Populations vulnérables et accès aux soins
Principes et réalités
p. 221-227
Texte intégral
1Aborder la question des populations vulnérables et de l’accès aux soins invite à réfléchir à la signification de ces deux termes, étape préalable à la proposition d’interventions, perspective qui est celle d’une démarche de santé publique.
Qu’est-ce qu’une population vulnérable ?
2Le terme de population vulnérable ou de population en situation de précarité semble renvoyer à une situation qui fait consensus, tant elle est utilisée. Les termes employés sont multiples, population vulnérable, pauvre, précaire, en situation de précarité, exclue, très défavorisée, marginalisée… Certes, il existe derrière ces termes un phénomène social majeur, marqué par la désaffiliation, les nouvelles organisations du travail, le rapport au travail1. Mais ces différents termes renvoient à des populations et des réalités extrêmement variables. La population des sans-abris est de l’ordre d’une centaine de milliers de personnes selon l’INSEE ; les personnes en chômage de longue durée de l’ordre du million de personnes. Si l’on prend une définition par rapport au revenu médian, pour l’INSEE, 2007, 4,2 millions ou 8 millions de personnes étaient en dessous du seuil de pauvreté, selon que l’on adopte le seuil de 50 ou 60 % du revenu médian. Ces difficultés et le caractère construit de ces réalités ont été souvent soulignés2.
3Ces chiffres soulignent l’ambigüité des termes employés. Même si la réalité sanitaire appelle une intervention dans toutes ces populations, les problématiques et les approches de santé publique sont différentes. Quel que soit leur effectif, elles ont en commun un état de santé dégradé par rapport à la moyenne de la population, un taux de mortalité prématuré élevé et partagent de grandes difficultés d’accès aux soins.
4Faut-il pour autant accepter cette catégorisation de la population française en une population vulnérable, à laquelle s’opposerait une population, par définition invulnérable ?
5Deux remarques s’imposent. D’une part, la réalité mesurée des états de santé n’oppose pas une population insérée, qui dispose d’un travail, d’un logement, d’un entourage familial et amical à une population exclue qui serait en mauvais état de santé. Il existe en réalité un gradient continu des états de santé, qui suit la hiérarchie sociale, depuis les niveaux les plus élevés jusqu’au bas de l’échelle sociale, avec les ouvriers qualifiés encore, les inactifs et les personnes en retraite anticipée (figure 1)3.

6D’autre part, la précarisation est un phénomène dynamique. Les travaux du CREDES, à partir de l’enquête santé et soins médicaux, ont bien montré que le risque de précarité était d’autant plus fort que la position dans la catégorie socio professionnelle était peu qualifiée. La précarité n’est pas une catégorie définitive et un certain nombre de personnes sortent de cette situation. Il est donc préférable, comme cela a été souvent souligné dans les travaux de Sciences Humaines et Sociales, de parler d’un phénomène de précarisation, qui touche l’ensemble de la population, plutôt que d’opposer deux populations stables, fixées et étanches.
7Le phénomène de précarisation est donc continu et des travaux épidémiologiques récents ont bien montré que l’état de santé se dégradait au fur et à mesure de la précarisation au regard du travail, depuis les contrats à durée indéterminée, les contrats précaires (Interim, Contrats à Durée Déterminée) jusqu’au chômage. Les travaux épidémiologiques ont également montré que les restructurations industrielles avaient des effets péjoratifs sur la santé, non seulement sur les salariés qui perdent leur emploi à l’occasion des restructurations, mais également ceux qui le conservent (“les rescapés”).
8Les populations dites vulnérables ne reflètent donc pas une bipolarisation de la population française au regard de la santé mais ne font que refléter l’extrême, plus ou moins marqué selon les termes employés, d’une situation générale qui concerne le corps social dans son ensemble, traversé par les inégalités sociales de santé.
Accès aux soins
9La deuxième question posée est celle de l’accès aux soins. La définition proposée par Lurie4 permet d’illustrer la complexité de la problématique posée : “utilisation en temps utile des services de santé par les individus de façon à atteindre le meilleur résultat possible en terme de santé”. Cette définition implique qu’il existe plusieurs étapes permettant un accès à des soins efficaces. Cette décomposition est utile pour dégager des obstacles, spécifiques à chaque étape et que l’amélioration de l’accès aux soins suppose de lever tous.
10L’accès théorique et l’accès réel aux soins composent tous deux l’accès primaire aux soins ; l’utilisation réelle des soins, son efficacité et sa pertinence définissent l’accès secondaire aux soins.
11L’accès primaire est donc défini par le premier contact, théorique ou réel, avec une institution sanitaire quelle qu’elle soit. L’accès théorique est celui qui est en principe garanti par l’accessibilité géographique et financière de l’institution de santé. L’accès réel est défini par les pratiques effectives. Il est évident qu’il ne suffit pas d’être physiquement proche d’une institution sanitaire et d’avoir une couverture sociale pour recourir aux soins.
12L’accès secondaire aux soins regroupe l’ensemble des procédures, des trajectoires, des interactions et in fine le résultat des soins après le premier contact avec la structure sanitaire5. L’accès à des soins efficaces suppose donc un accès primaire mais aussi un accès secondaire de qualité. Il faut noter d’emblée que si les données sur l’accès primaire sont relativement disponibles, il n’en est pas de même sur les données de l’accès secondaire, qui font largement défaut dans notre pays, et plus généralement, dans la littérature internationale.
Les mêmes mécanismes fondamentaux à l’oeuvre dans l’ensemble de la population et chez les personnes en situation de précarité ?
13Notre démarche consistera à examiner les différentes étapes, avec pour hypothèse que les difficultés rencontrées par les populations les plus défavorisées et les plus précaires fournissent une image extrême de processus plus discrets, qui seraient à l’œuvre dans l’ensemble du corps social et pourraient ainsi expliquer le gradient d’état de santé et les difficultés d’accès aux soins que révèlent les statistiques et qui persistent dans notre pays, malgré un système de santé de qualité et un système d’assurance maladie universel.
14La question de l’accès théorique aux soins renvoie pour les populations les plus précaires aux difficultés d’accéder à leurs droits, notamment du fait de la complexité institutionnelle ou encore des obstacles de type administratif, comme c’est le cas pour les étrangers en situation irrégulière. L’obstacle financier est immédiatement perceptible pour des personnes en situation de précarité. Ces obstacles administratifs ont été illustrés récemment par le devenir de l’aide à la complémentaire santé. Cette mesure, destinée à limiter les effets de seuil liés à la CMU a été mise en place en 2005. Egalement appelée “crédit d’impôt”, puis “chèque santé”, elle visait à diminuer les obstacles financiers aux soins en facilitant l’accès à une couverture complémentaire pour les personnes situées juste au dessus du seuil de la CMU. Cette mesure, qui visait près de 2 millions de personnes ne disposant pas d’une assurance collective obligatoire dans les tranches de revenus visées, est encore loin d’avoir atteint sa cible, même si le nombre de bénéficiaires a récemment nettement progressé. Les obstacles financiers ne sont pas le fait des seules populations vulnérables. L’impossibilité d’avancer des frais, les dépassements d’honoraires, concernent aussi la population française “insérée”. Le reste à charge des ménages a augmenté ces dernières années pour atteindre actuellement un niveau d’environ 25 %. Certes, il existe des mutuelles complémentaires à laquelle l’adhésion suit d’ailleurs un gradient social. Mais le contenu de ces mutuelles reste à préciser en fonction des catégories sociales avec un probable gradient des garanties offertes. L’ensemble de ces obstacles, certainement moins visible, aboutit à ce que 13 % des français, en population générale, déclare renoncer aux soins pour des raisons financières.
15La question de l’accès secondaire aux soins se traduit pour les populations les plus précaires par le débat entre l’accès à des soins spécifiques, par exemple la Permanence d’Accès aux Soins de Santé (PASS) et la création de circuits spécifiques sur lesquelles nombre de chercheurs et de praticiens s’interrogent, avec la crainte que les soins ainsi délivrés ne soient pas de la qualité des soins dits “de droit commun”.
16Qu’en est-il dans les populations dites insérées ? Des inégalités de prise en charge des soins ont été montrées dans plusieurs travaux. Avant une insuffisance coronarienne aigue (un infarctus du myocarde), les soins délivrés à titre ambulatoire n’étaient pas également répartis entre les catégories sociales. Si les procédures et les traitements mis en œuvre à l’hôpital ne différaient pas, les catégories sociales favorisées avaient bénéficié de plus d’explorations de leur cardiopathie avant l’évènement principal, suggérant des trajectoires socialement différenciées. Dans la prise en charge d’une maladie chronique telle que le diabète, la qualité des soins et le suivi glycémique étaient de moindre qualité chez les patients des catégories du bas de l’échelle sociale. Les patients nés au Maghreb bénéficiaient de moins d’examens du fond d’œil alors qu’ils souffrent de plus de rétinopathies secondaires au diabète. Dernier exemple, un taux de mortalité maternelle évitable plus élevé chez les femmes étrangères a été observé dans les hôpitaux français. Les inégalités de prévention ressortent de la même logique. Le niveau de pression artérielle chez les hypertendus traités montre un gradient tout à fait typique avec un traitement plus efficace chez les personnes du haut de l’échelle sociale. Il en est de même pour le dépistage du cancer du col utérin plus fréquemment réalisé chez les femmes les plus éduquées.
Des mécanismes communs ?
17Les barrières observées pour les populations très défavorisées incite à rechercher leurs équivalents dans la majorité des consultants.
18Suivant le même type de raisonnement, il apparaît que des barrières linguistiques sont présentes de façon évidente et font obstacle aux soins pour les populations étrangères ou françaises ne parlant pas bien le français. Des travaux menés dans une population générale, consultant des cabinets de médecine générale montre que de façon plus fine, à l’intérieur de la population insérée, le dialogue entre le patient et son médecin subit des variations qui suivent la catégorie sociale. Les données du projet INTERMEDE6 montrent ainsi que si la concordance entre le patient et le médecin est de 75 % lorsqu’il s’agit d’apprécier l’état de santé du patient, cette concordance chute à 50 % pour des patients qui ont moins de six années d’études. La distance sociale, culturelle entre le médecin et son patient est ainsi susceptible de jouer un rôle dans les disparités et les inégalités de soins et de trajectoires de soins prescrits aux malades.
19Autre mécanisme, des anticipations liées aux représentations des médecins par rapport aux patients qu’ils ont en face d’eux peuvent jouer un rôle sur des prescriptions différentielles. C’est ainsi que des femmes d’origine asiatique à Londres bénéficiaient moins souvent que leurs homologues britanniques de la prescription d’un frottis cervical. Les praticiens interrogés justifiaient leur attitude par le fait que les femmes n’auraient pas pratiqué cet examen s’il avait été prescrit, alors que les femmes interrogées indépendamment, assuraient au contraire qu’elles étaient toutes disposées à faire ces examens pour peu qu’ils aient été prescrits. Dans la même logique, se basant sur un bénéfice de la transplantation rénale moindre pour les populations noires que pour les populations blanches aux Etats-Unis, les médecins proposaient moins fréquemment aux noirs une transplantation rénale qu’à leurs homologues blancs alors que les deux groupes en bénéficiaient de façon indiscutable.
En conclusion
20Ces quelques données suggèrent que le terme de population vulnérable recouvre des réalités très différentes, impliquant des interventions de santé publique spécifiques. Une analyse plus précise ne permet cependant pas d’opposer deux types de catégories dans la population française, une qui serait vulnérable et l’autre, qui ne nécessiterait pas de réflexion sur l’équité du système de santé. Les données ont montré que les situations sanitaires, les obstacles à l’accès aux soins, et enfin les mécanismes, semblent poser les mêmes questions dans l’ensemble de ces populations, avec des degrés dans leur évidence et leur perception, qu’il s’agit encore de mieux comprendre pour limiter la participation du système de soins à la création d’inégalités sociales de santé7. Enfin, l’accès aux soins pose la question de l’accès théorique et réel aux structures sanitaires. La question de ce qui suit le premier contact avec l’institution est une question cruciale, autant pour les populations vulnérables que pour l’ensemble de la population, dans la mesure où le système de santé semble contribuer à creuser les inégalités sociales de santé, ce qui est un paradoxe pour un système de santé universel destiné à être ouvert à tous.
Notes de bas de page
1 R. CASTEL La montée des incertitudes : Travail, protections, statut de l’individu, Ed. du Seuil, 2009
2 M. MARPSAT “L’enquête de l’INSEE sur les sans-domicile : quelques éléments historiques”. Courrier des statistiques. 2008 ; No 123 : 53-64.
3 figure 1.
4 N. LURIE “Studying access to care in managed care environments”, Health Services Research 1997 ; 32 : 691-701.
5 P. LOMBRAIL “Inégalités de santé et d’accès secondaire aux soins”, Rev Épidemiol Santé Publique. 2007 ; 55 : 23-30.
6 Patient-physician interaction in general practice and health inequalities in a multidisciplinary study : design, methods and feasibility in the French INTERMEDE study. Kelly-Irving M, Rolland C, Afrite A, Cases C, Dourgnon P, Lombrail P, Pascal J, Lang T. BMC Health Serv Res. 2009 Apr 22 ; 9 :66.
7 Haut Conseil de la Santé Publique. Inégalités sociales de santé : sortir de la fatalité. Paris, 2010.
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La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
Dix ans après
Sébastien Saunier (dir.)
2011