“L’esprit des lois”, ou l’influence insoupçonnée du professeur de droit47
p. 83-101
Note de l’auteur
L’auteur tient tout particulièrement à remercier les doctorants du CESJ et du CREDHODI de Rouen, ainsi qu’Anne Hélène ROBIAL pour leurs précieux commentaires. Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur.
Texte intégral
1Les recherches sur les méthodes pédagogiques et sur la didactique se focalisent sur la maîtrise, consciente ou non, de bons outils d’enseignement. Ces derniers devraient façonner le cours. Parler de “pédagogie au service du droit”, ce serait alors s’intéresser à l’apport des sciences de l’éducation sur l’enseignement, plus spécifiquement sur celui du droit et à l’attention des juristes : l’intérêt serait de déterminer les techniques et mécanismes, les petits “trucs” qui aident l’apprentissage et la transmission. En somme, il s’agirait de distinguer un “bon” professeur d’un mauvais pédagogue, et comment devenir ce premier en critiquant la difficile transmission des connaissances.
2Toutefois, nul ne semble s’intéresser au lien de co-détermination entre conception de l’objet et façon de l’enseigner48. Et pourtant, comment enseigner ce que l’on ne sait pas définir ? Comme le disait Boileau, “ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ; et les mots pour le dire arrivent aisément.” Le pédagogue est celui qui rend simple ce qui est d’apparence compliquée, qui rend accessible ce qui est complexe. Il existe un lien évident entre la conception d’un objet d’étude et sa présentation. Si cette question ne s’est pas manifestée dans les travaux des sciences de l’éducation, c’est parce que les champs disciplinaires ciblés sont bien définis : que ce soit les sciences “dures” ou encore la transmission du langage, l’essentiel des travaux concerne soit l’éducation des enfants soit des matières techniques. À l’inverse, la science juridique est laissée de côté, au motif qu’elle bénéficierait d’un objet et d’une épistémologie clairement définie. Il n’en est rien. Ainsi, le doyen Vedel reconnaissait “Si je ne sais guère ce qu’est le droit, en revanche je sais ce que serait une société sans droit.”49 La conception de l’objet “droit” est la finalité de la théorie du droit. Il convient donc d’observer s’il existe des corrélations – si ce ne sont des liens de causalités – entre une posture théorique et l’enseignement fourni.
3Il apparaît qu’en définissant des critères de validité du discours juridique, une théorie du droit impose un cadre mental. Ce dernier peut être explicite, totalement conscient de la part de l’enseignant qui prend une posture militante (I). Surtout, cette influence peut être véhiculée de manière insoupçonnée et n’être présente que de manière implicite (II). L’objet de la présente étude n’est aucunement de porter un jugement de valeur sur une posture théorique ni sur une manière d’enseigner. Il s’agit de déconstruire l’activité d’enseignement et les choix réalisés pour faire jaillir les fondements mêmes d’une pédagogie, de prendre conscience d’une activité effectivement réalisée.
I – UNE POSTURE MILITANTE : UN EXPOSÉ EXPLICITE DE L’OBJET “DROIT”
4Adopter une posture militante, c’est avant tout participer activement à la réalisation d’une “certaine vision”, constituer une argumentation pour la promouvoir. Cela s’inscrit dans une logique de “révolution scientifique” : lorsque les normes de scientificité évoluent, un nouveau paradigme renverse le précédent et entraine, pour ses adeptes, une nouvelle manière d’aborder leur matière (A). Toutefois, ce “prosélytisme” se retrouve aussi, au sein d’un paradigme partagé, dans les choix du professeur sur l’organisation de son enseignement pour défendre un angle d’attaque (B).
A – Les révolutions scientifiques du droit
5La question des révolutions scientifiques en droit est éminemment problématique : d’une part, à l’inverse des sciences dites exactes, le droit ne peut procéder par découverte empirique sur un même matériau ; d’autre part, accepter que de tels changements soient possibles sous-entendrait que le droit ne serait pas objectif, mais un simple discours, dont les arguments usuels évoluent. C’est pourquoi il apparaît nécessaire de préciser ce qu’est un paradigme juridique, avant de montrer en quoi il influence très clairement l’enseignement fourni.
1) Le paradigme juridique comme cadre d’analyse
6Le concept de paradigme scientifique est au cœur des travaux de Thomas Kuhn50. Selon lui, une révolution scientifique opère lorsqu’un paradigme succède à un autre. Il en était ainsi du paradigme héliocentrique et géocentrique, ou encore de celui de Newton, puis enfin de celui einsteinien de la relativité qui se retrouve en concurrence avec celui quantique. Un paradigme se résume dans les “conditions de scientificité” : il s’agit d’un ensemble de normes admises par la communauté scientifique pour établir ce qui est de la science ou non, la méthode employée, les critères, etc. qui vont servir la démonstration51. Chaque changement de paradigme entraîne une hausse des exigences, parfois la remise en cause d’un critère longtemps établi au profit d’un autre, plus exact, mais plus subtil.
7L’hypothèse ici défendue est que, en particulier dans le domaine juridique, la structure de l’enseignement dépend fortement de l’épistémologie adoptée. Plus que le critère ontologique52, la méthode pour parvenir à la connaissance du droit entraîne de nombreuses conséquences sur la manière de l’enseigner. Afin de démontrer la corrélation immédiate entre un paradigme et l’enseignement du droit, il suffit d’observer quelques exemples classiques : les différences sont évidentes entre deux cours selon qu’ils soient professés par un juriste scolastique, jusnaturaliste rationnel, exégète, réaliste ou embrassant la logique argumentative53. Une divergence similaire s’inscrit entre la méthode anglo-saxonne où le principal pédagogue était le juge, et en pays romano-germanique où l’Université a toujours formé les juristes54.
2) D’une épistémologie à une méthode d’enseignement
8À l’époque de la scolastique, dominant le haut Moyen-Âge, le droit est encore rattaché à la faculté de théologie. Si l’on enseigne le droit romain, on y enseigne tout autant les Saintes Écritures et la philosophie, en particulier celle d’Aristote. Le droit est perçu comme indissociable de l’interprétation, de l’herméneutique des textes sacrés. Tout l’objectif de l’enseignant sera de transmettre une sensibilité à la juste compréhension de la volonté divine quant à la solution du litige à trancher ; ainsi, l’épreuve typique, pour valider son année, est-elle la disputatio55. Pour convaincre, les étudiants devront mobiliser un maximum d’autorités pour défendre leur cause56. Le droit n’est alors qu’un vecteur d’application de la théologie ; l’enseignement ne consistant qu’à identifier les textes pertinents, les interpréter correctement et enfin à construire une démonstration à grand renfort d’arguments d’autorité.
9À cette vision trop casuistique et très stéréotypée du droit va se substituer une autre plus en accord avec la philosophie des lumières : le droit naturel ne doit pas être cherché dans des textes anciens, mais dans la raison humaine ; les textes sacrés sont alors des indicateurs et non des preuves irréfragables. Par l’usage correct de la rationalité humaine, il est possible de parvenir à la solution juste. L’enseignant doit alors systématiser le droit et en trouver la structure logique, les grands principes qui dominent le juridique, l’extraire et l’enseigner. Les étudiants n’ont alors plus qu’à manier la logique et analyser les causalités, à la manière de Leibniz, pour trouver la réponse au conflit en question.
10Par la suite, la rationalité va se déplacer du juriste au législateur : puisque ce dernier est la représentation de la volonté générale rousseauiste et qu’il produit par une aristocratie méritocratique, le droit positif est forcément la meilleure solution57. Le juriste n’a plus, comme tâche, que d’identifier la volonté de l’auteur du texte58. Son travail revient, dans un sens, à l’herméneutique antérieure : l’autorité est marquée par la loi écrite, l’étudiant ne doit plus qu’interpréter ces textes à l’aide de l’exégèse ; l’auteur des écrits est contemporain, il est donc possible de saisir sa pensée en analysant ses travaux préparatoires et son parcours, ainsi que le contexte socio-historique du vote de la loi59.
11Un dernier mouvement s’impose en réaction à la sacralisation de l’auteur : le réalisme juridique. Le plus bel exemple se trouve aux États-Unis. Au milieu du XIXe siècle, l’enseignement traditionnel se faisait selon la méthode d’Harvard initiée par Langdell60 : s’appuyant sur une méthode de cas, il fallait identifier les quelques rares décisions disposant du statut de stare decisis puis les classer et les ordonner selon des critères logiques61. À cette méthode vont s’opposer les réalistes américains, notamment le juge Cardozo, mais surtout Oliver W. Holmes et Roscoe Pound. La rupture essentielle est d’une part celle entre droit et morale : le droit est la prédiction de ce que feront les juges62 ; d’autre part, celle entre l’histoire et la tradition : le droit s’appuie en réalité sur des principes pragmatiques de la sociologie, le “droit en action” devant se substituer au “droit dans les livres”. L’enseignement incite aux recherches interdisciplinaires et aux études empiriques63.
12Enfin, et pour marquer que deux paradigmes peuvent coexister à une même époque, mais être en opposition géographique, il est utile de remarquer la barrière épistémologique entre le droit “anglo-saxon” et le droit “romano-germanique”. Comme le montre Jacques Lambert, la principale distinction entre ces deux familles se manifeste dans l’enseignement fourni64 : si dans les pays dits continentaux, l’enseignement se fait en faculté, par le professeur qui systématise et produit une construction intellectuelle logique et cohérente, à l’inverse l’Angleterre est marquée, historiquement, par l’absence d’influence du corps professoral sur les juristes.65 S’en suivent des conséquences sur la conception du droit et sur la manière de procéder. L’enseignement juridique influe intégralement sur la manière de concevoir le droit : si l’Université transmet une façon de faire du droit selon une certaine épistémologie, une autre épistémologie peut aussi être transmise par la démission du corps professoral. In fine, c’est l’enseignant qui détermine une grande part de ce que le droit est et sera à l’avenir. Il faut donc s’intéresser de plus près au comportement prosélyte des professeurs.
B – Le “prosélytisme” professoral
13Les étudiants sont considérablement marqués par leurs professeurs et leurs enseignements. Certains chargés de cours orientent sciemment leurs développements afin de défendre des thèses ou pour mettre en avant une forme de raisonnement. Ainsi, Neville-Turner appelait les professeurs à insérer davantage d’humanisme dans leurs enseignements de droit de la famille66. Cette étude se concentrera exclusivement sur le droit constitutionnel général : d’une part, il s’agit d’une matière obligatoire pour tous les étudiants en droit, mais aussi de la première sensibilisation et, d’autre part, il s’agit d’une matière aujourd’hui très vive doctrinalement.
14En effet, même en première année de L1, les enseignants peuvent soit délibérément modifier le contenu du cours initialement prévu, soit de manière plus légère, mettre l’accent sur un aspect au détriment d’une autre vision, sans trahir la matière enseignée ou porter atteinte à la cohérence des études juridiques.
1) D’un angle d’attaque délibéré…
15L’influence d’un professeur est prégnante sur des étudiants, notamment à la sortie du lycée : il représente l’autorité du haut de sa chaire, parce qu’il apparaît comme le détenteur d’un savoir réservé à une petite caste67. Après un baccalauréat qui ne prépare pas aux études de droit, l’étudiant arrive en néophyte pour être initié à la méthode juridique par celui qui sait. Le professeur peut ainsi poser sa marque très profondément et influencer des générations de juristes. Toutefois, cela peut apparaître restreint : en effet, le contenu d’un cours de droit constitutionnel doit répondre à des canons très précis68, d’autant plus dictés par l’homogénéité des programmes des manuels accessibles. Et pourtant, le professeur dispose d’une grande marge de liberté sur la manière de réaliser son enseignement. Ainsi, Michel Troper affirme enseigner de l’histoire constitutionnelle en lieu et place de “la théorie générale de l’État”69.
16Lors du premier semestre de L1, il est traditionnel d’axer son cours sur la “Théorie générale de l’État” : il s’agit alors de former les étudiants aux grands concepts que sont l’État, la Souveraineté, la Séparation des pouvoirs, la Fédération, la décentralisation et la déconcentration, la classification des régimes politiques, les modèles de justice constitutionnelle, etc. Les Constitutions ne seraient en réalité que l’assemblage de ces éléments standardisés, comme des briques permettant différentes constructions. Il existerait une vérité objective et le cours consisterait à leur inculquer le vrai, la réalité de ces concepts ou au contraire que ces derniers sont utilisés de manière abusive ou faiblement atteignable.
17Une autre possibilité est de prendre un angle d’attaque délibérément différent : remplacer ce cours semestriel par de l’histoire constitutionnelle. Il ne s’agit pas de doubler le cours d’Histoire du droit, mais bien d’aborder les mêmes grands concepts dans une optique historique. Ils sont alors contextualisés et, conformes à une approche pragmatique, leur vérité est contingente à leur emploi dans un cadre précis. Cela peut conforter une vision rhétorique du droit ou une théorie réaliste de l’interprétation70. La question de la représentation et plus particulièrement de la Nation peut s’expliquer de manière purement historique71. Un autre exemple est celui de la distinction entre la “fonction gouvernementale” et le “pouvoir exécutif” : cela permettait de donner au gouvernement des plus grandes attributions que celle de simple exécutant de la loi72, etc.
18Si, in fine, les points abordés sont identiques, l’angle est totalement divergent. Il emporte des conséquences lourdes sur les réflexes des étudiants quant à la méthode à employer : faut-il se poser la question des contraintes juridiques conjoncturelles à une situation donnée ou bien rechercher quel assemblage des concepts a été effectué et si cela a été réalisé de manière conforme à l’idée première ? Le mode de traitement d’un tel problème, à la fois dans une copie, mais aussi dans une éventuelle pratique, reproduira le modèle fourni par son professeur.
2)… à l’organisation d’un cours
19Si l’orientation d’un cours peut être très profonde comme en altérant l’angle d’attaque de la matière même, il est possible de procéder à des touches plus légères, parfois plus subtiles, simplement en organisant différemment les leçons : l’accent mis sur les acteurs dans Institutions politiques et droit constitutionnel de Patrice Gélard et Jacques Meunier est la conséquence de la position théorique du second auteur (l’analyse stratégique) ; Droit constitutionnel de Louis Favoreu, Patrick Gaïa, al., marque, à l’inverse, une préférence pour les normes.
20L’enseignant peut organiser son cours en embrassant le décisionnisme : l’accent est alors mis sur les acteurs. Tel est le cas des disciples de Michel Troper. Ainsi, Jacques Meunier aborde son manuel de la sorte : après un bref historique de la Ve République, le premier titre concerne la composition politique et le statut des institutions. Chaque section – le Président, le Gouvernement, le Parlement et enfin les organes juridictionnels – s’organise de manière identique : la désignation, l’élection, puis les conditions d’existence et d’action. Ce n’est que dans un second temps qu’arrive “Le fonctionnement du système constitutionnel” et l’accent est alors mis sur les fonctions, les attributions normatives puis “la régulation des rapports politiques”73.
21Le choix de l’école d’Aix est celui de l’autre aspect du positivisme, le normativisme : toutes les démonstrations mettent en avant les normes et leur force contraignante. Sans proposer un détour par l’histoire, l’ouvrage débute sur “L’encadrement juridique du pouvoir”. Est mis en avant “La constitution comme norme”, puis “les sources du droit” avant de s’attacher au “contrôle du pouvoir : la justice constitutionnelle”74. La décision est la seule source du droit ; une fois prise sa forme de norme, elle acquiert une force inconditionnée, disposant d’une rationalité intrinsèque. Il n’est pas nécessaire de s’occuper des choix des acteurs, ceux-ci étant contraints par les règles juridiques.
22Ces deux visions du positivisme juridique sont les deux faces d’une même pièce, marquant une sensibilité accrue quant à une certaine conception de l’objet droit. Ces positions sont explicitement assumées : nul ne s’en cache et, au contraire, cela se manifeste comme une prise de position doctrinale dans un débat riche et instructif. Toutefois, ceci n’est que “la partie émergée de l’iceberg”, laissant planer un voile sur toute une influence insoupçonnée du professeur de droit : tout ce qui est transmis par des messages implicites, conscients ou non. L’accent peut aussi être plus subtil et transmis durant le cours en amphithéâtre, seulement par le ton.
II – UNE POSTURE SOUTENUE : LE CADRE IMPLICITE HERMÉNEUTIQUE
23Sans sombrer dans l’analyse psychologique de la pédagogie et de l’enseignement juridique, il est possible d’étudier la mobilisation des implicites dans le raisonnement juridique et comment ceux-ci sont transmis aux étudiants75 ; ces derniers les mobiliseront ultérieurement lors de leur vie professionnelle. Ce cadre herméneutique formera une grille d’analyse d’autant plus puissante qu’elle sera intégrée comme vraie a priori (B). Auparavant, il sera nécessaire de bien montrer l’importance de la contextualisation sur l’influence pédagogique (A).
A – Un pouvoir inattendu de suggestion : pour une théorie pragmatique de l’enseignement
24Le professeur transmet un message à ses étudiants. Il existe plusieurs manières d’aborder ce message. Le plus traditionnel est celui porté par la philosophie du langage, ou la philosophie analytique. Il faut analyser de manière logique le langage : tout mot est porteur d’une idée, d’une signification intrinsèque. Cependant, une telle grille de lecture empêche de faire la différence entre le propos d’un enseignant et celui d’un législateur, par exemple. Or, dans un cas, il est question de décrire une situation, dans l’autre d’agir sur cette situation. Il est donc nécessaire de procéder à une autre analyse du langage dit ordinaire, une approche pragmatique prenant en compte le contexte. C’est grâce à ce contexte qu’il est possible de percevoir le pendant implicite d’un message, celui qui lui donne son réel sens, autre que purement sémantique et syntaxique.
1) AUSTIN et les actes de langages
25John Langshaw Austin s’est intéressé aux différents actes produits par le langage76. Il existe deux actes habituels : celui constatif, qui décrit simplement un fait et qui est donc analytique ; et à l’inverse, le performatif qui modifie la situation, réalise une action par le fait même d’être prononcé. Il en va ainsi du maire qui proclame le mariage : cet acte de langage institue l’acte juridique du mariage. Il y aurait donc des termes qui exprimeraient l’acte de volonté, les phrases exemptes de ces mots seraient donc constatives. Or, comme le soulève Austin, se pose un problème évident : tous les actes performatifs ne contiennent pas ces termes et une même phrase a parfois deux sens différents. Ainsi, une personne déclarant : “la séance est ouverte” ouvre la séance s’il est le président de séance77. Par contre, un observateur qui expliquerait à son voisin, voyant tout le monde se taire et commencer à travailler, que “la séance est ouverte” n’aurait pas créé une situation. Austin pourfend donc la traditionnelle distinction entre le prescriptif et le descriptif. Il propose une nouvelle distinction ; tout acte de langage comporte trois éléments : le locutoire ou le dit ; l’illocutoire ou le non-dit ; et enfin le perlocutoire ou l’effet provoqué sur l’auditoire. Olivier Cayla a alors adapté cette analyse philosophique au champ du droit78. Pour asseoir sa démonstration, il recourt à une confrontation virtuelle entre Kelsen et Austin sur l’énoncé suivant d’une mère à son enfant : “Si tu touches la plaque chauffante, tu vas te brûler”. Le fameux juriste se contente d’analyser le sens locutoire et la logique, il s’agit donc d’une description ; selon le philosophe anglais, il s’agit clairement d’une prescription, d’ailleurs la mère et l’enfant en sont tous deux conscients79. L’illocutoire est donc porteur de l’autorité que l’on attache au sens locutoire ; le perlocutoire est le sentiment produit. Un discours logique va produire un effet d’autant plus fort sur les étudiants qu’il est émis par une personne habilitée et reconnue ; a fortiori, cela concerne au premier plan le professeur enseignant à ses étudiants le droit. Il est alors très important de s’intéresser à l’implicite transmis dans tout message.
2) L’importance de l’implicite
26En effet, comme l’affirme John Searle, le sens littéral d’une phrase “ne s’applique que relativement à un ensemble d’assomptions d’arrière-plan qui ne sont pas réalisées dans la structure sémantique de la phrase, et qui, d’ailleurs, pour une majorité d’entre elles, ne peuvent jamais l’être.”80 Paul Amselek en tire une conclusion très vive sur la théorie kelsénienne : il attaque frontalement la croyance que l’absence de lacunes dans le droit puisse être niée grâce à un principe général selon lequel “tout ce qui n’est pas interdit par le législateur est permis par lui”. Elle s’appuie donc sur une doctrine politique et non juridique81. Il y a ici une intermédiation entre les prémisses implicites et le discours explicite, intermédiation réalisée par l’auditoire, qui reconstruit logiquement le syllogisme dont il lui manque la majeure.
27Les outils d’analyse de la rhétorique sont ici d’une grande utilité et peuvent aisément s’imbriquer avec l’analyse pragmatique : il est aisé de retrouver dans la théorie d’Austin les trois aspects classiques de la rhétorique82. La rhétorique s’illustre pour l’essentiel par des tropes jouant sur des implicites, dont la plus célèbre est la métaphore. Lorsqu’une personne dit “Richard est un lion”, il n’y a aucunement une description logique : Richard est un homme ; il ne peut être un lion. Il y a donc rupture de classe : “homme” est différent de “animal”. Le rapport d’analogie doit donc être cherché plus loin : Richard (x) est aux hommes (x) ce que le lion (y) aux autres animaux (y). Le point de convergence est le courage (z) : Richard est donc courageux comme un lion.
Figure 1 - Forme de la métaphore83
28Le procédé est similaire lorsque, par exemple, l’enseignant en cours de droit, reprenant Kelsen, affirme qu’il n’existe pas de lacune en droit du fait d’une doctrine libérale : est sous-entendu, pour l’étudiant, que cela est une règle juridique positive. Or, il n’en est aucunement le cas. Si la figure de l’enthymème – un raisonnement dont une des prémisses est éludée, car tenue pour certaine – est récusée par la démarche scientifique rigoureuse, il convient d’admettre que nous l’effectuons en permanence : comme le dit l’expression, il ne sert à rien de réinventer la roue ; autrement, toute démonstration serait d’une lourdeur insupportable. Le propos est donc éludé de ce qui ne pose pas problème et qui est communément admis. C’est donc cet implicite, un a priori au sens néokantien, qui induit intégralement la compréhension du discours : s’il n’est pas partagé ou saisi, alors l’étudiant ne comprendra pas ou fera un contresens. À l’inverse, s’il reçoit effectivement ce message, alors il intègrera de fait cet a priori dans sa pratique. De cette manière, l’enseignant modèle les étudiants sur ce qui est un bon raisonnement, une solution satisfaisante. Surtout, il transmet de manière implicite une certaine vision de l’objet droit. Autrement dit, il tend à propager ses sensibilités en théorie du droit84.
B – La formation d’une communauté épistémique : du modèle de SIMMEL au cadre herméneutique du droit
29Comme l’a bien démontré Kant, tout raisonnement, du simple au complexe, contient des implicites, des a priori. Le sociologue Georg Simmel a prolongé les travaux de Kant et a développé, dans sa méthodologie et sa philosophie de la connaissance, une analyse particulière sur ces fondements à toute réflexion. C’est grâce à ce modèle que Raymond Boudon dénonce l’art de (se) persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses85. Ces a priori offrent une certaine “conception du monde”, une grille de lecture et d’interprétation86. Cette herméneutique partagée permet la constitution d’une communauté épistémique ; cela permet peut-être de mieux aborder comment il est possible de “faire école”87.
1) Le modèle de SIMMEL
30Le modèle de Simmel est très clairement exprimé par Raymond Boudon : “Toute démarche mentale, même la plus simple comporte en effet des aspects implicites, des a priori. (Les a priori dont il est question ici n’ont rien à voir avec des “préjugés” ou des “prénotions” ; ils représentent plutôt des cadres ou des formes de la pensée). Le sujet social ne perçoit pas ces a priori, sinon de façon métaconsciente. Ils sont situés à l’horizon de son argumentation. Parce qu’ils sont banals, il les traite comme allant de soi. S’il en est ainsi, c’est que le plus souvent, ils jouent un rôle à la fois indispensable et innocent : ils ne produisent pas d’effets secondaires. Mais leur présence peut aussi dans certains cas perturber les conséquences que le sujet tire d’une argumentation qui dans sa partie explicite est entièrement acceptable. Réciproquement, des idées fausses peuvent être et sont souvent fondées sur une argumentation acceptable. Dans ce cas, elles ont des chances d’être particulièrement résistantes.”88 Ces conclusions fortement subversives semblent remettre en cause la méthode scientifique : en effet, les thèses les mieux argumentées et les mieux illustrées mobilisent une quantité d’a priori implicites dont l’explicitation pourrait altérer l’intégralité du raisonnement89.
31Si ces éléments implicites sont partagés par l’intégralité de la communauté scientifique, alors ils sont les éléments constitutifs du paradigme en vigueur. Par contre, ils peuvent aussi n’être répartis qu’entre une communauté plus réduite de personnes. Nous qualifierons celle-ci de “communauté épistémique”90. Plusieurs communautés de ce type peuvent coexister dans un paradigme partagé ou bien luttent entre elles pour en imposer un nouveau91. Toutes ces personnes s’accordent inconsciemment et se renforcent, se confortent : puisqu’ils partagent les implicites, ils raisonnent de la même manière, accordent une importance semblable à certains points et en négligent d’autres. Cela permet de mieux saisir comment une idée ou un professeur peut faire école92.
2) Un cadre d’analyse d’interprétation
32Ce cadre de la communauté épistémique est très utile et riche de leçons : il offre un potentiel d’explication de l’activité herméneutique. Il est possible a fortiori de poser les bases de ce concept sur celui de “culture juridique”. Il s’agit de l’ensemble des éléments culturels, historiques, des habitudes, etc. qui encadrent et permettent l’action et la lecture des événements juridiques93. Cette grille d’analyse, une sorte d’habitus bourdieusien appliquée au champ disciplinaire du droit, offre la grammaire du discours juridique. Le droit peut être conçu, à la suite de Kelsen, comme une activité discursive de devoir-être sur la réalité. Comme tout énoncé, il doit être interprété. Il y a donc une mobilisation des a priori auparavant acquis, mais aussi du contexte de la situation : outre l’aspect purement pragmatique, le cas est analysé par le prisme de lunettes forgées par les professeurs. Ainsi, les praticiens auront tendance à se conformer, dans leurs actes, à une certaine manière de faire du droit, fidèle à leurs enseignements. Il en est ainsi du juge, ou encore de l’avocat. Si l’effectivité de l’image d’une pyramide des normes est, aujourd’hui, fortement battue en brèche par le droit communautaire notamment, il n’en reste pas moins que nombre de juristes continuent de s’y conformer en cherchant la norme supérieure à laquelle confronter la règle inférieure94. De même, il est particulièrement marquant de voir à quel point les revirements de jurisprudence sont très souvent liés à une nouvelle analyse doctrinale ouvrant aux acteurs juridiques une manière d’agir. Ainsi, il est possible d’y voir, dans un sens, l’application du théorème de Thomas95, ou autrement dit, de la prophétie autoréalisatrice. Une doctrine couramment admise aura tendance à modeler le réel pour qu’il se conforme à ce cadre paradigmatique.
33Ces implicites qui influent tant la pratique et l’enseignement sont particulièrement prégnants dans les travaux des comparatistes. En effet, le droit comparé peut être compris comme un révélateur des implicites, des a priori mobilisés par une culture juridique : en se confrontant à l’altérité, on peut acquérir une meilleure connaissance de soi. L’apport des études sur l’Ombudsman scandinave a essentiellement été d’ouvrir, dans les consciences, une porte aux règlements non contentieux des différends avec l’administration. La comparaison effective des différents médiateurs existants révèle une rare diversité ; aucun n’a les mêmes attributions ni compétences. Toutefois, c’est grâce à la découverte de l’a priori scandinave du rejet de la lutte et l’apologie du consensus qu’est apparue dans le reste du monde une possibilité “pacifique” de régler des conflits entre les particuliers et l’administration, sous forme d’un accord “gagnant-gagnant”. La confrontation de deux cultures juridiques permet de faire ressurgir des questions qui demeurent refoulées, de remettre en cause des réponses qui semblent aller de soi et qui sont pourtant très contestables. C’est donc un formidable vecteur de compréhension de soi et d’apprentissage. Dans un sens, une belle forme de pédagogie par l’enquête.
Notes de bas de page
47 Cet article est tout naturellement dédié au professeur Jacques MEUNIER, de l’Université de Rouen, à la fois pour ses qualités pédagogiques et la stimulation intellectuelle qu’il sait éveiller, mais aussi pour ses questionnements très utiles, comme “qu’est-ce qu’un bon juriste ?”. Les développements ici présents sont fortement tributaires d’une certaine façon d’appréhender le droit qu’il a su transmettre.
48 Quelques travaux existent, toutefois, mettant davantage en lumière les approches philosophiques modernes (pragmatisme, déconstruction, problématologie) et leurs conséquences en terme d’enseignement. V. en particulier, le très intéressant ouvrage de M. FABRE, Philosophie et pédagogie du problème, Paris, J. VRIN, coll. “Philosophie de l’éducation”, 2009, 287 p.
49 G. VEDEL, “Indéfinissable, mais présent”, in Droits, Revue française de théorie juridique, no 11, 1990, p. 71.
50 T. S. KUHN, La structure des révolutions scientifiques (trad. L. MEYER), Flammarion, Coll. “Champs sciences”, 284 p. Cette idée rejoint aussi, dans un sens, les ruptures telles que le définit G. BACHELARD dans La formation de l’esprit scientifique (1934), Paris, PUF, 1971, pp. 20-51.
51 Le paradigme détermine donc les grilles de lectures permettant d’identifier les traits significatifs ou pertinents (relevant en anglais), c’est-à-dire distinguant l’essentiel de l’accessoire.
52 Qu’est-ce qui est réellement ? Une loi, est-ce une norme ou seulement un texte ? Le droit existe-t-il en tant qu’entité ou bien n’est-ce qu’un discours ? etc.
53 V. par ex. B. FRYDMANN, “Y a-t-il en droit des révolutions scientifiques ?”, Journal des Tribunaux, n. 5827, 1996, pp. 809-813 ; v. aussi, pour l’évolution de l’enseignement américain, P. JESTAZ et C. JAMIN, La doctrine, Paris, Dalloz, coll. “Méthodes du droit”, 2004, p. 269 et s.
54 V. l’éclairante présentation de J. LAMBERT, “Le rôle de l’enseignement dans la différenciation du système juridique de common law et du système juridique de droit civil”, in Mél. P. ROUBIER, Paris, Dalloz, 1961, pp. 295-303.
55 Les étudiants se répartissent en deux groupes, chacun ayant à défendre une position opposée sur un cas hautement problématique – et totalement construit par le professeur, de manière artificielle, déconnectée de toute réalité. À l’issue de leur préparation, chaque groupe viendra plaider sa cause ; le professeur choisira alors les vainqueurs, qui valideront leur année d’enseignement.
56 Par autorité, il est question de dogmes qui ne sont pas remis en cause ni même contestables : des passages de la Bible, des extraits des ouvrages d’ARISTOTE, des bulles papales, etc.
57 Ce mouvement est particulièrement fort en France du fait du Code civil.
58 D’où les cours, en France, où l’on étudiait le Code civil article par article, divisés par années, dans l’ordre et sans reconstruction logique comme c’est le cas actuellement. Ainsi en était-il par exemple de DEMOLOMBE avec ses cours de Code Napoléon ou encore ceux de PIGEAU, aujourd’hui tombé dans l’oubli.
59 La logique enseignée auparavant est maintenue, mais afin de combler les lacunes et les antinomies, c’est-à-dire essentiellement comme complément à l’interprétation et non comme son substitut.
60 Selon les professeurs JAMIN et JESTAZ, “[a]u fond, Langdell ressemble à nos exégètes, à cela près qu’il travaille sur un tout autre matériau.” La doctrine, op cit. n. 6, p. 271. D’ailleurs, GÉNY avait lui aussi développé une méthode en réaction à l’exégèse.
61 Pour la raison quant à la variation entre la sensibilité continentale du rapport au texte et celle outre-Manche à la jurisprudence, v. infra.
62 HOLMES prend l’exemple du “bad man” qui consulte un avocat : il veut savoir dans quel cas il ne sera pas condamné pour ses agissements immoraux, donc bien une prévision de la décision du juge.
63 L’économie, la sociologie et même la psychologie sont des matières très valorisées : l’analyse économique du droit ouvre la porte au New Deal ; l’analyse sociologique explique l’avenir du droit et ses mutations ; enfin, la psychologie permet d’obtenir gain de cause dans un procès en choisissant finement son jury et les arguments qui convaincront les juges.
64 J. LAMBERT, “Le rôle de l’enseignement”, op cit. n. 7, p. 298 : “Il est possible que le recours aux déductions logiques, d’une part et, d’autre part, le recours aux constatations empiriques de l’expérience, soient caractéristiques de deux psychologies nationales, mais il est certain qu’ils sont caractéristiques de deux activités professionnelles : celle du professeur et celle du praticien.”
65 “On ne devient juriste qu’en assistant aux audiences.[…] Les secrets du métier, qui sont les secrets de la procédure, ne s’enseignent pas : ceux qui les détiennent, – les juges et ces avocats expérimentés que sont les serjeants, – les montrent en agissant ; on n’écoute ni ne lit des commentaires magistraux, on regarde faire.” Ibid, p. 299.
66 “If Only He Had Had A Good Teacher”, J. Soc. Pub. Teach. Law, 1976-1979, p. 259.
67 Cette autorité provient aussi de la sanction de la note. Prendre en compte la distinction entre l’étudiant pour qui il y a confusion entre la note et l’acceptation des idées du professeur et celui pour qui se conformer pour avoir son année n’implique pas l’acceptation du propos professoral amènerait de trop longs développements.
68 Tel est le cas du droit constitutionnel, comme l’expose M. TROPER : “Il ne peut bien entendu s’agir ici de dresser un tableau des divers objets de l’idéologie constitutionnaliste dominante. Une telle tâche ne présenterait à vrai dire guère de difficulté, car la liste des thèmes abordés et le contenu des doctrines ne varient que très peu d’un ouvrage à l’autre, soit en raison des exigences des programmes, soit parce que l’exigence d’un concours national pour le recrutement des professeurs n’incite pas à la formation d’écoles doctrinales susceptibles de rivaliser.”. “La théorie et l’enseignement du droit constitutionnel”, in Pour une théorie juridique de l’État, Paris, PUF, coll. “Léviathan”, 1994, pp. 247-248.
69 “La Dimension Historique Du Constitutionalisme. Entretien avec le Prof. Michel Troper”, Historia Constitucional, n. 7, 2006. http://hc.rediris.es/07/articulos/html/Numero07.html point II. 4.
70 Les exemples qui suivent sont tirés de l’article suivant : M. TROPER, “Les contraintes de l’argumentation juridique dans la production des normes”, in O. PFERSMANN et… G. TIMSIT (Dir.), Raisonnement juridique et interprétation, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, pp. 34-48.
71 Le Roi se voit accorder un droit de veto pour défendre la séparation des pouvoirs contre un pouvoir législatif qui empièterait sur celui exécutif. Autrement, la majorité parlementaire pourrait exercer un despotisme, conformément à la définition généralement acceptée au XVIIIème siècle. Cependant, seuls les représentants du souverain peuvent être titulaires du pouvoir législatif. Or le roi n’est pas un représentant au sens donné à l’époque, c’est-à-dire la qualité issue d’un mode de désignation particulier. Il faut donc modifier le concept de représentant en “celui qui participe à la formation de la loi”. Cependant, cette représentation du titulaire de la souveraineté entraîne une difficulté quant à l’identification de ce titulaire : le peuple ne peut être représenté à la fois par des députés élus et un par un roi héréditaire ; une construction intellectuelle complexe, la nation, permet alors de résoudre ce dilemme. Ibid, p. 45.
72 Ibid, p. 46 et s.
73 Le manuel de HAMON et TROPER participe d’une logique similaire : après les mêmes précisions historiques, le premier point traité est “le suffrage et l’encadrement partisan” avant de passer aux organes, puis aux compétences normatives avant de conclure sur les “Garanties de l’état de droit”.
74 Le second livre s’intitule sur “Le droit de l’État et des individus. Institutions, normes et libertés”. Il s’ouvre sur “Le droit constitutionnel des institutions”, avant de continuer sur “le droit constitutionnel des normes” et se referme sur “le droit constitutionnel des libertés”.
75 L’attention portée sur l’implicite s’avère indispensable pour procéder à une réelle compréhension des éléments théoriques. Tel l’avait bien signalé M. TROPER : “Une dernière remarque préalable s’impose : on sera nécessairement amené sur l’un et l’autre point [Comment les auteurs conçoivent la théorie du droit constitutionnel ; quels contenus de la théorie ils enseignent] à rapporter non seulement ce que les auteurs énoncent, mais également ce qui, chez eux, est implicite.”, “La théorie et l’enseignement du droit constitutionnel”, op cit. no 21, p. 240.
76 J. L. AUSTIN, Quand dire c’est faire (Trad. G. LANE), Paris, Le Seuil, 1970, 183 p., en… particulier les 5 derniers chapitres. V. aussi J. R. SEARLE, Les actes de langage (Trad. H. PAUCHARD), Paris, Hermann, coll. “Savoir”, 1972, 261 p.
77 Du moins si, en entendant ces mots, les autres participants se taisent et ont l’impression que la séance est effectivement ouverte.
78 Par ex. sa thèse : O. CAYLA, La notion de signification en droit. Contribution à une théorie du droit naturel de la communication, thèse de doctorat, Paris II, 1992, dact., 1112 p.
79 KELSEN, dans le chapitre 42 de la Théorie générale des normes intitulé “Penser et vouloir : leur liaison”, analyse l’énoncé d’une mère à destination de son enfant : “Si tu touches la plaque chauffante, tu vas te brûler la main”. Il est évident que le propos ici est scientifique et descriptif. Cette phrase est analogue à celle d’une loi de la nature, le lien de causalité est évident, il n’est fait preuve que de la plus simple logique. Il n’y aurait pas le moindre acte de volonté, la mère informe son enfant mais ne lui prescrit aucun comportement. Quand bien même la dame en aurait l’intention, l’absence du moindre indice… volitionnel explicite exempte l’énoncé de toute portée prescriptive. Austin, quant à lui, rétorquerait que l’enfant a nécessairement compris que ce discours devait être interprété comme une prescription. Il altère son comportement pour se conformer à l’énoncé de sa mère. Or, pour cela, il est indispensable que l’enfant présuppose que ce que dit sa mère est toujours vrai. Il existe donc le présupposé normatif “tu dois croire ta mère” qui sous-tend obligatoirement l’énoncé explicite : il s’agit de la partie illocutoire. Autrement, et de la manière la plus empirique, l’enfant aurait dû vérifier cet acte descriptif en mettant la main sur la plaque chauffante et constater la vérité de ce propos ; la mère aurait obtenu un effet inverse à celui attendu ! O. CAYLA, “Les juristes à l’épreuve du tournant pragmatique”, in D. ROUSSEAU (Dir.), Le droit dérobé, Montchrestien, 2007, Paris, pp. 39-41.
80 J. R. SEARLE, Sens et expressions (trad. fr. J. PROUST), Paris, Ed. de Minuit, 1982, p. 177.
81 En effet, cette règle n’a jamais été posée par le législateur ou par le constituant. “[E] n fait, à l’analyse, on se rend vite compte que sous ce principe s’exprime une simple prise de position idéologique, l’idéologie politique libérale de type classique à laquelle Kelsen adhère et qui veut réduire la compétence des pouvoirs publics à l’édiction de simples mesures négatives d’interdiction (par opposition aux mesures positives, imposant des obligations de faire, frappées de l’anathème de “constructivisme”, comme dit Friedrich Hayek), et de mesures d’interdictions limitées au strict minimum, le principe devant être la non-intervention autoritaire artificielle dans les affaires des citoyens-agents économiques, le libre jeu des lois naturelles et la libre éclosion des ordres naturels spontanés. Il est étrange de confondre ainsi une maxime de doctrine politique, concernant le rôle même de l’État, avec une espèce de principe logico-juridique qui règlerait le problème technique des lacunes de la loi. Et surtout, il est finalement paradoxal de ramener cette théorie qui prône le maximum de non-droit à un principe qui aboutirait, au contraire, à supprimer les lacunes du droit et à assurer la complétude et l’hégémonie parfaite de ce dernier, la non-intervention du législateur étant transformée ipso facto en intervention présumée, en permission juridique avec toutes les conséquences que cela peut comporter : la permission du législateur n’est évidemment pas moins artificielle et perturbante que l’interdiction ou l’obligation légales.” P. AMSELEK, “Le doute sur le droit ou la teneur indécise du droit”, in F. TERRÉ (Dir.), Le doute et le droit, Dalloz, Paris, 1994, pp. 68-69.
82 L’ethos – l’autorité, qui fait que l’on met un terme aux questions posées –, le logos – le discours, la factualisation, la qualification et le pourquoi du fait – et le pathos – l’auditoire en général, que ce soit ce qu’il ressent, mais aussi les questions qu’il se pose, les besoins exprimés ou supposés.
83 Légère adaptation du schéma dans M. MEYER, Principia Rhetorica, Paris, Fayard, coll. “Ouvertures”, 2008, p. 106.
84 Lesquelles coïncident normalement aux sensibilités dominantes de la pratique juridique à un instant historiquement situé.
85 R. BOUDON, L’art de (se) persuader des idées douteuses, fragiles ou fausses, Paris, Le Seuil, coll. “Points Essais”, 1992, vii+458 p.
86 Comme le soulève M. FABRE à la suite de M. MEYER, “la catégorisation a pour fonction essentielle de distinguer ce qui hors question, ce dont il est question et ce qui est précisément en question, ou ce qui fait problème. Le langage véhicule ainsi la tradition, c’est-à-dire les questions supposées résolues qui permettent d’ouvrir d’autres questionnements ou même de re-catégoriser.” (L’auteur souligne) Philosophie et pédagogie du problème, op cit., n. 1, p. 235.
87 De manière plus générale, M. FABRE, en évoquant la pensée de BACHELARD, soulève que : “[p]our dialoguer, il faut au moins une conception commune de la rationalité : de ce que veut dire comprendre, expliquer, résoudre. Mais cela exige sans doute davantage, comme de se situer dans un même paradigme. Sans quoi les scientifiques ne pourraient… échanger que des arguments (comme le font les philosophes dont on ne sait jamais au juste s’ils parlent bien de la même chose) et non des renseignements comme le font habituellement les savants. Mais dialoguer ainsi suppose de partager une culture commune, de vivre l’actualité scientifique c’est-à-dire le présent de la technique et le passé de la théorie.” Ibid, pp. 102-103.
88 R. BOUDON, L’art de se persuader…, op cit. n. 38, pp. ii-iii. Plus loin, l’auteur précise que “lorsque nous construisons une théorie visant à expliquer un phénomène, nous introduisons toujours à côté des propositions explicites sur lesquelles nous raisonnons, des propositions implicites qui n’apparaissent pas directement dans le champ de notre conscience. Pour utiliser le vocabulaire classique des logiciens, nos raisonnements sont souvent des enthymèmes, i.e. des enchaînements tronqués d’arguments. Or, suggère-t-il, il peut fort bien se produire que la structure de la théorie soit modifiée lorsqu’on explicite ces propositions implicites. Il peut aussi arriver que les conclusions que nous tirons de la théorie soient bouleversées dès lors que les propositions implicites sont mises sur la table.”, Ibid, pp. 58-59.
89 R. Boudon, L’art de se persuader…, op cit. n. 38, p. 9 : “Simmel reconnaît avec un Pareto, mais aussi avec toute la tradition philosophique classique, que la façon la plus efficace de (se) persuader est bien sûr de développer une argumentation démonstrative valide. Mais, à la différence de Pareto, il suggère, de manière à première vue bien paradoxale, que par ce procédé l’on peut se convaincre non seulement d’idées justes, mais aussi – quoique… ce cas soit sans doute plus exceptionnel – d’idées douteuses, fragiles ou fausses : il suffit pour cela que l’argumentation explicite soit contaminée par des a priori clandestins. Ainsi, selon Simmel, une argumentation que la logique et, plus généralement, la pensée scientifique considéreraient comme irréprochable peut produire des idées fausses. Il s’agit même de l’une des sources principales des idées fausses.”
90 Selon E. B. HAAS, une communauté épistémique est un réseau de personnes expertes qui “ont en commun un modèle de causalité et un ensemble de valeurs politiques. Ils sont unis par la croyance forte de ce modèle et dans l’engagement de traduire cette croyance en politique publique et que ce faisant le bien-être de l’humanité en sera amélioré”, When Knowledge Is Power : Three Models of Change in International Organizations (Studies in International Political Economy), p. 42.
91 V. T. KUHN, op cit. n. 3
92 Il en était ainsi de l’école de Bordeaux et celle de Toulouse en droit administratif, dont les a priori ont été, aujourd’hui, bien identifiés ; il en est de même avec ce que l’on peut appeler l’école d’Aix (autour de Louis FAVOREU) et celle de Nanterre (qu’a instaurée Michel TROPER).
93 D. NELKEN, “Using the concept of Legal Culture”, Australian Journal of Legal Philosophy 29, 2004, p. 1 ; A. WATSON, “Legal Culture v. Legal Tradition”, in M. VAN HOECKE (Dir.), Epistemology and Methodology of Comparative Law, Oxford, Hart Publishing, 2OO4, p. 1; K. TUORI, “Towards a Multi-Layered View of Modern Law”, in A. AARNIO, R. ALEXY et G. BERGHOLTZ (Dir.), Justice, Morality and Society. A Tribute to Aleksander Peczenik, Lund, Juristförlaget i Lund, 1997, p. 433 et s. ; V. aussi K. TUORI, Critical Legal Positivism, Aldershot, Ashgate, 2002, pp. 438-442 ; v. aussi le modèle de collectivités de principe tel que définit par R. DWORKIN, L’empire du Droit, Paris, PUF, 1994, p. 233.
94 Un autre exemple de l’importance de la croyance sur la pratique du juge est celui donné par LAMBERT, op cit. n. 7, pp. 300 : “Ni les avocats, ni les juges, ne peuvent, en plaidant et en jugeant, oublier l’existence des apprentis qui les observent. Bien souvent le juge se tournera vers le crib et attirera l’attention des apprentis sur la manœuvre heureuse ou malheureuse que l’avocat vient de faire. Il a la charge de les instruire qui lui a été confiée par le roi et, comme il les instruits en leur montrant comment on fait dans chaque cas, il a le souci de faire toujours la même chose dans le même cas. Dans la 33e année du règne de Henri VI (seconde moitié du XIVe siècle), celui qui a pris les notes à l’audience rapporte que le juge Prisot aurait bien voulu donner raison à l’avocat et, pour cela, juger en sens différent d’un précédent, mais, dit le juge Prisot : “Si ceo sera or ajugé ul plé comme vous tenés, vérament ceo sera mal ensemple as juvenes apprentices que sunt student en terme, car ils ne onques voilont doné créance a lour livres, si tel jugement que ad este aussi moult fois ajugé en lour livres sera or ajugé le contrary”.” Le juge ici est contraint par la présence des étudiants et par la croyance partagée en ce que le précédent a force de loi : la judicial consistency, parce que perçue comme une nécessité juridique, acquiert un caractère obligatoire et contraignant.
95 “Quand des hommes définissent des situations comme réelles, elle sont réelles dans leurs conséquences”. R. K. MERTON, Éléments de théorie et de méthode sociologique (trad.. H. MENDAS), Paris, Armand Colin, 1997, p. 136. V. aussi tout le chapitre IV “La prédiction créatrice”, pp. 136-157.
Auteur
Allocataire-Moniteur à l’Université de ROUEN, Faculté de Droit, Sciences Économiques et de Gestion, Centre d’Etudes des Systèmes Juridiques (JE2010)
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2011