La casuistique et l’enseignement du droit
p. 57-81
Texte intégral
“… La plupart de nos contemporains pensent que la casuistique est morte et que son discrédit est comparable à celui de l’astrologie”1.
1Ainsi donc, la casuistique a mauvaise réputation. Dans les facultés de droit françaises, elle est tout simplement oubliée. On prétend ici en restaurer les vertus perdues. Il faut alors commencer par un hommage : à Yan Thomas et Olivier Cayla qui, par leurs écrits et leurs enseignements2 ont tenté de ressusciter la casuistique pour le plus grand bénéfice des étudiants et de la théorie du droit.
2Bien sûr, les études de cas font encore partie des études juridiques. Elles sont cependant, généralement circonscrites aux travaux dirigés et à l’acquisition de la maîtrise de l’un des exercices juridiques traditionnels : le commentaire d’arrêt. Même dans ce cadre pédagogique, l’espèce n’est pas examinée pour elle-même, pour sa spécificité, mais plutôt pour sa portée jurisprudentielle. L’exercice du commentaire d’arrêt a ainsi d’avantage pour but de restituer la dimension générale et généralisable de la règle prétorienne plutôt que d’analyser les implications juridiques spécifiques du “cas”. Dans le cadre des cours magistraux, - dans les facultés de droit françaises en tout cas -, on privilégie généralement l’enseignement fondé sur “des notions générales exposées sous des formes théoriques”3. Cette méthode a indéniablement un impact sur la façon de penser le droit, de concevoir les règles et les système juridiques.
3On souhaiterait montrer ici que la casuistique, débarrassée d’un certain nombre de lieux communs ou de préjugés, recèle des vertus aussi bien sur le plan pédagogique que théorique et qu’elle peut apporter un nouveau regard sur le droit.
4Qu’est-ce que la casuistique, en somme : tout simplement, penser et enseigner le droit par l’espèce ou le cas4. Faut-il faire une distinction entre l’espèce et le cas ? Entre l’espèce qui serait définitivement singulière et le cas qui serait, dans une certaine mesure, exemplaire et généralisable. Ou l’inverse. Dans une première approche, la casuistique finalement complète l’enseignement des notions et règles générales en se fondant sur l’exemplarité du cas qui permet alors compréhension et apprentissage de la règle par l’illustration.
5On souhaite ici défendre une conception plus radicale de la casuistique. L’enseignement du droit par le cas se fonderait sur une conception théorique renouvelée du droit et des règles juridiques. Il s’agirait plutôt, dans la perspective que nous proposons, d’approcher le droit en situation. Cela suppose une autre manière de penser la relation entre le droit et le fait, entre la règle juridique et le réel, entre la norme et les pratiques, une manière qui permettrait d’envisager l’impact social du droit5 mais aussi de reposer les questions théoriques éternelles de la validité et de l’effectivité des règles juridiques.
6Ce programme pédagogique (II) et théorique (III) suppose néanmoins que soient levé au préalable un certain nombre d’obstacles et de préjugés que la culture juridique française semble avoir développé à l’encontre de la casuistique (I).
I – LES OBSTACLES THÉORIQUES ET PRÉJUGÉS HISTORIQUES ET CULTURELS
7La casuistique est, sans doute en partie, victime de son histoire. Elle est, en effet, étroitement associée à des formes anciennes, au droit romain mais surtout à la théologie morale et chrétienne. Elle souffre, à ce titre, des critiques pascaliennes qui dénoncent à travers elle, un art jésuitique des accommodements avec la morale. Elle souffre aussi, sans doute, de l’héritage kantien encore si influent dans la pensée juridique contemporaine, concevant les règles – juridiques ou morales – comme nécessairement généralisables et universelles. Culturellement, enfin, elle est associée à une conception anglo-saxonne de la règle, utilitariste et pragmatique. Plus profondément, elle cristallise donc une certaine opposition entre philosophie continentale et américaine, entre l’American way of law et l’European way of law6.
A – La casuistique et la théologie chrétienne
8La casuistique concerne originellement tant la règle religieuse et morale que la règle de droit. Elle est historiquement issue du droit romain puis prend son essor dans la théologie chrétienne et connaît son apogée au 16ème siècle7. Nous insisterons davantage sur son origine théologique car les liens entre la casuistique et la morale jésuite expliquent, selon nous, en grande partie le discrédit qui l’affecte encore à ce jour.
9Si l’on en croit les spécialistes, l’importance de la casuistique dans la religion catholique tient à une spécificité de ce culte chrétien : le sacrement de la pénitence, c’est-à-dire le rituel de la confession auriculaire et de l’absolution. De ce sacrement et du lien particulier qu’il crée entre le fidèle, le prêtre et la prescription religieuse, naît la nécessité de guider les confesseurs dans leur tâche ; d’où une multitude des manuels à l’intention de ces confesseurs visant à servir de guide dans l’administration de ce sacrement8. L’image négative de la casuistique provient de la querelle religieuse qui opposa les Jésuites aux Jansénistes. Pour ces derniers, la méthode casuistique des Jésuites constitue une véritable dérive, un dévoiement de la morale religieuse, de la religion chrétienne même9. La casuistique apparaît alors comme une argutie permettant des petits arrangements avec la morale chrétienne, l’art habile et rhétorique d’obtenir l’indulgence et l’absolution, de trouver par le raisonnement des arrangements avec sa conscience. Le discrédit de la casuistique date donc véritablement du XVIIe siècle. Pascal lui porte dans Les Provinciales10, un coup sinon fatal, en tout cas, une flétrissure durable. Pascal emploie en effet toute sa verve stylistique pour tourner en dérision la morale jésuite en mettant en scène, dans un dialogue, un personnage symbolisant le Père Jésuite répondant à un pêcheur en quête d’absolution, à un chrétien en quête de règles de morale quotidienne. Sa critique de la casuistique jésuite occupe les lettres 5 à 10 des Provinciales et Pascal s’attache à démonter méthodiquement, souvent sur le mode ironique, les ressorts et principes de la casuistique morale. Ces reproches sont nombreux. Nous allons nous efforcer de les résumer afin de montrer qu’ils pourraient aussi bien s’adresser à l’interprétation juridique qu’à la casuistique religieuse.
10Est d’abord posé le problème de la généralité voire de l’universalité de la norme morale ou juridique. Schématiquement, on oppose la conception principielle, déductive qui part de principes et de normes morales à la fois générales et généralisables (comme dans la morale kantienne) à la conception inductive qui part de situations et de cas particuliers voire limites ou exceptionnels pour réfléchir à la bonne conduite morale. Une morale des principes, en somme, contre une morale de la situation. L’un des reproches fait à la casuistique est de dissoudre la règle morale dans les situations individuelles ou dans les cas particuliers11. Si la règle générale souffre de multiples arrangements particuliers, elle n’existe plus en tant que telle. La prescription disparaît dans la multitude des interprétations et des accommodements circonstanciés qui en résultent. On peut reprendre ici l’exemple sur lequel Pascal s’appuie dans la cinquième lettre des Provinciales : un croyant interroge son confesseur sur l’obligation de jeûner. Il lui fait part de la difficulté qui est la sienne à respecter cette prescription. Le père jésuite finit par trouver une docte opinion qui permet à ce chrétien de ne pas jeûner (“si le jeûne vous empêche de dormir, il est évident qu’il ne faut pas le pratiquer”). Telle est la mécanique de la casuistique dénoncée par Pascal : la multiplication des circonstances particulières finit par ruiner le principe et donc la règle elle-même.
11Ces débats théologiques sont aisément transposables en droit où les mêmes discussions existent quant à la nature de la règle juridique. La règle juridique est comme la règle morale, nécessairement générale, voire universelle. Une règle qui ne serait pas générale ne serait pas une règle, pas plus juridique que morale. Cette idée a longtemps empêché que l’on puisse même admettre la notion de “norme individuelle”, jusqu’à ce que Kelsen lui donne un statut épistémologique acceptable en en faisant la mise en œuvre de la règle générale et en l’inscrivant dans le processus de la hiérarchie des normes. Duguit eût moins de chance, de son côté, avec sa notion de “situation juridique”.
12Au delà de l’opposition entre le général et le particulier, c’est le raisonnement inductif lui-même qui semble être l’objet d’une condamnation philosophique. La casuistique détermine la règle de comportement à partir d’une situation particulière, réelle ou fictive, au lieu d’appliquer par déduction le principe moral à la situation particulière. Cette morale inductive des situations suscite une véritable défiance. Dans le champ juridique, une réelle suspicion pèse sur la jurisprudence : on admet difficilement que le raisonnement inductif puisse être un mode de production de la règle. Cette défiance fait que juge français prend soin de travestir son raisonnement, de le présenter comme déductif (la solution du litige découle de la règle générale applicable selon la présentation formelle des jugements alors même que le raisonnement jurisprudentiel est bien souvent inversé : c’est la solution que l’on veut obtenir qui détermine le raisonnement général qui sous-tend la décision).
13Si l’on approfondit encore les choses, il apparaît alors que la crainte à l’égard du raisonnement inductif procède en réalité d’une crainte encore plus grande : celle que suscite le pouvoir de l’interprète12. Dans les reproches pascaliens adressés à la casuistique jésuite, on retrouve cette même idée. Pascal, comme semble-t-il les Jansénistes et peut-être l’ensemble des Protestants -, reproche aux Jésuites de mettre entre l’Homme et Dieu un intermédiaire, l’interprète, le casuiste, celui qui peut émettre des opinions probables13. Selon la conception janséniste, la relation entre l’homme et Dieu doit être la plus directe possible : l’homme se place dans la main du Créateur et s’efforce de respecter au mieux les volontés divines.
14Tout intermédiaire, tout intercesseur s’arroge alors un pouvoir exorbitant, celui de dire la volonté divine au risque de lui substituer sa propre volonté humaine. Le rejet de la casuistique exprime même une conception philosophique plus radicale : celle de la corruption absolue de la nature humaine. L’intervention de la raison ou de la volonté humaine ontologiquement mauvaises (vouées au mal) risque de pervertir le message et la prescription divine. En somme, l’interprétation introduit de l’impureté et de là à dire qu’il s’agit d’une opération elle-même impure…
15Au bout du compte, à travers la casuistique, ce sont des oppositions théologiques majeures qui sont discutées, la doctrine de la Grâce et de la prédestination, la question du libre-arbitre, etc. On voit là encore les rapprochements qui peuvent être faits avec les débats de la théorie du droit : le rôle de l’interprète dans l’élaboration des règles juridiques, rôle subversif s’il en est car il fait douter de l’existence même de la règle avant son interprétation et sa mise en œuvre. La question aussi de l’autorité de règles juridiques, du fondement même de l’obéissance au droit. Qu’est-ce qui donne à une règle son autorité ? Dans la casuistique et en vertu de la doctrine des opinions probables, c’est finalement de l’interprète que procède l’autorité de la règle. L’autorité de l’interprète vient de sa capacité à incarner et représenter l’institution (L’Eglise, dans le cas des Jésuites) ou de ses vertus personnelles. Le casuiste est soit un “interprète authentique” au sens de Kelsen (légitimité institutionnelle), soit un savant ou un homme vertueux (légitimité personnelle). On s’en remet donc à l’interprète pour savoir comment appliquer la règle et se conduire. Mais dans la doctrine des opinions probables, il y a aussi l’idée que l’on est pas nécessairement obligé de suivre l’opinion la plus répandue ; on peut aussi s’en remettre à une opinion plus minoritaire mais qui reste probable, en raison des vertus de l’interprète. On peut aussi faire confiance à son propre jugement moral ; l’individu récupère alors sa pleine souveraineté. Chez les théoriciens du droit, il se trouve au moins un juriste, d’ailleurs américain, pour défendre une idée similaire. Ce juriste, c’est Ronald Dworkin qui développe une conception très subversive de la validité des normes juridiques qui lui permet, dans certaines circonstances, de justifier la désobéissance civile. Dworkin considère en effet que les partisans de la sanction systématique de la désobéissance civile ont une vision trop simpliste de la validité des règles juridiques. Ils font comme si cette validité était à la fois évidente et incontestable. Or, DWORKIN l’affirme : “Ce raisonnement dissimule le fait crucial que la validité de la loi peut être douteuse. Les représentants et les juges peuvent croire à la validité de la loi, les dissidents peuvent ne pas être d’accord, et les parties de chaque côté peuvent avoir des arguments plausibles à l’appui de leur thèse. S’il en est ainsi, les questions sont alors différentes de ce qu’elles seraient si la loi étaient clairement valide ou non-valide, et l’argument de la justice, conçu pour ces alternatives, est inapproprié”14. DWORKIN introduit donc ici une idée à la fois passionnante et très déstabilisante : la validité juridique est incertaine. La validité d’une règle juridique peut être débattue et pas seulement dans le cercle restreint des “interprètes authentiques”, mais plus largement dans un espace public qui, dans la démocratie américaine, inclut nécessairement les citoyens. Pour résoudre le problème de la désobéissance civile qui est alors posé dans des termes tout à fait inédits, DWOR-KIN envisage trois situations qu’il puise dans les pratiques et institutions politiques américaines. La première attitude du citoyen face à une règle incertaine, pourrait être de s’en remettre aux autorités exécutives et à leur interprétation de la règle, en faisant primer ainsi l’obéissance dans les autorités publiques sur le doute éventuel quant à la validité de la règle. La deuxième attitude possible en cas d’incertitude du droit, consisterait à s’en remettre à son propre jugement et ce, jusqu’à ce qu’un tribunal compétent, et même jusqu’à ce que la juridiction la plus élevée, en l’occurrence la Cour Suprême, ait tranché. La troisième attitude serait de s’en remettre à son propre jugement même après la décision de la Cour Suprême, en pensant que même la Cour Suprême peut se tromper et changer d’avis15. De ces comportements, c’est le troisième qui est, selon Dworkin, le plus conforme à l’esprit des institutions de son pays et le plus profitable à la démocratie américaine. Le premier modèle doit évidemment être rejeté car on ne doit pas attendre des citoyens qu’ils obéissent aveuglément ; le deuxième modèle ne tient pas compte des possibles revirements de de jurisprudence. “Ainsi, le troisième modèle ou quelque chose d’approchant, semble être la meilleure présentation du devoir social d’un homme dans notre communauté. Un citoyen doit obéissance au droit, non à l’opinion d’une personne particulière sur ce qu’est le droit, et il n’agit pas injustement, s’il fait application de sa propre interprétation, réfléchie et raisonnable, de ce qu’exige le droit. Je le répète (parce que c’est crucial) : cela ne revient pas à dire qu’un individu peut ne tenir aucun compte des jugements des tribunaux. La doctrine du précédent est presque au cœur de notre système juridique (…). Mais si la question est de celles concernant les droits personnels ou politiques fondamentaux, et s’il est possible de soutenir que la Cour Suprême a fait une erreur, un homme ne sort pas de ses droits sociaux, s’il refuse de reconnaître la décision de la Cour Suprême comme un absolu”16.
16Par ce raisonnement, Dworkin n’est pas si loin de la casuistique et de la doctrine des opinions probables qui en est l’un des principes. Selon cette doctrine, est probable une opinion qui est soutenue par un nombre important de doctes interprètes ; l’opinion probable apparaît ainsi comme l’opinion dominante, majoritaire des experts de la loi divine. Pour autant, cette doctrine n’exclut pas qu’un seul puisse avoir raison contre tous et elle admet ainsi qu’une opinion dissidente mais raisonnablement fondée, puisse avoir le statut de docte opinion et qu’elle puisse légitiment fonder une conduite acceptable, conforme à la loi religieuse. On le voit, il s’agit en somme de donner un statut à la minorité, à l’opinion minoritaire et dissidente. Le raisonnement de Dworkin est ainsi fondé sur une conception de la démocratie qui se méfie de l’oppression majoritaire et qui reconnaît des droits et des libertés politiques à la minorité, à la dissidence17. Par ailleurs, il s’agit d’une vision très contextualisée de la règle de droit qui fait de celle-ci le résultat de controverses, de luttes et d’arbitrages socio-politiques, un état provisoire d’un consensus lui-même très relatif. On est ici très loin de la représentation kantienne de la règle morale ou juridique, support de prescriptions universelles voire intemporelles. Dans une conception kantienne, la casuistique apparaîtrait sans doute comme un pêché contre l’Universel, l’expression même d’un relativisme moral condamnable. Si l’on veut ramener ces débats à des repères culturels simples, on pourrait aussi y voir un objet d’opposition entre la philosophie continentale et la philosophie anglo-saxonne utilitariste.
17Tel est, selon nous, le deuxième obstacle culturel à la casuistique, celui qui associe plus ou moins explicitement, la casuistique avec une forme de pragmatisme ou de l’utilitarisme anglo-saxon, contraire à notre propre culture juridique.
B – La casuistique ou le pragmatisme juridique
18La casuistique, dans l’imaginaire français, évoque souvent une méthode typiquement anglo-saxonne d’enseignement du droit, méthode qui apparaît comme non dénuée de partis-pris idéologiques et de conséquences théoriques. Il est vrai que dans les pays de Common law où la jurisprudence occupe une place fondamentale, enseigner le droit à partir des cas jurisprudentiels relève de l’évidence. Selon F.X Testu, c’est “à la Harward Law School que l’on instaura, dès 1871, l’enseignement du droit par les cas, - la case method - parallèlement aux cours magistraux”. Il s’agissait de faire lire “une série d’arrêts aux étudiants qui devaient ensuite les discuter et répondre au feu roulant de questions posées par le maître. La méthode, adoptée par toutes les écoles de droit, fut reçue avec enthousiasme dans les écoles de gestion et trouva son expression la plus élaborée à la Harvard Business School entre 1908 et 1920”18. Ce succès de la “case method”, dans l’une des plus grandes écoles de management du monde, n’est pas sans lien avec les implications idéologiques que l’on prête à la version anglo-saxonne de la casuistique. Celle-ci est soupçonnée d’être porteuse d’une vision très pragmatique de la règle de droit, d’une conception utilitariste qui considère finalement que la “bonne” règle juridique est celle qui est la plus adaptée à son contexte d’application, celle qui a le plus de chance d’être acceptée par les acteurs du secteur dans lequel elle intervient. En somme, la casuistique, dans sa version Business Schools, encouragerait plus la régulation que la réglementation19. F. X Testu résume la méfiance que suscite cette approche pragmatique et gestionnaire de la règle de droit dans une formule très imagée : “L’intérêt de la case method pour la formation à la gestion est réel si, comme on l’a dit, les affaires ont besoin d’hommes et non de cerveaux”20. A ce stade, les enjeux ne sont plus seulement éthiques, ils sont aussi politiques. Attendre de la règle une adaptation parfaite aux circonstances et aux milieux, c’est sans doute renoncer à une conception plus interventionniste du pouvoir politique, qui investit celui-ci d’une mission de transformation des mœurs et des pratiques sociales. Au-delà des aspects idéologiques ou politiques, les enjeux sont aussi d’ordre scientifique et philosophique : épistémologiques pour tout dire. Définir les méthodes d’enseignement du droit, c’est d’une certaine manière prendre partie sur la nature du droit ou en tout cas, de la science juridique. Pour dépasser une vision trop caricaturale et trop simpliste de la conception pragmatique ou de la doctrine utilitariste (réduisant l’utilitarisme à une pensée de l’efficacité sociale, voire dans une dérive gestionnaire, de l’efficience économique), il faudrait alors se souvenir des échanges qui animèrent la doctrine juridique française dans la deuxième moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe siècle. A ce sujet, on peut notamment s’appuyer sur les quelques conférences données par Léon Duguit dans les années vingt21, sur le pragmatisme juridique. L’un des enjeux du débat porte, si l’on en croit les propos de Duguit, sur les concepts de la science du droit. Les concepts qui permettent de saisir le droit (pour le comprendre et accessoirement, pour l’enseigner), doivent-ils être construits a priori ou a posteriori22 ? Les concepts a priori sont comme les catégories kantiennes de l’entendement : des cadres généraux de la pensée permettant de saisir le réel, de lui donner forme et sens. Les concepts a posteriori découlent de l’expérience au sens scientifique du terme, c’est-à-dire de l’étude empirique. On devine dès lors quelle peut-être la position de Duguit sur ce sujet : résolument du côté des concepts a posteriori. Conformément à son positivisme sociologique, un concept a priori a de bonne chance de n’être qu’une pré-notion, au sens de Durkheim, c’est-à-dire une forme de préjugé, non étayé scientifiquement23. Ainsi que l’écrit Simon Gilbert : “Pour Duguit, on n’accède pas à la réalité par la raison mais uniquement par l’observation des faits sociaux”24. On retrouve ici le fondement sociologique de la pensée duguiste, sa proximité avec le Durkheim De la division du travail social, l’idée que le droit est un fait social. Dès lors, et même si Duguit récuse le pragmatisme qu’il considère comme dogmatique, des liens peuvent exister entre sa doctrine et le courant américain de la “sociological jurisprudence” et plus largement, une certaine proximité avec la méthode juridique anglo-saxonne. On peut ici citer la formule du célèbre juge Holmes selon laquelle : “la vie du droit, ce n’est pas la logique mais l’expérience”. Dans une telle approche, la casuistique devient alors une méthode de connaissance privilégiée fondée sur l’observation des faits sociaux et l’étude de la règle juridique en situation25.
19On rencontre ici la distinction anglo-saxonne entre law in acts and law in books, qui posant la question de la place du fait dans l’enseignement, conduit finalement à s’interroger sur la science du droit elle-même. Il y a bien cette idée que la méthode d’enseignement du droit a des conséquences déterminantes sur la manière même de penser et de concevoir le Droit26. Vue d’ici, c’est-à-dire de la tradition romano-germanique et de la culture française, la loi existe essentiellement (au sens littéral du terme) dans les livres : dans les pages du Journal officiel. Parler de la “loi dans les actes” n’a pas de sens, sauf à ignorer la distinction entre le “Sein” et le “Sollen”, entre la règle et les pratiques, les comportements, c’est-à-dire autant de faits qui ne relèvent pas de la science juridique. Rappelons que selon le découpage du positivisme kelsénien, le fait est hors du champ de la science du droit. Ainsi, selon le paradigme kelsénien, l’étude des comportements, des pratiques et du rapport entre les normes et les pratiques relèvent de la sociologie, mais la sociologie elle-même, comme science des faits, est exclue de la science juridique. Ainsi, l’étude de la loi en action ne constitue pas un enseignement juridique à proprement parler. On pourrait donc expliquer la réticence des professeurs de droit français à s’intéresser à l’impact social du droit, à l’effectivité des règles juridiques, à ce que l’on pourrait appeler la réception ordinaire, quotidienne et profane du droit, par l’influence dominante du positivisme dans sa version kelsénienne27. D’autres explications peuvent être avancées concernant la constitution du champ juridique français et les positions de la doctrine afin de comprendre la quasi-inexistence des enseignements de sociologie du droit et la très faible réception des théories réalistes, dominantes aux Etats-Unis. C’est précisément en faisant usage de la théorie des champs, inspirée des travaux de Pierre Bourdieu, que Mauricio Garcia Villegas, s’efforce d’expliquer les différences culturelles entre la doctrine française et les juristes américains. Ce qui intéresse cet auteur, c’est l’insertion du champ juridique dans les sciences sociales. Il constate qu’en France, le droit demeure un discipline à part, autonome et que les connexions avec les autres disciplines des sciences sociales, en particulier avec la sociologie (mais aussi avec l’économie) sont historiquement faibles et demeurent, à ce jour, encore marginales. Selon lui, la doctrine française entretient une plus grande proximité avec le pouvoir politique, avec l’Etat dans un pays où le droit est encore considéré comme une science de gouvernement. Aux Etats-Unis, le droit est plutôt perçu comme un outil d’ingénierie sociale, et les juristes s’avèrent proches soit du marché, soit de la société, en fonction de leurs orientations politiques. La figure dominante n’est pas celle du conseiller du Prince, mais de l’avocat qui place son savoir-faire au service tantôt des intérêts privés, tantôt des causes publiques et des luttes sociales. Cette configuration américaine est alors propice, selon Garcia Villegas, à une étroite connexion entre le droit et les sciences sociales, qu’il s’agisse de l’économie (courant de l’économie du droit) ou de la sociologie (courant de la sociologie du droit).
20La confrontation entre la conception américaine et la conception française du droit et de ses méthodes d’enseignement, révèle ainsi des différences théoriques et idéologiques, mais aussi des différences culturelles concernant la place des juristes dans la société et dans le champ scientifique. Par ailleurs, la “case method” anglo-saxonne s’avère ambivalente sur le plan idéologique. Elle peut tout aussi bien conduire à une vision très instrumentale du droit, utilitaire si par là on entend soucieuse de l’efficacité sociale des règles, régulatrice qu’à une véritable implication des juristes dans les luttes sociales, le juriste accompagnant et inspirant des contestations civiles et politiques. L’ancrage idéologique de la casuistique n’est donc pas univoque. La casuistique ne se réduit pas à une conception efficace, pragmatique et utilitaire du droit. Elle permet, au contraire, de saisir la règle dans ses enjeux réels, de la recontextualiser, là où une présentation abstraite de la règle s’attache à la rendre intemporelle, à la faire apparaître comme une forme transcendantale neutre et objective, participant ainsi de sa légitimation28. La casuistique permet de restituer le contexte historique d’une règle, les circonstances et situations réelles qui ont permis, qui expliquent l’émergence de la règle. Une manière comme une autre pour inscrire les règles juridiques dans l’histoire des faits sociaux.
II — ENSEIGNER LE DROIT PAR LE CAS : LES VERTUS PÉDAGOGIQUES DE LA CASUISTIQUE
21La casuistique permet de raconter les petites histoires du droit tout en restituant l’Histoire du Droit, c’est-à-dire de prendre en compte tant l’anecdote que la dimension historique de la règle (son contexte historique, son évolution historique). Elle permet aussi de traduire des situations concrètes dans la langue du droit et d’entendre ainsi ce langage spécifique, premier point d’entrée dans la pensée juridique elle-même. Enfin, la casuistique permet de déconstruire les représentations profanes sur le droit, en partant de la manière dont les non-spécialistes (les étudiants ou les professionnels) se représentent le droit pour dire ce qu’est la règle, comment elle se forme et comment elle s’applique.
A — L’Histoire et la langue du droit
22La casuistique offre d’abord l’avantage de “captiver” plus facilement l’auditoire : elle permet et ouvre le récit29. Il s’agit en effet de raconter une situation juridique, une situation de vie ou de rapports humains saisis par le droit et ceci, dans le langage et le mode de pensée proprement juridiques. L’auditoire, - en particulier, l’auditoire de non spécialistes (professionnels en formation continue ou étudiants non juristes) retrouve alors le plaisir enfantin du récit et de l’apprentissage par les “histoires”. Il faut bien sûr éviter de sombrer dans les travers du “Storytelling”, cette entreprise de communication fondée sur la séduction par le récit de vies édifiantes30. Il s’agit plutôt de donner à voir, à partir d’enjeux concrets, la mise en formes et en normes juridiques. Ce faisant, la casuistique permet de mettre à jour le droit comme un mode de pensée spécifique en montrant comment l’on traduit juridiquement les situations ou évènements réels, les problèmes humains dans leur diversité et leur richesse. L’effet de généralisation de la règle de droit apparaît donc malgré tout. Ceci légitime d’ailleurs que la casuistique ne soit pas purement et simplement substituée à l’enseignement des notions abstraites en elles-mêmes et pour elles-mêmes, les deux versants de l’enseignement étant utiles à la formation de l’intelligence juridique.
23Le droit administratif (d’où je viens) offre un bon exemple de l’intérêt d’enseigner le droit par le cas : ce droit historiquement jurisprudentiel est fait d’histoires, de lieux, de personnages qui rendent vivants les notions parfois austères ou absconses du droit administratif : Agnès Blanco (Qu’allait-elle donc faire sur les rails de la manufacture des tabacs ?), la Dame Mélinette (Comment-a-t-elle pu ne pas voir le camion des poubelles ?), le Sieur Couitéas (La décolonosition serait-elle survenue plus tôt si le préfet avait fait donner la troupe contre la population locale ?), le sieur Benjamin, le nain Wackenheim, la lagune de la Côte d’Ivoire, la perspective monumentale de la place Beauveau, etc.31, à travers ces différents arrêts, on raconte des histoires individuelles mais aussi l’histoire collective et on retrouve la règle juridique en son contexte historique (l’entre-deux-guerres, la colonisation, etc.).
24Les histoires servant d’étude de cas peuvent d’ailleurs être réelles ou imaginaires. Le recours à la fiction est en effet une ressource possible pour l’enseignement du droit, selon la méthode casuistique. Qu’il s’agisse d’œuvres littéraires ou cinématographiques, on peut fort bien utiliser le support de la fiction pour expliquer et analyser certaines questions théoriques ou pratiques, certains procédés ou procédures juridiques. Ainsi, il est possible à partir d’une œuvre aussi riche que le roman de J. Littell Les Bienveillantes d’examiner des questions juridiques aussi complexes que celle de la responsabilité individuelle et collective dans la commission de crimes de guerre et de crime contre l’humanité ou de réfléchir aux formes de Justice antiques et modernes32. On peut aussi expliquer une procédure encore peu connue en France mais qui fait, ces dernières années, l’objets de débats juridiques et politiques, en l’occurrence les “class-actions” (encore appelées “actions collectives” ou action de groupe), en s’appuyant sur un film américain tel que Erin Brokovich qui montre (en une forme certes très hollywoodienne mais tout à fait crédible sur le plan juridique) les implications techniques et concrètes de ce type de procédure visant à réparer le dommage de victimes en grand nombre d’un même préjudice33.
25Enseigner le droit à partir de cas, réels ou fictifs, permet de montrer comment il traduit les évènements, les situations ou les problèmes concrets dans sa propre langue. La construction d’un métro dans une ville et les nuisances qu’elle entraîne deviennent “un dommage permanent de travaux publics” ; l’installation sauvage d’une baraque à frites sur un coin de trottoir devient une occupation sans titre du domaine public ; la bagarre du samedi soir qui dégénère devient un trouble à l’ordre public agrémenté des coups et blessures plus ou moins volontaires… La langue du droit, si mystérieuse pour le profane porte ainsi la pensée et la rationalité juridique.
26Les études de cas servant de base à l’enseignement casuistique du droit peuvent être fournis par les profanes eux-mêmes et tirés de leurs expériences de vie personnelle ou professionnelle. Dans le cadre d’action de formation continue, il s’agit là d’un bon moyen pour appréhender les représentations de l’auditoire et, le cas échéant, procéder à un travail d’analyse voire de déconstruction de ces représentations.
B — Saisir et déconstruire les représentations profanes du droit
27Que se passe-t-il si l’on questionne un non-expert sur le Droit ? Quelles représentations les profanes ont-ils des règles juridiques, de leur existence, de leur contenu ? La représentation profane du Droit peut-être analysée à travers les recherches portant sur la conscience et la socialisation juridique. Ces travaux entrepris dans les années 80 et 90, - en France, principalement par Chantal Kourilsky-Augeven -, montrent que chez les “non-experts” du droit, les citoyens “ordinaires”, la conscience juridique repose sur des conceptions à la fois très floues et très désincarnées des notions juridiques, des idées vagues et très générales. Cela est particulièrement vrai quand on questionne les adultes à partir précisément de notions juridiques elles-mêmes très générales en demandant à ces personnes d’en donner une définition (notion de loi, de contrat, de justice,…)34. D’autres travaux américains reposent au contraire sur une mise en situation des personnes et visent à cerner les déterminants de l’action et des comportements des individus par rapport aux règles et institutions juridiques. Il s’agit d’étudier l’attitude envers le droit35. Les chercheurs demandent alors aux enquêtés de faire le récit de situations de la vie quotidienne qu’ils appréhendent comme relevant du droit ou devant donner lieu à l’intervention d’instances juridiques (police, justice, administrations). De telles approches sont sociologiquement plus fécondes pour comprendre ce que les juristes appelleraient “la mise en œuvre” d’une norme juridique, les conditions de son interprétation très quotidienne par les acteurs sociaux et de son effectivité plus ou moins grande. Ils peuvent aussi montrer la place réelle des dispositifs juridiques (en révélant, par exemple, que certains dispositifs existants ne sont tous simplement pas mobilisés) dans la vie quotidienne et réserver alors quelques surprises aux juristes professionnels36.
28De tels dispositifs de recherche sont tout à fait transposables dans l’enseignement du droit. Ainsi, dans le cadre de la formation continue, il est, selon mon expérience, plus payant d’un point de vue pédagogique de partir des situations vécues par les stagiaires et de remonter aux règles juridiques plutôt que d’enseigner abstraitement les règles juridiques applicables à la situation professionnelle. Le travail pédagogique doit d’abord, compte tenu de l’existence de ces représentations profanes très largement partagées, opérer une déconstruction des pré-notions ou des idées pré-conçues plus ou moins conscientes sur le Droit. Ces représentations, pré-notions, pré-jugés placent parfois les professionnels dans une attitude peu propice à la formation, en particulier celle qui consiste à venir chercher des solutions toutes faites à des cas problématiques (le risque étant également que la formation ne se transforme en une consultation juridique). En somme, les formés attendent bien souvent du juriste professionnel un catalogue de situations et d’attitudes requises par des normes juridiques claires mais jusqu’alors inconnues ou mal-connus d’eux. Pour ouvrir un espace de formation, il faut d’abord les décevoir et cette déception peut être profonde car elle suppose une remise en question d’une représentation “spontanée” de la règle juridique très ancrée (celle du caractère clair et certain de la règle de droit) et dans une certaine mesure entretenue par les juristes eux-mêmes. Il s’ensuit une déstabilisation réelle que le formateur devra “gérer” pour éviter de se retrouver face à un auditoire hostile et en situation d’échec pédagogique. In fine, c’est une question à la fois d’éthique et de praxis qui est posée ici : chacun est placé face à sa liberté de choix et à sa responsabilité personnelle et professionnelle d’interprète et de décideur. Il s’agit alors de transmettre véritablement une conception “pragmatique” de la règle juridique : il existe, certes, des règles juridiques générales mais aucune ne permet de dire, de façon certaine et a priori, quelle est la bonne décision dans la situation problématique considérée.
29Outre les risques strictement pédagogiques qu’elle comporte, une telle attitude méthodologique peut aussi contribuer à scier la branche sur laquelle le juriste est assis. Ou pour le dire dans des termes à la fois plus scientifiques et plus polémiques, à ruiner la position dominante du juriste-expert. La présentation casuistique de la règle de droit telle que nous proposons de la pratiquer non seulement désacralise la règle juridique, en en dévoilant les incertitudes et les partis-pris idéologiques, mais fait également descendre le juriste de son piédestal, celui de la neutralité technique. Faire du droit un savoir complexe et inaccessible, c’est aussi une manière pour les juristes d’assurer leur domination et de demeurer les seuls à pouvoir résoudre des problèmes qu’ils ont eux-mêmes contribuer à poser37.
III – COMPRENDRE ET ANALYSER LE DROIT EN SITUATION : LES APPORTS THÉORIQUES DE LA CASUISTIQUE
30La casuistique participe finalement d’un positivisme conséquent38 : le droit est un ordre de la conduite humaine, fait par des hommes pour d’autres hommes. La règle n’est transcendante ni dans son élaboration, ni dans son application. Enseigner le droit en intégrant des cas concrets est aussi un moyen d’aborder des questions que l’enseignement théorique traditionnel a plus de mal à intégrer. C’est le cas par exemple des conditions d’élaboration ou d’évolution des règles juridiques, du rôle joué par certains mouvements sociaux ou politiques, par des groupes d’intérêt ou de pression, par des mobilisations associatives39. On peut citer ici deux exemples : l’émergence jurisprudentielle puis législative de la notion de préjudice écologique qui est, en partie, le résultat de mobilisations politiques et citoyennes (voir le procès du naufrage de l’Erika et le rôle des collectivités locales et associations environnementales)40 ; l’élaboration et les controverses juridiques liées aux “lois mémorielles” qui sont largement conditionnées là encore par diverses mobilisations collectives41. La casuistique permet alors d’intégrer dans l’enseignement du droit certaines évolutions contemporaines majeures qui ont un impact sur les modes de production et de mise en œuvre des normes juridiques : formes de participation et de mobilisations citoyennes qui empruntent des voies juridiques, mise en œuvre de procédés de démocratie participative, etc.
31Par ailleurs, la casuistique ne se réduit pas nécessairement à une analyse pratique des cas envisagés. Elle peut parfaitement combiner une réflexion très concrète sur les implications pratiques d’une règle juridique ou d’une situation juridique avec une réflexion théorique poussée portant sur les enjeux éthiques, les implications sociologiques ou politiques, les données anthropologiques : telle était d’ailleurs l’ambition de Yan Thomas et d’Olivier Cayla qui ont démontré, dans leurs écrits ou leurs cours, l’ouverture possible par une étude de cas, d’une réflexion théorique42.
32Par ailleurs, la casuistique saisit la norme en situation. On pousse alors la théorie réaliste dans ses retranchements. L’école tropérienne s’est attachée à démontrer que la norme juridique ne se forme vraiment qu’au moment de son interprétation par les interprètes authentiques du droit, répugnant cependant à renverser la pyramide kelsénienne des normes43. Plus subversif encore serait la dilution de la norme dans le fait car l’interprétation, par le biais du concept d’interprète authentique, peut encore être construite et validée comme une norme juridique. Mais que dire du danger théorique de la casuistique qui laisserait entendre que la norme juridique n’est finalement rien d’autre que les comportements sociaux qu’elle est capable d’encadrer, qu’elle n’est rien sans le fait qui la concrétise et lui donne vie ? Sans aller jusque-là, il s’agit de redonner un statut épistémologique et une certaine légitimité à la sociologie du droit victime d’une double exclusion : du côté des juristes qui ne s’intéressent qu’aux normes et du côté des sociologues qui s’occupent des faits. Ainsi que le regrettent Jacques Commaille et Patrice Duran44, aussi bien le droit que la sociologie occupés à se mépriser et à se construire l’un sans l’autre, ont oublié les enseignements des pères fondateurs, ceux de Durkheim, plutôt que la sociologie pragmatique de Carbonnier. La voie ouverte par Durkheim, faisant des règles de droit l’un des objets propices à la connaissance sociologique de certains faits sociaux (la solidarité par exemple, dans De la division du travail social), a été perdue et oubliée. Il en va de même des potentialités ouvertes par les travaux de Max Weber, célébrés par les sociologues ou la science politique et oubliés des juristes. Songeons pourtant à la distinction proposée par M. Weber entre validité idéale et validité empirique qui permet d’envisager à la fois la validité d’une norme juridique par rapport au droit et le rapport entre cette même norme et les conduites qu’elle entend régir45.
33Un certain nombre d’obstacles théoriques et épistémologiques peuvent être ainsi levés et permettre à une certaine restauration de la casuistique. Il reste, me semble-t-il, un obstacle méthodologique. La casuistique suppose de travailler sur des cas réels ; elle suppose non seulement une analyse des situations mais aussi une analyse en situation. Or, la science du droit ne connaît guère la méthode empirique qui garantit, dans les sciences en général et dans la sociologie en particulier, la scientificité des hypothèses ou propositions d’analyse. L’empirisme scientifique suppose, en effet, que les propositions scientifiques, à la différence des assertions idéologiques, reposent sur des faits. Dès lors, toute recherche est fondée sur un protocole d’investigation de terrain. Mais ce qui tient lieu de réel aux juristes, c’est le livre de droit, le recueil de jurisprudence, la recherche documentaire. Les facultés de droit ne proposent aucun enseignement de méthodologie des sciences sociales (formation à l’enquête, aux entretiens, au recueil et traitement de données statistiques, etc. …), ce qui contribue à isoler les juristes des autres disciplines des Sciences sociales.
34Plus profondément, on peut prudemment avancer l’hypothèse d’un décalage épistémologique entre le droit et les autres sciences sociales et en particulier, la sociologie. La “science du droit” et son épistémologie kelsénienne ou les tentatives pour dépasser cette épistémologie (réalisme scandinave ou américain, post-positivisme italien, etc. …) paraissent presque désuets à côté des débats et querelles qui traversent la sociologie et des partis-pris fort de certaines écoles, notamment le constructivisme. Le constructivisme dépasse en effet une conception un peu naïve consistant à opposer le droit au fait et à définir le statut du chercheur en terme de neutralité scientifique. Il s’agit de partir de l’idée que le fait est un construit, il n’y a pas de faits en soi, il y a la construction d’un fait à partir d’un cadre théorique46. Le problème principal réside sans doute dans le divorce historique entre le droit et la sociologie et le fait que les débats épistémologiques ont été scindés et construits de façon totalement étanche.
35Enfin, et c’est sans doute l’idée à laquelle je suis la plus attachée, la casuistique telle que nous l’avons ébauchée, est susceptible d’ouvrir un dialogue pluridisciplinaire : il est beaucoup plus facile de croiser les regards disciplinaires sur un cas commun que de trouver une approche commune autour de notions ou de concepts. Après tout, d’autres disciplines des sciences humaines pratiquent encore la casuistique comme une méthode légitime de réflexion à la fois théorique et empirique : la médecine, la psychologie et la psychanalyse, la philosophie morale,… Nous proposons donc aux juristes de retrouver les chemins perdus de la casuistique pour contribuer à ouvrir ainsi une voie nouvelle vers les échanges inter-disciplinaires.
Notes de bas de page
1 C'est ce qu'affirment deux chercheurs américains : Albert R. Jonsen et Stephen Toulmin dans un article intitulé “A quoi sert la casuistique ?”, in Passeron J-C. Et Revel J., Penser le cas, éd. EHESS, coll. Enquête, Paris, 2005. Cet article est en fait une traduction de plusieurs extraits de l'ouvrage de ces deux universitaires américains intitulé The abuse of casuistry. A history of moral reasoning, Berkeley-Londres, University of California Press, 1988.
2 Voir leur séminaire de casuistique juridique à l’EHESS. Voir également Iacub Marcela, Le crime était presque sexuel et autres essais de casuistique juridique, Flammarion, Paris, 2002.
3 F.X. TESTU, article “Casuistique”, in S. RIALS, D. ALLAND, Dictionnaire de culture juridique, éd. PUF/LAMY, Paris, 2003.
4 Voici la définition qu’en propose Louis-Gustave VEREECKE, professeur de théologie morale moderne dans l’article consacré à la casuistique par l’Encyclopédie Universalis : “Utilisée spécialement en théologie morale, mais aussi en droit et en médecine, la méthode casuistique consiste à résoudre les problèmes posés par l’action concrète au moyen de principes généraux et de l’étude des cas similaires. Deux principe la fondent : validité des lois générales comme normes de l’action particulière ; similitude de certaines actions humaines qui permet de transposer les lois de l’agir de l’une à l’autre. Science appliquée la casuistique ne peut ni se soustraire à la lumière des principes, ni se substituer au jugement de la conscience personnelle”.
5 Sur la question de la portée sociale du droit, voir notamment l’ouvrage du CURAPP, Sur la portée sociale du droit, PUF 2005, prolongeant un ouvrage précédent de ce même laboratoire de recherche, Les usages sociaux du droit, PUF, 1989, et en particulier l’introduction rédigée par L. ISRAËL, G. SACRISTIE, A. VAUCHEZ et L. WILLEMEZ, faisant le point sur les enjeux épistémologiques et méthodologiques, disciplinaires et institutionnels des recherches en sociologie du droit et s’intéressant plus spécifiquement à l’impact social des règles de droit ou aux usages du droit par les profanes.
6 Expressions empruntées à G. LEWKOWICZ, “Droits de l’homme, droits du citoyen : les présupposés de la jurisprudence américaine et européenne”, in J. ALLARD, G. HAARSCHER, L. HENNEBEL, G. LEWKOWICZ, Juger les droits de l’homme. Europe et États-Unis face à face, éd. Bruylant, coll. Penser le droit, Bruxelles, 2008, p. 7. G. LEWKOWICZ l’emprunta lui-même au professeur de droit Robert A. KAGAN, in “American and european ways of law : Six Entrenched Differences”, Institute of European Studies, Paper 060407, 2006, cité par G. LEWKOWICZ, p. 7.
7 Selon L-G. VEREECKE : “la casuistique existait dans les religions antiques, le judaïsme et le christianisme primitif. Au XVIème siècle, en Occident, elle devient la méthode presque exclusive de la théologie morale catholique. A partir du XVIIème siècle, le mot “casuistique” prend un sens péjoratif et devient synonyme de subtilité excessive et même de mauvaise foi. Discréditée par ses excès (laxisme, minimalisme ou rigorisme), la casuistique demeure cependant, grâce à une utilisation plus rigoureuse, une des méthodes de la théologie morale catholique”, in Encylopédie Universalis, op. cit.
8 Selon L.-G. VEREECKE : “La pénitence auriculaire, c’est-à-dire privée, suscite au VIIe siècle, l’apparition des pénitentiels. On y dresse des listes très détaillées de péchés graves affectés d’un tarif pénitentiel, d’où le mot de “pénitence taxée”. Certains pénitentiels ne signalent pas moins de vingt espèces d’homicides avec les pénitences correspondantes. Le quatrième concile de Latran (1215), en imposant la communion et la confession annuelles, donne à la casuistique une nouvelle impulsion. C’est le temps des summae confessorum. Thématiques parfois, plus souvent alphabétiques, elles ordonnent autour des mots les plus importants, tels des dictionnaires, tout ce qui peut renseigner les prêtres dans l’exercice de leur ministère. Elles traitent de morale, de liturgie, de pastorale, surtout de droit. Les éléments casuistiques y sont prépondérants ; aussi, pas plus que les pénitentiels, ces summae casuum ne prétendent elles pas être des théologies morales scientifiques structurées ; elles se proposent comme des instructions pour mieux confesser”, extrait de l’article “Casuistique”, op. cit.
9 Ainsi, selon F.X. TESTU : “On a souvent présenté la casuistique comme une décadence de la religion et du droit, et ce n’est pas un hasard si Luther jeta au feu, en même temps que la bulle du Pape et les Décrétales, l’ouvrage de casuistique le plus célèbre de son… temps, la Summa Angelica de Clavasio ; de même, les Ve et VIe Provinciales nous ont laissé le souvenir du violent procès que les Jansénistes, qui voulaient revenir au christianisme des premiers temps, instruisirent contre les Jésuites pour fait de casuistique”, article “Casuistique”, in D. Alland, S. Rials, Dictionnaire de culture juridique, PUF/LAMY, 1ère éd., octobre 2003, p. 169 et s.
10 L’édition des Provinciales ici utilisée est celle de Gallimard dans la collection de poche, Folio classique, en 1987 établie, préfacée et annotée par Michel Le Guern.
11 Paradoxalement, la critique inverse est parfois adressée à la casuistique. Certains lui reprochent d’être une forme dogmatique dissimilée, de réduire la particularité du cas, du sujet, de la situation individuelle en cherchant à la subsumer dans une norme générale supérieure. C’est l’opinion que défend Pierre Cariou dans l’article “Cas. Cas de conscience. Etude de cas”, dans M. CANTO-SPERBER (sous la direction de), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, Paris, 1996, p. 209 et s : “La structure des cas reste inchangée : il s’agit toujours de ramener à la forme normative idéale le jeu des circonstances. On le fait à l’aide de cas le plus souvent fictifs, simples variations impersonnelles sur des prénoms sans substance”. Ce même auteur affirme ainsi que la casuistique a un double visage, l’une positive car fictionnelle et imaginative, mais l’autre négative car dogmatique : “la casuistique nous paraît être une pratique détestable car elle est nécessairement réductrice, c’est la vie contrainte de se soumettre à des formes sans bonté” (p. 213).
12 Telle est l’opinion de Pierre CARIOU, résumant l’ensemble des critiques jansénistes et pascaliennes adressées à la casuistique : “Il semble que plus que tout autre reproche, ce soit la multiplication des intermédiaires humains entre le fidèle et son Dieu qui mérite d’être dénoncée […]. La théologie, au lieu de mettre l’homme en présence de son Dieu dans la forme d’une relation absolument sans recours, ou sans autre recours que celui du divin, de la grâce, se propose de multiplier les médiateurs […]. On ne peut pas s’adresser à Dieu sans trembler. Aucun médiateur n’y changera rien, et il est vain de vouloir se rassurer à force de paroles humaines. Au contraire, laissé à soi-même, on ne doit s’adresser à Dieu qu’en se déprenant de soi autant qu’il est possible, dans l’oubli des autorités […]. Le Dieu facile des casuistes répugne à Pascal. Le Dieu familier des opinions probables lui fait horreur…”, article “Cas. Cas de conscience. Etude de cas”, op. cit., p. 212.
13 Pour une explication substantielle de la “doctrine des opinions probables” et de son soubassement philosophique, le probabilisme, voir notamment, les analyse de V. GARRAUD et O. CHALINE, dans l’article consacré à la casuistique, in M. CANTO-SPERBER (sous la direction de), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, PUF, Paris, 1996, p. 215 et s. “Dans ce qu’on a plus tard appelé le probabilisme, l’opinion la plus probable, celle qui recueille le plus d’approbation des docteurs, s’oppose à d’autres moins probables, mais dotées toutefois d’une certaine probabilité. Pour le Jésuite Gabriel Vazquez, “il est licite à un homme docte d’agir contre sa propre opinion qu’il croit plus probable, selon l’opinion des autres, même si celle-ci semble à son jugement moins probable, tant qu’elle n’est pas dépourvue de raison et de probabilité” (Commentaria ac disputationes in Iam Iiae, disp. LXII, c.4), proposition dont l’antithomisme est évident. A ces deux critères, autorité et raison, Francisco Suàrez en ajoute même une troisième, la certitude pratique de la licéité de l’action… Désormais, une loi douteuse n’oblige plus. On peut agir en bonne conscience dès lors qu’il est sérieusement probable que la loi le permet… Le libre arbitre et les lois deviennent autant d’occasion de traiter de casuistique. A rebours, la diversité et le désaccord des opinions sur la liciété d’un acte jettent un doute sérieux sur l’existence d’une loi, d’une obligation… Peut-on choisir une opinion moins sûre, mais cependant encore approuvée, parce qu’elle autorise une conduite moins pénible ? C’est licite répondent les probabilistes. Le doute, exprimé par la notion même de probabilité, s’est trouvé converti en une certitude pratique. Du moment qu’une opinion est tenue pour probable, elle autorise une action et la marge de manœuvre humaine s’en trouve considérablement accrue, sans perdre pour autant la sûreté de conscience”.
14 R. DWORKIN, Prendre les droits au sérieux, PUF, coll. Léviathan, trad. M.-J. ROSSIGNOL et F. LIMARE, trad. révisée et présentée par F. MICHAUT, préface de P. BOURETZ, Paris, 1995, p. 307 et s.
15 Ainsi, Dworkin écrit : “Nous ne pouvons supposer que la Constitution soit toujours ce que la Cour suprême dit qu’elle est”, in Prendre les droits au sérieux, op. cit., p. 312.
16 Ibid., p. 316.
17 On pourrait ainsi s’interroger sur la place des opinions dissidentes dans le droit. La publication des opinions dissidente des juges est un bon sujet d’analyse dans la mesure où elle est l’une des manières de donner un statut juridique à la dissidence, à l’opinion minoritaire. La réticence du droit français face à cette question des opinions dissidentes n’est, à ce titre, sans doute pas anecdotique. Il s’agit vraiment de savoir quelle représentation on veut donner du processus d’élaboration de la règle de droit, en l’occurrence de la règle jurisprudentielle.. Publier les opinions dissidentes d’experts du droit, c’est véritablement rendre visible l’incertitude dans la formation d’une solution jurisprudentielle “juste”.
18 In l'article “Casuistique”, op. cit., p. 171 et s.
19 Evoquant la Sociological jurisprudence, courant juridique influent dans la pensée juridique anglo-saxonne, et la manière dont il envisage le rôle prospectif du juge, Simon Gilbert affirme ainsi qu’il s’agit d’une vision instrumentale du droit. Il cite alors Llewellyn selon lequel le droit apparaît “moins comme un ensemble de règles normatives abstraites que comme un moyen de réaliser certaines finalités ou un instrument de régulation publique”, in Le L. DUGUIT, Le Pragmatisme juridique, texte de présentation, p. 24.
20 Op. cit., p. 171.
21 Voir L. DUGUIT, Le Pragmatisme juridique. Conférences prononcées à Madrid, Lisbonne et Coïmbre, Présentation de Simon GILBERT, éd. La mémoire du droit, Paris, 2008. Dans sa présentation, Simon GILBERT s’attache à présenter de manière précise le pragmatisme juridique, ces différents implications et les différents écoles ou courants,… notamment anglo-saxon qui peuvent s’y rattacher. Il considère ensuite que les conférences que DUGUIT donna au cours de l’année 1923 sur le pragmatisme, n’attestent pas de la part du doyen bordelais, une connaissance réelle et profonde de ce courant. Selon S. Gilbert, Duguit ne voit dans ce thème qu’un prétexte à renouveler les oppositions doctrinales françaises et notamment les querelles méthodologiques qui l’opposent à F. GÉNY. Duguit se range parmi les réalistes et ne se considère pas lui-même comme pragmatisme. Il accuse en revanche GÉNY de participer à ce courant de pensée. S. GILBERT, dans sa présentation, s’efforce alors d’apporter un regard critique et de repérer dans la pensée juridique de Duguit, ce qui peut participer d’une forme de pragmatisme.
22 In fine, on rejoint le débat philosophique opposant le nominalisme et le personnalisme.
23 Ainsi, DUGUIT écrit : “en affirmant que le droit est une science d’observation et qu’il faut éliminer tout concept, j’entends uniquement les concepts a priori ou concepts dus à l’expérience subjective ; et je ne prétends point éliminer les concepts a posteriori ou concepts extraits de l’expérience objectives. Ces derniers sont de simples abstractions ou généralisations des faits constatés directement par l’observation”, Traité de droit constitutionnel, 3ème éd., Tome I, § 5, p. 72 cité par Simon GILBERT, op. cit., p. 43.
24 Ibid., p. 45.
25 La casuistique en ce qu’elle permet de développer une connaissance fine, presque intuitive des méthodes du juge et des procédés jurisprudentiels, permet peut-être une forme de prédictivité quant à ce que sera la règle réelle, la règle posée par le juge et appliquée.
26 C’est précisément la position de F. X. TESTU : “… l’épanouissement de la méthode casuelle a joué, par rétroaction, un rôle déterminant dans la façon de penser des juristes américains : apprendre le droit par des exemples détaillés ne produit pas le même résultat que l’apprendre à l’aide de notions générales exposées sous forme de concepts théoriques”, in article “Casuistique”, op. cit., p. 171.
27 On peut avancer des explications fondées sur l’histoire des facultés de droit françaises et de la constitution des disciplines universitaires. Ainsi, selon M. Garcia VILLEGAS : “En France, le triomphe d’une conception du droit fondée sur le positivisme juridique s’explique aussi par le besoin des facultés de droit de réaffirmer leur autonomie vis-à-vis des sciences sociales. Une fois les sciences sociales séparées physiquement des facultés de droit, la doctrine juridique expulsa les sciences sociales de sa propre conception théorique”, in “Champ juridique et sciences sociales en France et aux Etats-Unis, L’Année sociologique, 2009, 59, no 1, p. 40.
28 Sur la prétendue neutralité de la règle juridique et sa fonction légitimante, voir P. BOURDIEU, “La Force du Droit”, Actes de la Recherche en Sciences sociales no 64, Septembre 1986, p. 4 et s.
29 Sur la relation entre le jugement et l’art du récit, voir notamment M. DOAT, “Le jugement comme un récit”, in G. DARCY, V. LABROT, M. DOAT (sous la direction de), L’Office du juge, Actes du colloque des 29 et 30 septembre 2006, éd. du Sénat, Paris, 2009. M. DOAT.
30 Sur les divers usages marketing, politique, etc. du Storytelling, voir Christian SALMON, Storytelling. La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, éd. La découverte, coll. “Cahiers libres”, Paris, 2007.
31 Il s’agit là d’autant de “cas” célèbres du droit administratif : T.C., 8 février 1873, Blanco ; T.C., 11 juillet 1933, Dame Mélinette ; C.E., 30 novembre 1923, Couitéas ; C.E., 19 mai… 1933, Benjamin ; C.E. Ass., 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge, T.C., 22 janvier 1921, Société Commerciale de l’Ouest africain ; C.E., 4 avril 1914, Gomel.
32 C’est ce à quoi nous nous sommes essayé in V. LARROSA, “Les Bienveillantes : Esquisse d’une réflexion juridique”, Mélanges en l’honneur du Professeur Mazères, éd. Lexis-Litec, Paris, 2009, p. 467 et s.
33 Erin Brokovich est un film réalisé par Stephen SODERBERGH, produit par Columbia Pictures. Ce film est précisément l’un de ceux que Christian GUERY, dans un son essai intitulé Justices à l’écran, analyse. Le cinéma américain a fait du “film de procès” un genre à part entière. C. GUERIN est magistrat et il s’intéresse aux représentations cinématographiques de la justice, du système et de la procédure judiciaire. Il compare, dans cet ouvrage, les représentations cinématographiques américaines et françaises de la justice et tend à montrer que le système judiciaire américain s’avère, compte tenu de la procédure accusatoire, plus cinématographique que le système judiciaire français. Il tend également à montrer l’influence des fictions américaines sur les représentations de la justice, y compris à l’égard des citoyens français. Voir donc, C. GUERY, Justices à l’écran, PUF, coll. Questions judiciaires, Paris, 2007.
34 Voir notamment KOURILSKY-AUGEVEN, “Connaissances et représentations du “juridique” chez les enfants et les adolescents : concepts et méthodes d’interprétation dans la recherche sur la socialisation juridique, Droit et Société, no 4, Octobre 1986, p. 383 et s. ; KOURILSKY-AUGEVEN. (sous la direction de), Socialisation juridique et conscience du droit, L.G.D.J., coll. Recherches et travaux du Réseau européen Droit et Société à la MSH, Tome 2, Paris, 1996 ; KOURILSKY-AUGEVEN. (sous la direction de), Socialisation juridique et modèle culturel. L’image du droit en Russie et en France, LGDJ, coll. Droit et Société, Tome 18, Paris, 1998.
35 Voir notamment Susan S. SILBEY et Patricia EWICK, “Devant la loi : la construction sociale du juridique”, in C. KOURILSKY-AUGEVEN (sous la direction de), Socialisation juridique et conscience du droit, LGDJ, coll. Droit et Société, Paris, 1997, p. 33 et s.
36 C’est l’un des points qui fonde d’ailleurs le courant du réalisme juridique, le fait de considérer la place réelle du droit et des dispositifs juridiques, place qui a tendance à être surévaluée par les juristes n’appartenant pas au courant réaliste. Ainsi, selon Garcia VILLEGAS : “Trois caractéristiques fortes traversent cette nébuleuse qu’est le réalisme juridique. En premier lieu, les réalistes défendaient l’idée selon laquelle le droit est socialement “moins important qu’on ne le croit” (Lewellyn, 1994). En second lieu et dans la même ligne de pensée, les réalistes ne reconnaissaient pas le caractère déterminant des normes juridiques par rapport aux décisions des juges. D’où la célèbre déclaration de Holmes (1897) : “des prévisions sur ce que les tribunaux feront effectivement c’est ce que j’entends par droit, et rien de plus prétentieux”. En troisième lieu, ils mettaient en question la neutralité du droit et soulignaient sa nature politique. Lewellyn (1994) insistait sur le fait que sous les formes juridiques on trouvait “la manipulation officielle des règles”. Bref, marginalité, indétermination et caractère politique du droit étaient pour les réalistes, les traits centraux du droit”, in M. GARCIA Villegas, “Champ juridique et sciences sociales en France et aux Etats-Unis”, op. cit., p. 36.
37 Sur ce point, voir l’article P. BOURDIEU, “Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective”, in F. CHAZEL et J. COMMAILLE (sous la direction de), Normes juridiques et Régulations sociales, LGDJ, coll. Droit et Société, Paris, 1991 op. cit., p. 95 et s.
38 Cette expression est de Marcella Iacub, rendant hommage aux enseignements de Yan THOMAS, dans la préface de son livre, Le crime était presque sexuel et autres essais de casuistique juridique, op. cit..
39 Ces objets sont particulièrement d’actualité et des recherches de plus en plus nombreuses s’intéressent désormais aux mobilisations et actions collectives qui font usage des ressources juridiques. Il s’agit essentiellement de recherches relevant de la sociologie… ou de la science politique. On peut citer ici à titre d’exemple les travaux de L. ISRAËL, notamment l’un des ses derniers ouvrages : L’arme du droit, Presses de Sciences-Po, coll. Contester, Paris, 2009. Dans une approche particulièrement riche et stimulante, consistant à croiser les pratiques institutionnelles et les usages des administrés, on peut citer J. G. CONTAMIN, E. SAADA, A. SPIRE, K. WEIDENFELD, Le recours à la justice administrative. Pratiques des usagers et usages des institutions, La Documentation française, coll. Perspectives sur la Justice, Paris, 2008.
40 Le naufrage du pétrolier L’Erika et la marée noire qui a suivi ce naufrage au large des côtes du Finistère a donné lieu à de nombreuses mobilisations de la part des collectivités territoriales victimes de la pollution pétrolière ainsi que de diverses associations de défense de l’environnement. Ces mobilisations ont débouché sur la constitution de parties civiles et sur un procès devant les juridictions correctionnelles, contre divers prévenus dont le propriétaire de la cargaison, le groupe Total SA. En première instance, le jugement du TGI de Paris, rendu le 16 janvier 2008, a notamment reconnu l’existence d’un préjudice écologique, distinct du préjudice économique des collectivités territoriales ; le jugement en appel est intervenu récemment : C.Appel de Paris, 30 mars 2010.
41 Parmi ces mobilisations, on peut citer ici les pétitions émanant d’universitaires visant à défendre la liberté de la recherche contre les atteintes que les lois mémorielles sont susceptibles, selon les signataires, d’y porter : la pétition des historiens, parue en décembre 2005 dans le Journal Libération, intitulée “Liberté pour la recherche” ; la pétition des juristes signés par de nombreux professeurs de droit, publiée dans le courant de l’année 2006. Les… lois mémorielles ont aussi leurs défenseurs au sein des différentes communautés concernées par la reconnaissance de certains génocides ou crimes collectifs. Les mobilisations sont ainsi particulièrement fortes et visibles au sein de la communauté arménienne française et des diverses associations qui la représente. Sur cette question, on peut renvoyer, par ailleurs, à la lecture du rapport rendu le 18 novembre 2008 à l’Assemblée Nationale par la mission d’information sur les questions mémorielles présidée par B. ACCOYER.
42 On renvoie ici aux nombreuses études de cas jurisprudentiels réalisés par O. CAYLA, notamment celles concernant l’affaire Perruche ou l’affaire du “lancer de nains” : voir O. CAYLA, Note sous TA de Versaille, 25 février 1992, Société Fun Productions et M. WACKENHEIM c/Commune de Morsang-sur-Orge, Revue trimestrielle du ressort de la Cour d’appel de Versailles, 1993, no 28-29, p. 41 et s., O. CAYLA, “Jeux de nains, jeux de vilains, in G. LEBRETON (sous la direction de), Les droits fondamentaux de la personne humaine en 1995 et 1996, L’Harmattan, 1998, p. 149 ; O. CAYLA, “Le coup d’Etat de droit”, Le Débat, no 100, p. 108 ; O. Cayla et Y. Thomas, Du droit de ne pas naître. A propos de l’affaire Perruche, Gallimard, coll. Le Débat, Paris, 2002 ; Par ailleurs, on peut également mentionner les séminaires de casuistique juridique organisés, chaque année par le Centre d’Étude des normes juridiques - Yan Thomas, au sein de l’EHESS.
43 Nous renvoyons ici à l’article fondateur de M. TROPER concernant les relations entre la théorie de l’interprétation et le concept de hiérarchie des normes : “Le problème de l’interprétation et la théorie de la supralégalité constitutionnelle, Mélanges Eisenmann, Paris, Cujas, 1975, p. 133 à 151. Concernant les conséquences de cette théorie de l’interprétation sur la pyramide normative, voir les débats qui opposèrent P. Amselek et M. TROPER… puis M. TROPER et D. de BÉCHILLON : P. AMSELEK, “Réflexions critiques autour de la conception kelsénienne de l’ordre juridique”, R.D.P., 1978, p. 5 et s.; M. TROPER, “La pyramide est toujours debout ! Réponse à P. AMSELEK”, RDP 1978, p. 1523 à 1536 ; D. de BÉCHILLON, “Réflexions critiques”, R.R.J., 1994-1, p. 247 et s.; M. TROPER, “Réplique à Denys de Béchillon”, R.R.J., 1994-1, p. 267 et s.
44 Dans la présentation à Pour une sociologie politique du droit, L’Année sociologique, 2009, p. 11 et s.
45 Cette distinction entre validité empirique et validité idéale permet de penser, non pas un, mais deux modes d’existence des règles juridiques : la validité idéale est le mode d’existence proprement juridique des règles de droit, c’est-à-dire l’existence de la norme juridique au regard du droit lui-même. On retrouve ici l’autopoièse du droit, c’est-à-dire la capacité du droit à s’autofonder et à s’autovalider ; la validité empirique est le mode d’existence social des règles de droit, il s’agit alors de la manière dont les acteurs sociaux font vivre dans leurs activités et comportements, les modèles normatifs prescrits par le système juridique. Cette distinction wébérienne offre alors des variations que ne permet pas l’opposition kelsénienne du Sein et du Sollen. Il n’existe pas seulement la norme et le fait ; il existe un rapport de la norme à l’ordre juridique (validité idéale), un rapport de la norme aux conduites sociales (validité empirique) et enfin, des faits purement non juridiques, c’est-à-dire des comportements déterminés par autre chose que des règles de droit. La notion de validité empirique ouvre un champ à l’étude du rapport entre norme juridique et comportement social. Voir à ce sujet, N. BOBBIO, “Max Weber et Hans Kelsen”, dans Essais de théorie du droit, LGDJ Bruylant, Paris, 1998, p. 261 et s.
46 Pour illustrer ce type d’approche dans la sociologie contemporaine, on peut citer les travaux relevant de la sociologie des problèmes publics et des causes et son application à la question de la gestion des risques. Ces analyses sociologiques tendent ainsi à considérer le risque, non comme une catégorie en soi mais comme la qualification que certaines mobilisations ou controverses publiques apposent sur certains faits ou évènements : voir dans ce sens, O. GODARD, C. HENRY, P. LAGADEC, E. MICHEL-KERJAN, Traité des nouveaux risques, éd. Folio actuel, Gallimard, Paris, 2002 ; Olivier Borraz, Les politiques du risque, Presses de SciencesPo., Paris, 2008. Pour une illustration empirique, voir les travaux de J. WEISBEIN concernant l’usage du concept de risque dans les mobilisations et causes environnementales dont J. WEISBEIN et XABIER ITÇAINA, “La marée noire du Prestige au prisme des mobilisations de protestation en France et en Espagne. Une crise locale à focale européenne - et inversement ?”, Politique européenne, no 17, automne 2005, p. 196-199.
Auteur
Maître de conférences à l’Institut d’Etudes Politiques de Toulouse, Membre du Lassp
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La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
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2011