Les représentations biologiques de la Constitution
p. 37-47
Texte intégral
1Mystérieuses, ambigües et/ou suspectes, tels sont les premiers qualificatifs qui permettraient de définir les relations entre la biologie et la notion de Constitution. Biologie est une notion quasi-absente de la pensée de la « doctrine constitutionnelle classique »1, des traités d’Hauriou2, de Barthélémy et Duez3, de Carré de Malberg4, d’Esmein5. Seul Duguit s’y réfère implicitement, partant du postulat que la société est un « être vivant »6. Plus surprenant, la notion de Nature n’apparaît pas toujours dans les index. Elle est absente dans le précis de droit constitutionnel d’Hauriou, les ouvrages et manuels d’Esmein, de Barthélémy et Duez, de Carré de Malberg et de Duguit. Parfois la notion d’état de nature apparaît, mais en référence soit aux théories du contrat, soit de l’école du droit de nature et des gens, mais pas toujours. La notion apparaît chez Esmein mais pas chez Hauriou, chez Barthélémy et Duez encore mais pas chez Carré de Malberg. De surcroît, la notion reste d’un usage suspect voire ambigu pour le sociologisme de Duguit dans la mesure où ce dernier voit en l’homme un « être social » plus qu’un « être naturel ». Organisme, notion plus appropriée peut-être que biologie au monde des sciences sociales et du droit, est en revanche une notion très présente chez Hauriou et chez Duguit qui fut un temps inspiré des thèses de l’organicisme spencérien, avant de s’en détacher. Elle est une notion qui reste toutefois absente chez Esmein, chez Carré de Malberg alors même que celui-ci développe une « théorie de l’organe » dont l’essence est clairement détachée de considérations biologiques. Elle l’est encore dans les écrits de Barthélémy et Duez d’ailleurs très critique sur la théorie de Carré de Malberg qu’il considère comme dangereuse parce qu’oppressive.
2Fort de ce constat, le sujet peut-il avoir un intérêt, voire un sens ? A bien y regarder, l’absence de ces notions dans la réflexion constitutionnaliste n’a rien d’étonnant car celle de Constitution est le résultat politico-juridique d’un effort philosophique de mise à distance de la Nature pour la comprendre, l’organiser, et la dominer. Relevant d’un monde antithétique au sien, la Nature est mue par la violence et la lutte, si ce n’est par le hasard de rapports de forces bruts animés par l’Instinct. Elle relève des choses du vivant et donc de la biologie qui appartiennent au réel, dont les états et les mouvements relèvent de la spontanéité, de rapports de causalité générés par la Vie. Or, la Constitution depuis l’Antiquité, est la démonstration d’une volonté de soustraire la société politique à cette réalité violente et destructrice pour l’Homme et de l’organiser sur des valeurs, la vérité, justice, et la liberté reposant sur des vertus nées d’un arrachement de l’homme à la Nature. Elle est le résultat d’une victoire de la civilisation sur la barbarie.
3Pour Xénophon, pour Aristote bien sûr aussi, la Constitution est le signe que la Cité est un espace social et politique construit par les MOTS (d’où la dispute des vices et des vertus de l’oral et de l’écrit) et réglée par des NORMES (générant une autre dispute, celle de la confrontation de la nature et de la culture). Couronnée par les lois constitutionnelles, la Polis est un espace de raison à l’égard duquel la nature est tenue à distance. Les implications de cette approche philosophique sur nos principes politiques et juridiques seront considérables. Dans les relations horizontales, c’est la loi et non le sang qui détermine le critère constitutif du lien social entre les citoyens qui composent la Cité. Ce n’est pas la biologie qui fait l’homme social, mais la loi raisonnable, la norme. Dans les relations verticales, ce n’est plus la Violence qui vient au renfort de l’organisation de la domination entre les gouvernants et les gouvernés. Elle n’est plus le véhicule le pouvoir. Désormais, c’est la raison, source éthique de toutes normes d’organisation politique et sociale, qui donne au commandement nécessaire les visages de l’autorité. Et ne sont-ce pas là les deux grands marqueurs d’une politique mue par ces valeurs civilisationnelles qui ne cesseront jamais de protéger notre civilisation de la barbarie. On le voit, la Constitution est l’expression d’une organisation sociale réglée par des lois rationnelles. Elle tente d’émanciper la société des lois de la Nature pour la soumettre aux normes juridiques dans le but de substituer la justice à la force dans l’ensemble des relations humaines horizontales (entre individus), et verticales (entre les individus et les institutions qui régissent la vie de la Cité). De ce point de vue donc, la Constitution a toujours été conçue comme le marqueur d’une Cité où les modes d’exercice de la domination et d’organisation du corps social sont insérés dans les cadres d’une norme de la Raison, et non de la Nature.
4Si elle reste donc le résultat d’une entreprise de distanciation de l’homme à l’égard de la Nature et si elle renvoie donc toujours au monde des idées dans le but d’organiser un système mû par une volonté humaine et régi par la Raison, dans son acception moderne, depuis le XVIIIe siècle, la notion de Constitution s’est réduite. Elle n’est plus une norme constitutive de la Polis. Elle s’est réduite dans son objet à l’organisation des choses du Pouvoir mis en œuvre par l’Institution étatique de sorte qu’elle s’est perpétuée jusqu’à nous comme un ensemble de prescriptions juridiques visant à inscrire dans un enchaînement rationnel et contrôlable les mouvements de l’exercice du pouvoir de l’État, institution souveraine issue elle-même de l’esprit mais détachée de la vie des hommes dont elle organise les mouvements par un droit issu de sa volonté7. Au plan politique, qui mieux que Sieyès – avec plus ou moins de succès, et peut être moins que plus... – n’a dit que la prudence en politique se déploie par la norme, d’abord constitutionnelle, cet outil de raison capable de construire une ingénierie juridique composée d’une subtile combinaison de principes rationnels détachés de la Nature dont la fonction justement est de détruire les mouvements capricieux et violents du Pouvoir naturellement généré par la société des hommes, et donc dangereux pour la liberté. Dans la pensée politique moderne, la Nature s’est confusément logée dans le Peuple, notion savamment éthérée depuis le XVIIIe siècle dans la notion d’opinion publique à force de reconstructions théoriques et constitutionnelles autour de la nation (la souveraineté nationale de Carré de Malberg). Le but ici a toujours été de maintenir cette masse informe et charnelle d’individus irraisonnée et violente, considérée comme dangereuse et perturbatrice pour toutes les constructions relatives à la liberté politique, loin des choses du Pouvoir.
5Dans ce contexte alors, comment retrouver la nature dans un monde créé par les mots et non la Vie ? Comment retrouver la Nature et l’organique dans un monde régi par raison et non l’instinct ? Comment la norme constitutionnelle, première norme d’organisation de la vie sociale et relevant du devoir-être, peut-elle appréhender le vivant, le monde de la nature tel qu’il est ? Dans cette perspective, quelles sont les représentations biologiques de la Constitution ? Le rapport de la Constitution à la biologie est évolutif. Deux grandes tendances peuvent être mises en perspective.
I – Les représentations biologiques de la Constitution au service de l’État
6Depuis le constitutionnalisme classique issu des révolutions américaine et française, la Constitution a toujours été vue comme une norme dont la fonction est d’intégrer la Nature dans l’État.
7La notion moderne de Constitution est le résultat de deux fictions intellectuelles qui se donnent pour mission d’assimiler et de dissoudre la nature dans la norme de l’État. La première fiction est celle de l’intégration de la Nature dans la Nation. Dans le domaine constitutionnel, la nature, ce sont les hommes appréhendés par la Nation. Elle est appréhendée comme un premier état, l’état naturel, dont il faut extraire l’individu pour qu’il puisse construire les chemins de sa liberté dans un espace reconstruit par les lois de la raison, les lois civiles et constitutionnelles où il se découvre citoyen. La deuxième fiction est celle de l’assimilation de la Nation dans l’État, institution politique première qui a la mission d’organiser la vie sociale. Au plan individuel, la Constitution renvoie toujours à l’homme dans son identité, dans son intégrité et dans sa liberté, par le prisme d’un sujet de droit construit par les mots de la loi. Ce n’est pas un être de nature mais de culture qui prend signification et réalité dans une citoyenneté civile et politique construite par des droits et des devoirs d’abord définis par la première des lois, la Constitution. Les mouvements de la nature réifiés dans les droits naturels sont ici régis par le principe de l’égalité devant la loi, principe cardinal des relations sociales dans une société démocratique moderne au nom de sa fonction de juste reconnaissance et organisation des droits de chaque citoyen.
8Ce rapport de la Nature à la Constitution de l’État se retrouve chez tous les classiques et d’abord chez ceux qui s’inscrivent dans le courant positiviste qui rappelons-le est à l’origine, au XIXe siècle, un courant de pensée qui s’inscrit en réaction à la Modernité politique du XVIIIe siècle. Le positivisme est une doctrine qui veut revenir aux faits, à la réalité et à la vie pour contrer l’abstraction de la métaphysique et du rationalisme pur. Par exemple, la théorie de l’organe a pour but de justifier la personnification de la nation dans l’État chez Carré de Malberg et le positivisme sociologique de Duguit a pour but de permettre à l’État de puiser dans le matériau organique, la société, un vivier de normes juridiques. Positiviste sociologique, Duguit de ce point de vue est certainement l’auteur le plus intéressant dans la mesure où il développe une vraie relation entre la biologie et la sociologie dans sa définition du droit constitutionnel. En ce sens, il écrit que « le droit constitutionnel est donc une partie de la sociologie dans laquelle on cherche à déterminer les lois qui régissent les phénomènes relatifs à la formation, au développement et au fonctionnement de l’État considéré comme centre nerveux cérébro-spinal de l’organisme social8 ». Mais ce rapport existe encore dans les autres grands courants de la pensée juridique constitutionnelle. On le retrouve aussi dans l’institutionnalisme d’Hauriou. Teintée de bergsonisme et de darwinisme, cette doctrine donne à l’État la possibilité de puiser dans le « vitalisme social » un moyen de régénérer sa légitimité et sa puissance. Pour le doyen de Toulouse, le rôle de l’État est de donner à la société son principe d’organisation et d’évolution dans la cohérence et la continuité (l’idée d’œuvre), à l’instar des organismes vivants qui sont des systèmes subissant des transformations tout en restant ordonnés9.
9Mais si la nature apparaît dans toutes les constructions doctrinales, c’est au prix d’une reconnaissance juridique, entendons une prise en considération de la nature par des normes d’abord constitutionnelles, dans le but d’inscrire dans un principe de raison la reconnaissance de droits naturels dans le corps social afin que celui-ci soit organisé sur des principes de justice et de liberté et non de force et de soumission : l’état protège dans l’état social les droits issus de l’état de nature par le biais d’un mécanisme d’institutionnalisation du pouvoir dans un droit fondé sur des principes raisonnables. Ce mécanisme s’exprime dans la loi qui est tout à la fois outil rationnel de légitimation de la puissance et outil de sa possible limitation, voire de sa contestation au nom de ces droits naturels. Mais jamais le Politique ne puise directement dans les lois de l’instinct générées par la Vie.
10Dans la conception démocratique de la Constitution donc la nature et les phénomènes inhérents aux choses de la Vie ne sont pas rejetés, exclus. Ils sont médiatisés par les lois de la Raison et de l’État. Ce point est important car il permet d’opposer de manière définitive le rapport démocratique et le rapport totalitaire de la biologie à la Constitution dont le ressort philosophique potentiellement révolutionnaire pourrait justifier la construction d’un système politique et juridique fondé sur une relation directe de la société politique et de son Pouvoir vis-à-vis de la Nature. Telle est la raison pour laquelle il existe un rejet net pour les doctrines démocratiques de l’éthologie dans l’étude des phénomènes de pouvoir, (lutte pour sa conquête et son exercice ; analyse des dominants et des dominés) parce qu’elle est une théorie considérée comme trop marquée idéologiquement contre les valeurs d’égalité en droit véhiculées par le rationalisme. C’est encore pour les mêmes raisons que l’organicisme reste une conception largement rejetée dans la mesure où elle ne peut que servir de prétexte scientiste à une invocation de valeurs contraires à celles qui fondent l’État démocratique : la tradition contre le progrès, la Nature contre la culture. Telle est enfin et surtout la raison pour laquelle le biologisme nazi est rejeté en raison du projet « anti-civilisationnel » (H. Arendt, L. Strauss) assumé qu’il revendique fondé sur ces critères « naturels », à l’instar de l’invocation de la race biologique considérée comme un nouveau principe d’institutionnalisation de la société politique revenue à l’« immédiateté »10 de la vie.
11En dépit des différences entre ces différentes théories, toutes ont néanmoins un point commun. Toujours la nature est vue comme un principe de légitimation d’un État pour organiser la vie sociale. De ce point de vue, et conformément à l’idéalisme platonicien qui se construit à distance de la nature mais non pas contre la nature, l’État est une idée qui s’appuie sur « des principes naturels » pour reconnaître des institutions et relayer par leur biais son autorité en induisant une classification des comportements sociaux normaux et anormaux, donc légaux et illégaux par sa législation. Or ce rapport de l’État à la nature évolue.
II – Les représentations biologiques de la Constitution contre l’État ?
12C’est une question, plus qu’une affirmation. Mais il est possible de remarquer que les questions relatives à la Nature, au respect et la protection de la vie sous toutes ses formes, et plus précisément les questions de biologie reviennent dans les champs social et politique (la protection de la nature). Même les animaux se voient élevés au rang d’être vivants susceptibles d’être protégés par la Constitution contre les violences faites par l’homme. Ces questions sont aujourd’hui convoquées dans la Constitution de l’État sous deux occurrences, celle de l’infiniment grand et celle de l’infiniment petit pour reprendre la métaphore pascalienne. Mais quelque chose change dans le processus de reconnaissance moderne de la Nature dans la Constitution. Aujourd’hui, la Nature tend à devenir un principe de revendication politique, voire de contestation de l’État et de sa production normative rationnelle. La nature se redresse contre le pouvoir, la norme, la « raison raisonnante » de l’État pour reprendre la notion de Heidegger.
13En ce qui concerne l’infiniment grand, l’organisation politique de la société des hommes, les questionnements relatifs à la Nature prennent une nouvelle résonnance au regard de l’émergence des questions relatives à la protection de la Nature, du droit de l’Environnement. Désormais, et ce point est nouveau, la nature devient un élément de contrôle de l’action de l’État et des acteurs publics, voire de revendication et de participation de la société sur son action comme le démontre la consécration au plan constitutionnel des principes de précaution et d’information et participation du public11. En ce qui concerne l’infiniment petit, la biologie est appréhendée au plan constitutionnel par l’apparition du corps humain dans les enjeux politiques et la reconnaissance des droits bioéthiques, des droits attachés au corps, la constitutionnalisation du vivant, la détermination de la Vie. Ici, on le voit, ces reconnaissances génèrent un investissement nouveau de la Nature dans le champ politique de sorte que la Constitution devrait devenir un outil de protection, voire de revendication de l’homme dans sa nature contre le pouvoir légal-rationnel de l’État, voire un outil de direction du droit qu’il produit sur ces questions : ou commence la Vie pour la loi, ou se finit-elle ? Se dressent au-dessus de l’ordre juridique des questions fondamentales qui se reposent la question des frontières entre la Nature et la loi.
14Comment dès lors, la Constitution dont la fonction a toujours été de mettre la nature au service de l’État peut-elle répondre à cette nouvelle fonction ? Comment peut-elle envisager ce nouveau rapport de l’homme à la nature au plan politique ? La question est importante car aujourd’hui la Constitution est de plus en plus confrontée à une nouvelle force qui travaille la relation Nature-Homme-État au sein de la société politique. Face aux incertitudes et aux oppositions d’opinion générées par ces nouvelles problématiques qui réinterrogent les valeurs premières des sociétés politiques et dont les dispositions constitutionnelles sont le véhicule juridique, le religieux tente d’opérer un retour sur ces questions et faire une ingérence naturellement suspecte dans une société démocratique dont le politique repose sur des valeurs éthiques déliées de toutes références théologiques. Il est frappant de constater d’un point de vue politique et juridique que le débat public sur les questions relatives à la Vie fait l’objet d’une velléité d’ingérence de moins en moins masquée de la part des Eglises. Ces dernières hésitent de moins en moins à réinvestir l’espace public de manière plus ou moins masquée, et à tenter parfois même d’influencer les gouvernants démocratiques en les invitant à prendre des décisions sur ces questions à l’aune des valeurs véhiculées par la religion : l’IVG, le mariage homosexuel, la PMA, la GPA, sont quelques exemples de domaines où « le respect de la Nature » se drape dans les valeurs du religieux pour donner autorité aux réponses à donner sur ces thèmes éminemment politiques. S’adossant et recroisant des valeurs politiques plus ou moins suspectes, la religion se sert de la nature pour réinvestir le champ du politique circonscrit dans un champ rationnel, celui d’un espace public contrôlé par la norme de l’État. De sorte que paradoxalement peut-être la Nature, les droits naturels servent potentiellement une nouvelle logique dangereuse pour la démocratie : les droits naturels qui hier furent le vecteur d’un glissement du sacré vers le séculier deviennent aujourd’hui le vecteur d’une dynamique inverse, du séculier vers le sacré.
15Telle est la raison pour laquelle la Constitution constitue un outil crucial dans la résolution des questionnements politiques fondamentaux relus à l’aune des nouvelles représentations biologiques (légitimité et sens de la domination de l’État, organisation de la société dans son ensemble, droits naturels des individus), un écran de raison dans la construction des vertus fondatrices de nos valeurs de justice et de liberté sans cesse rediscutées et argumentées par tous les acteurs (les juges aussi par leurs décisions motivées et d’abord constitutionnels) en trouvant un équilibre entre différences forces contraires. Elle doit d’une part, servir de rempart contre les assauts irraisonnés des certitudes et des arguments d’autorité, à l’instar de la jurisprudence de la Cour Suprême des États-Unis sur le créationnisme, afin de rappeler que la société politique repose sur un espace public organisé par des principes de raison12. Mais elle doit devenir aussi d’autre part, un espace de reconnaissance pour les revendications de protection des questions relatives à la nature à l’encontre d’une puissance politique dont la nature rationnelle et artificielle peut s’abattre contre les sources de la Vie qui animent et font vivre toutes les sociétés humaines.
16Sur le plan juridique, il existe deux moyens de réaliser cet équilibre. La Constitution doit offrir en premier lieu des voies de droit susceptibles de faire valoir les droits de la société politique contre l’État et sa fabrique normative, d’abord législative. De ce point de vue, les mécanismes de contrôle de constitutionnalité visant à faire valoir les droits fondamentaux vis-à-vis de la loi de l’État vont en ce sens. Ils sont le meilleur vecteur de la reconnaissance des droits de Nature que les individus considèrent comme constitutifs de leur identité et de leur liberté contre la violence institutionnelle susceptible d’être générée par les organes de l’État, créateur des normes rationnelles et artificielles relatives à l’organisation de la vie sociale. Mais pour ce faire en second lieu, il faut aussi que la Constitution devienne autre chose que la norme de l’État – norme de l’État en ce qu’elle définit les compétences relatives à l’exercice du pouvoir de l’État dans un rapport très fictif de la citoyenneté politique – et devienne plutôt la norme de la société constituée d’hommes et de femmes dont les relations avec l’État sont désormais animées au-delà et/ou en deçà de la citoyenneté nationale abstraite, par des revendications identitaires fortes et contradictoires, attachées à la nature de chacun.
17Ainsi, la Constitution peut être cette norme capable de fixer les conditions juridiques premières à la construction d’un espace public, où la confrontation de la Nature avec les principes juridiques qui fondent et organisent les sociétés démocratiques s’effectuent dans espace rationalisé et pacifié, et devenir par là même un vecteur de valeurs individuelles et collectives. Tel n’est-il pas le bel exemple que vient de donner la Cour suprême des États Unis en rendant le 26 juin 2015 une décision relative à la reconnaissance du mariage homosexuel aux États américains sur le fondement du 14ème amendement à la Constitution13 ?
18Tel finalement pourrait être un enjeu majeur des Constitutions modernes. Après avoir été un outil de distanciation de l’homme avec la nature afin d’édifier les principes de raison nécessaire à l’épanouissement de la justice dans les sociétés politiques, elle doit se réinterroger désormais afin d’être conçue comme un outil de liaison de la nature avec la société afin de réinventer des principes de justice soucieux de la Nature, des droits de nature. Ne s’agit-il pas ici d’un retour donc au fondement du contrat politique qui avait vocation à faire prospérer dans l’état social les droits de nature ? Or, en France, parce que notre conception de la justice constitutionnelle et notre conception de la Constitution n’inclinent que peu ou pas vers cette évolution, les questions relatives aux représentations biologiques de la Constitution sont éludées au mieux, viciées au pire. C’est un oubli fâcheux assurément, une faute presque, car évacuant de sa jurisprudence une vraie réflexion sur des enjeux questionnant le rapport de la nature et de la culture, le juge constitutionnel prive les citoyens d’un débat démocratique digne de ce nom et met en danger le devenir même de ce type de régime en proie aux attaques violentes des préjugés et de l’ignorance.
Notes de bas de page
1 Nous nous référons ici aux grandes doctrines dégagées par les grands auteurs du droit constitutionnel classique, sans souci d’exhaustivité, et dans le seul but de saisir de manière générale la relation qui peut exister entre Biologie et Constitution.
2 Maurice Hauriou, Précis de droit constitutionnel, Sirey, 1929.
3 Joseph Barthélémy et Paul Duez, Traité de droit constitutionnel, Panthéon-Assas, 2004.
4 Raymond Carré de Malberg : Contribution à la théorie générale de l’État, Sirey, rééd. CNRS, 1984.
5 Adhémar Esmein, Éléments de droit constitutionnel français et comparé, Sirey, 1927-1928.
6 Léon Duguit, Traité de droit constitutionnel, de Broccard, 1927.
7 Olivier Beaud : « L’histoire du concept de constitution en France. De la constitution politique à la constitution comme statut juridique de l’Etat », Jus Politicum, n° 3. [http://juspoliticum.com/article/L-histoire-du-concept-de-constitution-en-France-De-la-constitution-politique-a-la-constitution-comme-statut-juridique-de-l-Etat-140.html]
8 Léon Duguit, « Le droit constitutionnel et la sociologie », Revue internationale de l’enseignement, 1889, p. 19. V. aussi Delphine Espagno, Léon Duguit : de la sociologie & du droit, Lextenso, collection « L’épitoge », 2013, p. 25-26.
9 Maurice Hauriou envisage la notion d’« organisme » pour définir l’ordre social, envisagé comme un système animé d’un « mouvement lent et uniforme » à l’instar des organismes vivants, Précis de droit constitutionnel, Sirey, 1929, p. 71. Il est intéressant encore de rappeler que pour lui les sociétés « débutent dans le plus grand désordre », ibid., p. 3.
10 Johann Chapoutot, La loi du sang : penser et agir en nazi, Gallimard, NRF, Coll. « Bibliothèque des histoires », 2014, p. 53 et s.
11 Art. 5 et 7 de la charte de l’Environnement de 2004 intégrée à la Constitution française.
12 Thomas Hochmann, « Constitution et religion : analyse de la jurisprudence américaine relative au créationnisme », R.F.D. Const., n° 80, 2009.
13 CSEU, 26 juin 2015, Obergefell v. Hodges.
Auteur
Professeur de droit public, Université Toulouse Capitole
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