Introduction
p. 13-17
Texte intégral
1Vouloir développer une réflexion sur la pédagogie en droit pourrait presque s’analyser comme une volonté de cultiver la provocation, et ce pour deux raisons.
2D’une part, qui connaît les arcanes de la carrière universitaire sait à quel point la pédagogie est singulièrement absente du parcours qui conduit à la chaire. Non pas qu’il soit impossible de la rencontrer, car elle s’incarne souvent dans quelques enseignants qui ont su transmettre leur goût du Droit et de son enseignement. Mais parce qu’elle n’y est absolument pas enseignée : l’inscription en doctorat vaut passeport pour les travaux dirigés, parfois directement face à des étudiants de master à peine moins âgés et légitimement fort exigeants. Le recrutement comme maître de conférences, par la grâce d’une audition au lance-pierre loin de tout exercice pédagogique, vaut brevet de “teneur d’amphithéâtre”. Seule l’agrégation oblige, tardivement et de manière facultative dans le parcours, à faire preuve de pédagogie. Encore faut-il bien souligner qu’il appartient au candidat de montrer qu’il a acquis cette qualité, laquelle résulte donc plus de l’auto-formation tutorée, que d’un réel enseignement fourni par l’institution. L’Alma mater ne nourrit donc habituellement pas ses pédagogues.
3D’autre part, qui connaît un peu la discipline juridique sait que la connexion établie entre les termes “pédagogie” et “Droit” ne relève pas de l’évidence ; elle peut même a priori sembler douteuse tant le Droit reste perçu comme l’instrument de coercition auquel renvoie sa représentation dominante, forgée sur le modèle du droit pénal. Il est certes possible de croire en l’atténuation de cette représentation : caressé par la soft law, le citoyen prendrait conscience que le droit est aussi une ressource. Toutefois, même en acceptant cette hypothèse, cette ressource risque fort de servir des combats individuels et collectifs et c’est ainsi une vision de “l’arme du droit”1 qui se fait jour. Or la perspective guerrière n’est évidemment guère plus propice à l’émergence de la pédagogie au sein de la sphère juridique.
4Et pourtant, lorsque l’idée de ce thème a surgi de discussions informelles avec un groupe de doctorants, le questionnement est vite apparu central, comme situé au carrefour de diverses préoccupations contemporaines de tous ceux qui observent et enseignent le Droit. C’est pourquoi nous avons souhaité inviter Jean-Arnaud Mazères à éclairer de son expérience cette rencontre improbable, afin de déterminer, en guise d’ouverture de ce colloque, quelles sont les voies possibles d’une pédagogie en Droit.
5La pédagogie est effectivement de plus en plus fréquemment présentée comme un remède possible aux maux qui traversent notre Droit, au premier rang desquels figure l’insécurité juridique. L’inflation législative, la malfaçon légistique et la fragmentation normative qui la caractérisent imposent en effet de clarifier l’état du droit positif. Parmi les instruments permettant d’atteindre cet objectif et d’améliorer l’efficacité du Droit, la pédagogie des autorités normatives est souvent évoquée, voire imposée, comme le montre la promotion au rang d’objectif à valeur constitutionnelle de l’exigence d’accessibilité et d’intelligibilité des lois par le Conseil constitutionnel2. Affrontant cette question, Gregory Houillon s’efforce de définir les conditions permettant de faire de la pédagogie un vecteur d’efficacité juridique. Dans la même perspective, pour remédier à l’incompréhension qui saisit parfois le justiciable face à la jurisprudence, le juge s’efforce lui aussi de faire œuvre explicative, en précisant les conséquences concrètes de ses décisions, jusqu’à donner de véritables modes d’emploi de certains arrêts. Les pratiques des différentes juridictions sont ici comparées, Pascale Deumier interrogeant celles de la Cour de cassation, Aurélie Duffy-Meunier celles du Conseil constitutionnel, tandis que les regards croisés du maître des requêtes Damien Botteghi et de l’observateur Christophe Alonso éclairent celles du Conseil d’Etat. Par-delà la diversité de ses modalités, il est intéressant de voir le réflexe pédagogique se diffuser dans les tribunaux et venir influer sur la nature même des fonctions des juges, comme le montrent Elsa Burdin en s’interrogeant sur la légitimité de cette évolution, Mathieu Disant qui évoque le brouillage des fonctions ou encore Caroline Foulquier qui envisage pour sa part un risque d’instrumentalisation de la pédagogie. A voir l’ensemble des bouleversements ainsi occasionnés, il est aisé de comprendre en quoi la pédagogie peut apparaître à Christian Atias à la fois servante et maîtresse du Droit.
6Le mouvement est donc d’envergure et se trouve d’ailleurs relayé par la concurrence entre les juges et l’importation de pratiques juridictionnelles différentes qui en découle, telles celles de la Cour européenne des droits de l’Homme et de ses décisions très développées. Celle-ci a du reste récemment rendu un arrêt imposant la motivation des revirements de jurisprudence3 qui pourrait amplifier l’évolution dans l’avenir. Ainsi donc, c’est le contexte juridique, mouvant et parfois incertain, qui rend nécessaire une extension des pratiques pédagogiques. Les acteurs sont alors contraints de revoir leurs méthodes, de les enrichir. C’est pourquoi un panel d’instruments est passé au crible d’une analyse critique visant à déterminer ce qu’ils apportent réellement aux pratiques : Hafida Belrhali-Bernard évoque les rapports publics, Olivier Renaudie se penche sur les communiqués de presse, Maryse Deguergue et Ariane Vidal-Naquet s’intéressent aux obiter dicta, respectivement dans les jurisprudences administrative et constitutionnelle. Dans une perspective similaire, Frédérique Rueda tente de mesurer l’impact des études de législation comparée et Lionel Miniato celui des blogs juridiques. Poussant la logique jusqu’à la prospective, Pascal Jan s’interroge quant à lui sur l’apport potentiel à la pédagogie d’une publicisation des opinions dissidentes. La simple évocation de ces divers phénomènes, nullement exhaustifs en un temps où existent aussi des plaidoyers pour la citation par les juridictions de leur propre jurisprudence4, témoigne de l’ampleur du bouleversement des pratiques, lequel invite à réfléchir sur leur efficacité, leurs apports, mais certainement aussi sur leurs effets pervers.
7Qui dit extension des pratiques pédagogiques, dit aussi multiplication des pédagogues et il y a là un autre phénomène intéressant en soi. C’est pourquoi il est apparu pertinent de s’interroger sur le rôle exact de ces “nouveaux pédagogues” que seraient les juges, voire peut-être parfois le législateur – encore qu’il soit assez faible dans ce registre – ou l’administration.
8Reste que la diffusion de l’ambition pédagogique pourrait remettre en cause le monopole de la pédagogie traditionnellement accordé aux enseignants-chercheurs, alors susceptibles de se sentir attaqués dans leur légitimité même. Que reste-t-il à commenter dans un arrêt d’une parfaite clarté ? Seraient-ils condamnés à la paraphrase, voire rendus inutiles ? Il va de soi qu’il faut répondre par la négative – et pas seulement par corporatisme ! – et considérer l’évolution comme une incitation à approfondir l’analyse critique des fondements et des conséquences des décisions, ou encore à régénérer de véritables controverses doctrinales. Telle est l’une des leçons que tire Jacques Caillosse de la critique qu’il propose de l’enseignement actuel du droit administratif5, lequel devrait dès lors plus s’ouvrir sur les autres sciences sociales pour mieux sortir de son refus du Politique. Jean-Baptiste Pointel participe également de cette prescription en insistant sur les corrélations entre une posture théorique sur le Droit et l’enseignement réalisé. Dès lors, c’est peut-être l’office même de l’enseignant qui mériterait un aggiornamento, qui pourrait notamment passer par une valorisation de la casuistique, que défend de manière très convaincante Valérie Larrosa.
9Cette concurrence émergente est encore porteuse d’autres questions iconoclastes ou provocatrices. A ce titre, il est impossible de résister à l’évocation de celle de la légitimité des acteurs administratifs ou juridictionnels à commenter leur propre production6, voire leur statut7. L’allusion veut souligner le fait que l’acte pédagogique ne va pas sans implication et qu’une telle transformation des pratiques professionnelles doit donc conduire à ouvrir une réflexion sur la déontologie.
10La concurrence n’est cependant pas le seul encouragement à une évolution de la pédagogie enseignante : les nouvelles technologies et leur cortège de plates-formes informatiques, la formation ouverte à distance (FOAD) qui ouvre de nouveaux espaces, les ordinateurs portables qui modifient l’environnement sonore des amphithéâtres ou les blogs sont autant d’incitations à interroger et repenser nos méthodes d’enseignement. De même, l’ouverture d’un espace universitaire européen, voire mondial, où les étudiants circuleront de plus en plus, oblige à tourner nos regards vers d’autres traditions et d’autres méthodes, à l’instar de ce que propose Céline Lageot en décrivant le cas de la Grande-Bretagne.
11C’est à cette gamme variée de questionnements, brièvement esquissés de manière trop furtive, que ce colloque se propose d’apporter quelques pistes de réponses. Nous espérons que l’ouvrage tiré de cette manifestation saura y parvenir et qu’il nourrira ce faisant la réflexion sur quelques évolutions contemporaines fondamentales de la discipline juridique et de son étude. Mais l’introduction s’achève en confiance, sûrs que nous sommes que la pédagogie de nos intervenants s’est mise au service du Droit.
Notes de bas de page
1 L. ISRAËL, L’arme du droit, Les presses de Science Po, Paris, 2009.
2 CC 99-421 DC, 16 décembre 1999, consid. 13.
3 CEDH, 5ème section, 14 janvier 2010, Atanasovski c./ Ancienne République Yougoslave de Macédoine, Req. no 36815/03.
4 F. LELIEVRE, “Plaidoyer pour la référence à la jurisprudence dans les motifs des décisions des juridictions administratives”, AJDA 2009, no 44, p. 2446 et s.
5 Voir également du même auteur “Les controverses doctrinales”, in ASSOCIATION FRANÇAISE EN DROIT ADMINISTRATIF, La doctrine en droit administratif, Paris, Litec, Collection les travaux de l’AFDA, no 3, 2010, p. 125 et s.
6 Il ne s’agit évidemment pas de mettre en cause ici la publication des conclusions des rapporteurs publics, dont la richesse constitue un apport évidemment non négligeable, mais simplement de s’interroger sur la rédaction de notes de jurisprudence par des membres de la formation de jugement ayant statué.
7 Pour un exemple assez édifiant : R.-O. MAISTRE, “Le Médiateur du cinéma : conciliation et régulation”, AJDA 2009, no 44, p. 2460 et s.
Auteurs
Professeur de Droit public, Directeur de Sciences Po Toulouse (LaSSP)
Doctorant en Droit public (TACIP)
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
Dix ans après
Sébastien Saunier (dir.)
2011