Le Vanuatu au confluent du pluralisme normatif, du pluralisme juridique et de la pluralité du droit : une diversité au secours ou au rebours de l’uni(ci)té du droit vanuatais ?
Texte intégral
Diversité et unité : couple en harmonie ou couple contre-nature ?
1Le Vanuatu constitue, incontestablement et à bien des égards, une terre de pluralité(s) et de diversité(s), une terre riche en pluralité(s) et en diversité(s) : pluralité et diversité des îles, pluralité et diversité de la faune et de la flore, pluralité et diversité des saveurs, pluralité et diversité des senteurs, pluralité et diversité des tribus, pluralité et diversité des cultures, pluralité et diversité des langues, pluralité et diversité des couleurs, pluralité et diversité des invasions dans le passé, pluralité et diversité des immigrations à l’époque contemporaine, pluralité et diversité des influences dans tous les domaines ou presque, pluralité et diversité des normes sociales en général et des normes juridiques en particulier… Ainsi, dans le cadre et le contexte d’un colloque portant sur le thème de l’oscillation entre diversité et unité au Vanuatu, il nous a semblé opportun, voire nécessaire, de nous interroger et de vous interroger sur le phénomène de la diversité normative en général et de la diversité juridique en particulier. Il convient pour nous, plus précisément, de nous demander si cette diversité, qui tombe sous le sens commun de tous les acteurs et observateurs de la vie vanuataise, constitue un phénomène au secours ou, au contraire, au rebours de l’unité et/ou de l’unicité du droit vanuatais.
2Le Vanuatu est, cela va sans dire, un carrefour de normes et de droits mais, une fois dressé ce constat ferme, se pose la question ouverte de savoir si la diversité et, parfois, la disparité des règles et de leurs sources sont un atout ou, à l’opposé, un handicap pour l’unité et/ou pour l’unicité du droit vanuatais. Avant de tenter de répondre à cette question qui peut donner le vertige (I), vous nous permettrez de commencer, immédiatement, par essayer de montrer que le Vanuatu est, pour diverses raisons, un carrefour des normes et, en particulier, des règles de droit (II).
I – D’UN CONSTAT FERME : LE VANUATU, UN CARREFOUR DES NORMES ET DES DROITS…
3Le Vanuatu entre pluralisme normatif, pluralité du droit et pluralisme juridique
4“Sauf décision contraire du Parlement, les lois françaises et britanniques en vigueur au Vanuatu au jour de l’indépendance continuent à s’appliquer à compter de ce jour tant qu’elles n’auront pas été expressément abrogées (par des lois authentiquement vanuataises) et dans la mesure où elles ne sont pas incompatibles avec le statut d’indépendance du Vanuatu et avec la coutume”. Ces dispositions de l’article 95 de la Constitution du Vanuatu montrent, de manière patente, que la société (en tant que collectivité), le pays (en tant qu’entité géographique) et l’état (en tant que personne morale de droit public) vanuatais sont incontestablement au confluent de plusieurs phénomènes juridiques différents quoique liés : celui du pluralisme normatif comme toute société, celui de la pluralité du droit du fait de sa diversité ethnique et culturelle et celui du pluralisme juridique eu égard, notamment, à son passé d’ancien condominium franco-britannique.
A – Le Vanuatu innervé, comme toutes les sociétés humaines, par le pluralisme normatif
5Coexistence des règles de droit avec d’autres règles sociales. Il y a au Vanuatu, comme dans toutes les sociétés du monde, mais sans doute plus que dans la plupart des sociétés actuelles, une situation de concurrence ou de complémentarité entre les différentes catégories de normes sociales : les normes juridiques et les normes extrajuridiques comme, notamment, les normes purement coutumières, purement morales ou purement religieuses... En effet, parmi les règles qui régissent et régulent la vie en société, il n’y a pas que des règles juridiques même si ces dernières sont souvent perçues comme celles “dont la stricte observance garantit l’avènement de l’ordre social souhaité (…), parce qu’elles sont seules assorties de contrainte et de sanctions organisées par l’état”1. D’autres systèmes normatifs (morale, mœurs, politesse, civilité, honneur, etc.) y contribuent dans des proportions équivalentes, voire supérieures, “autant et même mieux que le droit” à en croire le Doyen Carbonnier2. Il y a donc une situation de concurrence ou de complémentarité entre les différentes catégories de normes sociales, une situation que tend à souligner la théorie du pluralisme normatif (à ne pas confondre avec le pluralisme juridique)3. Or, il semble que, dans le cas particulier du Vanuatu, cette complémentarité soit doublée d’une forte interpénétration de sorte qu’il y aurait une grande difficulté, voire une impossibilité (accentuée par le fait que les coutumes font office de source essentielle des droits originels), à distinguer nettement les normes dotées de juridicité pure et celles qui, strictement, en seraient dénuées. “La plupart du temps, en effet, les sociétés traditionnelles distinguent mal les règles religieuses, les règles juridiques, les règles de convenance, les règles d’hygiène, les règles techniques, les mythes de Genèse, les récits du passé, les proverbes, la sagesse des ancêtres, etc.”4. On a alors pu parler, face au trouble posé – notamment au juriste occidental – par “un droit qui ne s’affirme pas autonome”5, de “coutume indistincte pour désigner cette nébuleuse normative” d’où sont sortis, “dans la suite de l’évolution, des systèmes plus spécialisés, la religion, l’éthique, les mœurs, les manières de vivre et même le droit”6.
6Il y a, certes, une part de vérité incontestable dans ces observations, mais il n’en reste pas moins évident que cela ne saurait légitimement permettre, comme l’ont osé certains, d’aller jusqu’à dénier à la coutume (vanuataise) toute valeur d’une véritable règle juridique. En atteste, si besoin en est, l’intérêt que les juristes portent depuis quelques années aux droits “traditionnels”, après que ceux-ci fussent durablement la chasse gardée des ethnologues, sociologues et anthropologues (du droit tout au plus). Ainsi, le droit coutumier doit être considéré comme un droit à part entière, un “vrai droit”, même si grâce ou à cause de son authenticité, ce droit coutumier est depuis toujours et sera, sans doute pour toujours, un droit largement à part, un droit atypique, s’il est regardé à travers le prisme du droit dit moderne.
7Mais toujours est-il que, quelle que soit la règle de droit, elle ne doit pas être confondue avec les autres règles de conduite sociales, même s’il y a des similitudes entre elles et même si le droit a pour particularité de pouvoir s’approprier n’importe quelle autre norme sociale : on parle alors de “neutralité de la règle juridique”.
8Il convient ainsi, en premier lieu, de distinguer le droit et la justice même si le droit est souvent confondu, consciemment ou non, avec la justice. Il existe même un vieux courant de pensée qui définissait le droit comme la science du juste. Et, aujourd’hui encore, il existe une parenté profonde entre le droit et la justice et leurs relations sont complexes. On sait qu’il existe plusieurs conceptions de la justice et, d’après une idée dont l’origine remonte à Aristote, il y aurait trois espèces de justice : la justice commutative, la justice distributive et la justice légale et, selon les situations, le droit s’attache à l’une ou à l’autre de ces catégories de justice en termes d’indifférence, d’adhésion ou de défiance.
9Il convient, en deuxième lieu, de distinguer le droit et la morale même si la distinction est atténuée, voire niée, par les partisans du droit naturel encore appelés idéalistes. Il y a, en effet, entre les règles de droit et les règles morales des différences au niveau de leurs finalités, des différences au niveau de leurs sanctions ou encore des différences techniques. Cela dit, la morale et le droit entretiennent des relations étroites, partagées entre passions et tensions, parce que faites tantôt d’interactions et interpénétrations avec un bras de fer, tantôt d’oppositions avec une poignée de main.
10Il convient, en troisième lieu, de distinguer les règles de droit et les “règles de mœurs” par lesquelles, pour leur vie collective, les membres de la société s’imposent certains comportements nécessaires à leur coexistence, voire à leur existence. On compte ainsi, parmi les règles de mœurs, les règles de bienséance (ou de politesse) ou encore les règles issues de la culture telles que certaines règles d’hygiène, certaines normes corporelles ou “techniques du corps” (comme la prédominance de la main droite, les manifestations de la pudeur...), certaines règles vestimentaires (nous sommes même tenté, sous l’angle de la provocation amicale, de nous demander si le port du pantacourt ne serait pas devenue une règle de mœurs au Vanuatu alors que celui du pantalon, y compris dans la gent féminine, serait la règle ailleurs).
B – Le Vanuatu confronté, comme toutes les sociétés anciennement colonisées, au pluralisme juridique
11Coexistence de systèmes juridiques. Opposé au monisme juridique et distinct de la pluralité du droit, le pluralisme juridique se définit comme la situation dans laquelle, “au même moment, dans le même espace social, [coexistent officiellement ou en pratique] plusieurs systèmes juridiques, le système étatique certes, mais d’autres avec lui, indépendants de lui, éventuellement ses rivaux”7. En d’autres termes, “le trait caractéristique du pluralisme juridique est l’existence de mécanismes juridiques différents s’appliquant à des situations identiques”8. Et, à ce sujet, le Vanuatu apparaît encore une fois comme un véritable laboratoire juridique dès lors que, en même temps et dans le même territoire social vanuatais, coexistent officiellement et en pratique plusieurs systèmes juridiques qui, bien que parallèles ou concurrents, ont vocation à s’appliquer aux mêmes situations juridiques : d’abord, le système juridique étatique vanuato-vanuatais9 ; ensuite, les autres systèmes plus ou moins indépendants de celui-ci et qui sont, éventuellement, ses rivaux (le droit français aux racines romano-germaniques et, surtout, le droit anglais en tant qu’héritier direct et figure emblématique de la common law).
12Il suffit alors, pour couper court à tout débat sur l’existence et la persistance du pluralisme juridique au Vanuatu, de redonner la parole à l’article 95 de la Loi suprême que constitue la Constitution : “sauf décision contraire du Parlement, les lois françaises et britanniques en vigueur au Vanuatu au jour de l’indépendance continuent à s’appliquer à compter de ce jour tant qu’elles n’auront pas été expressément abrogées et dans la mesure où elles ne sont pas incompatibles avec le statut d’indépendance du Vanuatu et avec la coutume”. Ainsi, même si la “coutume” constitue toujours, de toute évidence, une des sources essentielles du droit vanuatais et, peut-être, sa source naturelle, sa source principale, sa “source locomotive”, il n’en reste pas moins qu’une grande porte ou, tout au moins, de très grandes fenêtres restent ouvertes à l’intention et à l’attention du droit dit moderne, qu’il soit anglais ou français et, plus largement, d’inspiration anglo-saxonne ou d’inspiration romano-germanique (système de civil law). Il en va ainsi parce que, comme l’avait si bien écrit le Doyen Carbonnier, “toute colonisation est un clash entre deux cultures, et après le reflux des colonisateurs, des effets du clash persistent en forme de pluralisme juridique”10. Il s’ensuit que le Vanuatu est, encore et toujours, partagé entre son droit coutumier (incarnant le droit ancestral) et les influences française et anglaise qui sont encore vivantes et vivaces : le droit français en tant qu’ambassadeur plénipotentiaire du système romano-germanique censé incarner un droit rationnel symbolisé par la codification et le droit anglais en tant que porte-étendard du système de common law censé incarner un droit pragmatique symbolisé par le recours aux précédents judiciaires. Du reste, eu égard aux nombreuses et grandes différences existant entre le droit ancestral vanuatais et le droit dit moderne et, au sein du droit moderne, entre le droit anglais et le droit français, on peut légitimement se demander si le Vanuatu ne serait pas, officieusement, le champion du monde ou le champion olympique du grand écart juridique. Il reste, sur le papier, un pays qui n’a pas choisi son camp dans la compétition qui oppose les modèles juridiques anglais et français même si, sur le terrain, le droit français a incontestablement mordu la poussière depuis belle lurette. Sauf, peut-être, lorsque le jeu porte sur le registre des symboles puisque, comme la France et à la différence de l’Angleterre, le Vanuatu s’est doté d’une Constitution écrite de la même manière que, en matière de transport, on y a opté pour la conduite à droite des véhicules terrestres.
C – Le Vanuatu marqué, comme toutes les sociétés traditionnelles, par la pluralité du droit (coutumier)
13Pluralité et diversité des coutumes juridiques. On parle de pluralité du droit lorsqu’il y a application simultanée de coutumes différentes, sur un même territoire, à des ethnies différentes et, ainsi, “la pluralité (du droit) implique qu’il n’y a pas une règle unique servant de base à la solution des conflits juridiques”11. Et, à ce propos, il appert que le Vanuatu apparaît encore une fois comme un authentique laboratoire juridique grâce à la multiplicité et à la grande diversité de ses coutumes (juridiques). Il est incontestable, en effet, que le Vanuatu, comme beaucoup de sociétés dites traditionnelles, est marqué par la diversité sur les plans ethnique, culturel, coutumier, linguistique, religieux, politique, etc. Et cette fragmentation des identités, qui donne un air de “melting pot” ou de “magma informel”, s’est logiquement accompagnée d’un morcellement ou, plus exactement, d’une multiplication des droits et/ou des espaces juridiques traditionnels. Il y a, en effet, une pluralité du droit en ce sens qu’il y a application simultanée de coutumes différentes, sur un même territoire, à des ethnies ou peuples différentes. Les coutumes juridiques ne se présentent pas de façon homogène en raison de la diversité culturelle et des spécificités régionales. Il s’ensuit, logiquement, qu’il n’y a pas un droit coutumier, mais des droits coutumiers. Ce qui n’est pas sans provoquer, souvent, des conflits de droit intercoutumier, que ce soit des antagonismes entre des personnes de coutumes différentes, des conflits consécutifs à des conversions ou brassages ou encore des conflits interrégionaux. En outre, cette diversité, donnant a priori une impression de désordre, a pu conduire certains analystes à douter de l’existence d’un véritable système ou famille de droits traditionnels. Néanmoins, malgré la diversité et l’hétérogénéité des droits coutumiers12, il n’en existe pas moins des points communs suffisants pour que l’on puisse les considérer comme constituant une seule et même famille. Pour réelles qu’elles fussent hier ou qu’elles soient encore aujourd’hui, l’on s’accorde à relativiser les variations relevées et admettre l’existence de certaines constantes génératrices d’une unité du système juridique coutumier. Derrière la diversité, il y a une organisation et une cohérence certaines, un air de famille, des caractéristiques communes qui révèlent une conception traditionnelle très originale du droit. Il y a bel et bien une famille ou un système de droit coutumier dont le Vanuatu constitue un membre parlant, un membre éminent et, peut-être, un membre prééminent au regard de sa résistance à l’occidentalisation à outrance qui ne s’est jamais démentie comme le montre, de façon spectaculaire, la participation remarquable, remarquée et heureuse de chefs coutumiers au présent colloque universitaire vanuato-français (ou franco-vanuatais).
II – A UNE QUESTION OUVERTE : LA DIVERSITE DES NORMES ET DES DROITS AU SECOURS OU AU REBOURS DE L’UNI(CI)TE DU DROIT VANUATAIS ?
14Un droit ou des droits vanuatais ? La situation de “carrefour des normes et des droits” dans laquelle se trouve incontestablement le Vanuatu – une situation qui constitue un objet d’étude très intéressant sur les terrains de l’ethnologie, de la sociologie ou encore de l’anthropologie du droit – rend, sous l’angle du droit tout court, très tentante, voire incontournable, la question suivante : la diversité et, parfois, la disparité des règles et de leurs sources sont-elles un facteur au secours (un atout) ou, au contraire, un facteur au rebours (un handicap) de l’unité ou de l’unicité (ou de l’authenticité) du droit vanuatais ? Sachant que l’unité postule l’absence de diversité ou celle de solidarité et que l’unicité signifie l’absence de pluralité (unique = seul, isolé, marginal…). A ce propos, deux réponses semblent envisageables : d’abord, une réponse a priori qui peut être qualifiée d’inquiétante ou de pessimiste et selon laquelle la diversité des règles et de leurs sources constituerait un facteur au rebours de l’unité et/ou de l’unicité du droit vanuatais ; ensuite, une réponse a posteriori qui peut être qualifiée de rassurante ou d’optimiste et selon laquelle la diversité des règles et de leurs sources serait un facteur au secours de l’unité et/ou de l’unicité du droit vanuatais.
A – A priori, une réponse inquiétante ou pessimiste : la diversité des normes et des droits au rebours de l’uni(ci)té du droit vanuatais
15La diversité et, parfois, la disparité des règles et de leurs sources perçue comme un obstacle à l’uni(ci)té du droit vanuatais. Si l’on traduit l’unité comme le contraire de la diversité (uni = sans diversité) et l’unicité comme l’antonyme de la pluralité ou du pluralisme (unique = seul, isolé, marginal…), il va sans dire que la pluralité du droit et le pluralisme juridique décrits plus haut doivent, fatalement, être regardés comme un facteur au rebours (un handicap) de l’unité et de l’unicité du Droit vanuatais. En effet, si l’unité est censée postuler l’absence de diversité et l’unicité signifier l’absence de pluralité, il est évident, volens nolens, que, à part la notion juridique, le Droit vanuatais (au singulier) n’existerait pas dès lors que, en embrassant des centaines ou des milliers de situations les plus diverses et les plus contradictoires, il exprimerait un morcellement ou une multiplication des espaces juridiques et des droits. Il n’y aurait alors pas un Droit vanuatais, mais des Droits vanuatais du fait de la grande fragmentation des identités juridiques autochtones, une fragmentation donnant a priori un air de “compilation” des droits, de “kaléidoscope”, de “melting-pot” ou encore de “magma informel”. Il n’y aurait pas de Droit vanuatais (au singulier) puisque celui-ci ne présenterait pas, au bas mot, l’un des caractères essentiels du Droit au sens objectif du terme, à savoir la généralité.
16Rappelons, en effet, que la règle de droit doit présenter un caractère général, abstrait et impersonnel pour être un gage d’impartialité et de sécurité. Cela signifie qu’elle doit viser toute une catégorie de personnes placées dans les mêmes conditions établies pour son application et définies de manière abstraite. Elle doit s’adresser sinon à tous les citoyens, du moins à des catégories assez larges d’entre eux pour satisfaire son objectif d’harmonisation des relations sociales et, ainsi, la règle de droit n’est pas faite pour ou contre un individu déterminé. Or, avec la pluralité du droit et le pluralisme juridique au Vanuatu, il n’y a pas une règle unique servant de base à la solution des conflits juridiques et, dès lors, tous les citoyens ou tous les sujets de droit ne sont pas logés à la même enseigne du point de vue de leur(s) statut(s) juridique(s) respectif(s). Une situation qui semble, ex ante, en contradiction avec l’impératif de généralité de la règle de droit et, donc, des impératifs d’impartialité et de sécurité juridique.
17Souvenons-nous que, avec les dispositions de l’article 95 de la Constitution, on n’est pas en présence, au Vanuatu, d’une situation d’alchimie ou de syncrétisme juridique avec l’idée d’une fusion ou unification qui, excluant tout pluralisme juridique, s’efforcerait de couler droit coutumier et droit moderne dans une seule et même voie pour créer un droit entré dans “l’âge du donner et du recevoir”13, un droit de synthèse, un droit métis uniformément applicable à l’ensemble de la population. Il y a plutôt un fort pluralisme juridique avec la coexistence, sur des voies parallèles et concurrentes, de plusieurs droits dont la compatibilité n’est guère garantie : d’une part, le droit coutumier ancestral officiellement consacré ; de deuxième part, le droit moderne authentiquement vanuatais expressément adopté par le Parlement après l’accession à l’indépendance ; de troisième part, le droit moderne français ou anglais hérité de l’époque coloniale au moment de l’accession à la souveraineté internationale.
18Cette situation, marquée par la reconnaissance sur des voies parallèles de plusieurs systèmes juridiques, ne constitue pas, cela va sans dire, une voie parfaite. Elle n’est pas exempte de critiques. Ainsi, considérant qu’ “un système juridique constitue un tout...”, R. David estimait que si “l’idée de conserver, à côté d’un droit occidentalisé, des parties de droit qui resteraient fidèles à une tradition entièrement différente, est séduisante a priori, (…) elle ne paraît pas à l’expérience réalisable”14. En tout cas, sachant que, avec un tel système, la pluralité des droits potentiellement applicables s’accompagne d’une pluralité des catégories de citoyens, il peut s’ensuivre certaines complications : en l’occurrence, poser aux tribunaux des difficultés quant à la détermination des règles régissant les contentieux dont ils peuvent être appelés à connaître.
B – A posteriori, une réponse rassurante ou optimiste : la diversité des règles et de leurs sources au secours de l’unité du droit vanuatais
19La diversité des règles et de leurs sources perçue comme un atout pour l’unité du droit vanuatais. Si l’on considère l’unité comme étant l’expression pure et simple ou, du moins, l’expression la plus aboutie de la solidarité (uni = soudé), la pluralité du droit et le pluralisme juridique mentionnés précédemment ne doivent pas être nécessairement perçus comme des facteurs destructeurs de l’unité du Droit vanuatais. La pluralité et la diversité ne sont pas, en effet, mécaniquement ou automatiquement incompatibles avec l’unité et, comme pour en attester, l’Union européenne en a fait sa devise : “l’unité dans la diversité”. Eu égard à ses particularismes géographiques, historiques, ethniques, démographiques, géopolitiques…, le Vanuatu ne serait-il pas – bon gré, mal gré – une société, une nation, un état et un système juridique arc-en-ciel dont les nombreux et divers composants partagent, pour ainsi dire, un “air de famille”. La pluralité des normes, le pluralisme juridique et la pluralité du droit (coutumier) seraient donc, ex post, un merveilleux ciment pour bâtir l’unité du Vanuatu et l’authenticité de son Droit tout en en respectant la diversité et les subtilités.
20Puisque, selon des proverbes africains, “l’arbre ne s’élève qu’en enfonçant ses racines dans la terre nourricière” et que “le séjour dans l’eau ne transforme pas un tronc d’arbre en crocodile”, il nous semble que le pluralisme juridique à deux termes essentiels, l’un traditionnel, l’autre moderne, constitue, au Vanuatu, la seule piste actuellement réaliste et probablement la voie de l’avenir. Cela dit, au lieu de se contenter de prévoir dans l’article 95 de la Constitution que “les lois françaises et britanniques en vigueur au Vanuatu au jour de l’indépendance continuent à s’appliquer (…) tant qu’elles n’auront pas été expressément abrogées (par des lois authentiquement vanuataises) et dans la mesure où elles ne sont pas incompatibles avec le statut d’indépendance du Vanuatu et avec la coutume”, le législateur suprême vanuatais ne devrait-il pas, près de quarante ans après l’indépendance politique, parachever l’indépendance juridique en abandonnant purement et simplement toute référence aux “lois françaises et britanniques en vigueur au Vanuatu au jour de l’indépendance”. Si, comme le disait Montesquieu, les lois “doivent être tellement propres au peuple pour lequel elles sont faites que c’est un grand hasard si celles d’une nation peuvent convenir à une autre”15, pourquoi et comment le Vanuatu de 2016 devrait-il ou pourrait-il encore être sous l’empire des droits français et anglais tels qu’ils étaient en 1980 ? Il semble nécessaire d’ouvrir un grand chantier de législation même si, pour la mise en place des textes authentiquement vanuatais requis, il sera difficile, voire impossible, de ne pas s’inspirer des droits étrangers et, notamment, des droits français et anglais dont l’ancrage au Vanuatu a été tellement profond que leurs traces y resteront sans doute indélébiles. N’y aurait-il pas là, pour les pouvoirs institutionnels, une originale “boîte à outils” dont on peut espérer qu’elle ne sera pas une fatale “boîte à soucis” pour les citoyens et les sujets de droit vanuatais ?
Notes de bas de page
1 G.-A. Kouassigan, Quelle est ma loi ? Tradition et modernisme dans le droit privé de la famille en Afrique Noire francophone, A. Pédone, 1974, préf. P. Bourel, p. 164.
2 J. Carbonnier, Sociologie juridique, Quadrige/Puf, 1994, p. 315.
3 J. Carbonnier, op. cit., p. 315.
4 M. Alliot, Cours d’institutions privées africaines et malgaches, Les cours de droit, 1966-1967, p. 12.
5 M. Alliot, op. cit., p. 12.
6 J. Carbonnier, op. cit., p. 310
7 J. Carbonnier, op. cit., p. 356.
8 J. Vanderlinden, op. cit., synthèse, in Le pluralisme juridique, [sous la dir. de J. Gilissen], Editions de l’Université de Bruxelles, 1972., p. 19 s., spéc. p. 20.
9 Un système qui est lui-même hétérogène au Vanuatu avec la pluralité du droit coutumier (V. infra).
10 J. Carbonnier, op. cit., p. 364.
11 . Vanderlinden, Le pluralisme juridique. Essai de synthèse, in Le pluralisme juridique, [sous la dir. de J. Gilissen], Editions de l’Université de Bruxelles, 1972., p. 19 s., spéc. p. 20.
12 Selon les régions et les ethnies, selon les régimes monarchiques ou démocratiques, selon les sociétés patriarcales ou matriarcales…
13 M. Alliot, op. cit., p. 143.
14 R. David, La refonte du Code civil dans les états africains, Penant, 1962, spéc. p. 356.
15 Montesquieu, Esprit des lois, I, 3, cité par E. Agostini, Droit comparé, Puf, 1988, n° 125, p. 243.
Auteur
Maître de conférences, membre de l’IEJUC, Université 1 Toulouse Capitole
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2011