La mise en œuvre de la loi du 9 décembre 1905 : une question de principes
p. 55-68
Texte intégral
1Sur un sujet aussi complexe et sensible que la laïcité, le regard de l’historien du droit s’impose car il permet de prendre un certain recul par rapport à l’objet d’étude. Les communications précédentes ont d’ailleurs déjà évoqué des dates importantes : l’« édit » de Milan (313), au début de l’époque constantinienne qui met fin aux persécutions contre les chrétiens, le baptême de Clovis dans les dernières années du Ve siècle à l’origine de la grande alliance entre la monarchie française et l’Eglise catholique. Il faudrait évoquer également le sacre des rois de France qui fait du roi « l’évêque du dehors », la tradition gallicane à partir de l’époque de Philippe le Bel et de Boniface VIII (fin du XIIIe - début XIVe siècles) et ses différentes déclinaisons : royale, épiscopale, parlementaire, qui traverse toute l’histoire de la monarchie française et bien au-delà.
2A l’opposé des mentalités contemporaines occidentales qui reconnaissent la grande diversité des opinions religieuses et leur nécessaire protection dans et par les Etats démocratiques, la question de l’unité religieuse garante de l’unité nationale est également d’une grande importance. Elle doit être appréhendée, dans le contexte historique français, à l’époque moderne, et il est naturel de la rappeler à Montauban, autour de la question protestante et des principaux édits qui en jalonnent l’histoire mouvementée et souvent douloureuse : édit de Nantes (1598), édit de Fontainebleau qui révoque le précédent (1685), édit de tolérance de 1787 qui annonce l’introduction du mariage civil en droit français.
3Issu de notre histoire nationale, naturellement singulière, et de l’évolution non linéaire des mentalités, le régime français de la laïcité comporte des éléments juridiques1 mais aussi beaucoup d’autres de nature sociologique2 et philosophique. C’est ce qui fait sa complexité et son intérêt. On le dit à géométrie variable. Il est difficile à définir de manière incontestable, même si certains de ses aspects émergent autour de la séparation des Eglises et de l’Etat, de la neutralité de la puissance publique en matière religieuse ou du principe de non-discrimination. Cette laïcité française, si mal comprise et si souvent instrumentalisée est encore moins transportable dans d’autres pays qui ont une histoire, une culture, des mentalités différentes. Il faut rappeler ces règles de bon sens qui sont le fruit, pour ce qui nous concerne, d’un enseignement dispensé à l’égard de publics étrangers qui ont du mal à percevoir notre conception française de la laïcité, voire ont tendance à l’assimiler au laïcisme, même si je puis témoigner d’une réelle attente sur ces questions que j’ai souvent constatée dans des pays aussi différents que la Grèce, la Pologne, la Roumanie, la Russie, la Suisse, le Sénégal où j’ai eu l’occasion d’intervenir ces dernières années, en essayant de présenter à des auditoires très divers la conception française de la laïcité et des rapports entre l’Etat et les religions.
4Comme nous sommes tenus de chausser les bottes de sept lieues, nous avons choisi de centrer d’abord notre réflexion sur deux questions qui nous paraissent centrales dans cette histoire si heurtée des relations entre l’Eglise catholique (et plus généralement des cultes) et l’Etat en France : la période révolutionnaire marquée par des continuités et des ruptures autour de la notion de séparation (I) et ensuite les évolutions qui marquent le XIXe siècle, jusqu’aux tensions des débuts de la Troisième République qui conduiront à l’adoption de la grande loi du 9 décembre 1905 (II). Aboutissement d’un processus historique de longue période, cette loi que l’on présente comme la charte de la laïcité, même si le mot n’y figure pas met l’accent sur la notion de « séparation des Eglises et de l’Etat », dont elle définit les principes (III) dans son titre premier, principes qui continuent à guider les solutions retenues par la jurisprudence3 pour traiter les questions nouvelles qui n’ont pas manqué de se poser jusqu’à aujourd’hui.
I – La « séparation » de la période révolutionnaire
5L’idée même de séparation entre le spirituel et le temporel remonte très haut dans l’histoire du christianisme puisqu’il est permis d’entrevoir ses origines dès le fameux : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu 4», une parole du Christ qui répond à la question : « est-il permis de payer l’impôt à l’empereur ? », avec une réponse qui d’ailleurs étonne son auditoire et semble condamner une approche théocratique du pouvoir politique, même si la question est très complexe5. Il faut toutefois ajouter que la légitimation religieuse tant de l’origine du pouvoir royal que de ses limitations a entrainé l’établissement précoce de liens très puissants entre la monarchie française et l’Eglise catholique, à nuancer par les incidences du gallicanisme qui met en avant, d’une manière ou d’une autre l’indépendance du pouvoir royal à l’égard de la papauté.
6Tant au plan national qu’au plan local6, la question religieuse est centrale dans l’histoire de la Révolution française7. En effet, les liens entre pouvoir royal et pouvoir religieux étaient si anciens et si puissants, que les évolutions politiques qui ont affecté le pouvoir monarchique ont eu des répercussions quasi-mécaniques et immédiates sur l’organisation et le rôle de l’Eglise au sein de la nation.
7Gardons-nous cependant d’une approche trop manichéenne. Plus de deux cents ans après la Révolution, il est aujourd’hui temps de dépasser une approche idéologique et partisane de ces questions, comme le recommandait François Furet, il y a un demi-siècle, dans une œuvre pionnière8 qui fut le point de départ en France du renouvellement attendu de l’historiographie de la Révolution française.
8L’Eglise de France, en effet, n’est pas monolithique, ni avant, ni durant la Révolution9. Si le lien entre l’épiscopat et la noblesse a été souvent souligné10, on n’a pas assez insisté sur le rôle déterminant qu’a joué le bas-clergé dans la création déterminante d’une Assemblée nationale qui remplace les Etats généraux au mois de juin 1789. La grande majorité des députés du clergé est constituée de curés11. Au mois de juin 1789, alors que l’on semble s’enliser dans des questions procédurales, c’est le ralliement d’un nombre de plus en plus important de curés aux députés du tiers-Etat qui a amorcé la mutation des Etats généraux traditionnels en Assemblée nationale constituante. C’est lui qui a permis le transfert de souveraineté réalisé juridiquement le 27 juin 1789 entre le pouvoir royal et celui de l’Assemblée. On aurait donc tort de penser que la Révolution a été, dans ses débuts, antireligieuse ou même anticatholique, orientation qui a été par la suite indéniable.
9Il faut également souligner l’importance, pour la compréhension de notre sujet de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen promulguée le 26 août 1789. Placée, dans son préambule, sous les auspices de l’Etre suprême, qui nous semble assez proche du dieu des philosophes, la Déclaration en laquelle Michelet verra le « catéchisme des temps nouveaux », n’accorde que peu de place aux questions religieuses : malgré les tentatives d’un certain nombre de députés, nulle trace de Dieu, du catholicisme religion d’Etat ou même comme religion majoritaire, du pouvoir ecclésiastique pourtant si proche du pouvoir politique de manière traditionnelle. Tout au plus, l’article 10, si important pour l’avenir, consacre-t-il le principe selon lequel « nul ne doit être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». Ce texte est capital puisqu’il pose en creux un principe de séparation entre l’Eglise catholique et l’Etat. L’Etat n’a plus désormais de religion officielle. La croyance religieuse se situe du côté des droits naturels et civils. L’utilisation du pluriel dans l’article 10 va également dans le sens d’une perte de suprématie du catholicisme, orientation que l’on retrouve également dans la Constitution de 1791 intitulé : « Dispositions fondamentales garanties par la constitution »12.
10La marche en avant du processus révolutionnaire conduira à un certain nombre de tensions de plus en plus graves en matière religieuse.
11Proposée de manière généreuse par Talleyrand, évêque d’Autun, ancien agent général du clergé qui connaissait donc bien les questions liées au temporel ecclésiastique, la nationalisation des biens de l’Eglise (Décret du 2 novembre 1789) visait à participer au comblement de la dette publique. Elle devait conduire, pour faire face à la disparition du patrimoine ecclésiastique, à l’adoption de la constitution civile du clergé (Décret définitif du 12 juillet 1790). D’esprit ultra-gallican, ce texte émané du comité ecclésiastique de l’Assemblée constituante, dont les principales mesures (alignement de la carte des diocèses sur celle des départements nouvellement créés, élection des évêques et des curés, suppression de l’investiture canonique par la papauté, réduction du pouvoir hiérarchique des évêques) devait conduire au schisme religieux entre une Eglise constitutionnelle13 et une Eglise réfractaire. Aggravé par la suppression des vœux solennels des religieux et des ordres contemplatifs (Décret du 13 février 1790) et l’obligation faite aux ecclésiastiques de prêter serment à la nation, à la loi et au roi (Décret du 27 novembre 1790), ce qui constitue implicitement un serment portant sur l’acceptation de la nouvelle organisation de l’Eglise de France telle qu’elle est issue de la constitution civile du clergé, le nouveau régime des cultes se heurtera au refus de la grande majorité des évêques, du clergé et des fidèles puis de la papauté qui ne pouvait accepter une rupture unilatérale du régime issu du concordat de Bologne (1516). D’où les tensions de plus en plus graves et les violences commises en matière religieuse durant la suite de la Révolution dans un contexte de plus en plus dramatique né de la guerre, des soulèvements internes, de la politique de salut public qui conduira à adopter des mesures très répressives et de déchristianisation mais aussi à des initiatives d’ordre culturel telles que l’introduction du calendrier révolutionnaire le 5 octobre 1793 substitué au calendrier chrétien ou encore à des tentatives (globalement infructueuses) de création de nouveaux cultes tels que le culte décadaire, le culte de la Raison et surtout le culte de l’Etre suprême, inauguré à Paris le 8 juin 1794 à l’initiative de Robespierre pour équilibrer sa politique de la Terreur par l’éducation morale des citoyens autour des vertus liées aux grands idéaux révolutionnaires et à ce que l’on peut appeler « la religion de la Révolution ».
12Déjà présente au moins dans son esprit dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, l’idée d’une séparation de l’Eglise et de l’Etat progresse durant la décennie révolutionnaire. Alors que bien des résistances à la Révolution sont fondées sur des considérations plus religieuses que politiques, on constate une forte pression populaire pour la reprise du culte catholique durant la période de la convention thermidorienne. Nous l’avons constaté dans le cas de la ville de Toulouse14 et le cas est loin d’être isolé. Il y a donc un décalage considérable entre la législation thermidorienne qui ne fait que desserrer l’étau de la répression et les aspirations populaires à la reprise du culte public catholique. Le décret du 2e jour complémentaire de l’an II (18 septembre 1794), dispose que la République… ne paie plus les frais ni les salaires d’aucun culte, disposition que reprend le décret du 21 février 1795 (4 ventôse an III) sur proposition de Boissy d’Anglas (1756-1826) qui proclame la liberté d’exercice des cultes mais sans reconnaissance, ni prise en charge financière.
13La Constitution de l’an III, votée le août 1795 consacre cette séparation en disposant que : « nul ne peut être forcé à contribuer aux dépenses d’un culte et que la République n’en salarie aucun ». La séparation de l’Eglise et de l’Etat est dans la logique de la tolérance philosophique ». Il s’agit, d’abord, et d’ailleurs d’une manière temporaire, en raison des résurgences du courant néojacobin durant la Directoire, de mettre fin à des persécutions religieuses qui heurtent le sentiment populaire. La liberté de pratique religieuse s’entend surtout comme une liberté dans la sphère privée, sans concours de la puissance publique ni pour salarier ni pour fournir des locaux aux cultes. Un peu plus tard, la loi du 11 prairial an III (30 mai 1795) restitue les églises au culte. Malgré un certain nombre de tracasseries administratives et policières, on assiste à une restauration de la religion entre mai 1795 et septembre 179715.
II – Le XIXe siècle : du concordat au « discordat »
14La question religieuse fait partie des grandes questions politiques que dut régler le régime napoléonien, dès son arrivée au pouvoir. Après dix années de schisme religieux et d’affrontements de nature politico-religieuse, il fallait trouver une solution acceptable à la fois par un régime issu de la Révolution et qui prétendait la terminer16 tout en se revendiquant des principes qui l’avaient inspirée et une Eglise catholique fortement rudoyée par les persécutions et majoritairement fidèle à Rome même si l’Eglise constitutionnelle avait tenté une nouvelle synthèse devenue impossible, en raison de l’évolution de la situation politique.
15Fruit des difficiles négociations diplomatiques entre les représentants de Napoléon Bonaparte et du pape Pie VII nouvellement élu, le concordat de 1801 passé entre la France et la Saint-Siège17 parvient à régler les principales questions18 : le système de nomination des évêques19 et des curés en demandant aux titulaires de démissionner volontairement pour en revenir à l’esprit du concordat de Bologne qui suppose un accord entre la puissance temporelle et la papauté, le sort des biens nationaux20, la fixation d’un « traitement convenable21 » pour les membres du clergé, la mise à disposition du clergé des édifices du culte22, la reprise des relations diplomatiques, la reconnaissance du catholicisme non comme religion d’Etat mais comme « religion de la majorité des Français23 ». Complété par les articles organiques qui alourdissent considérablement la mainmise de l’Etat sur l’Eglise catholique et les autres cultes, le régime concordataire permettra la reprise de la pratique religieuse, permettra une certaine aisance matérielle des ministres des cultes, servira de modèle à des accords du même type entre le Saint-Siège et d’autres pays catholiques mais il comporte également des zones d’ombre. Rien sur le statut des congrégations religieuses, en plein essor et qui se développeront au XIXe siècle essentiellement sur un régime juridique de simple tolérance administrative et surtout une tutelle étatique de l’Etat sur les cultes qui consacre une reprise et une accentuation de la tradition gallicane, y compris par la réintroduction de la procédure de l’appel comme d’abus jadis placée dans les mains des parlements et désormais du conseil d’Etat ainsi que par l’impossibilité de tenir des assemblées du clergé qui existaient sous l’Ancien régime.
16Les nombreux régimes politiques que connaitra la France au XIXe siècle conserveront ce régime concordataire qui représente alors un point d’équilibre qui semble satisfaire les différentes parties même si un certain nombre de tensions seront constatées, notamment au début de la monarchie de juillet24, un régime issu d’une révolution faite en grande partie contre la politique de Charles X de restauration ostensible de l’alliance entre le Trône et l’Autel.
17Alors que le régime du Second Empire, en dépit de la question romaine et de la situation des Etats pontificaux et de la position de la France au moment de l’unité italienne, accorde un grand prix aux bonnes relations avec l’Eglise catholique toujours très présente dans les manifestations officielles, la situation se tend à nouveau, d’abord au moment de l’épisode sanglant de la Commune de Paris en 1871 puis au début de la Troisième République à l’époque où la République se républicanise et où les majorités parlementaires sont de plus en plus ouvertement républicaines et prennent leur distance à l’égard d’une Eglise catholique considérée comme liée aux régimes conservateurs.
18Débute alors une période de « discordat » entre l’Eglise catholique et les gouvernements de la Troisième République durant la période 1880-1905 où s’affermit l’idée républicaine. A partir de l’époque de Jules Ferry, on assiste à de nombreux conflits : laïcisation progressive de l’enseignement public et du secteur hospitalier, question du statut juridique des congrégations, rôle de la presse d’opinion dont le ton est à l’époque particulièrement véhément. Au tournant du siècle, l’affaire Dreyfus (1894-1906) radicalise les positions antagonistes en dépit de la politique conciliante menée par le pape Léon XIII, à l’origine de l’encyclique Rerum novarum (15 mai 1891) qui réaffirme la doctrine sociale de l’Eglise catholique à la recherche d’une troisième voie entre le marxisme et le libéralisme et prône, avec une bonne longueur d’avance sur la majorité de l’opinion catholique française de l’époque une politique de ralliement au régime républicain dans l’encyclique Au milieu des sollicitudes (16 février 1892). La période est marquée par beaucoup d’incompréhensions entre une Eglise catholique qui a du mal à se rallier au régime républicain en raison de son origine révolutionnaire et des Républicains qui redoutent les influences de l’Eglise en particulier dans le domaine scolaire, craignant à tort ou à raison que l’Eglise profite de sa place retrouvée dans les institutions scolaires pour détourner les futurs citoyens du régime républicain, d’autant que, depuis 1848, le suffrage universel (masculin) a été reconnu. D’où un cheminement devenu inéluctable vers la loi de Séparation, dont un premier projet est déposé le 10 novembre 1904 après la rupture des relations diplomatiques entre la France et Rome et un second en février 1905.
III – Les principes posés par la loi du 9 décembre 1905
19Outre le principe de la séparation, trois grandes questions ont dominé les débats législatifs : celles des édifices des cultes, des associations cultuelles et de la dévolution des biens. L’étude des débats parlementaires est particulièrement intéressante25. Toutes les opinions se sont exprimées mais finalement grâce au rôle joué par Aristide Briand, rapporteur du projet présenté à l’Assemblée par la commission parlementaire présidée par Ferdinand Buisson, la loi a consacré une position médiane qui a permis par la suite des interprétations dans un sens globalement libéral.
20Depuis son adoption, il y a maintenant plus d’un siècle, le texte de la loi de 1905 a été maintes fois modifié26. Ce qui est essentiel, ce sont les deux premiers articles qui correspondent au titre premier consacré aux « Principes ».
21Ces principes qu’il faut comprendre et interpréter ensemble sont les suivants :
22Article 1er : affirmation de la liberté de conscience et de la liberté d’exercice des cultes sous réserve du respect de l’ordre public. Dans le droit fil de l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789.
23Article 2 : affirmation du principe de neutralité de l’Etat, ce qui met fin au système des cultes reconnus par le concordat de 1801 complété par les articles organiques de 1802, à l’égard des cultes catholique, protestants (luthérien et réformé) et juif. Il en résulte que l’Etat et les collectivités publiques, en général, ne financent plus et ne peuvent plus financer directement les cultes, sauf le cas des aumôneries visées par l’article 2 in fine dans les secteurs scolaire, hospitalier et pénitentiaire.
24On peut proposer le commentaire suivant de ces deux premiers articles :
25Article 1er : la liberté religieuse est proclamée en tant que droit fondamental. Ce n’est pas un hasard si le législateur a voulu donner d’abord cette garantie.
26Dans un pays comme le nôtre qui est la patrie des Droits de l’homme, chaque personne peut choisir, en toute liberté, son appartenance religieuse : adhérer à telle ou telle religion, ne pas avoir de religion ou changer de religion.
27Contrairement à ce que certains prétendent, l’article 1er de la loi de 1905 qui doit être considérée comme la charte de la laïcité en France, ne distingue pas entre l’exercice du culte dans la sphère privée ou dans la sphère publique. Ce qui compte, c’est le respect de l’ordre public, notion que les juristes connaissent bien dans sa définition classique : bon ordre, sécurité, salubrité, tranquillité publiques, auxquelles on a ajouté le respect de la moralité et de la dignité. On doit considérer comme règle d’or en ce domaine que tant que l’ordre public est respecté, la liberté religieuse doit primer. Bien entendu, cette liberté n’est pas absolue mais relative. La liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres. Elle doit se combiner aussi avec les autres libertés, en particulier la liberté d’expression.
28L’article 2 pose un principe essentiel de neutralité de l’Etat. En France, l’Etat n’a pas de religion officielle et s’interdit d’en avoir une. Il est areligieux, en ce sens qu’il ne professe pas une religion particulière et ne se prononce pas sur les matières religieuses. Il n’est pas antireligieux, ni hostile par principe aux religions. La notion de « bouclier », associée à celle de laïcité, parfois utilisée par les hommes politiques, en particulier en ces temps de campagne électorale doit être précisée. On peut admettre le bouclier contre des dérives, des fanatismes, les excès, les violences que l’on tenterait à tort de justifier par une adhésion religieuse. On peut également, à bon droit, évoquer la protection contre toute emprise religieuse, tout prosélytisme qui ne respecterait pas la liberté humaine. Mais il ne s’agit pas, pour autant de dénier toute présence, tout rôle aux religions qui font naturellement partie du paysage social et mental de nombre de personnes. S’il en était différemment, cela reviendrait à confondre laïcité et laïcisme, opinion qui a pu se manifester mais qui n’a pas prévalu.
29La neutralité implique qu’il n’y a plus de religion d’Etat en France, contrairement à ce qui a existé historiquement pour le catholicisme sous l’Ancien Régime et encore durant la Restauration entre 1814 et 1830. Depuis la charte de 1830 et la monarchie de Juillet, il n’y a plus de religion d’Etat en France. Sur ce point particulier, la loi de 1905 ne fait que confirmer une situation antérieure.
30A noter, en dehors de cas particuliers de certains territoires ultramarins, le cas de l’Alsace-Moselle qui, pour des raisons historiques également (rattachement à l’Empire allemand entre 1871 et 1918) et sociologiques (l’attachement des populations à ce régime) a conservé un droit local d’origine concordataire avec le système des cultes reconnus, ce qui concerne la culte catholique, les cultes protestants et le culte juif mais pas le culte musulman, d’où un certain nombre de débats actuels visant à étendre à la religion musulmane le régime local en Alsace-Moselle, alors que certains souhaitent supprimer ce régime local.
31Ce système français se distingue de celui d’autres pays qui ont gardé jusqu’à nos jours une religion d’Etat, comme le Royaume-Uni, avec la religion anglicane ou certains pays d’Europe du Nord avec le luthérianisme, une religion dominante comme la Grèce pour l’Eglise orthodoxe mais il y a beaucoup de nuances entre ces systèmes et le régime français de laïcité d’un pays à un autre au sein même de l’Union européenne en raison d’histoires nationales très différentes, ce qui explique qu’il n’y ait pas de modèle européen et que la Cour européenne des droits de l’homme renvoie sagement à la marge d’appréciation des Etats, s’agissant d’un domaine où il n’y a pas de consensus sur la question entre les différents Etats relevant de la compétence des juges de Strasbourg, c’est-à-dire les quarante-sept Etats membres du conseil de l’Europe.
32Du point de vue du financement des cultes, la règle posée par la loi de 1905 est claire : pas de financement public direct aux cultes, qu’il s’agisse de l’Etat ou des collectivités territoriales : communes, départements, régions qui n’existaient pas en 1905, regroupements de communes… Cela a entrainé la suppression progressive de tous les budgets publics qui existaient en France au XIXe siècle. Les fidèles de chaque culte doivent donc pourvoir de leurs deniers aux frais de leur culte. Cela suppose une organisation interne de ces cultes, avec le cas particulier du culte musulman qui se dote progressivement d’institutions représentatives, ce qui ne va pas sans difficultés mais que l’on espère pouvoir être surmontées car l’Etat a besoin de pouvoir dialoguer avec des interlocuteurs légitimes et reconnus par les pratiquants des différents cultes présents sur le territoire de la République française. D’où le développement ces dernières années du conseil français du culte musulman et de la fondation pour les œuvres de l’islam.
33En ce qui concerne les aumôneries visées par l’article 2 in fine, il s’agit d’exceptions justifiées par le respect de l’article 1er garantissant le libre exercice du culte. On a ici des milieux fermés dans lesquels la pratique du culte doit être respectée. C’est le cas des établissements pénitentiaires, du secteur hospitalier au sens large, des internats publics, surtout dans le contexte du début du XXe siècle. La question est discutée pour les externats. L’article 2 disposant « tels que », la liste n’est pas limitative et le Conseil d’Etat a admis que de telles aumôneries pouvaient être organisées et financées dans le milieu militaire.
34L’application combinée de ces deux articles depuis plus d’un siècle s’est faite dans un sens libéral, sous la main du Conseil d’Etat et avec les encouragements de la doctrine, notamment de Maurice Hauriou, dans la période qui a immédiatement suivi l’adoption de la loi de 1905 dans ses célèbres commentaires d’arrêts27.
35Tel a été le cas rapidement en matière de police des cultes. Dès avant la Guerre de 14, le Conseil d’Etat s’est livré à une appréciation in concreto des troubles à l’ordre public qui seuls pourraient justifier une interdiction. La menace de trouble ne suffit pas. La question des usages et des traditions locales a été mise également en avant pour annuler des arrêtés municipaux interdisant des processions religieuses, des convois funèbres (CE, Abbé Olivier, 1909) ou le port du viatique (CE, 1909, Abbé Deguille). Finalement, a été posée la règle d’or selon laquelle, la liberté doit être la règle et l’interdiction de police l’exception (CE, 10 août 1917, Baldy).
36Le Conseil d’Etat a pris en compte également depuis 2011 la notion d’intérêt public local qui peut justifier des financements publics. Le principe a été posé dans cinq arrêts d’assemblée concernant l’achat d’un orgue dans une église par une commune (intérêt musical et culturel) ou l’ascenseur prévu pour des personnes handicapées visitant la basilique de Fourvière à Lyon (intérêt touristique), ou encore un abattoir temporaire (hygiène publique). Cette jurisprudence a été maintenue en prenant en compte les économies d’énergie et l’intérêt environnemental (CE, 2012) ou la participation d’une collectivité aux travaux de restauration d’une cathédrale en Afrique du Nord qui fait partie du patrimoine culturel méditerranéen (CE, 2016) ; mais le caractère religieux ne doit pas être trop présent (CE, 2013, ostensions limousines).
37On retrouve ces considérations tout en nuances dans les interventions récentes du Conseil d’Etat dans le feuilleton du burkini (ordonnance en référé d’août 2016) et les arrêts concernant les crèches de Noël (CE, novembre 2016) qui font l’objet de communications durant ce colloque.
38On voit donc, pour conclure, que s’agissant de la mise en œuvre de la loi du 9 décembre 1905, si « tout est arrivé, à l’exception de ce qui avait été prévu », le titre premier, consacré aux principes, fournit les éléments substantiels permettant de résoudre les principales questions qui n’ont cessé d’évoluer depuis plus d’un siècle en matière de laïcité. Fruit d’un équilibre qui a été voulu par un législateur bien conscient des difficultés d’application, ce premier titre permet donc aux juges de prendre des décisions équilibrées, alors que le contexte reste sensible.
39Cela conduit à insister, dans le sillage de René Rémond, sur l’idée d’une séparation souple qui fait partie également de l’esprit de la loi de 1905 car « il peut y avoir une séparation distinctive et non antagoniste. La séparation des pouvoirs n’est pas l’absence de toute relation entre eux »28. Bien loin de là.
Notes de bas de page
1 On se reportera en particulier à : Janine Dufaux, Philippe Dupuy, Jean-Paul Durand, Cyrille Dutheil de la Rochere, Félicité Gasztowitt, Michel Guillaume (+), Anne-Violaine Hardel, Bernard Jeuffroy, Liberté religieuse et régimes des cultes en droit français, Textes, pratique administrative, jurisprudence, Paris, Ed. du Cerf, Droit civil ecclésiastique, 1996, 2e édition, 2005, Laïcité et liberté religieuse, Recueil de textes et de jurisprudence publié par le Ministère de l’Intérieur en 2011.
2 Emile Poulat, Notre laïcité publique, Paris, Berg international, 2003, Guy Bedouelle et Jean-Paul Costa, Les laïcités à la française, Paris, PUF, 1998, Maurice Larkin, L’Eglise et l’Etat en France, 1905 : La crise de la séparation, Toulouse, Privat, 2004, pour la traduction française d’un ouvrage paru en 1973.
3 Se reporter en particulier au rapport réalisé par le conseil d’Etat à l’occasion du centenaire de la loi en 2005. Conseil d’Etat, Rapport public, 2004, Jurisprudence et avis 2003, Un siècle de laïcité, La documentation française, Collection études et documents, n° 55, 2004.
4 Evangile de Marc, 12, 17. Cf., Pierre Deberge, Les fondements bibliques de la laïcité, Bulletin de littérature ecclésiastique de l’Institut catholique de Toulouse, CVI/3, Juillet-Septembre 2005, p. 219-238.
5 Marcel Pacaud, La théocratie, L’Eglise et le pouvoir au Moyen-Age, Paris, Aubier, Editions Montaigne, 1957.
6 Voir en particulier : Alexandre Soler, Religion et Révolution, Les résistances des catholiques aveyronnais, 1789-1801, Université Toulouse 1 Capitole, Thèse de droit, sous ma direction, 2013.
7 On se reportera en particulier à Roger Chartier, Les origines culturelles de la Révolution française, Paris, Seuil, L’Univers Historique, 1991 ; Dale K. Van Kley, Les origines religieuses de la Révolution française, 1560-1791, Seuil, L’Univers Historique, 2002. Religion, Révolution, contre-Révolution dans le Midi 1789-1799, Colloque international Nîmes, Janvier 1989, Editions Jacqueline Chambon, 1990.
8 François Furet, La Révolution française (avec Denis Richet), 1965, Penser la Révolution française, Paris, Gallimard, Bibliothèque des Histoires, 1978, avec Mona Ozouf, Dictionnaire critique de la Révolution française, Paris, Champs-Flammarion, 1988.
9 Nous avons traité cette question in La régénération de l’Eglise durant la Révolution française, Colloque de l’association des historiens des idées politiques, Bastia, Voir également : L’Eglise et la Révolution française, Bulletin de Littérature ecclésiastique, Institut catholique de Toulouse, Tome XC, Juillet-Septembre 1989.
10 Guy Chaussinand-Nogaret, La noblesse française au XVIIIe siècle, De la Féodalité aux Lumières, Paris, Editions Complexe, 1976, Jean de Viguerie, Histoire et dictionnaire du temps des Lumières, 1715-1789, Paris, Robert Laffont, 1995, p. 968-969.
11 Jean de Viguerie, in Christianisme et révolution, Cinq Leçons d’histoire de la Révolution française, Paris, nouvelles éditions latines, 1986, p. 52. Remarque : sur les 296 députés du clergé aux Etats généraux, on compte 208 curés, 47 évêques, 12 chanoines, 6 grands vicaires et 23 abbés, religieux, professeurs et prêtres sans fonctions.
12 Constitution de 1791, Titre premier.
13 Il faut reprendre une étude systématique et renouvelée de l’Eglise constitutionnelle qui a longtemps souffert d’une forme d’ostracisme. On peut se référer, par exemple à : Rita Hermon-Belot, L’abbé Grégoire, La politique et la vérité, Paris, Seuil, 2000, Jean-Claude Meyer, Deux théologiens en Révolution, L’universitaire Paul Benoit Barthe, évêque du Gers, le carme prédicateur Hyacinthe Sermet, évêque métropolitain du sud, Parole et silence, Centre Histoire et sociologie, 2011.
14 Cf., notre thèse, La municipalité de Toulouse durant la Révolution française 1788-1795, Thèse droit, Université Toulouse 1 Capitole, 1990, Tome 3, p. 718-732.
15 Jean de Viguerie, Christianisme et révolution, op cit., p. 187.
16 Proclamation du 25 décembre 1799 qui fait suite au coup d’Etat des 18 et 19 Brumaire de l’an VIII selon laquelle « la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée. Elle est finie ».
17 Sous la direction de R. Naz, Dictionnaire de droit canonique, 1942, Tome 3, article concordat, col. 1404-1431.
18 Pour une application régionale du concordat, voir Le concordat dans la France du sud, Bulletin de Littérature ecclésiastique, Institut catholique de Toulouse, Tome CIV, avril-Octobre 2003.
19 Articles 3, 4 et 5 du concordat de 1801.
20 Article 13 du concordat de 1801 qui prévoit le maintien de la propriété des acquéreurs de biens ecclésiastiques aliénés.
21 Article 14 du concordat de 1801.
22 Article 12 du concordat de 1801.
23 Préambule du concordat de 1801.
24 Voir notre étude : Les relations entre la monarchie de juillet et le Saint-Siège sous le pontificat de Grégoire XVI (1831-1846), in Lacordaire et quelques autres, Religion et politique, Colloque à l’abbaye-école de Sorèze, 24 et 25 octobre 2002, sous la direction de Marie-Odile Munier, Presses de l’Université des sciences sociales de Toulouse, 2003, p. 53-62.
25 Jean-Marie Mayeur, La loi de séparation, Paris, 1966, Réédition, Les éditions de l’atelier, Editions ouvrières, 2005.
26 Emile Poulat, La laïcité à la française, Scruter la loi de 1905, Paris, Fayard, 2010.
27 Voir nos études : Maurice Hauriou, promoteur de la laïcité apaisée, in Les facultés de droit de province au XIXe siècle, Bilan et perspectives de la recherche, colloque de Toulouse, 2008, Publications de l’Université Toulouse 1 Capitole, Tome 2, 2010, p. 197-225 ainsi que Les relations entre l’Etat et les cultes, les idées du Doyen Hauriou et leur application à l’épreuve du temps, XXVe colloque de l’Association des historiens des idées politiques, 2016, À paraître.
28 René Rémond, Religion et Société en Europe, La sécularisation aux XIXe et XXe siècles, 1789-2000, Paris, Seuil, 1998, 2001, p. 21.
Auteur
Professeur des Universités, Université Toulouse Capitole, CTHDIP, Doyen de la Faculté de Droit de Toulouse
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