Propos introductifs. Les voies possibles d’une pédagogie en droit
p. 19-36
Texte intégral
1Je hais les pédagogues et la pédagogie : paraphrasant une affirmation célèbre ouvrant Tristes Tropiques, cette position initiale apparaîtra dans sa brutalité sans doute inconvenante, peut-être inutilement provocante, en tout cas bien étrange pour celui qui a enseigné sans relâche depuis plus d’un demi-siècle.
2On pourrait y voir aussi la déplaisante prétention d’un universitaire s’estimant au-dessus des techniques et des exigences de cette relation complexe de l’enseignant à l’enseigné que l’on nomme pédagogie. J’espère que mon embarras devant un tel sujet n’a pas une telle motivation.
3Ce qui m’est apparu, c’est plutôt je crois, au-delà de la difficulté à saisir ce qu’est la pédagogie, une sorte de gêne pouvant rappeler celle que l’on ressent lorsque l’on est photographié : une étude sur la pédagogie dans une enceinte universitaire a bien quelque chose d’une auto-contemplation qui peut traduire une forme d’enfermement narcissique.
4Pourtant, en même temps, la réflexion sur soi-même, depuis le “connais-toi toi même” antique, jusqu’au “souci de soi” des derniers écrits de Michel Foucault, est une attitude essentielle, qui donne à l’homme sa véritable dimension. Et une réflexion critique sur notre condition et les conditions de notre action, présente à coup sûr un réel intérêt à la fois théorique et pratique.
5Cela d’autant plus que les universitaires, pédagogues de métier, ne sont évidemment pas les seuls à se trouver confrontés à une interrogation sur la pédagogie : ne pourrait-on pas dire qu’elle concerne un très grand nombre d’individus dès lors que se trouve engagée une relation dont l’objectif est non seulement de former ou d’éduquer, mais plus largement d’apprendre, de comprendre et de faire comprendre, et aussi de convaincre et de persuader ?
6Dans le vaste champ de la matière juridique, l’intérêt de la pédagogie apparaît ainsi non seulement pour celui qui enseigne le droit, mais aussi pour celui qui le crée, ou encore l’applique, et plus largement est amené à l’interpréter.
7Mais si l’on voit assez bien quels sont les acteurs de la pédagogie, si l’on débat sur ce que sont ses modalités, ses possibilités, ses objectifs, ce qu’est la pédagogie elle-même est une question autrement incertaine et problématique, et qui demeure toujours en suspens. Et c’est d’ailleurs parce que son appréhension est difficile qu’ont proliféré en la matière de multiples idées reçues pouvant justifier la méfiance voire la défiance que nous avons exprimées en commençant.
8On a été amené à le relever dans un tout autre domaine, la question “qu’est-ce que ?” n’est que très rarement posée, parfois détournée, le plus souvent oubliée ; sans doute parce qu’elle implique une ascension vers “l’être” que l’esprit positiviste qui s’est emparé des prétendues sciences humaines, condamne ou mieux néglige.
9Il s’agit sans doute pourtant d’une interrogation fondamentale, comme l’affirme Schopenhauer dans son œuvre majeure “Le monde comme volonté et représentation”, une interrogation qui va au-delà du “pourquoi” (“warum”) qui est celle de la science, de la causalité et de l’analyse rationnelle des phénomènes saisis dans leur immanence ; une interrogation qui est celle du “was”, du “qu’estce que”, posée non point par une évasion dans une transcendance métaphysique, mais saisie par cette démarche généalogique initiée par Nietzsche et dont Deleuze nous montre aujourd’hui les possibles chemins.
10Il faut bien avouer que pour le sujet qui nous occupe, l’entreprise semble risquée et sans doute démesurée : loin de nous la prétention de répondre à la question “qu’est-ce que la pédagogie ?”. Il importait simplement ici de la soulever, et de se la poser, avec les brèves réflexions liminaires qui vont suivre, dans le sillage épistémologique de ce questionnement toujours en suspens.
11Sacrifions d’abord, sans trop en attendre, à une sommaire enquête étymologique. Si le préfixe du mot est bien connu, le suffixe “-agogie” l’est moins et ne manque pas d’intérêt car il met d’emblée en lumière une ambiguïté sans doute essentielle de la pédagogie : “agogie” renvoie en effet à la fois à l’idée de déplacement, d’extraction (d’où la proximité du mot élevage), et à celle de guidance, à l’action d’un conducteur, d’un mentor, en bref d’un “guide” aux multiples sens de ce mot lui-même très ambigu.
12Traditionnel aussi, l’éclairage historique a également son utilité. Il est banal de relever que la question de la pédagogie, sous la forme souvent voisine de l’éducation, apparaît comme une ligne continue dans l’évolution historique de toutes les civilisations. On ne saurait évidemment ici en suivre le cours, même de manière cursive. Il parait pourtant intéressant de constater que s’il en est ainsi c’est que l’éducation, et dès lors la pédagogie, sont au cœur même d’une interrogation majeure de la philosophie, celle de la relation toujours débattue entre nature et culture ; et à sa suite, celle de l’opposition entre universalisme et relativisme.
13Ne sommes-nous ce que nous sommes que par le jeu d’une éducation bien conduite par une pédagogie avisée ? C’était, on le rappelle, la position des sophistes dont l’importance a été justement soulignée par Jacqueline de Romilly, et qui ont été en quelque sorte les premiers tenants de la pédagogie. Platon dans le “Protagoras” illustre leur rôle avec le célèbre mythe d’Epiméthée dont la réflexion rétrospective s’oppose à la réflexion prospective de Prométhée. Et cette réflexion sur la culture, le savoir et l’éducation traverse, on le sait de nombreux dialogues platoniciens comme le “Menon” où Socrate demande “qu’est-ce qu’apprendre ?”, ou encore le “Lachès” où est longuement débattue la question de savoir si l’art militaire doit s’acquérir sur le terrain ou à la suite d’un enseignement spécifique. Comme l’écrit Georges Steiner (Maîtres et disciples, p 23) “se mettent alors en place nos conventions en matière de pédagogie systématique”. Et, à partir de ces origines, c’est tout un courant de réflexions qui se poursuit, traversant la philosophie : Aristote précepteur d’Alexandre, et sa célèbre “Ethique à Nicomaque”, le “De Magisto” d’Augustin, “l’Emile” de Rousseau, mais aussi Kant et Hegel, Schopenhauer et Nietzsche, et bien d’autres encore jusqu’à nos penseurs contemporains, comme Alain aujourd’hui un peu oublié, Hannah Arendt et son analyse de “la crise de l’éducation”, Ivan Illich défendant “une société sans école” ou Jacques Rancière et la surprenante réflexion sur l’éducation de son “maître ignorant”, pour ne citer qu’eux, ici aussi parmi beaucoup d’autres.
14Ce qui est frappant cependant dans cette longue évolution, c’est que la question de la pédagogie, a été emportée par le mouvement général bien connu qui a entraîné la réflexion sur la condition humaine de l’interrogation philosophique vers les assertions de la science.
15Dans le sillage du positivisme comtiste, les prémisses de ce qui deviendra plus tard “une science de l’éducation” sont posées au sein de la sociologie naissante. Dans le “nouveau dictionnaire de la pédagogie” de Fernand Buisson (1911), Emile Durkheim tente de saisir la notion de pédagogie “comme une certaine manière de réfléchir aux choses de l’éducation” ; et allant au-delà de cette considération générale, il pose une véritable problématique en saisissant l’éducation à la fois comme produit et comme projet. Produit des déterminations sociales : “l’idéal pédagogique d’une époque, écrit-il, exprime avant tout l’état de la société à l’époque considérée”. Projet de contribuer, du fait de l’influence exercée par le pédagogue, à l’évolution et au progrès de l’individu et de la société.
16On connaît aujourd’hui les travaux majeurs de Pierre Bourdieu et de ses disciples, notamment Jean-Claude Passeron. Et ce qui ressort essentiellement de ce courant actuel c’est le lien étroit qui lie la pédagogie à la notion de pouvoir : elle est en même temps un acte de pouvoir et un acte du pouvoir.
17Acte de pouvoir, la pédagogie a effectivement un caractère fondamentalement normatif, oscillant entre l’autorité et la légitimité, traversée par le jeu complexe de l’une et de l’autre. Relevant de ce que les sociologues appellent les “actions d’influence”, l’action pédagogique est sans doute celle qui, au-delà de la transmission de connaissances, a le plus d’effet sur les sujets auxquels elle s’adresse : le mythe de Pygmalion rêvant de donner la vie à une statue dont il était amoureux exprime bien, comme l’a si bien montré Bernard Shaw, la redoutable puissance de la pédagogie. Une puissance dont les ressorts sont complexes et parfois secrets. Et il est vrai, comme l’écrit Jean-Claude Passeron, que si apparemment rien ne distingue le silence du maître du zen et celui d’un idiot de village, “toute la différence… réside dans les statuts respectifs du maître et du disciple, c’est-à-dire dans une relation sociale faite de respect préétabli et de crainte magique”.
18Il s’agit donc bien, avec la pédagogie, d’un rapport d’autorité, mais d’une autorité dont les diverses figures confinent à la légitimité. Il est significatif à cet égard, que Max Weber ait transposé dans le domaine de la pédagogie sa célèbre typologie des légitimités : elle est bureaucratique dans sa formation spécialisée d’expert, charismatique en tant qu’elle est une forme d’initiation, traditionnelle lorsqu’elle vise à assurer la continuité de connaissances ou de valeurs considérées comme essentielles.
19Acte de pouvoir, la pédagogie est aussi incontestablement un acte du pouvoir. Comme l’écrit encore Jean-Claude Passeron, “le pouvoir pédagogique n’est un bien vacant dans aucune société ; il est toujours déjà approprié… par un ou des pouvoirs sociaux : classes, groupes, institutions, Etat”. La force du pouvoir pédagogique en fait naturellement un enjeu culturel, politique, et plus largement sociétal. Et l’on peut comprendre l’importance de ce pouvoir lorsqu’est en cause cet aspect essentiel qu’est le système juridique dans toute formation sociale.
20Là peut-être plus qu’ailleurs apparaît, pour utiliser une expression d’Olivier Reboul, une des antinomies fondamentales qui traverse la pédagogie : celle de la sujétion ou de la liberté, de la soumission à l’autorité arbitrale du pédagogue ou du libre-arbitre. Comment ici ne pas entendre la voix de Kant qui, répondant à la question “Qu’est-ce que les Lumières ?”, affirmait “Les Lumières c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre”. Le pédagogue est-il cet autre qui a la figure du tuteur ? Ou bien celle, évoquée par Rancière dans son “Maître ignorant”, qui répond à l’objurgation de Kant : “Sape audere ! Aie le courage de ton propre entendement !” ?
21Il n’est, à coup sûr, pas de réponse générale à ce dilemme. Faut-il au moins l’avoir à l’esprit dès lors que l’on se demande quel peut être le “service” que la pédagogie peut rendre au droit.
22Si la question est complexe, et comme ce colloque le mettra en lumière, suscite de nombreux débats, on peut tenter cependant de dégager une ligne générale d’analyse permettant peut-être non point d’y répondre, mais de voir mieux comment elle se pose.
23Cette ligne pourrait être suivie à partir de la notion de “formation” que Gaston Bachelard mobilise dans sa “Formation de l’esprit scientifique” (1934). On sait que Bachelard tente dans ce livre fondateur de saisir comment, au travers de la notion d’obstacle épistémologique, se forme l’esprit scientifique à la fois “dans le développement historique de la pensée scientifique” et “dans la pratique de l’éducation” (p. 17).
24Dans une perspective voisine, qui retient elle aussi le double sens de cette notion de formation, nous voudrions dans un premier mouvement tenter de faire apparaître par quelles voies la pédagogie de la formation de l’esprit juridique se déploie, comment - et elle est là dans son domaine naturel - elle est au service de la formation au droit (I). Mais le souci de pédagogie se retrouve aussi au sein de toutes les actions qui ont pour objet de créer le droit, de l’appliquer, de l’interpréter : ici la pédagogie est au service de la formation du droit (II).
I – LA PÉDAGOGIE AU SERVICE DE LA FORMATION AU DROIT
25Au service de la formation – que celle-ci prenne la figure de l’enseignement ou plus largement de l’éducation – la pédagogie trouve ici (on l’a dit) son domaine naturel.
26Et paradoxalement, c’est dans ce domaine qui est d’abord le sien que la pédagogie soulève le plus d’interrogation et s’avère peut-être même insaisissable.
27Est-elle un ensemble de principes, de procédés, de techniques faisant d’elle une sorte de technologie ou même de science de l’apprentissage, de la transmission du savoir ? Y aurait-il alors une pédagogie de la pédagogie s’ouvrant elle-même sur la logique en abîme relevée par Kant lorsqu’il demande “qui éduquera les éducateurs ?”
28Ou bien la pédagogie échappe-t-elle à toute règle, relevant alors d’un comportement spontané de celui qui a l’art, le don de la pédagogie, et qui la dépasse par son aura, son charisme, son sens de la communication et de l’attention à la relation à l’autre ?
29En bref, nait-on pédagogue, ou bien le devient-on ? Cette question, dans le sillage de la problématique opposition de la nature et de la culture, est en fait indécidable.
30Ce qui est certain, en revanche, c’est que, celui qui a cette tâche de formation à un savoir, qu’il soit artiste ou artisan, a un rôle inéluctable. Il est clair, en effet, que notre relation cognitive au monde n’est malgré les apparences jamais directe ou immédiate ; elle est, toujours et dans toutes les disciplines – en droit comme ailleurs-médiée par celui ou ceux qui nous ont transmis le savoir, celui qu’ils ont eux-mêmes acquis de ceux qui les ont précédés sur cette longue chaîne. On pense à la célèbre métaphore de Newton qui se comparait à un nain monté sur les épaules de géants. On pense plus profondément, à la belle analyse de Bachelard dans la “Psychanalyse du Feu” où se trouve évoqué le “complexe de Prométhée” : ce n’est point par expérience que nous avons la crainte du feu, mais d’abord en raison de l’interdit de l’autorité paternelle.
31Quel arrêt du Conseil d’Etat connaîtrions-nous s’il n’était déjà sélectionné pour paraître au Lebon, s’il n’était cité dans un traité ou dans le cours d’un professeur ? Et n’est-ce pas d’abord dans ce cours que nous avons connu le Lebon ou le traité auquel nous avons recours ?
32Car - et ici nous touchons à un point essentiel - toute pédagogie est d’abord une relation d’oralité.
33Dans le “Phèdre”, Platon, grâce aux écrits duquel nous avons la parole de Socrate, fait l’éloge de l’oralité : seuls les mots, le face-à-face, peuvent faire naître la vérité.
34Et comme l’avait écrit Georges Steiner “Pour nombre de maîtres et de penseurs éminents, coucher leur leçons dans l’immobilité muette de l’écrit est une falsification, une véritable trahison”. Socrate et Jésus n’auraient pas été qualifiés par le C.N.U. …
35Cette oralité, véritable souffle de la pédagogie, est essentielle aux deux niveaux auxquels on peut en saisir le cours. Les caractères de la pédagogie peuvent être saisis d’abord dans la relation qui s’établit entre l’enseignant et l’étudiant. Mais elle n’acquiert ses traits les plus profonds que dans le lien complexe et mystérieux qui se noue entre le maître et le disciple.
A – Le maître et l’étudiant
36Effectivement la pédagogie peut-être au service du droit dans la relation initiale qui s’établit, dès la 1ère année, entre l’enseignant et ses étudiants. Et si certains traits de cette relation peuvent apparaître quelle que soit la discipline enseignée, l’apprentissage du droit a ses caractéristiques propres.
37Au départ, en effet, il s’agit pour l’étudiant d’une matière largement ignorée, car peu ou pas enseignée dans le second degré. La connaissance du droit résulte alors seulement d’un oui - dire, marqué par une lourde charge symbolique, variable selon les individus et différente selon la situation sociale des étudiants.
38Dans les milieux dits “populaires”, le droit apparaît comme une discipline austère, lourde, rebutante, faite de règles qu’il faut apprendre par cœur, c’est-à-dire sans avoir à la comprendre. Il a une sorte de nature ésotérique.
39Dans les milieux dits “bourgeois”, le droit est ressenti comme une discipline rationnelle, garante de l’ordre, de l’organisation, de l’efficacité en même temps que de la propriété et des libertés fondamentales. Et il y a là seulement deux pôles parmi d’autres et entre lesquels aussi peuvent être constatés des situations très diverses.
40Il est clair, en tout cas, que l’enseignement du droit et la pédagogie qui le soutient doivent se positionner vis-à-vis de cette complexité de la représentation du droit dans l’esprit des étudiants de première année. Et l’on pourrait penser, au-delà de l’incertaine “introduction au droit” monopole des privatistes, qu’une sorte de propédeutique (comme autrefois en Lettres) serait utile au droit afin d’ouvrir la conscience des étudiants à l’esprit de cette discipline, à ses caractères essentiels, à sa situation dans l’histoire et la société d’aujourd’hui, aux conditions de possibilité de sa connaissance.
41Dans cette perspective, l’action pédagogique pourrait peut-être se donner pour objectif de mettre en lumière certains traits essentiels permettant l’approche d’une intelligibilité du droit.
42Faire apparaître d’abord que, avant d’avoir une matière le droit a une forme, et que cette forme est celle de l’écrit, celle d’un texte, qu’il s’agisse des lois ou des contrats, et de l’ensemble des actes juridiques ou juridictionnels.
43La première caractéristique du droit est donc sa textualité. D’où, au départ, l’importance de la méthode exégétique, transposée de l’interprétation des textes religieux.
44D’où, aujourd’hui, l’intérêt d’une pédagogie établie sur une analyse de la textualité, avec toutes les variantes possibles de ce que Gérard Genette a nommé “l’intertextualité” dans les travaux qu’il a consacré à la littérature, mais dont la méthode mériterait d’être transposée et adaptée aux textes juridiques.
45La deuxième caractéristique qui devrait guider une pédagogie de l’enseignement du droit, c’est que celui-ci n’est pas un ensemble de règles éparpillées, juxtaposées que les divisions disciplinaires ont aujourd’hui d’ailleurs toujours plus de difficultés à encadrer.
46Le droit n’est pas un improbable kaléidoscope de normes, mais un système de normes dont on doit dégager la structure afin d’en livrer l’intelligence.
47Il ne s’agit donc point, ou point seulement, d’apprendre des règles ; mais de comprendre l’ensemble pour saisir les parties, connaître les parties pour saisir l’ensemble.
48Faire comprendre aussi que ce système ne flotte pas dans le vide mais qu’il est intégré dans un ensemble plus vaste, un contexte temporel et spatial qui le détermine en partie, et dont la connaissance est indispensable à son intelligibilité. Ce que le Doyen Hauriou appelait dès la fin du siècle” l’analyse externe du droit”, engageant à une ouverture au politique et au social, au sens le plus large du terme.
49Au-delà, faire comprendre encore que ce système complexe est le résultat d’un ensemble de forces, de pouvoirs qui l’ont progressivement constitué ; et que les règles d’aujourd’hui sont le résultat d’un long mouvement de formation et d’évolution que peut faire apparaître une démarche désignée depuis Nietzsche sous le nom de “généalogie”. Et qu’ainsi le système juridique est un ensemble complexe que l’on ne peut tenter de comprendre qu’en acceptant une pédagogie de l’oscillation entre l’interne et l’externe, le théorique et pratique, le positif et le naturel, le relatif et universel.
50Et cette pédagogie ouverte n’est possible, à l’évidence, que si un lien étroit et permanent est établi, dès les premières années de formation, entre l’enseignement et la recherche.
51L’enseignement sans recherche et comme la branche morte d’un arbre qui ne reçoit plus sa sève nourricière.
52La pédagogie dans notre enseignement, à tous les niveaux avec évidemment des degrés variables, ne peut être que celle d’un enseignement irrigué par une recherche toujours en cours, toujours en mouvement. Je rappelle, une fois encore, cette si belle phrase de Roland Barthes dans son cours inaugural au Collège de France : “il est un temps où l’on enseigne ce que l’on sait ; puis en vient un autre où l’on enseigne ce que l’on ne sait pas, cela s’appelle chercher.”
53Vient ensuite, dans cette pédagogie de l’enseignant en direction de ses étudiants, ce qui n’est plus propre au droit ; et ce qui, en même temps, relève pour une part de l’indicible.
54Est-ce encore de la pédagogie, la chaleur d’une voix humaine qui cherche à rencontrer le regard des étudiants, la part de théâtralité que tempère la quête d’une complicité, rompant la barrière de la domination, allant parfois jusqu’à cet élan commun dans la découverte et la compréhension que Stéphane Zweig a appelé, significativement, le “raptus” ?
55Et ces confins presque insaisissables de la pédagogie nous conduisent à une interrogation sur ce rapport qui, dans certains cas privilégiés, dépasse et prolonge celui du professeur à l’étudiant : on est alors dans le lien complexe et subtil du maître et du disciple.
B – Le maître et le disciple
56Ici nous entrons dans la légende... dans ce qui était la légende : l’histoire déroule la longue chaîne de cette filiation intellectuelle et de cette transmission du savoir dont les relations maître-disciple constituent les maillons souvent emblématiques. Une longue chaîne de ce que Françoise Waquet, dans un ouvrage remarquable qui porte ce titre, nomme “Les enfants de Socrate”(2008). Une longue chaîne que déroule, dans un tout autre esprit, Georges Steiner (“Maîtres et disciples” - 2003).
57L’analyse de Georges Steiner, brillante, éclectique, mais aussi cursive, peut se résumer en une problématique simple, dans laquelle, du reste, on retrouve les interrogations sur toute pédagogie. Selon lui “trois grands scénarios” peuvent rendre compte de la relation maître-disciple : “des maîtres ont détruit leurs disciples sur le plan psychologique et, plus rarement, physique… En contrepoint, des disciples, des élèves, des apprentis ont subverti, trahi et ruiné leur maître… La troisième catégorie est celle de l’échange, d’un eros fait de confiance réciproque et en vérité d’amour”. Le roman de Paul Bourget “Le disciple” est une tragique illustration du premier scénario ; l’attitude de Heidegger envers son maître Husserl est la triste illustration du second ; et l’ambiguité des relations entre Socrate et Alcibiade, et à une toute autre époque et dans un tout autre contexte celle des relations entre le même Heidegger et Hannah Arendt, peut donner une idée de ce que peut être le troisième.
58Cette interprétation érotisée, voire sexualisée de la relation maître - disciple est mise en cause par F. Waquet : elle a, écrit-elle, “les défauts de la cause unique dans l’explication des phénomènes humains, c’est-à-dire complexes”. Et c’est une analyse d’une grande profondeur, d’une grande rigueur et aussi d’une remarquable érudition à laquelle elle soumet cette relation maître disciple selon une triple grille. Cette relation est d’abord saisie en elle-même en quelque sorte, c’està-dire comme “relation intellectuelle”, relation dont est entreprise une anatomie caractérisée d’une part par une asymétrie, une inégalité (la maître, le gourou, le patron, le mentor, etc.), et d’autre part par ce que l’on pourrait appeler une “électivité”, un choix, ou pour reprendre une expression de Goethe, une “affinité élective”.
59Elle est ensuite prolongée en montrant qu’elles constituent aussi un “lien social”, marquée par une logique de domination dont la filiation serait une figure essentielle. Elle est intégrée enfin dans une “économie du savoir” où interviennent les formes institutionnalisées de ce lien qui était hier celui du don, et est marqué aujourd’hui par la production, voire la productivité.
60Ces deux approches de la relation maître - disciple sont d’autant plus intéressantes qu’elles sont à peu près les seules, à l’exception de l’ouvrage cité très souvent par F. Waquet, “I buoni maestri…” (Le bon maître) publié en Italie par Alberto Stabile, véritable enquête sur le sujet à laquelle a participé notamment le juriste Norbert Bobbio - ce qui est encore plus exceptionnel.
61Sur ces bases, qui s’attachent à une réflexion générale, c’est-à-dire pour toutes les disciplines, sur le lien maître - disciple qui est une figure essentielle de la pédagogie, on peut tenter de préciser quels sont les caractères propres de cette relation dans le domaine juridique : en quoi la pédagogie est au service du droit lorsqu’elle prend ici cette figure singulière ?
62La réponse n’est pas aisée. Elle l’est d’autant moins une qu’elle met en lumière, qu’elle met en cause, qu’elle interroge dans une perspective critique un très long cheminement qui a été le nôtre : j’ai eu, depuis maintenant quelque 40 années, beaucoup d’élèves (je préfère ce mot à celui de disciple) ; j’ai vécu cette relation, avec toutes les caractéristiques qu’ont analysé les auteurs que j’ai cité ; avec d’autres aspects aussi qui m’ont été personnels. Puis-je me détacher de cette expérience pour tenter d’éclairer la relation maître - disciple dans les disciplines juridiques ? Au-delà de ce qui a été dit et écrit sur ce sujet, je peux risquer quelques remarques, entachées de subjectivité et sans doute d’affectivité.
63Je crois qu’on peut dire que, dans les sciences humaines et sociales, et aussi ou surtout dans le domaine du droit, le rapport maître - disciple a un caractère sans doute nettement plus inter - personnel et singulier que dans les sciences dites dures.
64L’identification du sujet et de l’objet qui est le propre des sciences de l’homme auxquelles le droit s’apparente en tant qu’il est largement une interprétation une herméneutique des normes, rejaillit nécessairement sur le caractère de la relation maître - disciple.
65Dans les sciences dures, l’objet de la connaissance placé à distance du sujet connaissant, joue en quelque sorte le rôle d’arbitre dans le rapport maître - disciple et dans leur éventuelle confrontation : la vérité est extérieure, hétérogène à ce lien qui ne peut être dès lors exclusivement inter - subjectif. Il n’en est pas de même dans les sciences de l’homme et dans le droit qui échappent au jugement de l’expérience factuelle, ou, comme le dirait Karl Popper, à l’épreuve de la réfutabilité. Tout ce qui relève, dans la dogmatique juridique de l’interprétation se situe dans cette logique enfermant la relation maître - disciple dans une inter - subjectivité à peu près indépassable : ils sont comme deux miroirs face à face qui renvoient à l’infini l’image qu’ils reflètent, et la pédagogie est emprisonnée entre ces deux miroirs.
66C’est peut-être pour surmonter cette situation que, depuis plusieurs années, s’est développé, dans le monde de l’enseignement du droit, tout un mouvement visant à assurer une certaine objectivité. Mais faute d’apporter une impossible correction à l’indépassable inter - subjectivité de l’herméneutique, c’est par le contournement institutionnel qu’a été tentée une ouverture.
67Depuis quelques années effectivement, la relation maître - disciple, hier souveraine, se trouve encadrée par tout un ensemble d’instances et de règles visant à garantir impartialité et objectivité. On ne saurait ici suivre tous les méandres de ce mouvement qui a placé cette relation dans tout un réseau d’équipes de recherches, de laboratoires, d’instances et de normes de contrôle et de régulation, d’encadrement doctoral.
68Et fatalement ce contournement institutionnel de ce qui était par nature insaisissable, s’est rapidement trouvé pris dans une sérieuse dérive bureaucratique que les exigences actuelles d’efficacité, de rendement et de productivité entraînent toujours plus loin.
69Les diktats de Shanghaï étouffent aujourd’hui dans une objectivité quantifiée le mystère de la relation pédagogique entre maître et disciple, étouffe cette part de liberté dont elle était porteuse. Saint-Augustin avait noté quelque part que toute théorie de la pédagogie touche à l’énigme du libre arbitre. Et comme l’écrit Georges Steiner “le disciple a toute liberté de rejeter, réévaluer ou juger comme purement hypothétiques les préceptes de son maître”.
70Dans le feu d’un débat, le disciple pourrait se révolter contre le maître. Peuton aujourd’hui se révolter contre le froid calcul des normes et instructions bureaucratiques, contre le glacis de la statistique ?
II – LA PÉDAGOGIE AU SERVICE DE LA FORMATION DU DROIT
71Si la pédagogie paraît avoir son champ naturel d’action lorsqu’il s’agit de la formation au droit, son rôle dans la formation du droit paraît a priori moins évident, moins immédiat, et plus problématique. Les acteurs ne sont plus les mêmes, ce ne sont pas des pédagogues. Et si le souci de la pédagogie peut les retenir, ce n’est qu’indirectement car leurs objectifs ne sont pas la formation au sens d’éducation (la formation à…), mais au sens de création (la formation de…).
72Il convient donc maintenant de faire apparaître les figures nouvelles de la pédagogie lorsque celle-ci est mise au service de la formation du droit.
73Mais, et c’est là une première difficulté, il faut d’abord indiquer ce que l’on doit entendre de manière plus précise par “formation du droit”, et dès lors quels sont les auteurs ou les acteurs de cette formation. Car apparemment simple, la question est redoutable et d’ailleurs controversée.
74Il paraît clair, au départ, que le droit est créé par la loi, au sens large du terme, et que c’est ainsi le législateur qui est l’acteur premier de la formation du droit.
75Mais sans pouvoir entrer ici dans les controverses nées dans le champ ou le sillage de la théorie kelsenienne avec les travaux de Michel Troper, et dans une autre direction de ceux d’Olivier Cayla, on peut simplement rappeler que le juge, s’il n’est peut-être pas celui qui en définitive est le véritable créateur du droit, participe à cette création. La frontière, on le sait, entre création et interprétation du droit n’est pas nette. Et l’on sait que, de toutes les façons, la jurisprudence est une source de droit, même si comme l’écrivait jadis Olivier Dupeyroux, elle en est une “source abusive”.
76On sait aussi, à l’évidence, que l’application de la loi participe à la création du droit, et que celui-ci, selon une formule célèbre se forme “par degrés”. Les autorités administratives participent ainsi, d’une certaine manière elles aussi, à la formation du droit, du fait de l’interprétation qu’implique inévitablement l’application des normes.
77Il faut aussi évoquer le rôle de la doctrine, de cette dogmatique juridique qui, par des voies complexes et indirectes, participe elle aussi à sa manière à la formation du droit, oscillant entre une fonction de censeur et une mission d’oracle.
78On voit que le champ qui s’ouvre ici aux exigences d’une pédagogie de la formation du droit, elle-même à redéfinir, est immense, et que ses frontières sont plutôt incertaines.
79Et, tout en gardant à l’esprit tous les éléments de cet ensemble complexe, on est condamné à simplifier… pour des raisons que l’on pourrait qualifier de “pédagogiques”.
80Aussi, tout en rappelant le caractère relatif de cette distinction, nous tenterons de voir de quelle manière on peut faire apparaître les exigences d’une pédagogie dans la création du droit d’abord, dans son interprétation ensuite.
A – Pédagogie et formation du droit comme création
81Quels que soient les acteurs en cause - législateur, autorités exécutives, juge - la création du droit doit être soumise à certaines exigences qui sont autant de garanties d’un exercice démocratique du pouvoir.
82Il existe des “techniques” de la création du droit, et chacun connaît la somme consacrée à cette question par François Gény. Plus précisément aujourd’hui la création du droit obéit à un certain nombre de règles et de principes que l’on peut regrouper sous le vocable de “rationalisation”, terme qui fut très en vogue d’ailleurs à cet égard aux débuts de la Ve République. La souveraineté du législateur s’est vue soudain pliée effectivement aux exigences supérieures d’une impérative rationalité constitutionnellement garantie.
83Mais, si la création du droit doit obéir aujourd’hui à un ensemble de principes logiques, plus indirectement elle doit se soumettre aussi à une certaine conception de l’éthique.
84Et c’est là qu’apparaît la pédagogie à la fois comme objectif et comme moyen d’une certaine éthique dans la création du droit.
85Les principes de cette éthique juridique restent largement à préciser, si ce n’est même à définir. Son centre de gravité pourrait être cet équilibre subtil à établir entre efficacité et sécurité. Et l’une des conditions de cet équilibre, qui implique justement une exigence pédagogique, est celle de la lisibilité.
86La lisibilité de la loi (lato sensu) est effectivement une condition essentielle à la fois de l’efficacité et de la sécurité juridique ; elle est plus encore un aspect fondamental de l’exigence démocratique.
87Une règle de droit a pour nature d’être obligatoire et pour objectif d’être appliquée. Et pour être correctement appliquée, comprise. Et pour être comprise, compréhensible, c’est-à-dire lisible.
88L’exigence pédagogique est ici celle de l’établissement d’un texte dont le sens soit clair pour ceux auxquels il s’applique, un texte à la fois accessible et intelligible.
89On connaît à cet égard le célèbre adage, souvent formulée en latin, “Nul n’est censé ignorer la loi”. Et l’on sait les critiques de plus en plus vives adressées à cet adage qui relèverait d’un anachronisme, et au-delà d’une utopie. Mais l’on peut aussi penser que cette affirmation constitue un impératif qui s’adresse d’abord et avant tout à celui qui fait la loi, plutôt qu’à celui pour qui elle est faite. “Nemo censetur…” est un principe éthique donné au législateur qui doit créer la loi, former le droit, de telle manière que nul ne puisse l’ignorer.
90Il n’est pas besoin de souligner à quel point cette exigence est aujourd’hui nécessaire, face à la multiplication anarchique des textes, à leur complexité toujours accrue, à leur obscurité, à leurs contradictions. On en est venu à la situation absurde et angoissante décrite par Kafka dans “Le Procès” où le condamné est laissé dans l’ignorance du texte qui le condamne ; ou encore la pratique de Caligula, qui affichait très haut ses décrets afin que les citoyens ne puissent pas les lire.
91L’exigence est claire. Les solutions le sont peut-être moins, tant elles relèvent d’une éthique aujourd’hui incertaine, et de techniques syntaxiques et sémantiques que ceux qui créent le droit ne possèdent. pas nécessairement. Mais la difficulté majeure tient à une contradiction qui devient toujours plus flagrante à mesure que s’accentue l’inflation et la complexification des normes juridiques. Comment faire en sorte qu’un texte intervenant en un domaine technique, et qui adopte des solutions inévitablement complexes soit cependant accessible et compréhensible pour tous ceux auxquels il est destiné ?
92Nul n’est censé ignorer la loi : n’est-ce point là aujourd’hui un objectif illusoire, inatteignable pour le législateur ?
93On pourrait alors penser que l’exigence pédagogique pourrait se déplacer vers ceux qui sont amenés à appliquer la loi, et que cette application peut être en même temps une explication. La formation du droit par degré serait ainsi une des voies que prendrait une pédagogie de la loi.
94Une solution voisine mais différente a été adoptée au Canada, mais ses fondements ne sont pas sans être indiscutables.
95Il s’agit d’une application de la loi à deux niveaux, ou si l’on veut, à deux vitesses.
96La loi elle-même, dans sa formulation originelle et originale, ne serait pas faite pour tous les citoyens, mais seulement pour ceux dont la profession est de la comprendre, les juristes “institutionnels”, ceux que l’on appelait jadis “les hommes de loi”.
97Mais ce texte législatif premier est complété, prolongé, par un autre texte composé d’une série d’annotations qui permettraient à l’ensemble des destinataires de la loi une meilleure accessibilité et une plus grande lisibilité. Cette “annotation des textes législatifs” est réalisée à partir de la version en ligne de ces textes.
98Ce procédé soulève de sérieuses interrogations.
99Dans son principe d’abord, cette publicité du texte à deux niveaux dont l’un serait réservé aux professionnels et l’autre aux citoyens “ordinaires” semble porter gravement atteinte au caractère fondamental de généralité de la loi. Si la loi s’applique à tous, il est clair qu’elle doit être connue par tous de la même manière.
100On peut dire que tout dépend, de manière concrète, de la nature de ces annotations, et de leur caractère juridique par rapport au texte législatif lui-même. Or sur ce plan la situation manque pour le moins de clarté.
101Il semblerait d’abord que les auteurs juridiques de ces annotations ne soient pas les autorités réglementaires chargées de l’application du texte… mais “l’administration”. J.P. Chapdelaine écrit que ce procédé “permet au lecteur de faire intuitivement la distinction entre le texte voté par le Parlement - ou pris par l’autorité réglementaire - est la version “bonne à tirer” préparée par l’administration”. Quelle est alors la nature juridique de ce “bon à tirer” ?
102D’autre part, selon le même auteur, “l’annotation des textes législatifs… ne peut évidemment pas commenter la norme, ni l’interpréter”. Qu’est-ce alors qu’une “annotation” qui n’est ni un commentaire, ni une interprétation ? Il faut bien admettre que ces questions restent largement sans réponse, et que dès lors le système canadien ne semble guère transposable ni plus généralement utilisable.
B – La pédagogie au service de la formation du droit comme interprétation
103On vient de le voir encore, la frontière entre création et interprétation du droit est incertaine.
104Mais si l’interprétation peut être considérée comme une forme de création du droit, elle a cependant ses caractères propres en ce qu’elle n’est pas une création initiale.
105Elle intervient au second degré et constitue un discours du droit sur un discours du droit préalable, à partir duquel, quel que soit ensuite son degré d’autonomie, elle se constitue.
106Ainsi en est-il du rôle du juge, “bouche de la loi” selon l’expression célèbre de Montesquieu. Sans sa parole, la loi n’est que silence, mais sa parole reste, quelles que soient ses modulations, celle de la loi.
107Comment parler la loi et la faire parler : telle est peut-être ici l’interrogation essentielle qui a, à l’évidence, une dimension pédagogique, à laquelle il faut réfléchir.
108Dans une étude lumineuse, parue dans “Le Juste” (1995) Paul Ricoeur s’interroge sur “l’acte de juger”. Il rappelle quelle est la complexité de cet acte susceptible de prendre plusieurs figures. Il souligne surtout, en se référant à la Quatrième Méditation de Descartes que tout jugement “procède de la conjonction de l’entendement et de la volonté”. Et cette conjonction, propre, à tous les jugements, est bien celle qui structure ceux des juges institutionnels, ceux qui constituent des actes juridictionnels.
109À leur propos d’ailleurs, Ricoeur propose une distinction essentielle : “je distinguerai une finalité courte, en vertu de laquelle juger signifie trancher, en vue de mettre un terme à l’incertitude ; à quoi j’opposerai une finalité longue, plus dissimulée sans doute, à savoir la contribution du jugement à la paix publique” (p. 185).
110Cette distinction paraît être une grille intéressante pour saisir l’émergence et l’exigence d’une pédagogie dans la réalisation de cet acte de juger, et plus profondément dans ce que l’on appelle aujourd’hui “l’office du juge”.
111L’office du juge, effectivement, c’est d’abord répondre à la demande des parties ou des requérants, séparer les droits afin d’attribuer à chacun le sien, selon l’ancienne définition romaine : “suum cuique tribuere”.
112Mais l’office du juge aujourd’hui va bien au-delà de cette fonction régalienne d’autorité. Il ne se contente plus de décider ce qui est juste, il cherche par le déploiement d’une motivation à justifier le juste ; et c’est sur cette ligne de justification du juste que se positionne l’exigence pédagogique : c’est cette exigence qui traverse, soutient, articule cet office du juge, aujourd’hui devenu essentielle.
113Or, il apparaît ici, comme dans sa figure précédente, que la pédagogie n’a pas les mêmes objectifs selon les destinataires de l’acte juridictionnel.
114Sans doute le destinataire est-il toujours le justiciable, mais à partir de ce constat évident, deux situations sont cependant à distinguer.
115Tantôt un effet, au-delà du destinataire final qu’est le justiciable, l’acte du juge s’adresse à un autre juge, situé à un degré inférieur de la hiérarchie juridictionnelle.
116Tantôt, lorsque le juge est celui du premier ressort, c’est le justiciable qui est le destinataire effectif du jugement, même si celui-ci, on le verra, a une portée plus lointaine.
117Dans le premier cas, il s’agit d’une relation entre juges situés dans une hiérarchie. La pédagogie du juge suprême ou du juge supérieur a alors quelque chose de celle du maître qui indique quelle est la voie à suivre.
118C’est une pédagogie qui se caractérise essentiellement par l’établissement de ce que l’on a appelé jadis des “standards” qui peuvent prendre plusieurs figures. Il peut s’agir de principes fondamentaux, de modèles, de concepts, de catégories.
119À ce niveau aussi, le juge peut définir les lignes générales d’une sorte de stratégie du jugement, qui situe celui-ci dans le contexte plus général qui est le sien. On retrouve ici un aspect essentiel de l’office du juge : celui-ci ne se manifeste plus par l’“imperatoria brevitas”, mais exprime le souci de suivre les éventuelles conséquences de ses décisions sur le fonctionnement de l’administration et la situation des citoyens. Il s’agit bien ici d’une véritable figure de la pédagogie.
120Ces différentes figures seraient à approfondir, à concrétiser par une étude systématique de la jurisprudence du Conseil d’État que son rôle actuel de juge de cassation situe pleinement sur la ligne de cette pédagogie du standard.
121Pour ce qui est du juge du premier ressort, c’est, on l’a dit, le justiciable vis-à-vis duquel doit être engagée une démarche pédagogique afin qu’il comprenne, mais aussi qu’il “accepte” le jugement qui le concerne. Nous sommes dans cette justice à finalité longue étudiée par Ricoeur. Et dans cette perspective, comme on vient de l’indiquer, deux niveaux de la démarche pédagogique peuvent être mis en lumière.
122Il convient d’abord pour le juge, de faire en sorte que le justiciable comprenne le sens de la décision qui le concerne. Nous retrouvons ici cette exigence d’accessibilité, de lisibilité et d’intelligibilité, déjà rencontrée à propos du législateur. La pédagogie se situe ici sur une ligne relevant de l’explication, de la logique ; une logique à la fois syntaxique et sémantique qui permette pour le justiciable une connaissance de l’acte qui affecte sa situation.
123Mais la pédagogie peut, doit même, prendre une seconde voie, plus difficile sans doute, plus incertaine, et pourtant nécessaire, une voie qui serait celle d’une exigence non plus logique, mais éthique - celle que Ricoeur évoque avec la notion de paix publique.
124Il s’agit ici de faire en sorte que, au-delà de ses intérêts privés, le justiciable ne se sente pas rejeté comme citoyen, comme membre de la société, par le jugement qui l’affecte. Que ce jugement, même s’il lui est défavorable, soit conçu de telle manière, qu’il le reconnaisse comme personne humaine, comme sujet à part entière, concerné par le lien qui fait la société : “faire reconnaître par chacun la part que l’autre prend à la même société que lui, en vertu de quoi le gagnant et le perdant du procès seraient réputés avoir chacun leur juste part à ce schéma de coopération qu’est la société” (Ricoeur, op. cit. p. 192).
125Nous ne sommes plus ici dans l’exigence de connaissance, mais dans celle de reconnaissance, telle qu’elle est aujourd’hui entendue notamment dans la philosophie sociale d‘Axel Honneth.
126Et si l’on pense qu’il s’agit effectivement d’une “justice de loin” dont le but est peut-être si lointain qu’il serait inatteignable, ce n’est sans doute pas une raison suffisante pour ne pas prendre la route.
127C’est le propre de la pédagogie d’ailleurs, de cheminer sans que jamais apparaisse clairement la fin du chemin.
Auteur
Professeur émérite à l’Université Toulouse 1 Capitole
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