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La personnalité fiscale du groupe en question(s)

Réflexion à propos de l’intégration fiscale et de la TVA consolidée

p. 233-241


Texte intégral

1Initialement, le groupe de sociétés est certainement une notion plus économique que juridique. Au plan juridique, ce n’est que progressivement que l’on est passé de l’étude des relations “mère / fille” à la reconnaissance d’une entité de niveau supérieur que l’on appelle le “groupe de sociétés” et qui suppose également la reconnaissance de relations transversales et non plus seulement verticales.

2Dans un premier temps, le groupe de sociétés s’est cantonné aux relations entre une société mère et ses filiales. On ne parle pas encore de “famille” mais simplement de deux proches parents qui entretiennent des relations juridiques. Le droit, et notamment le droit fiscal, a été amené à réglementer ces relations. Pour cela, il a fallu définir ces notions et donc fixer des ratios de participation, différents selon les matières.

3De ce point de vue, le droit fiscal est un précurseur ; notamment, le régime des sociétés mères et filiales qui permet à la société mère d’être exonérée sur les dividendes reçus de ses filiales existe en France depuis 1920 (L. 31 juillet 1920, art. 27). Également, la jurisprudence n’a eu de cesse de préciser les limites fiscales des décisions de gestion dans un environnement de groupe ; le conseil d’État avait ainsi encadré la déduction des abandons de créances à une filiale en difficulté (CE 30 avril 1980, no 16253, plén. RJF 6/80 no 467), avant que le législateur ne supprime la déduction des aides à caractère financier, à l’exception de celles qui sont consenties à des sociétés faisant l’objet d’une procédure collective (L. no 2012-958 du 16 août 2012 de finances rectificative pour 2012, art. 17).

4Dans les autres matières, il existe des dispositions ponctuelles qui réglementent les relations entre la mère et la fille. C’est le cas en droit des sociétés, par la notion de contrôle (déclaration de prise de participation dans le rapport de gestion, suppression du droit de vote au cas d’autocontrôle…), et plus récemment en droit de l’environnement (L. no 2010-788 du 12 juillet 2010, C. Env. art. L. 512-17) qui autorise, quoi que de façon très limitée, l’action en responsabilité contre une société mère pour les dommages environnementaux causés par sa filiale (G. J. Martin, “Commentaire des articles 225, 226 et 227 de la loi no 2010-788 du 12 juillet 2010 portant engagement national pour l’environnement”, Rev. Soc. fév. 2011, p. 75 ; V. Mercier, “Responsabilité sociétale des entreprises et droit des sociétés : entre contrainte et démarche volontaire”, Dr. Soc. Avr. 2011, Étude 6, p. 7).

5Ce n’est que plus récemment que le groupe de sociétés a été appréhendé non plus seulement au-travers des seules relations entre la société mère et la filiale mais en tant que tel, c’est-à-dire en tant qu’entité distincte de ses membres. Certes, il ne s’agit pas encore de reconnaître la personnalité juridique ou même fiscale du groupe (nous allons en reparler puisque c’est l’objet de cette contribution), mais plus simplement de prendre en compte cette situation juridique née des prises de participation dans la réglementation.

6Au plan juridique, la notion de groupe est consacrée par la réglementation propre aux comptes consolidés qui permet de faire abstraction de la personnalité de chaque entité pour faire apparaître un résultat de groupe, mais elle est également employée en droit social pour la création des comités de groupe (C. Trav. L.2331-1) ou le versement d’une prime de partage des profits (L. 28 juillet 2011, art.1). La loi prévoit aussi l’attribution d’options de souscription d’actions ou l’attribution d’actions gratuites par une société aux salariés d’une autre société du groupe dont elle détient au moins 10 % du capital (C. Com. art. L.225-180).

7C’est au plan fiscal que la notion de groupe est la plus avancée. En premier lieu, dans le chapitre du code général des impôts consacré à l’imposition des bénéfices des sociétés, il y a une section VIII consacré aux “groupes de sociétés”. Il s’agit du régime de l’intégration fiscale des filiales à 95 % institué en 1998 (L. no 87-1060 du 30 décembre 1987 de finances pour 1988, CGI art. 223 A s.). Le succès de ce régime est bien réel ; il existerait actuellement 22 000 groupes intégrés, représentant 70 000 sociétés (M. Chr. Lepetit, “Intégration fiscale : actualité et perspectives - Compte rendu de la conférence IFA du 5 novembre 2008”, Dr. Fisc. 2009, no 4, comm. 234). En second lieu, plus récemment, le législateur a aussi prévu un régime de groupe en matière de TVA : celui de la consolidation du paiement de la TVA pour les filiales à 50 % (L. no 2010-1658 du 29 décembre 2010 de finances rectificative pour 2010, CGI art. 1693 ter). Ce régime ne s’appliquera qu’à compter de 2013 (si l’option peut être exercée dès 2012, elle ne vaut que pour l’exercice suivant celui au titre duquel elle a été faite).

8C’est donc à partir de ces deux régimes fiscaux de groupe, l’un en matière de fiscalité directe (IS), l’autre en matière de fiscalité indirecte (TVA) que nous nous proposons de raisonner. À ce niveau, la question n’est plus tant de se demander si le groupe est appréhendé en tant que tel par la matière fiscale (c’est le cas) mais de savoir s’il peut être assimilé à un contribuable (comme une personne physique ou une personne morale), c’est-à-dire à un sujet de droit fiscal. Autrement dit, le groupe possède-t-il la personnalité fiscale ?

9Disant cela, nous avons bien conscience que la notion même de “personnalité fiscale” est loin d’être consensuelle (V. dans le présent ouvrage, Ndèye Binty Diop et Marie-Line Salvador, “La transparence des personnes morales en droit fiscal”). Le Conseil d’État a ainsi conféré la personnalité fiscale aux sociétés de personnes pour l’application des conventions fiscales internationales, alors qu’elles ne sont pas débitrices de l’impôt sur les bénéfices (CE 11 juillet 2011, no 317024, “Sté Quality Invest”, Dr. Fisc. 2011, no 36, comm. 496, concl. L. Olléon, note Ph. Derouin). En outre, dans le cadre du contrôle fiscal des sociétés de personnes semi-transparentes, la jurisprudence consacre depuis longtemps la règle de l’unicité de la procédure de détermination de l’impôt (CE 22 juillet 1977, no 384, RJF 10/77, no 553). Ainsi, le contrôle fiscal est suivi avec la société ; les effets à l’égard des associés qui sont les débiteurs de l’impôt n’en sont que l’accessoire.

10La question de la personnalité du groupe nous amène à nous interroger sur ce qui fait l’essence de la personnalité fiscale. Notre opinion est qu’elle est l’émanation fiscale de la personnalité juridique. En premier lieu, la personnalité est traditionnellement rattachée au patrimoine ; fiscalement, il sera donc exigé un patrimoine commun au groupe dont la variation constituera l’assiette fiscale (dès lors, une première question : existe-t-il un impôt de groupe ?). En second lieu, puisque la personnalité est également définie comme l’aptitude à être titulaire de droits et d’obligations, c’est le groupe devra être le débiteur de l’impôt de groupe (dès lors, une deuxième question : le groupe est-il le débiteur de l’impôt ?). Enfin, il ne saurait être question de considérer le groupe comme une simple entité financière ; si l’on veut qu’un groupe puisse être assimilé à une personne, il est nécessaire qu’il possède une “âme”, un “affectio societatis de groupe” en quelque sorte (dès lors, une troisième question : existe-t-il un intérêt commun entre ses membres, c’est-à-dire un intérêt de groupe ?).

I – EXISTE-T-IL UN IMPÔT DE GROUPE ?

11Ainsi qu’il vient d’être dit, il ne peut exister un véritable impôt de groupe que s’il existe un “patrimoine de groupe”, c’est-à-dire en faisant comme si le groupe constituait une seule entité juridique. Au plan comptable cela se traduit par une comptabilité de groupe ; c’est l’objet de la “consolidation” comptable. Techniquement, cela suppose d’ignorer les opérations internes au groupe pour ne retenir que les opérations externes.

12Cette exigence disqualifie immédiatement la TVA consolidée comme “TVA de groupe”. En ce qui la concerne en effet, il s’agit simplement d’une consolidation dans le paiement de la TVA ; cela ne modifie en rien l’assiette de la taxe. Chaque société calcule périodiquement et individuellement la TVA qu’elle doit reverser au trésor public, sans tenir compte de l’option éventuelle de la société “tête de groupe” (l’option est formulée auprès de la direction des grandes entreprises et couvre une période initiale de deux exercices minimum). Pour cela, les sociétés doivent remplir et adresser mensuellement à l’administration fiscale le formulaire habituel no CA3, mais sans l’accompagner du règlement (au cas de “débit de taxe”) ou d’une demande de remboursement (au cas de “crédit de taxe”). C’est la société mère qui globalisera, et donc qui compensera, les déclarations individuelles de chacune des sociétés membres. Il s’agit donc d’une consolidation dans le paiement et non d’une consolidation dans le calcul de l’impôt. Au final, cela n’a aucune incidence en termes de recettes fiscales pour le trésor public. En revanche, pour les sociétés, l’option peut permettre d’améliorer leur trésorerie : les sociétés en “débit de taxe” peuvent rembourser la société mère plus tardivement, et les sociétés en “crédit de taxe” peuvent se faire rembourser par elle plus rapidement. Autrement dit, il s’agit d’une simple mesure destinée à améliorer la trésorerie des entreprises mais il ne s’agit pas d’une mesure qui permet de calculer une “TVA de groupe”.

13Par contre, le régime de l’intégration fiscale répond à la philosophie de l’impôt de groupe.

14Dans ce régime en effet, si chacune des sociétés membres du groupe intégré calcule séparément son résultat imposable (en faisant abstraction de son appartenance au groupe intégré), le résultat du groupe ne représente pas seulement la somme algébrique des résultats individuels, mais il sera retraité afin de neutraliser les incidences des opérations internes au groupe (neutralisation des subventions intra-groupe, des distributions intra-groupe ou des plus-values de cessions entre sociétés du groupe). La consolidation permet également de neutraliser les rectifications fiscales au niveau de chaque société du groupe. Ainsi, lorsqu’une société fait l’objet d’un contrôle fiscal et qu’il lui est reproché un avantage indu en faveur d’une autre société du groupe, le résultat de chacune des deux sociétés sera rectifié (réintégration de l’avantage anormal chez la première et imposition du revenu réputé distribué chez la seconde), et c’est ce résultat qui devra être globalisé au niveau de la société mère avant d’être modifié en sens inverse.

15Ces retraitements sont obligatoires, même lorsqu’ils sont sans effet sur le résultat de groupe (hypothèse de deux écritures de même montant en sens inverse l’une de l’autre). Ils nous montrent en tout état de cause que nous sommes bien dans un système de “consolidation comptable” qui permet de traiter plusieurs entités juridiquement distinctes comme n’en formant qu’une seule. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la loi fiscale exige une participation minimum de 95 % de la société mère dans le capital social de chacune de ses filiales intégrées (CGI art. 223 A). Toutefois, à la différence du droit comptable, il n’y a pas de “comptabilité de groupe” ; le résultat du groupe est nécessairement obtenu en retraitant la somme des résultats individuels.

16En comptabilité, il est sans doute utile de rappeler que les groupes de sociétés sont obligés de tenir des comptes consolidés dès lors qu’une société en contrôle une autre (C. Com. art. L.233-16). À défaut, leurs dirigeants s’exposent à des sanctions pénales (C. com. art. 247-1, II ; amende de 9 000 €). Une société en “contrôle” une autre dans trois cas : 1/détention directe ou indirecte de la majorité des droits de vote, 2/ désignation de la majorité des membres des organes d’administration pendant deux exercices successifs, 3/ faculté d’exercer une influence déterminante sur le destin de la société dominée (C. Com. art. L.233-16). Pour le reste, on retrouve les mêmes obligations comptables que pour les comptes individuels : bilan, compte de résultat et annexe. Ils doivent être certifiés par un commissaire aux comptes et approuvés par l’assemblée générale.

17En fiscalité, la Commission européenne travaille actuellement sur un projet de directive sur une assiette commune consolidée à l’IS (“ACCIS”). Ainsi, pour un groupe de sociétés installées sur le territoire de l’Union Européenne, il s’agirait de calculer un résultat fiscal unique à partir d’une comptabilité elle-même unique. Pour autant, le débiteur de l’impôt sur les bénéfices ne sera pas unique puisque le résultat sera ensuite “réparti” entre les différents pays concernés, lesquels appliqueront ensuite leur propre taux d’IS. Ce projet, très ambitieux (D. Gutmann, “L’assiette commune consolidée de l’IS : une réforme profonde de la fiscalité”, RFFP, no 116, nov. 2011, p. 33), est assez critiqué (E. Meier, B. Aubert, “L’ACCIS : réalité proche ou projet trop ambitieux ?” Dr. Fisc. 2011, no 15, Act. 120). Particulièrement, le choix d’une assiette autonome aurait pour incidence de retenir une assiette fiscale plus large que celle qui existe actuellement (+7,9 % en moyenne, Comm. UE, MEMO/11/171).

18Dans l’intégration fiscale, la multiplicité des comptabilités entraînera des contrôles fiscaux eux-mêmes multiples ; il n’y a pas de contrôle fiscal du groupe, mais une combinaison de plusieurs contrôles. Pour autant, l’appartenance d’une société à un groupe intégré est prise en compte dans l’exercice du droit de contrôle ; que celui-ci porte sur les résultats individuels ou sur le résultat d’ensemble. Ainsi, l’administration qui contrôle les comptes individuels d’une société membre d’un groupe intégré doit lui indiquer les conséquences qu’aurait eu la vérification si elle n’avait pas été membre de ce groupe ; disposition valable pour l’intégration fiscale (LPF art. L.48 al.2) et pour la consolidation de la TVA (LPF art. L.48, al.3). En outre, compte tenu des liens entre les résultats individuels et le résultat global, la société mère sera informée des conséquences sur le résultat d’ensemble (CE 21 octobre 2011, no 325619, “Sté Financière SNOP Dunois”, Dr. Fisc. 2011, no 50, comm. 632, concl. Cl. Legras, obs. D. Bocquet, C. Cassan). Lorsque la vérification porte sur le résultat d’ensemble, le contrôle fiscal sera mené avec la société mère exclusivement (elle peut donc subir deux contrôles distincts).

19Quel que soit le cas de figure, c’est la société mère “tête de groupe” qui sera le destinataire de la proposition de rectification puisque c’est elle qui est le redevable légale de l’impôt de groupe.

II – LE GROUPE EST-IL REDEVABLE DE L’IMPÔT ?

20Le groupe ne peut être considéré comme un contribuable à part entière que s’il est lui-même débiteur de l’impôt du groupe. C’est la raison pour laquelle, selon nous, seules les sociétés fiscalement “opaques” peuvent prétendre à la personnalité fiscale : le résultat est calculé à leur niveau et imposé à leur niveau également (ou bien “géré” à leur niveau lorsqu’il s’agit d’un déficit). Précisons immédiatement que le groupe n’a pas de personnalité juridique ; il ne peut donc pas être titulaire de droits et d’obligations (Cass. Com. 2 avril 1996, RJDA 1996, p. 756 – Un groupe de sociétés ne peut conclure un contrat bancaire). Cela est également vrai pour l’IS de groupe ou la TVA de groupe ; c’est la société mère qui est le redevable légal de l’impôt.

21Pourtant, d’une certaine manière, comme la dette fiscale reste “unique” et que les sociétés du groupe sont solidairement responsables pour son paiement, c’est tout le groupe qui est finalement concerné. En effet, la loi institue une solidarité dans le paiement de l’IS pour l’intégration fiscale (CGI art. 223 A) et de la TVA consolidée (CGI art. 1693, 5). C’est la raison pour laquelle toutes les filiales doivent donner leur accord à leur intégration dans un système de consolidation fiscale (CGI art. 223 A, CGI art. 1693, ter, 1). Pour le créancier, tout se passe finalement comme s’il avait à faire à une même personne, dotée d’un patrimoine unique, puisque sa garantie est finalement représentée par la somme des patrimoines individuels. En pratique, l’administration fiscale doit d’abord s’adresser au redevable légal (la société mère) puis à ses filiales (en émettant un nouveau rôle ou un avis de mise en recouvrement). C’est exactement ce qui se passe lorsqu’un créancier d’une société de personnes (société à risque illimitée), dont nul ne discute la personnalité morale si elle est immatriculée, agit en recouvrement de sa dette contre ses associés après avoir vainement actionné la société.

22La démonstration possède pourtant ses limites. Il ne s’agit pas d’une véritable solidarité “passive” entre codébiteurs d’une même dette (C. Civ. Art. 1200). Il n’est pas possible de considérer globalement les co-débiteurs d’une même dette en autorisant le créancier à agir contre l’un quelconque d’entre eux pour l’intégralité de la somme due, ce qui libère les autres à son égard, puisque la solidarité est limitée au montant des sommes qui seraient dues par chaque société si elle n’était pas membre du groupe (CGI art. 223 A et 1693 ter).

23Certes, le Conseil d’État a consacré le principe de liberté contractuelle en jugeant que les membres d’un groupe intégré pouvaient librement se répartir la charge fiscale et que l’économie d’impôt réalisée par une filiale bénéficiaire (compte tenu de l’utilisation, au niveau de la société mère, des déficits d’autres filiales) ne constitue pas une subvention imposable (CE 12 mars 2010, no 328424, “Sté Wolseley Centers”, Dr. Fisc. 2010, comm. 272, note Ph. Durand, O. Fouquet). Principe repris l’année suivante dans un contexte un peu différent (CE 24 novembre 2010, no 334032, “Sté Océ NV”, Dr. Fisc. 2011, no 10, comm. 245, obs. Ph. Durand et O. Fouquet, Convention d’intégration fiscale : l’édifice jurisprudentiel est-il achevé ?). Toutefois, cette convention privée ne modifie pas l’obligation à la dette fiscale qui découle de la loi : le débiteur légal de l’IS de groupe reste la société mère et les filiales sont solidairement responsables pour son paiement dans les limites sus-rappelées.

24On observera par ailleurs que dans ces décisions le Conseil d’État a assorti la liberté contractuelle d’une réserve liée à l’acte anormal de gestion “… dès lors que les stipulations de cette convention procèdent à une répartition tenant compte des résultats propres de chaque société du groupe dans des conditions telles que cette répartition ne porte pas atteinte à l’intérêt social propre de chaque société ni aux droits des associés ou des actionnaires minoritaires et ne constitue pas, par suite, un acte anormal de gestion…”. Or, cette réserve s’apprécie au niveau de chaque société et non au niveau du groupe ; la théorie de l’acte anormal de gestion ne s’applique pas au groupe. Voilà une limite essentielle à la consécration de l’intérêt de groupe.

III – EXISTE-T-IL UN INTERET DE GROUPE ?

25Un groupement n’est pas seulement une structure juridique dédiée à une cause ; il a aussi une “âme”, c’est-à-dire cet élément psychologique qui finalement distingue les objets inanimés des personnes. Pour les sociétés, il prend le nom “d’affectio societatis”. Même s’il est plus ou moins marqué selon les sociétés, et si la chambre commerciale de la Cour de Cassation considère que l’absence d’affectio societatis ne constitue pas en elle-même un juste motif de dissolution s’il ne se traduit pas par une impossibilité de fonctionner de la société (Cass. Com. 8 mars 2011, “Sté BNP Paribas”, Bull. Joly sociétés, juin 2011, § 259, note Fr. X. Lucas), sa démonstration reste exigée et la Cour de Cassation est même de plus en plus exigeante lorsqu’il s’agit de caractériser une société entre concubins (Cass. 1ère Civ. 20 janvier 2010, no 08-13.200, no 08-13.400 et 08-16105, Bull. Joly sociétés, mai 2010, § 87, obs. J. Vallansan – La constitution de la société créée de fait par des concubins est écartée dans les trois espèces et l’enrichissement sans cause est également écarté dans les 2ème et 3ème espèce).

26Les groupes de sociétés ont-ils une âme ? S’agissant de l’affectio societatis, mot à mot “intention de s’associer”, il s’agit pour les associés de créer une œuvre commune qui, en quelque sorte, s’est détachée d’eux et qui leur survivra. Peut-on aller jusque-là en ce qui concerne les groupes de sociétés ? Peut-on considérer que le groupe de sociétés s’est détaché de son support financier pour constituer une entité distincte de ses membres ? En droit fiscal, la réponse à cette question est essentielle parce que, si tel est le cas, il faudrait admettre qu’il existe un intérêt commun, distinct si ce n’est supérieur à l’intérêt personnel, ce qui autoriserait la déduction de dépenses faites dans l’intérêt du groupe et non dans celui de la société qui les a exposées.

27La fiscalité n’est guère altruiste (M. Cozian, “Altruisme et fiscalité”, Mélanges J. Paillusseau, Dalloz, 2003, p. 235). Il y a peu de place pour la générosité en droit des affaires : lorsqu’une société mère vient en aide à sa filiale (en lui accordant par exemple une subvention), elle agit dans son propre intérêt financier en protégeant sa participation, de la même façon que lorsqu’un fournisseur vient en aide à son client (en renonçant par exemple à sa créance) il s’aide lui-même en cherchant à sauver ses contrats futurs. Pour la jurisprudence, tout avantage accordé à un tiers qui ne sert pas les intérêts de l’entreprise est considéré comme un acte anormal de gestion (M. Cozian, Les grands principes de la fiscalité des entreprises, Litec, 4ème éd. 1999, p. 91). La jurisprudence n’a jamais été favorable a la reconnaissance d’un “intérêt de groupe”. Ainsi s’exprimait le Commissaire du gouvernement Guy Rivière en 1982 (Concl. sous CE 26 juillet 1982, no 16.645, Dr. Fisc. 1983, no 10, comm. 378) : “Nous ne pensons pas qu’en l’état actuel de la législation, le juge de l’impôt puisse prendre l’initiative de bouleverser l’un des éléments fondamentaux du droit fiscal : la détermination des sujets de ce droit et des redevables de chacun des différents impôts. En dehors des cas dont la loi peut ou pourrait expressément traiter, cette détermination ne peut reposer que sur le critère de la personnalité juridique… S’il apparaît souhaitable de prendre davantage en considération la réalité économique que constituent les groupes de sociétés, c’est au législateur qu’il appartient de le faire en définissant avec précision les conséquences, notamment fiscales, qui doivent en découler. En attendant pareil changement, le juge doit constater que les solidarités économiques existant entre sociétés trouvent leur limite dans l’autonomie juridique de chacune d’elles, et tirer les conséquences fiscales de cette autonomie. Votre jurisprudence actuelle nous paraît devoir être maintenue”.

28La jurisprudence du Conseil d’État n’a jamais fléchie, même après l’institution en droit français du régime de l’intégration fiscale. En dépit d’une résistance de la Cour de Paris (CAA Paris 10 décembre 2004, no 00-36, “SEEE”, RJF 4/05, no 312 – Refus de la réintégration d’une provision pour dépréciation sur des titres acquis en augmentation du capital d’une société extérieure au groupe ; CAA Paris 21 janvier 2005, no 01-873, “Sté Sias France”, RJF 5/05, no 433 - La prise en charge par une société de groupe des indemnités d’expatriation de salariés de filiales étrangères de la société mère est normale ; CAA Paris 13 mai 2005, no 01-2334, “Sté CSN”, Dr. Soc. octobre 2005, no 188, obs. J.L. Pierre – Refus de la déduction de l’aide de la société mère au motif que le groupe n’est pas intégré), le Conseil d’État s’est nettement opposé à la prise en compte de l’intérêt du groupe intégré (CE 10 mars 2006, no 263183, “Sté Sept”, Dr. Fisc. 2006, no 21-22, comm. 414, obs. J.L. Pierre ; CE 28 avril 2006, no 277572, “Sté SEEE”, RJF 7/06, no 836 ; CE 28 avril 2006, no 278738, “Sté Atys”, venant aux droits de la société Sias, RJF 7/06, no 837 ; CE 28 mars 2008, no 277522, “SA Clément”, RJF 6/08, no 640). Dans l’affaire “SEEE”, le Conseil d’État a notamment estimé “qu’aucune de ces dispositions (CGI art. 223 B) n’autorise l’une des sociétés d’un groupe fiscal intégré à déduire, dans les conditions différant de celles du droit commun, les pertes et les charges résultant de la prise de participation dans une société extérieure au groupe”. Ainsi, les résultats des sociétés intégrées fiscalement sont déterminés conformément au droit commun (Y. Benard, “Groupes de sociétés : la jurisprudence n’a pas l’esprit de sacrifice”, RJF 6/06, p. 499).

29De son côté, le législateur a supprimé, à compter des exercices clos depuis le 4 juillet 2012, la déductibilité des aides de toute nature aux entreprises, à l’exception des aides à caractère commercial (client/fournisseur) et des aides consenties à une entreprise en difficulté faisant l’objet d’une procédure collective (L. 16 août 2012, art. 17, préc. CGI art. 39, 13 nouv.). Ainsi, les aides financières consenties par les sociétés mères à leurs filiales ne sont plus déductibles, sauf si elles peuvent entrer dans l’une des deux catégories précitées (et, s’agissant des aides à une entreprise en difficulté, à hauteur seulement du réel appauvrissement de la société mère).

30Pourtant, même en l’absence de personnalité juridique, compte tenu de l’émergence d’un résultat unique, il n’était pas inconcevable d’admettre que le groupe puisse avoir un intérêt propre. La doctrine n’est pas opposée à la prise en compte de l’intérêt du groupe (A. Legendre, “Plaidoyer pour la reconnaissance en droit fiscal de l’existence, d’une part, non détachable de l’intérêt du groupe auquel elle appartient, de l’intérêt propre d’une société”, Dr. Fisc. 2006, no 11, p. 606). En acceptant l’idée que le groupe possède un patrimoine unique (par l’effet des neutralisations des opérations internes), ne peut-on pas également accepter l’idée que ses relations avec l’extérieur puissent être évaluées également dans un cadre unique ? Si le groupe ne possède pas la personnalité juridique, et sans doute pas la personnalité fiscale (faute d’être débiteur de l’impôt de groupe), ne peut-on pas considérer qu’il possède une forme “d’identité fiscale” suffisante pour faire apparaître son propre intérêt ?

CONCLUSION

31En l’état actuel du droit, il paraît difficile, si ce n’est impossible, de personnaliser fiscalement le groupe de sociétés. L’intégration fiscale est simplement une technique d’optimisation des résultats ; en aucun cas le législateur n’avait pensé à en faire un contribuable à part entière. Les choses sont claires : tant que le groupe ne possède pas la personnalité juridique, il ne peut prétendre à la personnalité fiscale. Quant à la TVA de groupe, elle n’en est pour l’heure qu’au stade embryonnaire ; elle n’est même pas une technique d’optimisation fiscale, mais plus simplement un mécanisme qui permet une meilleure gestion de la trésorerie des entreprises.

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