« Procès » économique
Les règles dérogatoires à la procédure
p. 133-146
Texte intégral
1Déroger, à lire le dictionnaire, c’est s’abaisser, se déshonorer, contrevenir, enfreindre, transgresser…
2En somme déroger serait dépourvu de toute noblesse.
3Et pourtant… Le droit des entreprises en difficulté est un droit précieux, ne serait-ce que par les finalités nobles qu’il poursuit.
4Surtout, si le droit des entreprises en difficulté connaît une procédure spécifique, il ne s’agit pas d’un droit dérogatoire, mais d’un droit original. En somme il s’agit de démontrer que les règles procédurales sont et doivent être des règles propres à la matière et ne peuvent résulter d’une déformation de règles rédigées pour d’autres domaines. Rendons en ce 30ème anniversaire du Centre de Droit des Affaires toute la noblesse qui revient à cette matière.
5La tâche n’est pas aisée. Au moment où je tentais laborieusement de rassembler mes idées pour rédiger ces lignes, le hasard a fait qu’un éminent collègue me faisait parvenir un article relatif à la notion de lien d’instance1. Il y est démontré que la nature des procédures collectives est très incertaine. Il synthétise tout un courant doctrinal a priori majoritaire2 selon lequel le juge, dans les procédures collectives, ne remplirait pas à proprement parlé la fonction de juger, mais plutôt une fonction gracieuse3 voire administrative4. Si tel était le cas, il faudrait à n’en pas douter considérer que la procédure en la matière est dérogatoire. Les règles procédurales ont pour finalité d’encadrer la période entre la saisine du juge et sa décision, de manière à s’assurer que la justice sera remplie le mieux possible. Dès lors que la finalité de la saisine du juge n’est plus de juger, alors cela signifie que les règles de procédures sont nécessairement détournées de leur finalité naturelle. Ainsi, P. Cagnoli affirme que les actes du juge en la matière constituent des actes administratifs mais qu’il faut les soumettre au régime des jugements ordinaires5.
6Surtout puisqu’il ne s’agit plus de rendre justice, puisque c’est un phénomène d’acculturation que d’imposer des règles de procédures en ce domaine, il importe peu qu’on les modifie, ou que l’on en écarte un certain nombre. Il devient alors loisible au législateur ou à défaut à la jurisprudence de déterminer quelles seront les règles qui s’appliqueront ou pas. P. Cagnoli affirme ainsi que les jugements en la matière n’ont autorité de chose jugée que parce que la loi en décide ainsi6.
7Le danger d’une telle position peut alors être rapidement perçu. Parce qu’aucune règle ne s’impose naturellement dans cette procédure, le législateur, le gouvernement ou la jurisprudence pourraient à leur guise supprimer telle ou telle garantie de procédure. Tel ne semble pourtant pas être le cas. On a même plutôt le sentiment que les garanties deviennent de plus en plus présentes.
8A titre d’illustration, bien que la célérité soit un des objectifs du droit des entreprises en difficultés, personne ne songe à fermer les voies de recours… La seule difficulté en la matière est d’en déterminer les titulaires.
9Surtout, au fond si le juge ne remplit pas ici l’office qui lui est propre, qu’on lui retire le droit des entreprises en difficultés. S’il s’agit simplement de recourir à eux en raison de leur expérience (tribunal de commerce) ou de leur sagesse, on pourrait tout à fait réunir ce type de compétences dans le cadre d’autres institutions… Pourtant personne n’y songe sérieusement. Surtout, le Conseil constitutionnel à propos de la saisine d’office a qualifié la procédure de juridictionnelle7.
10Tous ces éléments tendent à considérer que la place du juge – aussi étonnante soit-elle – est naturelle. Dans ce cadre, le tribunal ou le juge commissaire remplit un office juridictionnel. Il tranche des contestations. Simplement, celles-ci ne sont pas assimilables à des litiges. Le point crucial est là. La doctrine classique limitant la fonction de juger à celle de mettre un terme aux litiges, dès lors qu’il n’y a pas de litige, il n’y aurait plus de juge au sens matériel du terme.
11Mais une fois admis que la fonction juridictionnelle dépasse le litige, tout s’éclaire. Il est possible d’admettre que le juge remplit ici un office juridictionnel irréductible au litige. Il n’est plus possible d’opérer un décalque de règles rédigées pour les litiges. Il faut analyser avec attention la contestation en cause pour ériger une procédure « sur mesure ».
12En somme, c’est en reconnaissant dans un premier temps la finalité juridictionnelle du de la procédure en droit des entreprises en difficulté (I), qu’il devient possible dans un second temps de démontrer l’originalité des règles procédurales en la matière (II).
I – Une procédure juridictionnelle
13La procédure est juridictionnelle dans la mesure où elle aboutit à un jugement. En droit des entreprises en difficultés, dans la majorité des hypothèses dans lesquelles il est saisi le juge tranche en effet une contestation. Encore faut-il tout d’abord s’entendre sur la notion de contestation (A), pour pouvoir le démontrer ensuite (B).
A – La notion de contestation juridictionnelle
14Tout d’abord, commençons par arrêter la notion de contestation juridictionnelle. C’est à dire sur la situation qui déclenche la fonction de juger.
15Pourquoi la procédure en droit des entreprises en difficulté ne serait-elle pas juridictionnelle ? La réponse apportée par une grande partie de la doctrine est simple : parce qu’il ne tranche pas de litige en cette matière. Classiquement, il est admis que juger consiste à trancher des litiges. Pour autant cette conception de la fonction juridictionnelle est trop réductrice. Il ne s’agit pas ici de déterminer le critère de la fonction juridictionnelle, mais simplement de rappeler qu’il dépasse le seul litige8. Le juge remplit une fonction juridictionnelle dès qu’il est saisi d’une contestation, c’est à dire d’une hypothèse dans laquelle il existe un doute quant à la juste répartition des choses. En somme une personne affirme avoir moins que sa part, subir une brèche dans ce qui lui est dû.
16A n’en pas douter telle est la situation en présence d’un litige. Ici, une personne (demandeur) affirme avoir moins que son dû en raison de l’attitude active ou passive d’une autre (le défendeur). Mais il en va également ainsi en droit des entreprises en difficulté.
B – Mise en œuvre en droit des entreprises en difficultés
17Ensuite, il s’agit d’identifier la présence d’une telle contestation dans la majorité des hypothèses dans lesquelles le juge est saisi en droit des entreprises en difficulté. Sans être exhaustif, prenons plusieurs illustrations.
18L’ouverture d’une procédure collective. La situation ici soumise au tribunal est juridictionnelle : en conséquence des difficultés de l’entreprise une multitude de personnes – créanciers, salariés, débiteur… – sont atteintes dans leurs intérêts et risquent de l’être plus gravement encore à brève échéance. Le tribunal informé de l’existence d’un déséquilibre existant dans la répartition de ce qui est dû à chacun doit alors remplir la mission qui lui est propre. Il s’agit ainsi de vérifier la réalité de ce déséquilibre puis le cas échéant d’ouvrir la procédure idoine pour y mettre un terme. Qu'un créancier ne soit pas réglé en raison de la mauvaise foi du débiteur (litige) ou qu'il ne le soit pas en raison des difficultés de l'entreprise, le résultat n'est-il pas le même? Dans tous les cas, il revient au juge de mettre fin à ce trouble.
19Simplement la procédure ici ouverte est beaucoup plus dynamique qu’en matière de litige. Il ne suffit pas de reconnaître que l’un doit à l’autre. Il importe de régler les difficultés de l’entreprise pour qu’une juste répartition des choses puisse être de nouveau établie. Cela prend du temps. Il faut observer, identifier les causes du mal, avant de chercher la solution idoine. Aussi, tant la décision d’ouverture que celle qui arrête un plan, prononce une cession d’entreprise ou la place en liquidation judiciaire sont juridictionnelles. Dans tous les cas il s’agit de vérifier l’existence d’un déséquilibre et le cas échéant d’ordonner en conséquence la solution pour y mettre un terme.
20L’admission ou le rejet d’une créance9. Il n’y a pas de litige ici parce que la créance n’est formellement contestée par personne. Cependant, la loi jette un doute quant à la réalité de la créance déclarée, puisqu’elle impose sa vérification et son admission pour qu’elle puisse être réglée. Tant que les créances ne sont pas vérifiées et admises, la loi les présume douteuses et les exclut. Le créancier déclarant sa créance demande ainsi à la justice à ce que ce doute soit levé.
21Les exemples pourraient être multipliés. Dans la mesure où le juge est saisi pour juger, les procédures qui mènent à sa décision revêtent un caractère juridictionnel. Simplement le contexte dont il est saisi n’étant pas assimilable au litige, il importe que la procédure ait une figure propre, originale.
II – Une procédure originale
22Une procédure originale doit régir le droit des entreprises en difficultés. Le litige, comme cela a été souligné ne constitue qu’une forme de contestation parmi d’autres. Aussi, il n’est pas possible de considérer que les règles procédurales qui régissent l’instance menant à la résolution du litige sont universelles, s’imposent à toutes les procédures. Nul n’a jamais songé à affirmer que la procédure administrative contentieuse ou encore la procédure pénale constituait des régimes dérogatoires. Pourquoi en irait-il autrement en matière de droit des entreprises en difficulté ? Indéniablement le litige constitue la figure la plus commune soumise au juge. Mais cela n’en fait pas la figure de principe. C’est une hypothèse – certes la plus fréquente – mais parmi d’autres. Sa récurrence n’emporte pas l’obligation de considérer que le règlement litige constitue le procès type. La procédure civile a été pensée au regard du litige. Aussi, il est logique que certains concepts classiques paraissent inadaptés. C’est ici que le droit des entreprises en difficulté devient « révélateur ». Face à l’incompatibilité de certaines notions classiques, deux attitudes sont envisageables : l’exclusion, ou la remise en cause. L’exclusion consiste à affirmer que le droit des entreprises en difficulté est dérogatoire, c’est une procédure « particulière », spéciale, destinée à régler des difficultés économiques alors que le droit n’est pas fait pour résoudre ce type de problématique10. L’autre attitude consiste à remettre en cause le concept classique à déceler ses incohérences pour le reconstruire. Vous l’aurez compris c’est à cette approche dynamique que peut conduire le droit des entreprises en difficulté. Pour y procéder il faut donc prendre en considération la spécificité du contexte soumis et organiser les règles procédurales à partir de ce dernier. Ici, ce sont les difficultés de l’entreprise qui sont à l’origine d’un déséquilibre dans la répartition de ce qui est dû à chacun. Il ne s’agit plus de trancher un conflit entre deux parties. Aussi, si des parties sont présentes au sein de cette procédure (A), elles ne peuvent qu’avoir un rôle secondaire au sein de cette procédure (B).
A – L’identification des parties
23Pour la doctrine classique la notion de partie serait liée à l’existence du litige11. Cette conception explique alors les raisons pour lesquelles en droit des entreprises en difficulté12 – contentieux objectif par essence – l’identification des parties est aussi difficile. En l’absence de litige, il n’y aurait point de contestation et a fortiori pas de partie à la contestation. Si des personnes sont bien présentes à l’instance, faute de différend les opposant, il est difficile de distinguer les parties des tiers…
24Pour les identifier il suffit pourtant de se rappeler pourquoi le juge est saisi. En conséquence des difficultés de l’entreprise une multitude de personnes –créanciers, salariés, débiteur…– sont atteintes. Le tribunal est ainsi informé de l’existence d’un déséquilibre existant dans la répartition de ce qui est dû à chacun. Il lui revient alors d’y mettre un terme. Ici, tout comme dans le cadre d’un litige les parties sont les personnes qui sont affectées par ce déséquilibre. Simplement cette mauvaise répartition n’incombe pas à une personne qui aurait pris plus que sa part. Elle résulte d’un élément objectif : les difficultés de l’entreprise. Toute personne pâtissant de ce déséquilibre doit être considérée comme partie à la contestation.
25Les parties « nécessaires ». On saisit alors le contenu de la notion de « partie nécessaire » qui a émergé en droit des procédures collectives13. Cette notion est initialement14 apparue sous l’empire de la loi de 1967 pour qualifier le débiteur de partie alors qu’il n’avait été ni entendu ni appelé. Puis la question fut posée de savoir si on pouvait l’étendre à d’autres personnes à l’instar des personnes proposant une offre de cession.
26Pour résoudre ce type d’hésitation, il suffit de considérer qu’en droit des procédures collectives, sont nécessairement parties toutes les personnes liées par le déséquilibre. Cela correspond à la définition de « partie nécessaire » donnée par Pierre Cagnoli : il s’agit de toute personne qui va « subir ou profiter directement du jugement »15. En effet c’est bien parce qu’elles sont parties au déséquilibre tranché par le tribunal, que ces personnes vont bénéficier ou subir ses effets.
- Cela est évident pour le débiteur. Pour mettre un terme au déséquilibre, le tribunal devra en effet décider soit de le laisser à la tête de son entreprise, soit de l’exproprier. L’évidence est telle que sa qualité de partie n’est plus aujourd’hui sujette à caution.
- Il en va de même pour les créanciers16 à l’évidence victimes du déséquilibre dénoncé. Pareillement les salariés doivent être considérés comme parties à ce déséquilibre.
- Enfin, dans la mesure où l’intérêt général est concerné, il est logique que le ministère public soit considéré comme partie. Logiquement chacune de ces parties, liées au déséquilibre doit pouvoir exercer une voie de recours dans la mesure où elle estime que le tribunal n’a pas rétabli l’équilibre de la meilleure manière possible17.
27En revanche, toutes les personnes qui ne sont pas parties au déséquilibre, même si elles sont auditionnées, ne peuvent se voir attribuer la qualité de partie. Il en va notamment ainsi des repreneurs dans le cadre du plan de cession18, ou encore des auteurs d’offres d’acquisition dans le cadre de la cession isolée des biens du débiteur19. Aucun d’eux n’est partie à la contestation avant la saisine de la juridiction. Ils ne pâtissent pas des difficultés de l’entreprise. Les offres qu’ils expriment dans ce cadre ne sont que des solutions proposées au tribunal ou au juge pour essayer de mettre un terme au déséquilibre provoqué par les difficultés de l’entreprise. Ils ne font pas leur proposition dans le but de voir réparer une atteinte qu’ils subissaient dans leurs droits et qu’ils espèrent voir réparer par le jugement.
28Parfois la distinction entre partie et tiers paraît plus complexe. Il en va ainsi lorsqu’au cours d’une liquidation judiciaire est ordonnée la cession d’un bien qui n’appartient pas au débiteur. Le propriétaire doit-il être considéré comme un partie ou comme un tiers ? Sa situation est en effet substantiellement affectée par le jugement. Pour autant, l’ordonnance en cause n’a pas vocation à rétablir un déséquilibre auquel elle était partie. Elle a pour finalité de permettre une réalisation dans les meilleures conditions possibles dans l’intérêt des créanciers et du débiteur. Aussi, il faut admettre que le propriétaire du bien cédé est tiers à cette ordonnance. Sans doute est-ce la raison pour laquelle la chambre commerciale affirme que l’ordonnance du juge-commissaire peut faire l’objet d’un recours ouvert « aux parties et aux personnes, dont les droits et obligations sont affectés par ces décisions »20.
29Mais en la matière les parties ne peuvent qu’avoir un rôle secondaire.
B – Le rôle secondaire des parties dans l’instance
30« Le procès n’est pas la chose des parties ». Si les parties à la contestation sont ainsi parties à l’instance, il importe de souligner qu’elles ne peuvent pas avoir le même rôle que les parties à un litige. Dans le cadre d’un litige, il n’y a qu’un conflit mettant en scène les droits subjectifs des seuls demandeur et défendeurs. Les deux protagonistes étant maîtres de leurs droits, il est logique qu’on leur abandonne dans une certaine mesure la maîtrise de l’instance. En revanche, dans le cadre d’un contentieux objectif comme le droit des entreprises en difficulté, deux éléments diffèrent. D’abord la cause du déséquilibre est objective. Il s’agit des difficultés d’une entreprise et non de l’attitude d’une personne. Les parties ne peuvent par conséquent qu’avoir un rôle dans l’instance moins actif qu’en présence d’un litige. Cela se mesure tant à l’aune du déclenchement de l’instance (1) que de sa conduite (2) et de l’autorité de chose jugée (3).
1) Le déclenchement
31En droit des entreprises en difficulté, les parties ne peuvent maîtriser l’initiative de l’instance. Celle-ci va être déclenchée par une des parties sans que les autres l’aient nécessairement voulue. De ce point de vue, elles sont en quelque sorte placées dans la même situation que le défendeur dans le cadre du litige. Elles deviennent parties à l’instance sans l’avoir désiré. Mais à la différence du litige, elles ne sont pas placées en position de défense. Au contraire, chacune de ces parties est en quelque sorte créancière du jugement attendu. Elle espère que ses intérêts seront le moins lésés possible en conséquence des difficultés de l’entreprise. Si elles peuvent être parties à l’instance sans l’avoir voulu, c’est tout simplement parce que la matière soumise au juge n’est pas la leur. Dans un litige si la partie lésée décide de ne pas agir, cela ne regarde qu’elle. Au contraire, en droit des procédures collectives, ce n’est pas parce que le débiteur, ou les créanciers ne saisissent pas le tribunal qu’il n’y a pas de risque de trouble à la paix sociale. Il importe dans cette mesure de pouvoir ouvrir ce type de procédure au plus tôt pour que les intérêts en cause subissent le moins de lésions possibles21.
2) La conduite
32Dans le même sens, les parties n’étant pas en ce domaine maîtresses des intérêts en cause, le raisonnement pour résoudre la contestation et la recherche des preuves doit leur être retiré. En ce domaine comme en matière pénale, la solution doit en effet être rendue de la manière la plus objective possible22. Si dans le cadre d’un conflit intersubjectif ne mettant en cause que les droits des parties ces dernières doivent assumer la responsabilité de leur succès ou échec, cela ne peut être ici le cas. Le règlement de la contestation dépasse la satisfaction directe de l’intérêt des victimes du déséquilibre. Le tribunal a nécessairement un rôle beaucoup plus actif. Il doit disposer de tous les moyens nécessaires dans le but de rendre la décision la plus proche de la vérité objective sans être limité par les seuls éléments avancés par les parties. Ces dernières ont donc nécessairement un rôle beaucoup moins important dans la conduite de l’instance qu’en matière de litige. Cette nécessité est accrue du fait que le tribunal doit ici prendre en considération l’intérêt de l’entreprise. Cet intérêt tiers à celui des parties, n’est représenté par aucune d’entre elles. Pour l’apprécier, le tribunal ne peut donc s’en tenir à ce qu’elles apportent. Le traitement des entreprises en difficulté est incompatible avec le principe par essence individualiste et subjectif qu’est le dispositif23. Il doit disposer de tous les moyens nécessaires dans le but de rendre sa décision la plus proche de la réalité objective. Ici, le juge doit pouvoir modifier l’objet des demandes et retenir des faits qui ne sont pas dans les éléments du débat24.
33D’ailleurs peut-on véritablement parler de demande en la matière. Les intérêts de l’entreprise ne pouvant véritablement être rattachés à personne, la juridiction n’est pas saisie d’une prétention tendant à l’obtention d’un avantage particulier au demandeur. Elle est informée de l’existence d’une situation objective : une entreprise est en difficulté. Le contenu de la prétention dépasse largement l’intérêt personnel de la partie qui a recours au tribunal. Elle ne peut en conséquence limiter l’autorité judiciaire, ni dans son champ d’investigation, ni dans les solutions qu’il peut prendre. L’objet de la demande est imposé par la loi. En cas de cessation des paiements, la question à résoudre par le juge est imposée par la loi. Elle est double : en premier lieu, le tribunal doit s’interroger sur le point de savoir s’il faut ou non ouvrir une procédure de redressement judiciaire : le cas échéant, la loi lui impose en second lieu de se prononcer sur la modalité du redressement.
34La considération en vertu de laquelle la procédure examinée n’a que le redressement de l’entreprise comme objet conduit à considérer de manière particulière les projets de plan déposés par le débiteur, l’administrateur, ou par un acquéreur potentiel. Le contexte dans lequel intervient l’autorité judiciaire n’étant pas un litige, ces projets ne peuvent pas être assimilés à des demandes. Elles sont destinées à proposer au tribunal diverses solutions pour le redressement de l’entreprise au même titre que les dispositions légales constituent des outils permettant au juge de parvenir à cette fin. Ces projets font partie de la matière du procès. Ils peuvent être utilisés par le tribunal pour redresser l’entreprise. A aucun moment il ne doit prendre en considération l’intérêt du débiteur ou de l’auteur de l’offre. C’est ce qui explique que le tribunal puisse, dans le jugement arrêtant le plan, ordonner l’incessibilité de certains biens qu’il estime indispensables à la continuation de l’entreprise25. Dans la même perspective, le tribunal peut assortir le plan de cession d’une clause rendant inaliénable tout ou partie des biens cédés pour une durée qu’il fixe26. Le tribunal a également la faculté de décider librement des contrats qui devront être cédés dès lors qu’ils sont nécessaires au maintien de l’activité27.
35Le pouvoir d’initiative du juge dans le choix des modalités de transmission des biens du débiteur, dans le cadre de la liquidation judiciaire des entreprises en difficulté, est tout aussi logique. Il doit pouvoir choisir la modalité de transfert qui sera la plus efficace. Il est alors normal qu’il ne soit pas lié par les requêtes contenant des offres d’acquisition qui lui sont transmises. La loi lui donne la possibilité de choisir en matière immobilière entre l’application des formes prescrites en matière de saisie, la vente par adjudication amiable ou la vente de gré à gré28. En matière mobilière, il opte soit pour une vente de gré à gré soit pour une vente aux enchères29.
3) L’autorité de chose jugée indépendante de l’identité des parties
36Enfin, le déséquilibre tranché par le juge étant objectif, l’identité des parties n’a pas d’incidence quant à l’étendue de l’autorité de chose jugée. Dans le cadre d’un litige, la chose jugée dépend inextricablement de l’identité des parties. La juridiction va en effet se prononcer sur le point de savoir si une personne a plus que son dû au détriment d’une autre. Lorsque le tribunal se prononce sur le point de savoir si l’entreprise peut être sauvée, ou encore sur la modalité de ce sauvetage, l’autorité de chose jugée ne peut alors être relative qu’à la cause du jugement –les difficultés de l’entreprise– et à son objet –la solution arrêtée pour y remédier. Nul ne pourra contester une fois ce type de jugement rendu que la solution arrêtée constituait le meilleur moyen de redresser l’entreprise.
37Les décisions d’admission ou de rejet de créances ont pareillement une autorité de chose jugée indépendante de l’identité des parties. Le juge-commissaire doit dans ce cadre écarter le doute qui plane sur la réalité des créances déclarées afin de fixer le passif du débiteur. En admettant ou rejetant une créance, il juge donc que cette créance fait ou non partie du passif du débiteur. Il y a là une situation objective. Le recours à la notion de partie pour circonscrire la chose jugée n’a de sens qu’autant qu’il permet de délimiter ce qui a été arrêté par le juge comme cela est le cas en matière de litige. Tel n’est pas le cas ici. L’identité des parties est indifférente à la circonscription de l’autorité de chose jugée. C’est en ce sens que l’arrêt d’assemblée plénière du 10 avril 200930 pouvait être critiqué. Pour affirmer qu’une décision prononcée dans le cadre d’un redressement n’avait pas autorité de chose jugée dans le cadre d’une procédure de liquidation prononcée par la suite, elle recourait au critère de l’absence d’identité des parties entre la procédure de redressement et celle de liquidation. Tout spécifiquement elle s’attachait au fait que le représentant des créanciers avait changé d’une procédure à l’autre. D’abord mandataire dans la première, il devenait liquidateur dans la seconde. Outre le fait que l’argument paraissait purement formel -un simple changement de dénomination d’un organe représentant le même intérêt dans les deux procédure- il était surtout fallacieux. Le changement d’organe de représentation des créanciers ne modifie pas la créance objet du jugement, et ne devrait même pas être susceptible d’éclairer la situation sous un jour nouveau aux yeux du juge. En cas de rejet de la créance dans la première procédure, l’absence d’identité des parties dans la seconde ne devrait pas, dans cette mesure, pouvoir être invoquée par le créancier pour écarter l’autorité de chose juge dans le but de faire admettre sa créance. A défaut, c’est l’autoriser à contourner la chose jugée31.
38En guise de conclusion, on peut constater que le contexte soumis au juge en droit des entreprises en difficultés oblige à construire des règles idoines, des règles qui lui sont propres. Il ne s’agit pas simplement de « déroger », de déformer les règles applicables au litige, mais véritablement d’élaborer un système original. Le chemin est en voie de construction. Il est fascinant, non seulement parce qu’il s’agit d’innover mais aussi parce qu’il s’agit de démontrer que certains concepts consubstantiels à la fonction de juger ne peuvent être ramenés au seul litige. Il faut alors les repenser, s’interroger sur ce qui fait leur essence.
Notes de bas de page
1 P. Théry, « La notion de lien d’instance depuis 40 ans », 6ème rencontres de procédure civile, IRJS, 2016.
2 H. Solus et R. Perrot, Droit judiciaire privé, T.1, Sirey 1961, n° 482 ; S. Guinchard, M. Bandrac, C. S. Delicostopoulos, I. S. Delicostopoulos, M. Douchy, F. Ferrand, X. Lagarde, V. Magnier, H. Ruiz Fabri, L. Sinopoli, J.-M. Sorel, Droit processuel, Droit commun et comparé, 3ème éd. 2005, n° 752 ; G. Couchez, Procédure civile, Armand Colin 13ème éd. 2004, n° 216 ; M. Bandrac, « De l’acte juridictionnel, et de ceux qui ne le sont pas », in Le juge entre deux millénaires, Mélanges offerts à P. Drai, Dalloz 2000, p. 171.
3 G. Wiederkehr, « Le rôle de la volonté dans la qualification des actes judiciaires », Justice, 1996/4, 266
4 R. Martin, « La saisine d’office du juge », JCP G 1973, IV, 6316 ; J. Héron et Th. Le Bars, Droit judiciaire privé, 5ème éd., n° 333.
5 P. Cagnoli, Essai d’analyse processuelle du droit des entreprises en difficulté, LGDJ, n° 161 et s.
6 id, n° 330.
7 CC 7 déc. 2012, n° 2012-286, QPC et CC 6 juin 2012, n° 2014-399, QPC.
8 Voir J. Théron, L’intervention du juge dans les transmissions de biens, LGDJ 2008, spéc. n° 198.
9 J. Théron, « Réflexions sur la nature et l’autorité des décisions rendues en matière d’admission de créances au sein d’une procédure collective », RTD com. 2010, p. 635.
10 P. Théry, op. cit. p. 19.
11 Op. cit.
12 P. Cagnoli, op. cit. n° 166 et s. ; O. Staes, op. cit., n° 281 et s. ; F. Derrida, op. cit.; R. Houin, op. cit.; L. Cadiet, obs. ss. Cass. com. 22 mars 1988 op. cit..
13 O. Staes, op. cit. ; P. Cagnoli, op. cit., n° 204 et s.
14 R. Houin, op. cit.
15 P. Cagnoli, op. cit., n° 210.
16 Représentés par le mandataire liquidateur une fois la procédure ouverte.
17 Art. L. 661-1 C. com.
18 Ce qui explique qu’ils n’aient pas la faculté d’exercer de voies de recours contre le jugement ne retenant pas leur offre (L. 661-6 III C. com.). Seul le cessionnaire choisi peut faire appel du jugement qui met à sa charge des obligations qui n’étaient pas contenues dans son offre (L. 661-6 III C. com.). Mais il ne faut pas en déduire qu’il acquiert pour autant la qualité de partie. S’il peut agir contre ce jugement c’est tout simplement qu’il lui fait grief. En somme, ce recours répond plus à la philosophie de la tierce opposition qu’à celle de l’appel à proprement parlé.
19 Cass. com. 31 mai 2011, n° 17-774, Gaz. Pal. 8 oct. 2011, n° 281, p. 28, obs. J. Théron.
20 Cass. com. 18 mai 2016, n° 14-19.622, APC 2016-11, Alerte 155, obs. P. Cagnoli ; BJE nov. 2016, p. 429, n. J.-L. Vallens ; JCP éd E 2016, n° 1465, n° 2, obs. Pétel, et n° 1361, n. B. Brignon.
21 Il y avait là la justification de la possibilité pour le tribunal de se saisir d’office en matière de redressement et de liquidation. Si une telle faculté a aujourd’hui disparu et avait été censurée en matière de redressement pour violation du principe d’impartialité, il ne faut pas pour autant en déduire qu’elle faisait du tribunal une partie. Le tribunal, non partie au déséquilibre, ne peut être considéré comme une partie à la contestation. Il n’attend rien du jugement qui sera rendu. Dans cette mesure l’autosaisine ne viole pas le principe selon lequel « nul ne peut être juge et partie ». Cons. const., 7 déc. 2012, n° 2012-286 QPC : JO 8 déc. 2012 ; D. 2012, p. 2886, obs. A. Lienhard ; D. 2013, p. 28, note M.-A. Frison-Roche ; BJED 2013, n° 1, p. 10, note T. Favario ; JCP G 2013, 50, note N. Gerbay ; JCP E 2013, 1048, note N. Fricero ; JCP E 2013, 48, note C. Lebel ; Gaz. Pal. 18 déc. 2012, p. 9, J1959, note G. Teboul ; Gaz. Pal. 09 mars 2013 n° 68, p. 29, comm. J. Théron.
22 R. Martin, Théorie générale du procès, Editions juridiques et techniques, 1984, n° 87.
23 O. Staes, op. cit., n° 150.
24 D. Briand, Nature du droit des entreprises en difficulté et systèmes de droit, th. Rennes, 1992, p. 361.
25 L. 626-14 du Code de commerce.
26 L. 621-92 C. com.
27 C. Saint-Alary-Houin, Droit des entreprises en difficulté, op. cit., n° 960 ; CA Aix-en-Provence, 9 décembre 1988, D. 1990, som. 3, obs. F. Derrida.
28 L. 642-18 du code de commerce.
29 L. 642-19 du code de commerce.
30 Ass. pl. 10 avril 2009, n° 08-10154.
31 Aujourd’hui la loi indique qu’en cas de résolution d’un plan les créances admises dans une première procédure sont admises de plein droit dans la procédure de liquidation (L. 626-27 C. com.). En revanche la question reste entière en cas de rejet.
Auteur
Professeur à l’Université Toulouse Capitole, Centre de Droit des Affaires (CDA)
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