Propos conclusifs
p. 165-171
Texte intégral
La forme orale du rapport conclusif a été conservée.
1Mes premiers mots sont des mots de remerciements à l’adresse des organisateurs et vont tout particulièrement à ma collègue le professeur Alexandra Mendoza-Caminade, responsable de l’équipe EPITOUL, pour son invitation à participer à ce très beau colloque et pour l’honneur qu’elle me fait en me confiant sa conclusion.
2« L’entreprise et l’art ». Que pouvaient bien rechercher les organisateurs en associant ces deux termes ? Il est permis d’hésiter. Est-ce une provocation ? Est-ce un effet de surprise, telle une poule trouvant un couteau ? Est-ce un effet paradoxal, « antinomique », « contre-nature »1 provenant des mots du titre placés ensemble tel un « Traité du Zen et de l’entretien des motocyclettes »2 ? Est-ce une leçon d’analyse économique du droit de l’art dans ce haut lieu de la science économique ?
3Un peu de tout cela certainement, mais le projet est bien plus ambitieux et beaucoup plus subtil. Dans cette université réputée pour ses formations en droit, et tout particulièrement en droit de la propriété intellectuelle, pour et par les entreprises, un tel colloque prend une toute autre dimension.
4A l’évidence, la relation entre l’entreprise et l’art n’est pas récente : Philippe Delvit3 explique que, déjà, « L’Antiquité, à Athènes, à Rome, connait cette entreprise de l’art et cet art de l’entreprise » et décrit « ces processus de copies à partir d’un modèle éprouvé, ou la production en série organisée autour d’une gamme réclamée par le public », observés dès le Moyen Age. Les exemples illustrant ces relations depuis cette époque reculée ne manquent pas. Aujourd’hui encore, « l’art renvoie [...] à la notion de marché »4. Mais alors, faut-il craindre une perversion de l’art sous l’effet des logiques d’entreprise, tandis que l’œuvre deviendrait un objet marchand comme les autres ?
5A la lecture du titre du colloque m’est revenu le souvenir du livre de Marcel Pagnol - Cinématurgie de Paris – et tout particulièrement de ce passage qui présente la nature des rapports s’établissant entre un auteur et une entreprise américaine de production cinématographique, dans les années 19305 :
6« L’esprit [de l’entreprise...] peut être défini par le "credo" suivant :
- Au commencement était Hollywood, qui est La Mecque du cinéma.
- Il y a ensuite la Société Paramount, qui fait les plus beaux films du monde [...].
- [...].
- Il y a ensuite le concierge des studios [...].
- Il y a ensuite le chef de publicité, chargé de propager le nom de la Compagnie et la grandeur de ses œuvres [...].
- Il y a ensuite Western Electric, [...] le propriétaire de la machine à écrire les sons [...].
- [...].
- [...].
- [...].
- Il y a le chef des costumes [...].
- [...].
- Il y a le metteur en scène [...].
- Il y a le scenario department [...]. C’est un bureau dans lequel plusieurs personnes, qui n’ont jamais réussi à écrire un roman ni une pièce de théâtre, dépècent et recuisent les œuvres des autres.
- Après le scenario department, il y a les vedettes.
- Immédiatement après la vedette, c’est-à-dire au tout dernier rang, voici l’auteur. Il faut un auteur parce qu’il faut une histoire. [...]. On lui donne de l’argent, on lui fait signer un contrat, on lui offre un apéritif d’honneur [...], il est heureux. Regardez le bien aujourd’hui, parce que jamais plus vous ne lui reverrez cet air-là. D’ailleurs puisqu’il a signé le contrat, nous n’avons plus besoin de lui. Il représente un danger pour le film dont il voudra peut-être s’occuper. Il vaut mieux lui laisser ignorer que des scénaristes "expérimentés" vont refaire son histoire et qu’ils changeront le sexe du personnage principal [...]. Nous serons cependant forcés de le revoir, le soir de la première. [...] il est allé avec une certaine amertume remercier le chef de la publicité, qui, par une attention délicate, n’a pas mis le nom de l’auteur sur l’affiche, ni sur le programme ».
7Voilà exprimé avec humour et amertume, s’agissant du 7e art, le peu de considération pour l’auteur relégué au rang de simple fournisseur d’une histoire à l’entreprise cinématographique. Il faut cependant avouer que, loin d’être aussi caricaturales, les relations de ce couple « entreprise et art », analysées par les différents orateurs, sont au contraire étroites (I) et fécondes (II).
I – La relation de couple
8On retrouve dans ce couple particulier - mais n’est-ce pas vrai de tous les couples ? – des liens d’affection (A) et des rapports d’argent (B).
A – Des rapports affectifs
9« Amour et bonheur », « vous aimez l’autre ou vous ne l’aimez pas » sont les premières déclarations de Pierre-Jean Meurisse6, au sujet du mécénat. Ce sont bien des liens d’affections qui se nouent entre l’entreprise et l’artiste et produisent selon le professeur Binctin « un double rapport de dépendance (…) trop souvent encore présenté sous l’angle de « je t’aime moi non plus »7.
10Encore faut-il que le couple se forme, que l’entreprise et l’artiste se rencontrent. Traitant des formes d’intermédiation, Christian Mayeur nous a présenté les différents types d’intermédiaires8 (sorte d’agences matrimoniales) destinées à « donner forme à un accord, qui peut être de nature contractuelle, sur l’intention de la synergie entre art et entreprise et sur les objectifs associés ».
11Ne nous y trompons pas prévient cependant, exemples à l’appui, le professeur Nicolas Binctin : les sentiments de l’entreprise à l’égard de l’art ne sont pas toujours sincères, celle-ci cherche parfois, par la production « d’œuvres prétextes »9 à masquer quelques turpitudes. Le professeur Jean-Marc Decaudin10 voit également une instrumentalisation de l’art par l’entreprise pour la création d’une image de marque ; la relation de l’entreprise à l’art est alors une façon d’engendrer des émotions par la production d’une réaction affective.
12Faut-il y voir le « mariage arrangé » dont s’inquiétait dans son intervention orale le professeur Mendoza-Caminade au motif que « loin de se réduire à un amour éthéré des formes esthétiques, l’action du mécène repose sur (…) diverses considérations » 11. En vérité, il n’y a pas d’amour, seulement des preuves dont l’administration nécessite (parfois) quelques moyens financiers.
B – Des rapports d’argent
13Dès ses premiers mots, Madame Hélène Poujade12 nous invite à dépasser, en cette circonstance, le credo du droit commercial selon lequel « l’entreprise, qu’elle soit sous forme individuelle ou sociétaire, est transcendée par l’idée de lucre », car, en effet, le « législateur est parvenu à rapprocher le monde de la philanthropie de celui des entreprises en multipliant les outils de son financement ».
14Assez naturellement, de telles considérations débouchent sur des interrogations d’ordre fiscal ; l'art est-il un placement fiscalement avantageux ? Pour y répondre, le professeur Arnaud de Bissy13 nous a accueilli au « paradis de la défiscalisation » dont les portes sont ouvertes aux entreprises qui « donnent sans contrepartie » (ce qui, au demeurant, puisque nous parlons du paradis, paraît conforme aux dogmes de l’Eglise !), autrement dit, aux entreprises mécènes. Malgré tout, « la modestie des économies fiscales qui sont susceptibles d’être réalisées, y compris en situation d'optimisation fiscale, permet sans doute de mieux comprendre pourquoi la fiscalité n'est pas un déterminant majeur dans les choix des entreprises mécènes ».
15Politique budgétaire et politique culturelle iraient donc main dans la main… comme des amoureux en somme. Comme des amoureux qui, bien dans leur époque, se rencontreraient sur internet, grâce au crowfunding.
II – Un couple fécond
16Fruit d’une politique « nataliste » incitative (A), la progéniture bénéficie d’un encadrement juridique propre (B).
A – La (pro)création assistée
17« Les secteurs de la culture et de la création pèsent un poids très lourd dans l’économie de l’Union » 14 en ce qu’ils « génèrent de plus en plus d'emplois, souvent plus qualifiés qu’ailleurs et contribuent à l'innovation dans d'autres secteurs, tels que celui des technologies de l'information et de la communication »15 et se révèlent « plus résistants que d’autres aux crises conjoncturelles ou systémiques ». L’importance économique de la production culturelle, présentée par Monsieur Pierre-Yves Andrau, justifie par conséquent, du point de vue de l’Union européenne, des incitations en faveur du secteur culturel. Certes, « les arts, ou la culture au sens large, ne faisait pas partie des domaines que les États membres fondateurs (de l’Union européenne) désiraient partager »16 ; néanmoins, plusieurs dispositions du TFUE offrent un fondement aux politiques de la Commission qui consistent d’une part à fournir des soutiens financiers et d’autres part à proposer des modifications du droit d’auteur et des droits voisins pour assurer une meilleure protection des créations, notamment dans l’environnement numérique, car « c’est la protection des droits d’auteur et des droits voisins qui est au cœur des revenus de l’industrie culturelle européenne »17.
B – La protection de la progéniture
18L’entreprise et l’artiste engendreront une œuvre, parfois un chef d’œuvre, qui appelle un encadrement juridique propre en termes de protection contre des exploitations non autorisées.
19Exposant, non la présomption infans conceptus mais la présomption de titularité, le professeur Jacques Larrieu a rappelé combien il est essentiel que « l'entreprise qui exploite légitimement une œuvre puisse lutter contre des tiers contrefacteurs qui pilleraient celle-ci au mépris du droit et de la morale des affaires »18 et à quel point, cette présomption reste délicate à cerner.
20Cette progéniture s’avère parfois inqualifiable, tels certains produits télévisuels comme les « formats », aisément copiables. S’agit-il d’œuvres saisissables par le droit d’auteur, s’interroge Madame le professeur Sara Martin Salamanca19, tandis que la jurisprudence espagnole les qualifie de « Créations d’expression non définitive ».
21Quant au commerce des œuvres, spécialement des œuvres d’art, le professeur Yolanda Bergel20 a exposé la très forte particularité de telles ventes en raison du caractère unique, original de l’objet, des difficultés tenant à son authenticité et de l’influence que ces particularités exercent sur le droit des contrats.
22Pour conclure, je voudrais remercier de nouveau et féliciter le professeur Alexandra Mendoza-Caminade pour cette très belle entreprise. Du grand art !
Notes de bas de page
1 Selon les mots du professeur C. Houin.
2 Robert M. Pirsig, éd. Points, 2013.
3 « Art, entreprise, histoire ? Un panorama ».
4 A. Mendoza-Caminade « Préface ».
5 De Fallois, 1991, p. 24 s.
6 Intervention de P.-J. Meurisse, « Les ponts du cœur ».
7 « La valorisation des créations par l’entreprise ».
8 « La relation de l’artiste avec l’entreprise : les formes d’intermédiation ».
9 « La valorisation des créations par l’entreprise ».
10 « Art et Publicité. Une relation forte et ancienne ».
11 H. Poujade, « L’entreprise amatrice d’art, l’entreprise mécène. Le denier de l’art ».
12 « L’entreprise amatrice d’art, l’entreprise mécène. Le denier de l’art ».
13 « Optimisation fiscale des sociétés et marché de l’art ».
14 « Un aperçu des politiques de l’Union européenne en matière de culture et de création ». V. aussi N. Binctin, « La valorisation des créations par l’entreprise », sur le poids des industries culturelles et créative.
15 ibid.
16 ibid.
17 ibid.
18 « La défense des droits : la présomption de titularité au profit de l’entreprise ».
19 « L’entreprise créatrice : le cas des produits télévisuels ».
20 « Achat des œuvres d’art par l’entreprise ».
Auteur
Professeur de droit privé à l’Université de Nantes, Directeur du Master 2 « Droit de la propriété intellectuelle »
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La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
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Sébastien Saunier (dir.)
2011