Art, entreprise, histoire ?
Un panorama…
p. 9-21
Texte intégral
Note complément du titre1
1A un moment où le monde des affaires est en recherche d’économies, « d’optimisations » et met en avant la vertu du tour de vis afin d’alléger les charges, on peut penser que l’investissement dans l’art, dans le mécénat d’entreprise à dimension artistique est en passe de connaître des heures sombres.
2Or au moins en France, une partie de l’actualité dans ce domaine-l’entreprise amatrice d’art ; l’entreprise utilisatrice d’art : donc l’art et l’entreprise, deux poids lourds très respectables du paysage économique se livrent via l’art à une lutte sans merci. LVMH et Pinault sont en recherche d’exceptions, on n’ose pas dire culturelles2.
3A Paris, Bernard Arnault et la-sa ?-Fondation Vuitton viennent de fermer l’exposition Chtchoukine, immense succès, plus grosse fréquentation pour une manifestation culturelle de ce type3.
4A Paris, François Pinault nullement découragé par les orages passés sur l’île Seguin est en train de s’assurer d’une base exceptionnelle, la Bourse de Commerce. La première exposition pourra y ouvrir ses portes en 20184.
5L’entreprise n’est pas seulement amatrice d’art. Elle peut être productrice d’art.
6Elle peut être aussi marchande d’art, et parfois même y construire le cœur de son activité, faisant ou défaisant la cote de l’artiste, un artiste qui doit ainsi passer par les desiderata de cette sorte de donneur d’ordres impérieux. Un donneur d’ordre qui prélève, en argent ou en nature-tel tableau placé en réserve au bénéfice exclusif de l’entremetteur. L’art-marchandise est étalonné à l’aune des ventes, du marché qui est devenu mondial. Le cas de l’art contemporain est révélateur. De l’avis des connaisseurs, le marché se positionne sur des niveaux plus proches de la réalité depuis 2015-2016, « une saine période d’ajustement aussi nécessaire que prévisible » à en croire Les Echos, citant Thierry Ehrmann le PDG d’Artprice-entreprise bien en phase avec notre propos. Le même PDG ajoute que malgré cette constatation, l’art contemporain reste « la locomotive du marché de l’art », avec 12% du produit mondial des enchères dans ce domaine5. L’Art a une cote. Les artistes d’hier comme ceux d’aujourd’hui sont les fournisseurs de la matière première. Il faut les répertorier, dresser l’inventaire de leur production. Artprice est une jeune entreprise d’à peine vingt ans d’âge, évidemment très ouverte aux nouvelles technologies6.
L’entreprise amatrice d’art ?
7L’art est aussi le supplément d’âme possible de toute action qui souhaite s’ancrer dans la durée, pour une pérennité qui dépasse le temps de la vie humaine, la mémoire de l’homme. Toutes les civilisations et les cultures du passé, du présent, ont eu à cœur de générer, favoriser, soutenir l’expression de ce qu’elles nomment l’art, de ce qui reste pour la postérité la manifestation du génie d’une population. Ce génie dépasse le bref laps de temps de la vie humaine : la mort-mais est-elle éternelle ?-a tellement donné par la célébration des obsèques cette pompe funéraire qui se nourrit des plus remarquables créations de l’imaginaire et de la main de l’homme. La main de l’artisan, de celui qui maîtrise la matière ; l’esprit, se sont unis pour produire un élément unique. Nous savons d’ailleurs que confier à l’éternité des valeurs si matérielles que des métaux précieux, des bijoux, bref de l’or, de l’argent qui sont de si bonnes monnaies d’échange, est bien la marque d’une approche autre. On se prive volontairement de puissants instruments d’échange, on se détache des contingences de l’immédiat.
8De la sorte, le domaine est immense où l’on peut poser les yeux et exercer son raisonnement en terme d’entreprise et d’art.
Hier et avant-hier…
9Un Etat, mieux une Cité-Etat comme l’Antiquité en connaissait en nombre faisaient de l’art une entreprise chargée de conforter leur supériorité, leur emprise sur l’espace ou le temps. Des chefs d’œuvre doivent marquer ces moments forts de victoire, de suprématie, en définitive d’une domination qui n’est pas seulement celle des armes. Dans l’environnement grec, le recours à la référence artistique est une évidence. Face aux Barbares, ceux qui ne parlent pas grec, οι βαρϐαροι, la marque de l’art est bien le signe de la différenciation entre la civilisation et ce qui lui est extérieur aux yeux des contemporains. De là les commandes publiques ou privées d’ailleurs, d’objets, de monuments commémoratifs, capables de perpétuer la mémoire au-delà de la vie humaine. Pour fournir ces demandes, des ateliers ; des sculpteurs ; des financements ; des intermédiaires aussi : bref, une demande, un désir d’exception, un marché pour fournir ce souhait.
10Cette demande, elle peut émaner d’un particulier soucieux de participer lui aussi à un mouvement qu’il affectionne. Un mécène, comme le contemporain de l’empereur Auguste, le fondateur de l’Empire ? Les avis relatifs à Mécène, Gaïus Cilnius Maecenas (70 BC-8 BC), sont assez partagés. Entre le défenseur des arts, de la poésie ; le politique parfois brutal ; ou l’épicurien, où chercher et trouver la vérité, qui choisir ?
11L’Antiquité, à Athènes, à Rome, connait cette entreprise de l’art et cet art de l’entreprise. On sait aujourd’hui parfaitement comment de multiples ateliers ont fourni la demande en produisant des œuvres originales. Comment aussi d’autres ont copié, en Grèce ou en Italie-Grande Grèce ou non-, des pièces considérées comme des chefs d’œuvre pour les destiner à une clientèle fortunée et impatiente de posséder elle aussi les formes de la respectabilité, de la considération ou de l’aisance sociale7.
12On sait combien notre connaissance de la statuaire grecque s’est nourrie du moment où les « antiquités » ont commencé à être très prisées. Ce savoir est passé justement par une Italie romaine qui avait importé ou fait reproduire les modèles perçus comme dignes d’admiration afin de se les mieux approprier. Citation si connue, « La Grèce vaincue s’empara de son farouche vainqueur et fit pénétrer les arts dans l’agreste Latium » écrit le poète Horace dans ses Epitres8.
13Le même type de mouvement joua bien plus tard aux temps de l’Europe des Lumières. Une belle exposition tenue à Lyon en 1998-1999 le montre parfaitement bien. La fascination de l’Antique. 1700-1770 Rome découverte, Rome inventée9. Inventée aussi par qui ? Par les fouilleurs-pillards ou non-, les découvreurs, les amateurs, les marchands certes d’antiquités ; mais aussi par les producteurs de copies aussi fausses que neuves, et enfin par tous ceux qui avaient saisi cette vérité : l’Antique était à la mode. Il fallait fournir ce désir impérieux, ce rêve qui prenait corps. Un expert du temps, féru savant d’épigraphie, remarquable archéologue et numismate bien plutôt qu’ecclésiastique, l’abbé Barthelemy (1716-1795) dit en pénétrant dans le Capitole de Rome « La première fois que j’y entrais, je sentis le coup de l’électricité ». Saisissement : l’électricité est à l’époque un phénomène à peine découvert, on se livre avec lui à des expériences brutales parfois peu contrôlées. Tel est le choc du phénomène qui bouscule l’abbé amateur d’art.
14A peu près en même temps, la découverte de Pompéi en 1748 et les fouilles des sites enfouis par le Vésuve depuis l’éruption de 79 apr. J-C allaient fournir une masse de modèles déclinés, qui en marbre, qui en métal, qui reproduits dans de multiples gravures10, ...
15Le Moyen Age occidental connait lui aussi, et à grande échelle, ces processus de copies à partir d’un modèle éprouvé, ou la production en série organisée autour d’une gamme réclamée par le public. L’organisation des ateliers, des lieux de production, est elle-même très révélatrice de ce mouvement fort bien étudié dans l’Italie du Quattrocento par exemple11. Ce mouvement n’est pas propre à la Péninsule. On relève ainsi la diffusion considérable des pièces en albâtre sorties des ateliers installés en Angleterre en particulier à Nottingham, cela à la charnière du Moyen Age et de l’époque moderne12. Ou encore la diffusion des modèles de retables médiévaux dans l’espace géographique dont Anvers ; Malines ; Bruxelles, … sont des lieux essentiels.
16Le rapport à l’art est toujours multiple. On dira dans ce colloque le lien avec la commande ou le jeu du marché (Yolanda Bergel et « L’achat des œuvres d’art par l’entreprise »). Ce lien, la place du marchand d’art, du soutien, de l’intermédiaire qui fait la côte, qui donne surface à un inconnu en distinguant son exception, sa qualité ; en entourant de façon plus ou moins exclusive la pépinière de jeunes pousses ; en distinguant le bon grain de l’ivraie ; en protégeant l’artiste même des excès de son génie, tout cela fait de l’art une entreprise, et-aussi- de l’entreprise d’art une sorte d’exception culturelle. Car les artistes se refusent parfois-souvent ?- à une mise en tutelle. Certains même, avant d’être des artistes reconnus ou dédaignés ont cru pouvoir se faire déjà marchands d’art, comme Vincent Van Gogh (1853-1890). Il crut à moment donné construire sa carrière chez Goupil et Cie, imprimeur, éditeur, puis prospère marchand d’art, des estampes, dessins, tableaux, … proposés dans ses galeries. Ce dernier prospéra, lui et son entreprise entre la Restauration et les débuts de la Troisième république13. Vincent Van Gogh finit par démissionner : les impératifs commerciaux étaient à ses yeux trop forts. Même un artiste si maudit-son suicide en est à l’époque le signe- a donc imaginé de faire le marchand.
17Mais Adolphe Goupil n’est pas absolument un novateur. Plus tôt, dans la France de Louis XV, Edme-François Gersaint et sa trajectoire illustrent assez bien les questions que se pose le colloque, et les voies explorées par ceux qui font de l’art, de son commerce, leur activité.
L’enseigne de Gersaint
18Antoine Watteau (1684-1721) est dans les derniers mois de sa vie lorsqu’il peint cette œuvre mondialement connue14.
19Lui qui avait répondu aux sollicitations des marchands lors de son arrivée à Paris en produisant des tableaux de genre, des copies multiples de scènes à la mode réclamées par la clientèle (mais est-ce de l’art ? Ou de la copie alimentaire faite par un artiste de génie ?) va trouver dans Edme-François Gersaint, marchand d’art sur le pont Notre-Dame, un soutien qui ne se démentira pas15.
20Gersaint héberge Watteau, assure son entretien matériel et veillera sur lui jusqu’à sa mort : c’est dans ses bras que décède le peintre en juillet 1721 après une courte agonie.
21Pour remercier ce mécène et cet homme de bien de sa sollicitude, il peint peu avant son décès cette réclame de grande taille, une sorte de format à l’italienne de trois mètres de long sur plus d’un mètre et demi de haut. Elle fut, dit la renommée, l’attraction du public de Paris dès son apparition. On voit sur la réclame une clientèle de qualité, dames en atours, messieurs de qualité, observant ou scrutant de près les toiles déballées ou accrochées aux murs. Le magasin de Gersaint est fort exigu. On ne présage pas qu’il puisse d’ailleurs y vendre autre chose que des toiles, portraits ou scènes mythologiques.
22Or Gersaint a développé son entreprise dans bien d’autres domaines. Il a eu des inspirations qui ouvrent de vastes perspectives d’avenir. Le premier sans doute aucun il a senti qu’il fallait mieux structurer un marché par trop émietté, en lui donnant des outils de référence qui puissent faire foi, et par là même fidéliser une possible clientèle. Gersaint va ainsi préparer le premier catalogue complet d’un artiste certes alors connu, mais avec des pans d’ombre. Le Catalogue raisonné de toutes les pièces qui forment l’œuvre de Rembrandt sort ainsi à Paris en 1751 chez Hochereau16. Certes Gersaint ne vit pas le résultat de son travail, il mourut en effet quelques mois plus tôt. Mais désormais ce type de recension fait à la fois modèle et école. La société de Cour dans le Paris de la monarchie absolue est bien sûr une cliente à la fois fastueuse et exigeante. Il faut être à la mode ; pouvoir dépenser des fortunes afin d’assouvir cette exigence ; se plier aux diktats successifs sortis des prescripteurs du savoir-vivre.
23De très nombreuses études, qu’on ne saurait présenter ici, ont largement exploré des territoires jusqu’alors moins parcourus. Ainsi les recherches de Natacha Coquery, L’hôtel aristocratique. Le marché du luxe à Paris au XVIIIe siècle. On pense de suite à Voltaire, qui fait dire dans Le Mondain, « Le superflu, chose très nécessaire » (1736), … Natacha Coquery met bien en lumière cette « culture de la consommation », dispendieuse certes, mais moteur des commandes17. On pense aussi aux travaux de Cécilie Champy, Curieux et acheteurs de statues. Le marché de la sculpture sous la Révolution et l’Empire à Paris18. Dans des pages inspirées, l’auteur met en scène les relations entre le chaland épris de distinction et pourvu de moyens, et les acteurs de ce marché, certes les artistes (et donc les producteurs de biens culturels, mais aussi les marchands, les collectionneurs, tandis que les ventes aux enchères se multiplient. Pour connaitre un plein succès, elles nécessitent en particulier un catalogue dont nous savons depuis Gersaint que sa confection est l’une des étapes obligatoire du marchand d’art, de son commerce, de sa surface sur la place.
Le temps d’aujourd’hui : entreprise et art
24Le temps d’aujourd’hui, c’est aussi dans le marché de l’art le souvenir bien présent quoiqu’il s’estompe, et les cicatrices encore parfois bien béantes de la gigantesque entreprise de pillage et de spoliation menée par l’Allemagne nazie dès les premiers mois de la guerre (avant même). La France de l’Occupation fut un terrain de choix19.
25Car l’Art a été une prise de guerre, autant qu’un argument politique. L’art dégénéré-une exposition Entartete Kunst a lieu en 1937- est le négatif de l’art national-socialiste. Ce dernier, « héroïque » habitait en particulier à Munich un palais à lui destiné, Haus der Deutschen Kunst, inauguré l’année même de l’exposition Art dégénéré en 193720.
26L’art prise de guerre peut se présenter comme une vaste entreprise de pillage. Elle peut parfois présenter des formes d’achat-forcé et à bas prix, comme le système mis en place sous l’autorité de l’ERR, Einsatzstab Reichsleiter Rosenberg21. Rien qu’en France (mais ERR agit aussi en Belgique ; aux Pays-Bas-mais avec moins d’ampleur, et à partir de 1941 à l’Est), l’ERR draine environ 100 000 objets et œuvres d’art, qui vont rejoindre les collections de musées allemands, celles de tels ou tels dignitaires, mais aussi celles de tels ou tels particuliers. Cette entreprise s’appuie bien sûr et en plus sur la législation antijuive. Cette activité trouve, il faut le dire, des relais détestables chez ceux, Français dévoyés, qui y voyaient l’occasion belle.
27Depuis 1999 la CIVS, Commission pour l’Indemnisation des Victimes de Spoliations agit en particulier pour rechercher, retrouver, restituer ces biens culturels à leur légitime propriétaire, ou à leurs descendants et-ou-ayants droit22.
28En France ou ailleurs, l’impact de ces opérations se fait encore sentir. Libération rend ainsi compte en novembre 2006 d’une vente record chez Christie’s, à New-York, « Le marché de l’art dopé par les restitutions ». En l’occurrence, « toiles de maître provenant en partie d’œuvres rendues à des victimes des pillages nazis ». Il y aurait donc un « marché de la restitution », bien garni d’intermédiaires parfois gourmands23.
29Le passé est le passé. Mais il montre ici combien l’art et ses expressions peuvent susciter de convoitises, et assouvir les pires instincts24.
30Il ouvre aussi réflexion sur une partie du marché obscur de l’art, hors de tout cadre légal et de toute éthique. Une entreprise qui enrichit les trafiquants à tous les niveaux, comme elle le fait des faussaires.
31Aujourd’hui par exemple en France et loin de ces espaces nauséeux issus de la Seconde guerre mondiale, le marché de l’art est confronté à l’irruption d’une fâcheuse péripétie (avril 2017). Le ver serait même dans le fruit. Un marchand d’art réputé de la place de Paris est dans le collimateur de la Justice et de ses pairs.
32« L’explosion des prix du « design moderniste » tente les contrefacteurs ». Bref, « Mobilier des années 1950 : le nouveau terrain de jeu des faussaires » titre l’article. On parle là de vastes quantités de meubles et d’objets, donc de contrefaçon industrielle, le tout passé en vente aux enchères. Artcurial se trouve ainsi cité dans cette affaire, son nom mis en avant25…
33Dans une Europe redevenue prospère après les pénuries et les destructions de nos « guerres civiles européennes » du siècle dernier, l’art est là, puissant lien entre les cultures et les hommes.
34Des maisons en font commerce-souvent depuis longtemps-mais parfois depuis très peu de temps comme Artcurial, vraiment axé sur le marché de l’art depuis 200226.
35Belles entreprises que les maisons de ventes aux enchères. Non qu’elles ne traitent que de l’art ; que des objets précieux ; que des pièces d’exception destinées à des collectionneurs polymaniaques. Le quotidien et ses productions sont aussi au programme de tant et tant de vacations.
36Sotheby’s ? Depuis sa fondation en 1744 par Samuel Baker, l’entreprise a essaimé de par le vaste monde27. En 2017, elle est la seule de son secteur d’activité à la fois cotée à New-York et à Londres. Sa branche française, Sotheby’s France depuis 1967, est installée depuis 1988 en face de l’Elysée, dans un lieu tellement idoine : la Galerie Charpentier élevée sous le Second empire, bâtiment « pendant plus de quarante ans au centre de la vie artistique parisienne ». La compétition entre de telles entreprises est sévère. Une individualité comme Guillaume Cerutti, son talent en sont une illustration. Venu de la haute fonction publique, Guillaume Cerutti entre chez Sotheby’s France en 2007. Président directeur général, il propulse Sotheby’s France au premier rang de sa catégorie, mais quitte l’entreprise en 2015 pour rejoindre Christie’s28.
37Autre actrice essentielle que Christie’s, et pour ce propos à plusieurs titres. D’abord parce que Chritie’s est directement concurrente de Sotheby’s, avec laquelle elle partage une large fraction d’histoire et d’ambition communes. L’origine est anglaise et plus précisément londonienne ; la naissance est ancienne, 1744 pour Sotheby’s et 1766 pour Christie’s ; le développement à l’échelle de la planète est récent (Christie’s expose ainsi des œuvres d’art à Pékin, une première, en 1995). Mais pour notre propos, Christie’s est passée sous le contrôle de François Pinault depuis 1998, ce dernier en ayant acquis l’équivalent de 29%.
38François Pinault, capitaine d’industrie, est venu sur le tard à l’art. Ceux qui ne l’aiment pas le nomment « le Bernard Tapie du bois », en référence à la base première de son activité, le négoce du bois29. Mais après des années de réussite dans les affaires, il se prend d’une vraie passion pour l’art, et spécialement l’art contemporain.
39Parler de François Pinault, c’est donc évoquer la relation passionnelle et passionnée entre l’art et une entreprise ; c’est aussi évoquer la rivalité qui l’oppose en ce domaine à Bernard Arnault, autre capitaine d’industrie-non pas du bois-mais cette fois-ci du luxe avec LVMH30.
40Dans le domaine de l’utilisation de l’image de marque offerte par l’art, les deux vont rivaliser de propositions et d’audace.
41François Pinault tente d’abord de s’assurer un site emblématique de l’aventure industrielle française. Un site chargé d’une symbolique puissante, l’île Seguin, « la forteresse ouvrière » de la Régie Renault, l’un des emblèmes de la Reconstruction du pays après 194531.
42Finalement, et après six ans de négociations et de discussions, François Pinault renonce à installer sur l’île l’espace que devait construire l’architecte japonais Tadao Ando32. On retrouve les deux hommes à Venise la même année. François Pinault s’assure d’abord du Palazzo Grassi, contrôlé jusqu’alors par Fiat. Jean-Jacques Aillagon, ancien ministre de la Culture, est justement chez Fiat conseiller culturel. Le Palais est désormais, une fois rénové en un temps très bref par Tadao Ando, le siège de la Fondation Pinault, et le lieu d’exposition des collections33. Mais le coup de maître de François Pinault est encore mieux en 2007 la mainmise sur la Douane de mer, la Punta della Dogana, que lui disputait la Fondation Guggenheim. Outre que l’on se trouve à nouveau ici devant la propension de la réussite industrielle, bancaire et celle de ses rejetons à investir dans l’art-Peggy Guggenheim fut l’une des héritières de son père Benjamin Guggenheim (ce dernier fit fortune dans les industries minières et disparait dans le naufrage du Titanic en 1912), la Fondation Guggenheim souhaitait elle aussi investir la Douane de mer délaissée depuis vingt ans par la mairie de Venise. En avril 2007, François Pinault l’emporte et Tadao Ando se met de suite au travail pour livrer une œuvre qui de l’avis général fait grand honneur au projet (2009).
43La rivalité avec Bernard Arnault se livre certes sur le terrain de l’art, mais sur le sol parisien. Nul ne peut mettre en doute la force de l’art dans la communication des industries du luxe, et l’image de marque des firmes qui ont pignon sur rue. La Fondation Cartier, parmi d’autres, en est un exemple. Mise en place en 1984, elle a planté ses espaces Boulevard Raspail depuis 1994 dans un bâtiment dessiné par Jean Nouvel, comme Tadao Ando l’une des références mondiales du monde de l’architecture34.
44Bernard Arnault mène de son côté un projet de très grande envergure, la mise en place de la Fondation d’entreprise Louis Vuitton pour la création (2006) transcrite par l’ouverture en octobre 2014 du bâtiment dessiné par Franck Gehry35. Le choix de l’architecte est tout sauf neutre. Ce dernier a conçu le musée Guggenheim de Bilbao ouvert en 1997, une réussite qui a modifié largement et positivement l’image portée par la ville et celle perçue par le visiteur36. La Fondation Louis Vuitton élevée aux confins du Jardin d’acclimatation vient de remporter un succès fêté bien sûr par LVMH. La dernière exposition présentée, celle de la Fondation Chtchoukine, a accueilli 1,2 million de visiteurs, un record pour une institution culturelle (l’exposition a fermé le 5 mars 2017).
45Art et entreprise ? François Pinault fait son retour à Paris. « Jamais la collection Pinault n’aurait dû échapper à la France » déclare Anne Hidalgo, maire de Paris, pour célébrer l’accord tout juste signé entre la Ville, et le mécène en avril 201637.
46Car François Pinault a jeté son dévolu sur le bâtiment de l’ancienne Bourse de commerce de Paris, 5000 m2 d’exposition au cœur de la capitale, soit bien plus que le Palazzo Grassi à Venise.
47La première exposition doit y avoir lieu en 2018. C’est-à-dire presque demain, non sans que la concurrence avec Bernard Arnault soit pour autant effacée, « après le bâtiment futuriste de la fondation Vuitton dans le Bois de Boulogne, ce sera un édifice historique revisité par l’architecte Tadao Ando qui viendra renforcer l’attractivité de Paris sur l’échiquier mondial de l’art […] Un écosystème culturel capable de drainer toujours plus de touristes et d’amateurs vers la capitale » à en lire Les Echos38.
48Pour célébrer l’union de l’art et de l’entreprise certainement…
Notes de bas de page
1 Panorama est un terme qui semble dans la philosophie de l’exercice proposé ici bien pertinent. Le peintre britannique Robert Barker (1739-1806) en dépose le brevet (1787), en diffuse la terminologie qu’il forge (1792). Il s’agit d’une vue circulaire d’un paysage, que l’on peut embrasser ainsi dans sa globalité : Edinburgh d’abord, puis Londres, ... On va se livrer ainsi à une exploration-très rapide certes-à travers le temps et l’espace.
2 Expression consacrée dans le milieu. L’exception culturelle a fait, et fait l’objet d’une abondante littérature. Par exemple et pour faire simple dans une matière compliquée, Serge Regourd, L’exception culturelle française, QSJ ?, PUF, 2004.
3 Le Figaro-Culture, 9 janvier 2017 « Expo Chtchoukine : triomphe et prolongation ». L’article évoque en plus le triomphe très diplomatique de cette exposition montée en partenariat avec les institutions russes, musée de l’Ermitage à Saint Pétersbourg ; musée Pouchkine de Moscou, une belle prouesse dans le climat franco-russe actuel assez délétère.
4 Parmi quantité de références, et pour faire pendant à LVMH, un autre article du Figaro-Culture, 27 avril 2016, « François Pinault installe enfin ses œuvres à la Bourse de commerce à Paris ». Même son de cloche au Monde, même date, « La Fondation Pinault. Un joli coup pour la ville de Paris » sous la plume de Philippe Dagen.
5 Voir pour l’article « Sévère correction pour le marché mondial de l’art contemporain » Les Echos-Entreprises et Marchés, 3 octobre 2016.
6 Voir pour plus ample informé www.artprice.com « The wold leader in Art Market information ».
7 La Grande Grèce est la partie sud du littoral de l’Italie actuelle (surtout Basilicate ; Campanie ; Calabre ; Pouilles) avec ou non la Sicile suivant les approches, espace parsemé de fondations grecques et abritant par exemple de nos jours parmi les plus beaux temples grecs et les mieux conservés. Pour cette activité de copie, lire la contribution de Bernard Holtzmann, « Reproduction des œuvres d’art. Les copies dans la sculpture antique », Encyclopaedia Universalis, en ligne, www.universalis.fr
8 Epitres, II, 1, vers 156-157, Graecia capta ferum victorem cepit, et artes intulit agresti Latio. Horace (65 BC-8 PC). Les Grecs estimaient souvent que les Romains étaient et restaient un peu épais. Ces derniers le leur rendaient bien.
9 Catalogue de l’exposition présentée au Musée de la civilisation gallo-romaine de Fourvières, Lyon, 1998-1999, Somogy, 1998. François de Polignac, maître d’œuvre du catalogue, est un spécialiste de cette perception de l’Antiquité par nos âges classiques et plus largement du monde grec, de ses institutions et de ses religions.
10 Voir www.unesco.org s’agissant du processus d’inscription de ces sites, Herculanum ; Pompéi ; Torre Annunziata sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO, cela depuis 1997.
11 Ce qui interroge directement sur l’assise même de l’atelier, où concrètement sont taillées/peintes/sculptées les pièces destinées au marché. Voir Jean-Marie Guillouet et alii, « Enquête sur l’atelier : histoire, fonctions, transformation », Perspectives Actualité en histoire de l’Art, 1, 2014, pp. 27-42.
12 Lire en particulier la contribution de Nigel Ramsay dans les Actes du colloque international tenu à Rennes en 1983, Artistes, artisans et production artistique au Moyen Age, tome III-Fabrication et consommation de l’œuvre, pp. 605-619, Paris, 1990.
13 Adolphe Goupil (1806-1893). Né et installé à Paris, il mena au cours du XIXe siècle une aventure commerciale remarquable, à Paris certes, mais aussi à Londres et dans l’Europe qui compte alors, sans oublier New-York et le Nouveau Monde. A la fin de sa vie, il accède aussi aux honneurs de la République et à ceux de la notabilité. Chevalier de la Légion d’Honneur (1877), il est maire de la commune rurale de Saint-Martin-aux-Chartrains (Calvados, canton de Pont-L’Evêque) de 1875 à son décès.
14 Cet intitulé qu’il faut un peu compléter, A l’enseigne de Gersaint. Edme-François Gersaint, marchand d’art sur le pont Notre-Dame, Champ Vallon, 2002, par Guillaume Glorieux. Cet auteur, spécialiste de Gersaint lui a consacré une thèse de doctorat, Edme-François Gersaint (1694-1750), Paris IV, 2000.
15 Le pont Notre-Dame relie la rive droite de la Seine à l’île de la Cité. Reconstruit à plusieurs reprises après des sinistres variés (incendies ; crues, …), le pont Notre-Dame de Gersaint est bordé de part et d’autre par deux rangs de maisons, comme le veut l’usage du temps (seul à Paris le pont Neuf fit longtemps exception). De très nombreux marchands des choses de l’art occupent à l’époque les échoppes. Les maisons furent détruites sous le règne de Louis XVI. Le tableau d’Hubert Robert (1733-1808), La démolition des maisons du pont Notre-Dame (Musée Carnavalet, Paris) montre bien ce site. Le pont actuel date du Second empire.
16 Rembrandt van Rijn (1606 ?-1669). L’un des maîtres néerlandais parmi les plus connus et célébrés. Des querelles d’attribution ne sont aujourd’hui pas closes. L’ouvrage parait en 1751, déjà, avec des mises à jour, l’ensemble « dédié aux amateurs des beaux Arts ».
17 Ouvrage issu d’une thèse soutenue en 1995 à Paris I. Pour l’ouvrage, Publications de la Sorbonne, Paris, 1998, 445 pages.
18 Thèse de l’Ecole des Chartes, 2008.
19 Il n’y a pas lieu ici de s’étendre sur la notion nazie de l’Art, qu’il soit « dégénéré » ou non.
20 Le bâtiment, considérable par sa taille, est toujours debout et gère le souvenir d’une origine difficile www.hausderkunst.de
21 Alfred Rosenberg (1893-1946), l’un des idéologues du National-socialisme mais surtout le ministre des Territoires occupés à l’Est, sera l’un des condamnés à mort de Nuremberg. Sa titulature de Reichsleiter en fait un très haut responsable du Reich, même si son étoile pâlit largement au cours de la guerre.
22 www.civs.gouv.fr , décret n° 99-778 du 10 septembre 1999.
23 Libération, 11 novembre 2006, avec références à des articles antérieurs. Article de Vincent Noce.
24 Lire par exemple dans Revue d’histoire de la Shoah, 2007/1, n° 186, pp. 195-216, » Pillage et (non) restitution des œuvres d’art aux Pays-Bas (1940-2001) » par Gerald Aalders.
25 Les Echos, 13 avril 2017, p. 10, article de Martine Robert.
26 www.artcurial.fr « Elle [la maison de vente] est structurée autour d’une vingtaine de départements d’Art qui regroupent les meilleurs experts ». Artcurial a été créé en 1975.
27 Voir le site www.sothebys.com Fine Art Auctions, …
28 Ancien directeur général du Centre Pompidou (1996-2001), il a été aussi directeur de cabinet de Jean-Jacques Aillagon au ministère de la Culture (2002-2004). Sa présidence chez Sotheby’s est marquée au passage par une polémique assez brutale avec Luc Ferry, par presse interposée. Ce dernier daubait sur l’art contemporain dans l’une de ses chroniques. Lire Le Figaro, 8 aout 2014, « Le triple mépris de Luc Ferry », pour lequel « le succès et l’importance de l’œuvre de Pierre Soulages ont été fabriqués par le marché de l’art », ce qui de l’avis de Guillaume Cerutti est un non-sens grossier.
29 Quant à Bernard Tapie, les nombreuses péripéties judiciaires qui ont affecté ou affectent la trajectoire de l’intéressé (truquage des matchs de foot ; arbitrage Société générale, …) montrent que la comparaison se veut destructrice. Une sorte de nouveau riche en quête de respectabilité.
30 www.lvmh.fr Jeune structure créée en 1987, … Voyez la suite sur le site.
31 Ile de la Seine, un peu plus de 11ha. Dépend de la commune de Boulogne-Billancourt. De là la réplique-fausse-prêtée à Jean-Paul Sartre, « il ne faut pas désespérer Billancourt ». L’île reste le cœur de péripéties nombreuses. Un projet de l’architecte Jean Nouvel y a fait long feu depuis 2009-2010 (« Ile de tous les arts », …).
32 Lire Le Monde, 10 mai 2005, François Pinault, « Ile Seguin : je renonce ». Pour Tadao Ando, www.tadao-ando.com
33 www.palazzograssi.it, en italien ; anglais ; français.
34 www.fondation.cartier.com La première fondation était installée à Jouy-en-Josas (Yvelines) à l’initiative d’Alain-Dominique Perrin.
35 www.fondationlouisvuitton.fr
36 www.guggenheim-bilbao.eus. « L’effet Guggenheim » est-il exportable ? Ce fut le pari fait avec l’implantation du Louvre à Lens www.louvrelens.fr . Le musée, inauguré en 2012, n’a pas entièrement rempli les attentes mises en lui par les collectivités qui financèrent le projet. Cf. Le Monde, 21 août 2016, sous la plume de Jean-Michel Tobelem, « Le Louvre-Lens n’aura pas « l’effet Bilbao » escompté ».
37 Lire dans Libération, 27 avril 2016, l’article portant ce titre et célébrant l’accord. Toute la presse du domaine de l’art (ou non d’ailleurs) a annoncé et commenté l’événement, ainsi Connaissance des Arts (même date) « François Pinault va ouvrir son musée à Paris ».
38 Les Echos, 27 avril 2016, « La « Pinault collection » prendra place fin 2018 à la Bourse du commerce de Paris ».
Auteur
Professeur à l'Université Toulouse Capitole, Centre Toulousain d'Histoire du Droit et des Idées Politiques (CTHDIP)
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La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
Dix ans après
Sébastien Saunier (dir.)
2011