Les personnes morales devant la Cour Européenne des droits de l’Homme1
p. 221-232
Texte intégral
1La vitalité des personnes morales devant la Cour européenne des droits de l’homme est une réalité qui suscite des désapprobations.
2Loin d’être perçues comme une avancée, la reconnaissance et la protection de droits de l’homme invoqués par les personnes morales sont considérées comme une grave régression voire une perversion2 et une “déculturation”3 des droits de l’homme. Elles favoriseraient même une “dérive technicienne et utilitariste du droit”4.
3La Cour européenne des droits de l’homme étant un des acteurs principaux du mouvement de promotion des droits fondamentaux des personnes morales, sa jurisprudence est particulièrement visée par les critiques. Selon B. Edelmann, elle modèlerait les droits de l’homme aux besoins et aux exigences du marché. Cette transformation aurait emprunté un double processus : le traitement des personnes morales comme des personnes physiques en reconnaissant au profit des personnes morales certains droits fondamentaux ; l’individualisme exacerbé commandé par le marché en allant jusqu’à faire du corps humain un bien soumis à la libre concurrence.
4Concernant le premier processus qui nous intéresse seul ici, cette thèse est basée sur deux approximations. Primo, elle laisse entendre que seule la Cour européenne des droits de l’homme, à côté de la Cour de justice de l’Union européenne, reconnaîtrait des droits fondamentaux au bénéfice des personnes morales. Secundo, les personnes morales sont considérées comme une catégorie homogène réduite aux seules entreprises.
5Sur le premier point, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas le monopole de la reconnaissance de droits fondamentaux au profit des personnes morales. Ainsi que l’avait dit Jean Rivero dans ses conclusions du colloque d’Aix-en-Provence, Cours constitutionnelles et droits fondamentaux, en 1981, à propos des titulaires des droits fondamentaux : un problème est résolu : “personne physique bien sûr, mais aussi personne morale”5. Inutile ici de faire la liste de constitutions nationales et des cours constitutionnelles nationales qui font des personnes morales des titulaires des droits fondamentaux.
6Sur le second point, malgré l’existence d’une jurisprudence relative aux entreprises devant la Cour européenne des droits de l’homme6, les personnes morales ne sont pas solubles dans les entreprises. Il s’agit d’une catégorie hétérogène de diverses formes d’entités dotées de la personnalité juridique : association, Église, établissement, groupement, organisation, parti, syndicat,… A supposer même que l’on puisse regrouper toutes les personnes morales dans une seule catégorie homogène, l’on ne saurait les appréhender comme des êtres juridiques n’ayant aucun lien avec des êtres humains et n’œuvrant pas pour eux7. On dira même que l’être juridique qui effraie par sa puissance et par son caractère froid, à savoir l’État, n’est plus abordé indépendamment de ses rapports avec les individus. Une partie de la doctrine discute librement des droits fondamentaux de l’État8. Sans aller jusqu’à épouser cette dernière thèse sous l’angle des droits de l’homme et des droits fondamentaux, notons que la CEDH, dans son article 33, accorde à chaque État membre une voie de droit particulière pour dénoncer devant la Cour la violation des droits garantis par la CEDH par un autre État membre9.
7Aussi, prenons acte de la place non négligeable occupée par les personnes morales devant le prétoire de la Cour européenne des droits de l’homme10.
8La question n’est plus de contester ou de discuter du bénéfice par les personnes morales des droits de l’homme11. Elle est de savoir s’il existe un traitement particulier des personnes morales par la Cour européenne des droits de l’homme et si cette insertion des personnes morales dans le contentieux européen des droits de l’homme modifie ce dernier.
9Il est non moins indéniable que le contentieux de certains types de personnes morales devant la Cour européenne des droits de l’homme n’est pas sans soulever des questions. Particulièrement, le contentieux des entreprises provoque ce que Jean-François Flauss appelait la “mercantilisation” du contentieux européen des droits de l’homme12. La transformation des droits de l’homme en un simple instrument d’une conception économique du contentieux juridictionnel est un risque que l’on ne saurait ignorer, mais que l’on ne saurait non plus exagérer13.
10La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur les personnes morales ne mérite ni un excès d’honneur ni un excès d’indignité.
11Sous réserve des débats relatifs aux difficultés à reconnaître certains droits attachés particulièrement aux personnes physiques au profit des personnes morales, la Cour européenne des droits de l’homme appréhende les personnes morales comme des sujets parmi d’autres du droit de la Convention européenne des droits de l’homme. Les personnes morales pénètrent le prétoire de la Cour comme des requérants individuels (I). Comme cela semble normal, tout en prenant en compte des adaptations nécessaires de certains droits de l’homme aux caractéristiques des personnes morales, la Cour européenne des droits de l’homme les traite comme des acteurs de la société démocratique avec les droits et les obligations qui accompagnent ce statut (II).
I – LES PERSONNES MORALES, DES REQUERANTS INDIVIDUELS
12Sous réserve d’un article d’un de ses protocoles additionnels, la CEDH en ellemême ne comporte pas explicitement des mentions des personnes morales. Elle ne les exclut pas non plus. Diverses dispositions les mentionnent implicitement. L’article 1er de la CEDH parle de “personne” sans autre indication concernant la nature physique ou morale de celle-ci14. A la lumière du Pacte international relatif aux droits civils et politiques qui mentionne explicitement les individus, la neutralité de la CEDH est favorable à l’inclusion des personnes morales parmi les bénéficiaires des droits proclamés dans la Convention du 4 novembre 195015. Une interprétation systématique de l’article 1er de la CEDH à la lumière de l’article 17 de la même CEDH relatif à l’abus de droit va dans ce sens. En visant le “groupement”, à coté de l’individu, ce dernier semble intégrer la personne morale. Pareille interprétation peut être donnée également de la lecture de l’article 34 de la CEDH qui fait référence, concernant les auteurs des requêtes individuelles, à “toute personne physique, toute organisation non gouvernementale ou tout groupe de particuliers”. Une définition large de la notion de personne découle aussi des articles 5 à 11 et l’article 13 de la CEDH. Ceux-ci reconnaissent les droits qu’ils proclament au profit de “toute personne”. L’article 1er du Protocole 1er à la CEDH est plus explicite en disposant : “Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens”.
13À quelques exceptions près concernant des droits dont l’application aux personnes morales semble problématique16, la jouissance de droits garantis par la CEDH par les personnes morales ne souffre plus de discussion17.
14C’est naturellement que les personnes morales introduisent des requêtes devant la Cour européenne des droits de l’homme18.
15Les requêtes individuelles de l’article 34 CEDH drainent de nombreux recours de personnes morales. La pratique contentieuse de la Cour a permis d’assimiler les personnes morales à des requérants individuels. Cette assimilation est certaine (A) sans être complète, restant donc partielle (B).
A – Une assimilation certaine
16Les personnes morales peuvent introduire des requêtes individuelles en vertu de la référence par l’article 34 au groupe de particuliers et à l’organisation non gouvernementale.
17Au minimum, la notion de groupe de particuliers permet à la Cour d’accueillir les requêtes d’associations informelles. Ainsi que l’a démontré Frédéric Sudre, il ressort de la jurisprudence européenne que le groupe de particuliers est “une association informelle, le plus souvent temporaire, de deux ou plusieurs personnes partageant des intérêts identiques et se prétendant victimes d’une violation de la Convention à leur encontre”19.
18La notion d’organisation non gouvernementale semble servir de base aux requêtes des personnes morales dotées de capacité juridique. On ne rencontre pas de difficultés particulières quant à son application aux personnes morales de droit privé. Les choses sont différentes à propos des personnes morales de droit public.
19De façon constante, une personne morale de droit privé qui prétend être victime d’une violation de la CEDH ou ses protocoles peut introduire une requête individuelle20. Les recours des personnes morales à but lucratif comme les sociétés commerciales ou les entreprises sont habituels devant la Cour européenne des droits de l’homme21. Ceux des personnes morales à but non lucratif comme les syndicats22, les partis politiques23, les organisations religieuses24 ou les associations caritatives ou sociales sont aussi courants25.
20La qualité de personne morale est ici déterminée par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et non par le droit national. En effet, l’absence de reconnaissance de cette qualité en droit national ne constitue pas un obstacle à l’introduction d’une requête individuelle par la personne morale requérante26. Le refus de la qualité de sujet de droit par le droit national peut faire l’objet justement d’un contentieux devant le juge européen. On connaît les contentieux de dissolution des partis politiques, de la capacité juridique d’une Église, des personnes morales de droit privé exerçant une mission de service public27.
21En l’état de la jurisprudence européenne, les recours des personnes morales de droit privé font partie du paysage du prétoire de la Cour européenne des droits de l’homme.
22En revanche, si les requêtes des personnes morales de droit public ne sont pas étrangères à ce prétoire28, elles sont encore l’objet de quelques interrogations.
23Théoriquement, certains auteurs défendent les requêtes des personnes morales de droit public devant la Cour européenne des droits de l’homme29. La Cour accepte les requêtes des personnes morales de droit public qui n’exercent pas de prérogative de puissance publique30 ou qui sont autonomes par rapport à l’État31. Le débat concerne notamment les requêtes des collectivités territoriales et des collectivités publiques infra-étatiques. La Cour assimile les collectivités territoriales et les collectivités infra-étatiques à des organisations gouvernementales insusceptibles d’introduire une requête individuelle devant elle32. Très clairement, la Cour européenne des droits de l’homme n’accepte pas les recours des personnes morales de droit public qui exercent des prérogatives de puissance publique, qui poursuivent des objectifs d’administration publique et qui sont liées d’une manière ou d’une autre avec l’État. La Cour adopte ici un raisonnement similaire à celui de la Cour constitutionnelle allemande qui considère que les personnes publiques ne peuvent être à la fois pourvoyeurs et bénéficiaires de droits fondamentaux33. De plus, en l’état actuel du droit de la Convention européenne des droits de l’homme, elle ne saurait accepter les requêtes des collectivités infra-étatiques contre les États membres sous peine de s’immiscer dans des délicates questions de régulation et de répartition des compétences entre chaque État membre de la Convention et les collectivités infra-étatiques en son sein. Si l’on peut défendre le rôle constitutionnel de la Cour européenne des droits de l’homme comme gardienne de l’ordre public européen des droits de l’homme, le temps n’est pas venu de reconnaître une fonction constitutionnelle interne de la Cour européenne des droits de l’homme comme régulateur des compétences au sein de chaque État membre. Ce rôle est dévolu en principe aux juridictions constitutionnelles dans les États membres qui en sont pourvus ou aux hautes juridictions habilitées par la constitution nationale.
24Hormis la catégorie particulière des personnes morales de droit public ainsi présentées, les personnes morales sont prioritairement traitées comme des requérants individuels par la Cour européenne des droits de l’homme. Cette assimilation n’est cependant pas pleine et entière.
B – Une assimilation partielle
25En vertu de l’article 34 de la CEDH, outre les conditions de recevabilité liées au délai et à l’épuisement des voies de recours internes, l’accès du prétoire de la Cour européenne des droits de l’homme est réservé au requérant “victime” d’une violation de la CEDH.
26L’application de cette condition aux personnes morales n’est pas simple. Compte tenu de la structure même des personnes morales la détermination de leur qualité de victime et de l’intérêt à protéger (celui des personnes morales ou celui de leurs membres ou celui de leurs représentants) est source de complications.
27Si la défense de ses propres intérêts par une personne morale ne semble pas faire difficulté, la défense des intérêts des membres d’une personne morale ou des intérêts d’autrui soulève des questions34.
28Une personne morale peut introduire une requête individuelle pour défendre son objet social ou son but35. En cas de décalage entre l’intérêt du représentant de la personne morale et la personne morale elle-même, la recevabilité de la requête est sujette à caution. Il en est ainsi par exemple si la personne morale a épuisé les voies de recours internes alors que son représentant ne l’a pas fait.
29Le développement de personnes morales chargées de défendre leurs propres membres ou des intérêts collectifs, par exemple dans les domaines de la religion36, de l’environnement37, de la protection des consommateurs, renforce les interactions des droits des personnes morales et des individus membres ou ayant des intérêts convergents avec les intérêts défendus par la personne morale concernée.
30La Cour sépare néanmoins les deux types d’intérêt. Une personne morale qui ne peut démontrer qu’elle n’est pas victime directe d’une violation de la CEDH n’est pas recevable à introduire une requête individuelle38. A l’inverse, les sociétés actionnaires d’une société ne sont pas recevables à agir au nom de cette dernière dès lors qu’elles ne peuvent pas démontrer qu’elles mêmes ont la qualité de victimes de violation des droits de la société dont elles sont actionnaires au sens de la CEDH39. De même, un individu ne saurait agir au nom d’une société qu’il représente s’il n’est pas victime d’une violation des droits de la société40. Exceptionnellement, lorsqu’une société est mise dans l’impossibilité elle-même d’accéder à un tribunal pour défendre ses propres droits, une personne physique peut introduire une requête individuelle au nom de la société41. Les recours de groupement d’intérêt collectif sont donc limités.
31Comme cela est logique, les personnes morales ne bénéficient pas de certains droits garantis par la CEDH.
32N’étant pas une personne humaine, l’invocation par une personne morale de certains droits que l’on considère comme incompatibles avec sa nature suscite quelques questions.
33L’applicabilité du droit privé aux personnes morales, assez discutée, a reçu des réponses. En effet, des développements intéressants sont intervenus à ce sujet. Des perspectives ont été ouvertes. Il en est ainsi de la protection du domicile42 ou encore de la protection des correspondances dans leurs différentes formes43. Il ne semble pas impossible d’envisager une extension de ce courant jurisprudentiel au droit au nom et les conséquences de la protection de celui-ci tant en matière de protection des données ou de la réputation44.
34En revanche, concernant l’applicabilité des droits intangibles aux personnes morales, les questions restent nombreuses. L’inapplicabilité des droits intangibles substantiels aux personnes morales est communément admise. Toutefois, certains s’interrogent sur l’applicabilité de l’article 2 aux entreprises dans le cas de faillite d’office. À travers une lecture combinée du principe de non-discrimination et de l’article 3, l’applicabilité de cet article sous l’angle du traitement dégradant à une entreprise n’est-elle pas envisageable ? L’obligation imposée à une entreprise d’assurer des services et des activités non rentables n’est-elle pas assimilable à un travail obligatoire ou forcé ?
35Ces questions montrent la complexité des relations des personnes morales et des droits de l’homme.
36Il reste que les personnes morales sont des acteurs de la société démocratique derniers constituent la base même de la société démocratique. En tant que bénéficiaires de certains droits de l’homme, les personnes morales sont appréhendées par la Cour européenne des droits de l’homme comme des acteurs de cette société démocratique.
II – LES PERSONNES MORALES, DES ACTEURS DE LA SOCIETE DEMOCRATIQUE
37La société démocratique n’est pas seulement une société fondée sur la démocratie élective. Elle puise également ses sources dans la protection des droits de l’homme et la bonne régulation des institutions et de la vie démocratique – publique comme privée. Elle a une face juridictionnelle. Les justiciables peuvent contester les décisions des autorités politiques et publiques qui méconnaissent leurs droits fondamentaux devant les juridictions. Les personnes morales jouent un double rôle passif et actif dans la bonne marche de cet ensemble.
38La Cour valorise ce rôle.
39Les personnes morales contribuent à la bonne marche de la vie politique (A) et de la vie économique et sociale (B).
A – Des acteurs de la vie politique
40Sans dresser une liste exhaustive de la jurisprudence, les personnes morales ont permis de dynamiser les droits de nature politique (droit à des élections libres, liberté d’association, liberté de réunion, liberté d’expression, liberté de conscience,…)45.
41Ainsi, le perfectionnement du contentieux de la liberté d’association, de la liberté de réunion et de la liberté d’expression a pu se faire grâce à des requêtes de personnes morales.
42On peut prendre pour exemple ici la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative aux partis politiques.
43Depuis l’arrêt Parti communiste unifié de Turquie du 20 janvier 199846, les partis politiques ont fourni à la Cour l’occasion de débattre et développer une jurisprudence tournée vers la protection des droits des personnes morales.
44Ainsi, “les partis politiques représentent une forme d’association essentielle au bon fonctionnement de la démocratie”47. Sous réserve de l’appel et du recours à la violence faites par elles48, ces personnes morales sont protégées strictement par la Cour qu’elles appartiennent à la majorité au pouvoir ou a fortiori à l’opposition49.
45Comme l’écrit Yannick Lécuyer : “Les partis politiques présentent des avantages exclusifs. Ils participent à l’animation de la vie politique et servent d’intermédiaires constants entre le peuple et le pouvoir. Ils exercent en outre une fonction de direction, cherchent à conquérir et à exercer le pouvoir afin de mettre en œuvre leur programme politique. Ils organisent des débats, mobilisent l’électorat”50.
46Au-delà des partis politiques, les entreprises de presse jouent également un rôle fondamental dans la vie démocratique à travers l’utilisation et la défense de la liberté d’expression et de ses ramifications.
47On rappellera que c’est sur requête d’une personne morale que la liberté d’expression a été jugée comme appartenant explicitement non seulement aux personnes physiques mais aussi aux personnes morales. L’arrêt Autronic considère en effet que le bénéfice de l’article 10 de la CEDH “vaut pour toute personne, physique ou morale”51.
48Parmi les branches de la liberté d’expression, c’est grâce aux requêtes des entreprises de presse notamment que la Cour a pu développer une jurisprudence particulièrement favorable à la liberté de la presse.
49Il en ainsi de l’élévation de la presse au rang de “chien de garde” de la démocratie52, de l’affirmation de la liberté d’informer le public et droit du public de recevoir des informations adéquates53.
50Sous réserve de l’œuvre de Tocqueville, le rôle des associations dans la régulation de la démocratie n’est que rarement abordé sous cet angle dans les ouvrages relatifs aux droits de l’homme. Or, ne serait-ce qu’à travers leur rôle dans l’entretien et le développement de diverses causes et diverses actions, les associations demeurent des instruments précieux de vitalisation de la démocratie.
51Tel est le cas par exemple du rôle d’information et de conseil prodigués auprès de femmes enceintes sur les possibilités de se faire avorter54 ; tel est encore le cas du rôle d’étude et de défense d’un mouvement de libération55 ; il en est de même de la vigilance à l’encontre des décisions de dissolution ou de refus d’enregistrement d’une association56 et de la défense de l’appartenance à la franc-maçonnerie de membres de fonction publique qui exercent d’importantes prérogatives57.
52Les requêtes des personnes morales n’alimentent pas seulement la vie politique. Elles ont permis à la Cour de distinguer particulièrement les apports nombreux des personnes morales à la vie économique et sociale dans la société démocratique.
B – Des acteurs de la vie économique et sociale
53Le développement de personnes morales chargées de défendre leurs propres membres ou des intérêts collectifs, par exemple dans les domaines de la religion58, de l’environnement59, de la protection des consommateurs.
54Comme cela est naturel, les personnes morales – associations ou entreprises en l’occurrence – ne sont pas étrangères au développement de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme relative au droit au respect des biens. Retenons ainsi l’arrêt Sovtransavto Holding du 25 juillet 200260 qui intègre l’action en société dans la catégorie des biens protégés par la Convention européenne des droits de l’homme.
55Toujours dans ce domaine, les actions de certaines entreprises devant la Cour européenne des droits de l’homme ont permis d’ouvrir des perspectives en matière de régulation même de l’économie.
56On partage ainsi l’analyse de l’arrêt Tunnel report limited c/ France du 18 novembre 2010 par notre collègue Jean-Pierre Marguénaud61. Selon lui cet arrêt ouvre la voie vers une obligation positive imposant à l’État “de mettre en place une réglementation organisant la sécurité nécessaire au développement d’une activité économique”62.
57Le contentieux européen animé par les acteurs économiques de la société démocratique est favorable à une jurisprudence qui couvre tous les domaines de cette société y compris ceux touchant les nouvelles technologies63.
58Comme on le voit, à travers cette brève étude et ces quelques exemples, la personnalité morale est bien ancrée dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Les entités qui en sont dotées, quel que soit leur statut particulier, sont des sujets actifs du droit européen des droits de l’homme. Cette réalité témoigne de la capacité des droits de l’homme à absorber les questions les plus complexes et à s’adapter aux évolutions de la société démocratique. Ce n’est pas le moindre mérite de la Cour européenne des droits de l’homme de participer à ce mouvement.
Notes de bas de page
1 Sous réserve des précisions apportées en note de bas de page, la présente contribution est le reflet de l’exposé oral dans le temps imparti à l’orateur.
2 B. Edelmann, “La Cour européenne des droits de l’homme et l’homme du marché”, Recueil Dalloz 2011, p. 897.
3 G. Loiseau, “Des droits humains pour des personnes non humaines”, Recueil Dalloz 2011, p. 2558.
4 W. Wester-Ouisse, “Dérives anthropomorphiques de la personnalité morale : ascendances et influences”, JCP G 2009 I – 137.
5 Rapport de synthèse du colloque La protection des droits fondamentaux par les juridictions constitutionnelles en Europe, RIDC 1981, no 2, pp. 659, spéc. p. 665.
6 M. Emberland, The Human Rights of Compagnies, Exploring the Structure of ECHR protection, Oxford, Oxford University Press, 2006.
7 Pour une discussion X. Bioy, Droits fondamentaux et libertés publiques, Paris, Montchrestien, 2011, pp. 198-203, no 371-379 ; X. Dupré de Boulois, “Les droits fondamentaux des personnes morales”, RDLF 2011, chr. no 15, no 17, RDLF 2012, chr. no 1.
8 F. Poirat, “La doctrine des droits fondamentaux de l’Etat”, Droits (no 16) 1992, pp. 83-91 ; J. D. Mouton, “Vers la reconnaissance des droits fondamentaux aux Etats dans le système communautaire ?”, Etudes en l’honneur de Jean-Claude Gautron. Les dynamiques du droit européen en début de siècle, Paris, Pédone, 2004, pp. 463-477 ; J.C Barbato et J.D Mouton (dir.), Vers la reconnaissance de droits fondamentaux aux Etats membres de l’Union européenne ?, Bruxelles, Bruylant, 2010.
9 “Toute Haute Partie Contractante peut saisir la Cour de tout manquement aux dispositions de la Convention et de ses protocoles qu’elle croira pouvoir être imputé à une autre Haute Partie Contractante”.
10 Pour une présentation, H. Koki, Les droits fondamentaux des personnes morales dans la Convention européenne des droits de l’homme, Thèse, Université de La Rochelle, 2011.
11 Parmi une littérature abondante, M. Hertig, “Personnes morales et titularité des droits fondamentaux”, Liber amicorum Anne Petitpierre-Sauvain, Genève, Schultess, 2009, pp. 181-191 ; P.F. Docquir, “L’entreprise, titulaire et garante des droits de l’homme”, http://opiniondissidente.org/spip.php?article34
12 J.F. Flauss, “Réquisitoire contre la mercantilisation excessive du contentieux de la réparation devant la Cour européenne des droits de l’homme. A propos de l’arrêt Beyeler contre Italie du 28 mai 2002”, D. 2003, p. 227.
13 Voir notamment les interventions de J.P. Marguénaud, dans la conférence “L’entreprise et les droits fondamentaux”, les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel (no 29) 2010.
14 “Les Hautes Parties Contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention”.
15 L’article 1er CEDH est moins ambigu que le Pacte international relatif aux droits civils et politiques à cet égard. L’article 2 de ce dernier ne parle que des “individus” en stipulant : “Les Etats parties au présent Pacte s’engagent à respecter et à garantir à tous les individus se trouvant sur leur territoire et relevant de leur compétence les droits reconnus dans le présent Pacte ()”.
16 La liste varie d’un auteur à un autre, mais on peut penser que les droits suivants ne sont pas compatibles avec la nature même des personnes morales : le droit à la vie, l’interdiction de la torture, l’interdiction de l’esclavage, de la servitude et du travail forcé ou obligatoire, le droit au mariage.
17 S. Marcus-Helmons, “L’applicabilité de la Convention européenne des droits de l’homme aux personnes morales”, JTDE 1996, pp. 150-153.
18 O. de Schutter, “L’accès des personnes morales à la Cour européenne des droits de l’homme”, Avancées et confins actuels des Droits de l’Homme aux niveaux international, européen et national. Mélanges offerts à Silvio Marcus Helmons, Bruxelles, 2003, pp. 83-108 ; voir aussi notre étude “Les recours des personnes morales devant la Cour européenne des droits de l’homme”, Association Henri Capitant, La personnalité morale, Journées nationales tome XII, La Rochelle, Dalloz, 2010, pp. 101-108.
19 F. Sudre, Droit européen et international des Droits de l’Homme, 10e éd., Paris, PUF, 2008, no 316, spéc. p. 740.
20 Par ex., Cour EDH, Dubus SA c/ France, 11 juin 2009 : requête introduite par une entreprise d’investissement contre la France.
21 Cour EDH, Autronic c/ Suisse, 22 mai 1990, Série A, 178.
22 Par ex. Cour EDH, Syndicat national de la police belge c/ Belgique, 27 octobre 1975, Série A 19 ; Cour EDH, Syndicat suédois des conducteurs de locomotives c/ Suède, 6 février 1976, Série A, 20 ; Associated Society of Locomotive Engineers et Firemen c/ Royaume-Uni, 27 février 2007.
23 Par ex., Cour EDH, Gd. Ch., Parti communiste unifié de Turquie, 30 janvier 1998, F. Sudre, J.P. Marguénaud, J. Andriantsimbazovina, A. Gouttenoire, M Levinet, Les grands arrêts de la Cour européenne des Droits de l’Homme, 5e éd., Paris, PUF, 2009, no 61, p. 655 s. ; Cour EDH, Cour EDH, Parti travailliste géorgien c/ Géorgie, 8 juillet 2008.
24 Commission EDH, déc. 5 mai 1979, Church of Scientology c/ Suède, D. R., 16, p. 68.
25 Cour EDH, Plattform “Artze für das Leben” c/ Autriche, 21 juin 1988, Série A 139 ; Cour EDH, déc. 4 septembre 2007, Associazone nationale reduci dalla Prigionia dall’Internamento e dalla Guerra di Liberazione e.a c/ Allemagne.
26 Des organisations non gouvernementales étrangères peuvent introduire une requête individuelle : Cour EDH, Ligue du Monde Islamique et Organisation Islamique Mondiale du Secours Islamique c/ France, 15 janvier 2009.
27 Cour EDH, déc., 18 décembre 2008, Unedic c/ France, no 20153/04.
28 J. Velu, “La Convention européenne des droits de l’homme et les personnes morales de droit public”, Miscellanea W.J Ganshof van der Meersch, Bruxelles, Bruylant, 1972, T. 1, pp. 589-617.
29 S. Marcus-Helmons, “Les personnes morales et le droit international”, dans Les Droits de l’Homme et les personnes morales, Université Catholique de Louvain, Centre d’Études Européennes, Colloque du département des Droits de l’Homme, 24 octobre 1969, Bruxelles, Établissement Emile Bruylant 1970, pp. 35-81, spéc. p. 63-67 ; S. Marcus-Helmons, “L’applicabilité de la Convention européenne des droits de l’homme aux personnes morales”, JTDE 1996, pp. 150-153
30 Cour EDH, Les Saints Monastères c/ Grèce, 9 décembre 1994, Série A 301 A.
31 Cour EDH, Les Saints Monastères c/ Grèce, 9 décembre 1994, Série A, 301 ; Cour EDH, déc., 23 septembre 2003, Radio France e.a c/ France, no 53984/00, JCP G, 2004, I, 162, no 1, chr. F. Sudre ; Cour EDH, Chambre de commerce, d’industrie, d’agriculture de Timisoara c/ Roumanie, 16 juillet 2009 : les chambres départementales du commerce, d’industrie et d’agriculture en Roumanie sont des organisations apolitiques, autonomes qui n’exercent pas des prérogatives de puissance publique, qui ne sont pas sous la tutelle de l’État et qui ne poursuivent pas des objectifs d’administration publique ; elles sont assimilées à des organisations non gouvernementales susceptibles de déposer des requêtes individuelles au sens de l’article 34 de la CEDH ; aussi Cour EDH, Chambre de commerce, d’industrie, d’agriculture de Timisoara c/ Roumanie (No 2), 16 juillet 2009.
32 Cour EDH, déc., 1er février 2011, Ayuntamiento De Mula c/ Espagne, no 55346/00 ; Cour EDH, déc., 23 novembre 1999, Section de commune d’Antilly c/ France, no 45129/98 ; Cour EDH, déc., 23 mars 2010, Dösemealti Belediyesi c/ Turquie, no 50108/06.
33 Bundesverfassungsgericht, vol. 21, p. 362 (369), vol. 61, p. 82 (100), vol. 68, p. 193(206), cités par A. Dittmann, “Rapport Allemand”, in Bénéficiaires ou titulaires des droits fondamentaux, colloque d’Aix-en-Provence, 12-13 juillet 1991, AIJC (VII) 1991, pp. 175-188, spéc. p. 184.
34 Cour EDH, Union des cliniques privées de Grèce e.a c/ Grèce, 15 octobre 2009.
35 Cour EDH, Otto-Preminger-Institut c/ Autriche, 20 septembre 1994, Série A, no 295-A : une association de gestion d’un cinéma peut invoquer l’article 10 contre des mesures de confiscation ou d’interdiction d’un film ; Cour EDH, Open Door et Dublin Welle Women c/ Irlande, 29 octobre 1992, Série A, no 246 : une association de conseil en matière d’interruption volontaire de grosses peut se plaindre de la violation de son droit à la liberté d’expression et de communication que constitue l’interdiction de diffuser de tels conseils.
36 Cour EDH, Haut conseil spirituel de la communauté musulmane c/ Bulgarie, 16 décembre 2004 ; Cour EDH, Église de scientologie de Moscou c/ Russie, 5 avril 2007 ; Cour EDH, Religionsgemeinschaft der Zungen Jehovas e. a c/ Autriche, 31 juillet 2008.
37 Cour EDH, VAK c/ Lettonie, 27 mai 2004 ; Cour EDH, Steel et Morris c/ Royaume-Uni, 15 février 2005.
38 Par ex., Cour EDH, déc. 13 mars 2001, Conka e.a c/ Belgique et Ligue des Droits de l’Homme c/ Belgique.
39 Cour EDH, Agrotexim e.a c/ Grèce, 24 octobre 1995, Série A, no 330-A.
40 Cour EDH, “Iza” Ltd et Makrakhide c/ Géorgie, 27 septembre 2005 ; Cour EDH, SARL AMAT G et Mébaghichvili c/ Géorgie, 27 septembre 2005.
41 Cour EDH, Crédit Industriel c/ République Tchèque, 21 octobre 2003, § 51.
42 Cour EDH, Stés Colas e.a c/ France, 16 avril 2002.
43 Cour EDH, Liberty c/ Royaume-Uni, 1er juillet 2008.
44 Par ex., Cour EDH, Comingersoll SA c/ Portugal, 6 avril 2000 : à propos de la reconnaissance par la Cour d’un préjudice moral subit par une société à travers l’atteinte à la réputation de celle-ci.
45 Voir Y. Lécuyer, Les droits politiques dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, Paris, Dalloz, 2009.
46 Cour EDH, Parti communiste unifié de Turquie, 20 janvier 1998.
47 Cour EDH, Parti socialiste et al. c/ Turquie, 25 mai 1998, § 29.
48 Cour EDH, Herri Batasuna et Batasuna, 30 juin 2009, AJDA 2009, 1936, chr. J. F. Flauss.
49 Cour EDH, Incal c/ Turquie, 9 juin 1998, § 16.
50 Y. Lécuyer, L’européanisation des standards démocratiques, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 154.
51 Cour EDH, Autronic AG c/ Suisse, 22 mai 1990, § 47.
52 Cour EDH, Cour plénière, Observer et Guardian c/ Royaume-Uni, 26 novembre 1991, § 59.
53 Cour EDH, Sunday Times c/ Royaume-eUni, 26 avril 1979, Série A, no 30, § 66.
54 Cour EDH, Open Door c/ Irlande, 29 octobre 1992.
55 Cour EDH, Association des citoyens Radko et Paunkovski c/ Ex-République Yougoslave de Macédoine, 15 janvier 2009, § 66.
56 Cour EDH, Témoins de Jéhovah de Moscou e.a c/ Russie, 10 juin 2010.
57 Cour EDH, Grande Oreient d’Italie c/ Italie, 2 août 2001.
58 Cour EDH, Haut conseil spirituel de la communauté musulmane c/ Bulgarie, 16 décembre 2004 ; Cour EDH, Eglise de scientologie de Moscou c/ Russie, 5 avril 2007 ; Cour EDH, Religionsgemeinschaft der Zungen Jehovas e.a c/ Autriche, 31 juillet 2008.
59 Cour EDH, VAK c/ Lettonie, 27 mai 2004 ; Cour EDH, Steel et Morris c/ Royaume-Uni, 15 février 2005.
60 Cour EDH, Sovtransavto Holding c/ Ukraine, 25 juillet 2000.
61 Cour EDH, Tunnel report limited c/ France, 18 novembre 2010.
62 Voir son commentaire de l’arrêt Chassagnou c/ France, 29 avril 1999, GACEDH, 6e éd., 2011, no 69, spéc. p. 768.
63 Cour EDH, Megadat, com SRL c/ Moldavie, 8 avril 2008 : à propos du retrait des licences d’exploitation à un fournisseur d’accès à internet.
Auteur
Professeur à l’Université de la Rochelle, Doyen honoraire de la Faculté de droit, de sciences politique et de gestion, Directeur de l’Institut Pierre Pescatore
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