreuve de l’expérience. En cela encore, elle est maîtresse du droit qu’elle enrichit et éclaire à chacune des occasions de le mettre en œuvre, en le confrontant à ses limites.
57Cette pédagogie apprend à ne jamais tenir la règle pour une réponse prête à l’avance à des questions qui ne pourraient être posées en droit que parce qu’elles auraient déjà reçu réponse. Cette perversion de la pensée n’est pas seulement d’ordre logique ; elle menace le droit en son fond.
5829. – L’enseignement du droit, devenu, à la fois, institution et objet d’une institution confiée à des professionnels de l’enseignement, a ainsi connu, voici un siècle et demi, une profonde mutation. Elle impose, elle nous impose, des obligations et des responsabilités particulières11 ; elles n’ont peut-être pas été suffisamment pensées.
59Cette organisation-structuration de l’enseignement a une inévitable incidence sur la constitution de son objet12. Nous ne pouvons prendre le risque d’oublier que l’enseignant-juriste aussi “enseigne sans apprendre, enseigne sans enseigner quoi que ce soit” ; il enseigne, non un contenu, un acquis, des règles établies, mais “un acte”13, un chemin difficile, une voie qui se défriche sans cesse à nouveau. Telle est la difficulté, la vocation, la passion de la pédagogie du droit, servante et maîtresse, servante parce que maîtresse.
6030. – Le droit appelle une pédagogie en creux, pédagogie d’une ignorance reconnue et des questions qui aident à la mesurer, pédagogie de la mise en question que suppose toute mise en œuvre du droit. L’apprentissage du droit se dénature et se trahit s’il émousse la faculté d’indignation et de résistance au lieu de la développer, s’il tend à rendre les juristes toujours plus disciplinés.
61Forte de sa faiblesse, contradictoire dans les termes, la pédagogie du droit se doit d’être pédagogie du silence. Il est temps de se taire et de cesser d’essayer de parler de ce qu’on ne peut pas dire.
Notes de bas de page
1 J. DERRIDA, Du droit à la philosophie, Paris, Galilée, 1990, Collection La philosophie en effet, p. 125, 126, 176, 364.
2 Fr.-A. HAYEK, Droit, législation et liberté, Une nouvelle formulation des principes libéraux de justice et d’économie politique, t. I, Règles et ordre, 1973, Paris, P.U.F., 1980, Collection Libre-échange, traduction R. AUDOUIN, p. 33, 34, 37, 66, 76, 122-123, 147.
3 Comparer M. HEIDEGGER, Qu’appelle-t-on penser ?, 1951, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1954, Paris, P.U.F., 1959, Collection Epiméthée, 1992, Collection Quadrige, traduction A. BECKER et G. GRANEL, p. 187.
4 J. DERRIDA, op. cit., p. 530.- Voir aussi, même ouvrage, p. 534.- Comparer P.-Y. GAUTIER, De l’utilité de la philosophie du droit pour les professionnels”, Etudes B. Oppetit, Paris, LexisNexis-Litec, 2009, p. 281.
5 J. DERRIDA, op. cit., p. 521.
6 M. HEIDEGGER, Chemins qui ne mènent nulle part, 1949, Francfort/Main, Vittorio Klostermann, 1962, Paris, Gallimard, traduction W. BROKMEIER, Collection Tel no 100, p. 110.
7 J. M. Et. PORTALIS, “Discours préliminaire du Code civil”.
8 Aristote, Ethique à Nicomaque, Paris, Garnier-Flammarion, 1965, chapitre V, no 4, p. 158.
9 Pour un exemple, parmi bien d’autres, voir Cass. 2ème civ., 18 mai 2000, no 98-12.802, Bull. civ. II, n. 85.
10 Voir M. MEYER, Questionnement et historicité, Paris, P.U.F., 2000.
11 J. DERRIDA, op. cit., p. p. 401, 403 et s., 486 et s.
12 J. DERRIDA, op. cit., p. 359.- Voir aussi, même ouvrage, p. 115 et s., 344.
13 J. DERRIDA, op. cit., p. 361.
Auteur
Agrégé des Universités, Professeur à la Faculté de Droit et de Science Politique, Université Paul Cézanne (Aix-Marseille III)
Boulton Senior Fellow McGill University
Avocat
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
Dix ans après
Sébastien Saunier (dir.)
2011