Le phénomène constituant ou le retour au principe
p. 81-93
Texte intégral
1Il convient, pour introduire ces réflexions conclusives, de relever une duplicité, celle des juristes qui éprouvent, face au phénomène constituant, une séduction mêlée d’appréhension. En effet, l’objet qui nous a occupés aujourd’hui se présente comme un objet que la théorie juridique s’est souvent refusée à penser ou, du moins, qu’elle s’est plu à tenir à bonne distance, la plupart des doctrines ayant interprété ce phénomène comme un objet transcendant au système juridique (il en est ainsi, par exemple, des doctrines de Jellinek ou de Kelsen). De surcroît, la définition qu’en avait donnée Sieyès comme une puissance nue dénuée de contraintes (dont la force créatrice témoigne du fait que “la réalité est tout [et que] la forme n’est rien”) l’éloignait des formes et du langage normatifs. De ce fait, et cela peut nous sembler paradoxal, l’étude de cet objet a souvent été abandonnée à la sollicitude de nos collègues sociologues ou historiens. Cependant, si la pensée juridique dominante a laissé dans l’ombre la question de l’origine du droit, certains juristes se sont proposés, à l’inverse, de l’affronter (et, ce faisant, de se soustraire à tout autisme disciplinaire pour croiser leur regard avec celui des non-juristes, comme nous y invitait le dialogue interdisciplinaire de ce jour). Maurice Hauriou s’est ainsi efforcé de donner une explication à la juridicité du pouvoir constituant et cela, en recourant, comme on le sait, à la théorie de l’institution qu’il estimait commune à l’ensemble des phénomènes sociaux. Dans le même ordre d’idées, le Professeur Böckenförde a souligné que le pouvoir constituant, bien qu’étant une “notion-limite” du droit constitutionnel, pouvait faire l’objet d’une analyse juridique dans la mesure où la question du fondement du droit fait également partie du droit.
2Il apparaît, en tout cas, à l’évidence que la compréhension du phénomène la plus partagée au sein des facultés de droit emporte une impression singulière (particulièrement révélée quand on la juge, comme nous l’avons fait aujourd’hui, à l’aune d’autres approches) : la démarche positiviste, par son refus de toute interrogation sur le statut des normes constituantes ou pré-constituantes, se trouve, de ce fait, contrainte d’enregistrer une histoire constitutionnelle quelque peu chaotique, c’est-à-dire faite d'une succession de moments révolutionnaires qui entraînent, à chaque fois, la disparition momentanée du droit et de l'État. Le pouvoir constituant (originaire) y apparaît alors, en quelque sorte, comme un Deus ex machina par lequel la pluralité des intentions et des ambitions originelles est réduite dans le singulier de l’“intention du constituant” (qui demeure une notion pour le moins voilée de mystère, ce mystère participant de la sacralité reconnue au “symbole collectif” dont nous a parlé le Professeur S. Askofaré).
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3Un premier point mérite d’être souligné (et c’est un point qui apparaît être le fil de soie avec lequel les diverses interventions de ce jour peuvent être reliées) : le processus constituant est toujours celui d’un retour au principe, d’une mise à distance du pouvoir au profit de l’autorité. En effet, confrontés à la soudaineté de la transition historique dont ils sont les acteurs, les constituants éprouvent le fait que l’exercice de leur pouvoir commande de trouver un accord qui transcende l’habituel jeu politique et social. La démarche dans laquelle ils se sont engagés leur enseigne qu’au moment même où une constitution “échappe à la contingence de l’action politique, elle porte en elle la virtualité d’un retour au principe, comme disait Machiavel ; elle protège la liberté du commencement”1. Le phénomène constituant renvoie, ainsi, à ce que Paul Ricœur appelait “l’énergie des commencements” (celle qui constitue la propriété même de l’autorité). Il est un processus de construction politique, juridique et psychologique de l’autorité qui va permettre d’inscrire le pouvoir établi dans la durée. Comme l’a rappelé le Professeur Askofaré en se référant à la notion d’“imaginaire collectif” théorisée par Cornelius Castoriadis, une telle construction de l’autorité exige une mise en question de la loi héritée, l’acceptation d’une autolimitation (l’imaginaire politique moderne reposant sur le fait que la source de la loi émane de la société elle-même). Pour garantir la survie de l’ordre social établi, le politique s’appuie, parallèlement à la coercition, sur une intériorisation par les individus de certaines “significations” considérées comme valides.
4A l’écoute des interventions de ce jour, nous avons pu mesurer combien ce commencement n’est jamais absolu : tout au contraire, la signification, à la fois historique et rationnelle, du moment constituant consiste à être ce moment particulier lors duquel une parole politique fondatrice est “transmuée” dans les termes de la normativité juridique (l’usage de ce mot de transmutation nous rappelle la dette contractée à l’endroit du célèbre ouvrage que Claude Klein a consacré au pouvoir constituant). En effet, nous ne sommes pas en présence d’un pouvoir extra-juridique porteur d'un droit défini tabula rasa : aussi révolutionnaire soit-il, ce pouvoir n'échappe pas à la confrontation des “idées de droit” qui prévalent au sein du corps social. Ainsi, l'entreprise de conciliation de ces “idées de droit”, qui s'opère par le travail constituant de filtrage, d'identification et de médiation des attentes et des intérêts sociaux, va faire de la constitution l'instrument essentiel d'un compromis politique (un accord politique sur le traitement du passé qui commande, par exemple, une constitutionnalisation de la justice transitionnelle).
5A cet égard, pour reprendre des modalités mises en évidence par le philosophe norvégien Jon Elster2, l'argumentation rationnelle, par laquelle les constituants tentent de contenir les passions politiques, ainsi que la négociation, fondée sur des menaces ou des promesses, sont les instruments privilégiés de cette recherche d’un compromis. En quelque sorte, à la faveur d’un “marchandage de concessions”, la “négociation constitutionnelle” (portant généralement sur les modalités de la transition et la définition de procédures intégratives) va pouvoir s'appuyer sur des ressources engendrées au sein de l'assemblée constituante elle-même. De surcroît, le choix opéré en faveur de certaines modalités de la délibération peut également peser sur la fortune à venir de l’œuvre élaborée : par exemple, l’absence d’homogénéité et d’esprit de synthèse caractérisant l’œuvre de l’assemblée nationale constituante de 1848 procède, pour beaucoup, de la procédure privilégiée par Cormenin qui avait contraint les comités de l’assemblée à mener une étude analytique et successive des divers articles du projet. Hauriou a pu observer que “toutes les séances d’assemblées ne présentent pas des scènes aussi émouvantes que le Serment du jeu de paume ou la nuit du 4 août” (dont la portée symbolique doit beaucoup, d’ailleurs, à leur représentation allégorique rétrospective). Vient ici également aisément à l’esprit l’élaboration laborieuse de l’œuvre constituante de 1875, œuvre transactionnelle qui procède moins des idées de Victor de Broglie ou de Prévost-Paradol que d’accommodements conjoncturels, de manœuvres dilatoires et de concessions hâtives auxquels s’abandonnent des acteurs lassés par la longueur des débats. Cependant, ce travail souterrain qui est à l’œuvre au sein des assemblées constituantes (ce haut négoce d’engagements, de convictions ou de renoncements) témoigne assurément de la facture contractualiste du phénomène constituant, c’est-à-dire d’une inévitable artificialité que certains auteurs ont toujours niée (ainsi, Joseph de Maistre, se refusant à croire qu’une constitution puisse résulter d’une délibération, affirme que, “dans la formation des constitutions, les circonstances font tout, et les hommes ne sont que des circonstances”).
6Les modalités mêmes de la négociation peuvent participer à la portée symbolique du moment constituant, comme en témoigne, pour reprendre un exemple relevé par Mme C. Thiriot, la “cérémonie du lavement des mains” ayant eu lieu le jour de la clôture de la Conférence nationale exerçant, dans le Congo des années 1990, un pouvoir constituant originaire. Consistant à se laver les mains à une fontaine en signe de purification et d’absolution, cette séance s’inscrit dans le rite de réconciliation et de transgression qui a alors accompagné le travail de rédemption nationale. L’importance de cette dimension symbolique invite les juristes à la modestie : l’apparition et la diffusion d’une culture de la constitution procèdent moins de l’excellence supposée de tel ou tel dispositif normatif que des modalités d’appropriation collective de la constitution établie. Comme le disait le Professeur X. Philippe, “le droit constitutionnel n’est pas tout”. Il ne peut prévenir les désillusions politiques : les pèlerins constitutionnels ne sont pas des thaumaturges. A vrai dire, par-delà l’assistance juridique de “l’ingénierie constitutionnelle” apportée à de récents processus constituants, l’histoire politique de l’Europe a, depuis longtemps, porté témoignage d’une telle vérité. Il n’est que de se rappeler que le vaste mouvement constitutionnel opéré au lendemain de la Première Guerre mondiale — un mouvement constituant comme l'Europe n'en avait plus connu depuis 1830 et 1848 —, portait en lui à la fois un espoir et une utopie : d'une part, l'espoir de prémunir l'État et la société civile de la violence politique par un rite fondateur et pacificateur ; d'autre part, l'utopie qui consiste à voir dans le droit constitutionnel le vecteur normatif d'une démocratie pleinement achevée.
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7Bien qu’il cristallise, le plus souvent, un accord historique fragile, éphémère, souvent obtenu dans un contexte très délétère (comme l’ont montré récemment les processus engagés en Egypte ou en Tunisie où le travail des assemblées constituantes s’est opéré sous la menace de manifestations de masse), le moment constituant est toujours celui d’un effort de suspension, de retenue du temps historique. Cet effort pour enregistrer (au sens photographique du terme) un processus de transition (conflictuelle ou révolutionnaire) doit, lui-même, s’inscrire dans la durée. En ce sens, et suivant la lecture qu’Hannah Arendt a pu faire du moment constituant américain comme une fondation qui crée un corps politique à la fois stable et dynamique, la constitution établie est moins le résultat que la traduction, la représentation normative du moment transitoire. Elle en est, en quelque sorte, l’achèvement, mais au double sens de fin et d’accomplissement. En effet, si elle permet de clore une période de transition, elle n’arrête en rien les profondes mutations politiques et sociales qui sont à l’œuvre. Elle participe à l’approfondissement et à la diffusion de ces mutations au sein du corps social. En Afrique du Sud, la Commission Vérité & Réconciliation a ainsi donné à la Constitution de mai 1996 les moyens de remplir sa fonction intégrative.
8L’histoire a également enseigné qu’en l’absence d’une véritable rupture culturelle opérée dans les esprits, une constitution peut, dans certaines circonstances historiques, n’être qu’une savante et très fragile façade juridique. A cet égard, si les “constitutions des professeurs” rédigées après la Première Guerre mondiale apparaissaient comme la promesse d'un possible ordre politique démocratique, elles ne présentaient, sur le plan formel, qu’une facture très abstraite. Ainsi, les membres de l'assemblée constituante weimarienne, soucieux d'intégrer dans la nouvelle Constitution les éléments jugés assimilables de l'héritage bismarckien, se montrent incapables de se détacher d'une conception de l'État impropre à établir un parlementarisme véritable. Leur culture politique étant encore fortement empreinte de l'idée organiciste de l'État et de la thèse de l'unité des pouvoirs, ils accueillent la République “comme une nécessité contingente et d'ordre [...] technique, ne dérivant ni d'une convention intime intérieure, ni, encore moins, d'un mouvement profond interne au peuple allemand”3. De ce fait, ils se contentent d'insérer les principes du parlementarisme dans les formes anciennes de l'État wilhelminien. L’histoire constitutionnelle ne cesse de porter témoignage de cette difficile conciliation entre le fond (le paradigme intellectuel et culturel d’une époque, le Zeitgeist hégélien) et la forme (celle du constitutionnalisme libéral moderne). Pour prendre la mesure de cette difficulté, il suffit de rappeler l’observation, formulée lors du processus constituant tunisien de 2013 par Rached Ghannouchi, le leader d’Ennahdha, selon laquelle “il est nécessaire de trouver les mots qu’il faut pour que la Constitution soit à la fois moderne et inspirée de la charia”4. Grâce à la vigilance de la société civile assurant une publicité des débats de l’Assemblée constituante, le texte de la Constitution tunisienne de janvier 2014 écarte la notion d’islam “religion d’état” à la faveur d’une affirmation de “l’identité arabo-islamique” (lors de débats houleux où les questions existentielles relatives à l’identité religieuse opposent libéraux et islamistes, les députés soucieux d’affirmer la liberté de conscience parviennent à repousser la criminalisation des “atteintes au sacré” au profit d’une définition de l’état comme “protecteur du sacré”).
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9Maurice Hauriou parle admirablement de ces différents aspects du phénomène constituant : d’une part, il estime que le moment constituant, en ce qu’il entre en coïncidence avec l’événement politique et se trouve en mesure de provoquer de considérables ruptures, est toujours lourd de périls. L’exercice du pouvoir constituant révolutionnaire revient, par sa puissance novatrice, par la soudaineté de son action, à “subordonner le durable au momentané”. Toutefois, d’autre part, cette inquiétude doit être nuancée car le moment constituant donne naissance à un présent constitutionnel (à savoir l’ordre constitutionnel désormais établi qui parvient à s’imposer au droit révolutionnaire) ; un présent qui n’est pas ce qui est, mais ce qui est en devenir, ce qui sans cesse se constitue. En effet, si le pouvoir constituant est une force de légitimation de la constitution, il ne peut donc pas être renvoyé au néant une fois cette dernière établie. Il demeure présent car ce travail de légitimation ne peut être réduit au seul moment révolutionnaire. Seule l’inscription du “pacte constitutionnel” dans une “dialectique de la durée”, et sa transformation en “institution”, permettent d’assurer sa pérennité. On retrouve là la question décisive de l’appropriation de la constitution qui, en l’absence d’une culture de la constitution, n’est qu’une façade normative. Faisant état de ce processus indispensable de “consolidation”, le Professeur J.-P. Massias a souligné, ce jour, que “la ‘volonté téléologique’ doit toujours s’accommoder à la réalité alors que les faits sont têtus”.
10Si l’élaboration définitive d’une constitution (le plus souvent par la voie d’un référendum constituant) jette, en quelque sorte, le manteau de Noé sur les rapports de forces politiques à l’œuvre lors des délibérations de l’assemblée constituante, les échos de ce débat originel, certes considérablement étouffés, demeurent. En effet, bien que mis sous le boisseau de la normativité, ce débat perdure dans les controverses interprétatives. L’intensité de ces dernières dépend de la force du compromis obtenu. En effet, si ce compromis s’avère équivoque et impuissant à pacifier l’effervescence politique qui suit le moment de rupture, il ne fait que différer de nouvelles confrontations idéologiques et aviver les controverses relatives aux termes de l’acte constitutionnel (par exemple, la référence aux “valeurs de l’identité arabo-islamique” dans l’ordre constitutionnel tunisien). Dans les pays ayant vécu le printemps arabe, en présence de textes constitutionnels dont la matière est à la fois empreinte de références religieuses et de principes sécularisés, le rôle des juges s’avère décisif pour éclairer les significations de certains termes constitutionnels.
11Seuls les juristes sensibles aux apports des sciences historique, politique ou sociologique savent que l’intelligence d’un régime politique commande de “rompre avec le fétichisme constitutionnel” (B. François), c’est-à-dire avec la croyance dans le caractère déterminant des prescriptions de la constitution pour la structuration de la vie politique. La Ve République en est un témoignage éloquent. Quant au baptême de ce régime sous les auspices d'une profonde crise militaire et politique, les Professeur W. Mastor et G. Pervillé nous ont rappelé la confusion des esprits, le climat de guerre civile dans lesquels ce régime s’est mis en place et la violence des conflits dont il a été le théâtre (la naissance de la Ve République témoigne du fait que le processus même de rédaction d’une constitution peut être souhaité et compris par les acteurs comme un mode de sortie de crise).
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12Dans leur effort de mise en récit de l’histoire constitutionnelle afin de lui conférer un sens, les historiens et les juristes sont sans cesse confrontés à la question de savoir si une constitution possède une signification propre, procédant de son inscription dans un patrimoine juridique, ou si cette signification lui est conférée par la rupture politique qu’elle provoque et consacre. Faut-il considérer que les traits identitaires d’une constitution procèdent de la fidélité de certaines de ses dispositions à un héritage juridique qui, situé dans l’enchaînement des textes constitutionnels, se trouve soustrait au temps historique ou, au contraire, que ces traits résultent des mutations politiques qu’elle emporte ?5 La première démarche, inscrivant la succession des textes constitutionnels dans un au-delà normatif de l’histoire, invite à étudier ces derniers comme des objets dont l’un procéderait de l’autre. Toute nouvelle constitution est alors envisagée et étudiée à l’aune des précédentes en tant qu’elle serait apte à corriger et à parfaire le régime politique considéré. Dans la seconde démarche, “c’est précisément la rupture du politique [qu’une] constitution porte en elle, c’est-à-dire sa capacité à suspendre un temps politique donné pour permettre la naissance d’un temps politique à venir”6 qui confère à cette constitution son sens et sa validité. Aujourd’hui, la sacralisation de l’histoire institutionnelle est la réponse la plus communément apportée à cette interrogation. Inscrire les débats constituants dans une supra-histoire juridique (la norme constitutionnelle ne serait pas le simple résultat d’un ensemble de faits ou d’événements politiques, elle se déduirait d’un patrimoine juridique identifiable qui fonde sa positivité et sa juridicité) présente l’intérêt fondamental pour les juristes, en établissant “une continuité minimale entre les anciennes dispositions constitutionnelles et le nouveau texte”, de permettre “la validité continuée de l’analyse juridique” et, au-delà, “de fonder la possibilité d’une analyse juridique du changement de constitution”7.
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13Il semble également nécessaire, dans ces propos conclusifs, de rappeler que si le phénomène constituant n’est pas un objet de prédilection pour les juristes, cela procède essentiellement du fait que la pensée juridique réfute, aujourd’hui, l’idée d’un compromis originel fondateur, idée qu'elle cherche à dissimuler pour ne pas nuire à la juridicité du droit constitutionnel. De ce fait, la volonté du constituant serait, en quelque sorte, à même de décider des normes à partir de rien. Rappelons, succinctement, que ce refus de considérer que la validité de la constitution puisse dépendre d'une donnée antérieure au droit positif procède de deux héritages théoriques très influents.
14D'une part, la pensée juridique dominante fait sienne l'idée, défendue par Carré de Malberg, d'une première constitution purement factuelle, inaccessible au discours juridique. Le constituant dont parle Malberg (à savoir celui qui détient la plus grande force) n'est pas sans rappeler la figure rousseauiste du grand Législateur qui s'arroge le droit, sans autorité formelle, d'inventer les règles d'un nouveau régime ou la figure des héros fondateurs d'État célébrés, à la suite de Machiavel, par Hegel qui estime que ces héros possèdent, pour accomplir leur mission glorieuse, le droit “absolu” de recourir à la force, au-dessus et en dehors des lois. D'autre part, la doctrine dominante s’est ralliée à la thèse kelsénienne d'une norme fondamentale dont la légitimité ne saurait être discutée par la science juridique. Selon Kelsen, la logique contractualiste du constitutionnalisme moderne repose sur l'identification illusoire de l'unité de l'État à un “intérêt collectif”. Même dans les cas où l'ordre juridique repose sur un compromis entre les intérêts des groupes dominants, une telle assimilation n’est qu’une “fiction” car, selon lui, “si l'ordre était réellement l'expression d'intérêts communs à tous, […] il pourrait alors compter sur l'obéissance volontaire de tous les sujets [et n'aurait pas à] user de la contrainte”8. Sans revenir sur les ambiguïtés de la notion kelsénienne de “révolution légale”, il apparaît que Kelsen semble justement mésestimer le rôle joué par les fictions dans l’établissement d’un ordre pacifié et légitime.
15Se tenant à distance de ces imposants héritages doctrinaux, tous ceux qui ont, à l’inverse, l’ambition de porter leur regard “au-delà de la constitution” soulignent que le retour au principe (auquel contraint tout moment inaugural) permet d’imposer les principes du constitutionnalisme. En effet, en ce qu’elle permet d’affirmer les limites auxquelles se trouve astreint l’organe législatif (c’est-à-dire la politique majoritaire), la doctrine du pouvoir constituant du peuple confère une expression moderne à l’idée classique du “gouvernement limité”.
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16Nos débats de ce jour ont également témoigné de la fin du temps de l’inno-cence constituante. A cet égard, le fait que la Constitution sud-africaine de mai 1996 ait été soumise au contrôle d’une Cour constitutionnelle (créée par la Constitution intérimaire) est particulièrement révélateur de ce que le Professeur Claude Klein a nommé la dédramatisation du phénomène constituant. Il est vrai que ce phénomène a connu d’importants infléchissements dont on peut rappeler certaines déclinaisons.
17D’une part, l'exercice de la compétence de révision est devenu la forme banalisée et disqualifiée du processus constituant (ce qui n’empêche pas le fait que des révisions puissent emporter des inflexions profondes, comme en témoignent les réinterprétations de la Constitution russe opérées par Vladimir Poutine dans le sens d’une ré-étatisation).
18D’autre part, l'apparition et la promotion d'une constitutionnalité juridictionnelle ont profondément modifié la signification de la normativité constitutionnelle. En effet, d’une œuvre originelle fondée par un acte constituant passé, elle est devenue une œuvre sans cesse redéfinie par un acte constituant à venir. L’activité constituante ne saurait être, désormais, réduite au seul travail de rédaction du texte constitutionnel, mais épouse également l’activité de lecture de ce texte, une lecture qui, selon les termes d’Olivier Cayla, “actualise une constitutionnalité” que l’écriture ne peut susciter “qu’en puissance”. Il n’est pas besoin de rappeler ici plus avant le pouvoir que possède le Conseil constitutionnel pour non seulement recommander, dans le cadre de l’article 54 de la Constitution, une révision, mais aussi pour l’induire en suscitant des “lits de justice” du peuple souverain.
19Enfin, on a assisté, ces dernières années, à une prise en charge internationale de la fonction constituante par des accords internationaux qui se substituent au pouvoir constituant national, en l’absence de conditions politiques pour le mettre en œuvre (on sait, à cet égard, que la Constitution de Bosnie-Herzégovine de décembre 1995 est le premier exemple d'État dont la constitution se présente, en quelque sorte, comme l’annexe d'un accord international). Comme l’a montré le dialogue entre le Professeur J.-P. Massias et A. Slim, la transition post-communiste a témoigné d’une soumission du processus constituant à des standards économiques ou normatifs imposés (dont celui d’un modèle préétabli, en quelque sorte artificiel, de démocratie où l’ordre juridique se trouve reconstruit sur le fondement de la justice constitutionnelle).
20Ces nouvelles modalités ne peuvent que conduire à reconsidérer le phénomène que nous avons étudié ce jour. Ainsi, l’approche “essentialiste” du pouvoir constituant — un pouvoir défini, par Sieyès ou Schmitt, comme celui que possède une nation de se prescrire des règles pour son avenir — a été mise à mal par le mouvement d'intégration européenne qui a incorporé les diverses entités nationales au sein de constructions complexes. A cet égard, la dissociation de la citoyenneté européenne et de l'appartenance nationale a, principalement, conduit à une disqualification de la notion de pouvoir constituant du peuple au profit d'un processus d'intégration des ordres juridiques nationaux dans l'ordre juridique européen (à cet égard, la thèse de doctorat de Gaëlle Marti9 a placé l’avènement du pouvoir constituant européen sous l’égide de la théorie constitutionnelle de la Fédération – esquissée par C. Schmitt et développée par O. Beaud – conçue comme une union des peuples et des états). Selon ses promoteurs, ce processus d’intégration autorisait l’affirmation “d'une Constitution européenne sans pouvoir constituant”. Il a été rappelé, sur ce point, lors du dialogue entre les Professeurs Cohen et Magnon, que la procédure d'élaboration d’une telle Constitution n’a résulté, en amont, d'aucune assemblée constituante émanant d'un peuple souverain et n’a commandé, en aval, en dépit des référendums de ratification, aucune consultation populaire à l'échelle des États membres. Ainsi, dans la mesure où le pouvoir constituant n'a pas été transmis à un nouvel ensemble politique, mais est demeuré la propriété des États membres, le traité international portant Constitution européenne ne pouvait pas être “un acte d'autodétermination d'une société sur la nature […] de son unité politique”, mais apparaissait, bien plus, comme “un acte d'hétéro-détermination”10. Appréhendé dans le constitutionnalisme continental comme l’acte fondateur posé par une puissance politique, l’acte constituant demeure étranger au constitutionnalisme communautaire. En effet, la “charte constitutionnelle”, à laquelle se réfère la Cour de Justice des Communautés Européennes pour signifier le processus d’agrégation des traités européens successifs, participe d’un modèle d’intelligibilité différent qui n’est pas sans rappeler la tradition anglaise d’une constitution évolutive révélée par le juge.
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21Le moment constituant n’a pas échappé à l’ère du soupçon11. Il a pu être interprété comme une trahison du moment révolutionnaire. Ainsi, Hannah Arendt, à rebours de l'historiographie américaine dominante qui voit dans la Convention de Philadelphie un aboutissement du processus initié en 1776, estime qu'un tel acte collectif n’a pas été accompli par le moment constituant de 1787 qu'elle interprète, au contraire, comme une trahison de la “fondation de la liberté”. Le moment de la clôture constitutionnelle de l'expérience révolutionnaire serait ainsi celui d'une fermeture idéologique. Il a pu également être affirmé, dans la postérité de la pensée marxiste, que le compromis et la médiation n'ont pas lieu entre des sujets préexistants, mais entre des sujets qui sont “construits par le mouvement même de la constitution”12. Cette démonstration est celle qu'opère, par exemple, la critique radicale menée par Antonio Negri à l'encontre du paradoxe par lequel le pouvoir constituant, surgi du néant, fonde tout le pouvoir pour ensuite organiser son propre épuisement. Selon lui, l'affirmation d'une puissance constitutive du peuple souverain s'est toujours accompagnée d'une volonté libérale de circonscrire le pouvoir constituant dans l'histoire du pouvoir constitué. Il convient de rappeler ici, par-delà la radicalité d’une telle critique, qu’un tel processus est, à vrai dire, une exigence inhérente au constitutionnalisme moderne : l’abbé Sieyès, conscient du fait que la constitution ne peut être l’expression d’une force révolutionnaire incessante, juge ainsi impératif de “canaliser la force torrentielle du pouvoir constituant”. De là, l’exigence de l’instauration d’un gardien pour ne pas “abandonner la constitution à elle-même”.
22Au titre du soupçon, il est également souligné qu’une force politique dominante peut être l’acteur d’une captation du processus constituant qui ne peut, de ce fait, être inclusif. Concernant le péril d’une préemption de la transition constitutionnelle par un parti politique, on se souvient, par exemple, de la transition constitutionnelle particulièrement chaotique qu’a connue l’Egypte en 2012 : l’opposition libérale et laïque, de même que les Eglises chrétiennes coptes, ont boycotté les travaux de la commission constituante, accusant cette dernière de préparer un texte favorable au mouvement islamiste dont était issu le président Morsi. Etayé par l’argument selon lequel “le président peut prendre toute décision propre à protéger la révolution”, un décret présidentiel a, par la suite, bloqué toute éventuelle dissolution de l’assemblée constituante (décidée par la justice) en neutralisant les recours déposés devant la Haute Cour constitutionnelle par des membres de l’opposition qui jugeaient l’assemblée constituante illégitime depuis le départ de certains de ses membres.
23Les assemblées constituantes se trouvent généralement sous l'emprise d'une force politique dominante et ne sont pas toujours, de ce fait, à même d'arbitrer équitablement entre les divers intérêts du peuple. On pense, à cet égard, au terme de “constitution matérielle” qu’a imposé Costantino Mortati pour désigner un “ordre originel” dans lequel l'ensemble des forces politiques, organisées en un parti politique ayant pris le dessus sur d’autres groupes, forment la force dominante qui se trouve en état d’établir une constitution formelle. Par-delà les difficultés relatives à sa dimension a-libérale, la notion de “constitution matérielle” a le mérite, d’une part, de souligner la nécessité d’un équilibre politique premier sur lequel peut être établi un ordre juridique transitoire. Affirmer l’existence d’un équilibre politique originel, qui a pu épouser les formes théoriques de l’ordre concret schmittien ou de l’institution haurioutiste, autorise à penser que si le pouvoir constituant n’est pas, en tant que tel, formé juridiquement, il porte cependant, en lui, une forme juridique latente dans laquelle il peut poser le cadre des conditions préalables du droit. D’autre part, l’idée d’une “constitution matérielle” permet de souligner que la véritable juridicité de la constitution ne réside pas dans sa dimension textuelle (qui est l’œuvre du pouvoir constituant originaire), mais dans l’effectivité des pratiques politiques (qui forment, de ce fait, un pouvoir constituant continu).
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24Si le phénomène constituant apparaît insaisissable, c’est, essentiellement, du fait qu’il se tient dans un entre-deux. En effet, ceux qui en sont les acteurs s’efforcent de faire tenir ensemble, par le fil de la normativité juridique, la légitimité révolutionnaire et la légalité constitutionnelle. Situé dans un espace intermédiaire entre le droit et la politique, le phénomène constituant se donne à voir comme un processus de conversion des valeurs politiques dominantes en valeurs juridiques déposées dans un texte écrit. Ainsi, quand le juge constitutionnel estime que le titulaire du pouvoir constituant n’est subordonné à aucune limitation extérieure, mais au respect de certains “principes de droit”, il fait référence à des principes qui précèdent le droit positif. Ces principes, considérés comme préexistants à l'ordre constitutionnel lui-même par les constituants, demeurent intangibles. La reconnaissance de cet entre-deux apparaît être le profit le plus précieux du dialogue interdisciplinaire par lequel divers savoirs se trouvent enchâssés. C’est, en effet, un rétrécissement de ses méthodes et de ses objets d’étude qui a conduit la pensée juridique, par un oubli des forces historiques instituantes, à éclipser la manière classique de comprendre le pouvoir constituant, c'est-à-dire, selon les termes célèbres du Professeur Claude Klein, comme “une forme de transsubstantiation” qui rend compte du “passage d'un état de pur fait à celui d'un ordre juridique établi”.
Notes de bas de page
1 C. LEFORT, “Préface” à G. S. WOOD, La création de la République américaine, traduit par F. DELASTRE, Paris, Belin, 1991, p. 22.
2 “Argumenter et négocier dans deux assemblées constituantes”, Revue française de science politique, 44 (2), 1994, p. 187-256.
3 Nous reprenons là une formule que A. Gisselbrecht, “Le sort tragique des “seniors” de Weimar : les républicains par raison”, in Les intellectuels et l'État sous la République de Weimar, sous la direction de M. Gangl et H. Roussel, Rennes, Philia, 1993, p. 25, applique aux “Vernunftrepublikaner” qui “ont épousé la République sans l'aimer”.
4 Citée par N. BEAU, D. LAGARDE, L’exception tunisienne. Chronique d’une transition démocratique mouvementée, Paris, Seuil, 2014, p. 138 (le chapitre consacré à l’Assemblée nationale constituante a pour titre : “La Constituante ou l’éloge de la lenteur”).
5 Sur cette question, voir J.-C. FROMENT, “Réflexions croisées sur la temporalité et la juridicité constitutionnelles”, Droit & Société, 40, 1998 (stimulante recension bibliographique croisée des ouvrages de B. FRANÇOIS, Naissance d’une Constitution. La Cinquième République 1958-1962 et de F. LUCHAIRE, Naissance d’une Constitution : 1848).
6 J.-C. FROMENT, op. cit.
7 B. FRANÇOIS, Naissance d’une Constitution. La Cinquième République 1958-1962, Presses de Sciences Po, 1996, p. 147.
8 H. KELSEN, Théorie générale du droit et de l'État (1945), Paris, Louvain, Bruylant, L.G.D.J., 1997, p. 239.
9 Le pouvoir constituant européen, Bruxelles, Bruylant, 2011.
10 D. GRIMM, “Le moment est-il venu d'élaborer une Constitution européenne ?”, in R. Dehousse, Une Constitution pour l'Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2002, p. 73.
11 Sur la question plus générale d’une désaffection à l’égard de l’art constitutionnel et d’une déchéance de l'identification de la constitution à un “pacte social renouvelé”, nous prenons la liberté de renvoyer à J. HUMMEL, Essai sur la destinée de l’art constitutionnel, Paris, Michel Houdiard Editeur, 2010, p. 34-83.
12 A. NEGRI, Le pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de la modernité, Paris, P.U.F., 1997, p. 213-214.
Auteur
Professeur de droit public à l’Université de Rennes 1
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