Les droits fondamentaux des personnes morales
p. 203-219
Texte intégral
1Il n’est aujourd’hui pas douteux que les personnes morales sont titulaires de droits fondamentaux. Les grands textes constitutionnels et conventionnels disent peu de choses sur cette question puisqu’il n’est guère que l’article premier du protocole 1er de la Conv. EDH qui contienne une affirmation explicite en ce sens. Cette reconnaissance a donc d’abord eu pour cadre le prétoire du juge. Et c’est le premier constat qui s’impose, le développement des droits fondamentaux des personnes morales est d’abord lié à des considérations pragmatiques. Cette circonstance explique ainsi que, lorsque l’on s’efforce d’établir une généalogie de cette reconnaissance, il doit être relevé le rôle pionnier joué par le droit de l’Union européenne. Les grands arrêts qui ont jalonné l’affirmation puis l’affermissement de la protection des droits fondamentaux par la CJUE mettaient tous en cause des sociétés commerciales1. Cette démarche décomplexée de la Cour de Luxembourg peut s’expliquer par la dimension essentiellement économique de la construction de l’Union européenne. Dans ce contexte, l’affirmation de droits fondamentaux des sociétés commerciales a eu une forte coloration fonctionnelle. Cette reconnaissance n’est pas moins évidente dans les jurisprudences respectives des autres juridictions. Un rapide tour d’horizon des solutions positives permet de constater que des personnes morales ont été jugées recevables à se prévaloir des droits fondamentaux liés à la protection des biens et des droits fondamentaux attachés à l’accès et au fonctionnement de la justice2. Il en est de même pour la liberté d’expression3, la liberté religieuse4, la liberté d’association5, la liberté syndicale6, la liberté de réunion7, la liberté d’entreprendre8 et le principe d’égalité9. Le débat se cristallise aujourd’hui autour des droits qui sont souvent présentés comme dérivant du droit au respect de la vie privée, à savoir le droit à la protection des secrets d’affaires10 et des locaux11 mais aussi plus généralement sur la reconnaissance du bénéfice des droits de la personnalité aux personnes morales.
2L’affirmation des droits fondamentaux des personnes morales fait l’objet de critiques récurrentes en particulier au sein de la doctrine privatiste. Encore récemment, Véronique Wester-Ouisse, Bernard Edelman et Grégoire Loiseau ont exprimé une hostilité à l’égard d’une telle solution, qu’il s’agisse de dénoncer une “dérive technicienne et utilitariste du droit”12, la “marchandisation de la nature humaine”13 ou encore “une déculturation des droits humains”14. La persistance d’un discours critique invite à faire retour sur la reconnaissance de droits fondamentaux aux personnes morales. La compréhension du phénomène suppose de répondre à trois questions. Il est d’abord possible de s’interroger sur le principe même d’une telle reconnaissance (I). Il convient ensuite d’analyser les conditions dans lesquelles elle s’opère. A ce stade, il sera proposé, à la suite de travaux récents, de repenser la construction des droits fondamentaux des personnes morales (II). Enfin, parce que ne peuvent être ignorés les risques de l’affirmation d’entités personnifiées armées de droits fondamentaux, il est nécessaire d’envisager les bornes de cette reconnaissance (III).
I – POURQUOI ?
3Quelles sont les raisons qui expliquent que les personnes morales se sont vues reconnaître le bénéfice de droits fondamentaux au sein de notre système juridique ? Spontanément, cette solution peut surprendre voire choquer. Les droits fondamentaux sont censés être l’expression moderne des droits de l’homme, c’est-à-dire de droits reconnus aux seuls êtres humains. L’extension de leur bénéfice au profit d’entités abstraites ne s’impose pas d’évidence. Cette évolution évoque une dénaturation du concept de droits de l’homme, confirmant le constat opéré par Jean Rivero il y a une trentaine d’années : “le paradoxe majeur du destin des droits de l’homme depuis deux siècles est sans doute le contraste entre le dépérissement de leurs racines idéologiques et le développement de leur contenu et de leur audience à l’échelle universelle”15. Il reste que cette reconnaissance s’est imposée pour deux raisons.
A – Une reconnaissance inhérente à l’évolution du système juridique
4La reconnaissance de l’aptitude des personnes morales à être titulaires de droits fondamentaux s’explique en partie par le contexte dans lequel s’insère cette évolution. Il semble en effet qu’un sujet de droit dépourvu de tels droits n’est plus aujourd’hui en mesure de déployer son activité dans un univers juridique saturé de droits fondamentaux. On assiste en effet depuis une trentaine d’années à un double phénomène de subjectivisation et de “fondamentalisation” du système juridique. La subjectivisation renvoie à la “pulvérisation du droit en droits subjectifs” évoquée jadis par Jean Carbonnier16. La situation des individus au sein du système juridique est désormais déterminée à travers l’allocation et la mise en œuvre de droits subjectifs17. Le droit ne régit plus des institutions, il se décline en droits. Cette évolution dans les modes d’énonciation du juridique est une expression de l’individualisme moderne. Elle exprime aussi l’affaiblissement de la transcendance d’intérêts collectifs dont les institutions assuraient la traduction. La “fondamentalisation” exprime la construction d’une filiation directe par la médiation des textes constitutionnels et conventionnels entre les droits subjectifs et les valeurs qui sont censées fonder le système juridique. La plupart des prérogatives et des intérêts des individus ont été “fondamentalisés”. Il en résulte qu’ils trouvent tous un fondement et une protection dans des normes supra-législatives. Les droits personnels s’analysent désormais comme la réalisation de droits fondamentaux tels que la liberté d’entreprendre, la liberté contractuelle ou le droit de propriété. L’atteinte à une créance résultant par exemple de l’intervention d’une loi rétroactive pourra alors être sanctionnée en tant que cette disposition législative viole qui la liberté contractuelle, qui le droit au respect des biens, etc. Le plus remarquable est que ce phénomène de “fondamentalisation” dépasse la catégorie des droits subjectifs telle qu’elle est traditionnellement définie en droit civil. Elle joue également à l’égard des prérogatives qualifiées de pouvoirs ou encore de droits-fonctions. Le pouvoir de direction de l’employeur s’analyse désormais comme une expression de sa liberté d’entreprendre18 et l’autorité parentale trouve une protection dans l’article 8 de la Conv. EDH19.
5Aussi apparaît-il qu’une entité qui prétend être un acteur au sein du système juridique ne peut déployer son activité si elle n’est pas titulaire de droits fondamentaux. La prise en compte de ses intérêts serait impossible devant le Conseil constitutionnel, la CEDH et la CJUE, puisque seuls les intérêts “constitutionnalisés” ou “conventionnalisés” ont voix au chapitre devant ces juridictions. Elle se trouverait dans une situation proche devant les juridictions ordinaires, confrontée qu’elle serait à des personnes physiques bardées de droits fondamentaux. Que pèserait le droit de propriété d’une société bailleresse face au droit au logement invoqué par le locataire ? De même, quel serait le sort des secrets d’affaire d’une entreprise confrontée à la liberté d’expression d’un journaliste ? La reconnaissance de droits fondamentaux aux personnes morales apparaît donc inévitable si l’on entend permettre à ces entités de réaliser leur objet social.
6Reste que cette justification, pragmatique, donne une vision pessimiste de cette reconnaissance. Elle intervient en quelque sorte par défaut. Il est aussi possible de lui donner une mine plus positive. Elle traduit le déploiement des libertés collectives.
B – Une reconnaissance inhérente aux libertés collectives
7La notion de personne morale est ambiguë. Alors que la personne humaine est distinguée de la personne juridique, la notion de personne morale exprime à la fois une réalité sociale (une collectivité humaine) et un statut juridique (le sujet de droit). Le débat sur les droits fondamentaux des personnes morales est pollué par cette ambiguïté. Il conduit souvent à “localiser” la réflexion sur les droits fondamentaux autour de la notion de sujet de droit, autour du masque, plutôt que sur ce qui se cache derrière le voile social. Le récent article de Grégoire Loiseau est emblématique à cet égard20. Sa personne morale est un monstre froid dépourvu d’humanité, comme si l’entité personnifiée n’avait rien à voir avec ses fondateurs et ses membres, qu’il s’agisse d’une collectivité humaine voire d’un individu seul (dans le cas des sociétés unipersonnelles). L’origine de ce tropisme est probablement à rechercher dans la place centrale de la controverse académique entre fiction et réalité dans la réflexion sur la personnalité morale. Elle est d’abord une controverse technique sur la qualité de sujet de droit.
8Quelle est la personne morale en cause dans le processus de reconnaissance des droits fondamentaux ? Il est d’abord question des individus qui ont institué et qui sont membres (associés, copropriétaires, adhérents) de l’entité personnifiée. Les droits fondamentaux ne sont pas en principe des attributs liés à la qualité de sujet de droit mais des droits reconnus aux personnes humaines. Si notre système juridique étend à des entités personnifiées le bénéfice de tels droits, il ne le fait pas parce qu’elles sont dotées de la personnalité juridique mais parce qu’elles sont des organisations qui poursuivent des fins licites, mieux même, parce qu’elles manifestent l’exercice par leurs fondateurs ou membres d’une liberté, la liberté d’association, bien sûr, mais aussi la liberté d’entreprendre, la liberté religieuse, etc. Il peut d’ailleurs être relevé que des droits fondamentaux sont reconnus à des entités collectives dépourvues de personnalité juridique et notamment la liberté d’association21. Cette idée renvoie à la distinction traditionnelle entre liberté individuelle et liberté collective. La personnalité juridique doit alors être comprise comme une technique offerte par le système juridique aux individus pour déployer collectivement une activité lucrative ou non22. Cela ne signifie pas que la personnalité juridique aurait cette unique fonction. Cette technique peut servir d’autres desseins, comme l’atteste l’usage qui peut en être fait en droit public23. Mais il n’est pas douteux que la personnification juridique constitue un atout pour la réalisation des libertés collectives.
1) Libertés collectives et droit à la personnalité juridique des collectivités
9La controverse entre fiction et réalité n’est pas sans lien avec la question de la promotion des libertés collectives. Son véritable enjeu fut celui de l’accès à la qualité de sujet de droit. La théorie de la réalité technique fut un discours de liberté. Il convient de se replacer dans le contexte qui a justifié son émergence. La liberté de s’associer n’a été reconnue que récemment : 1867 pour les sociétés commerciales, 1884 pour les syndicats et 1901 pour les associations. Par ailleurs, elle intervient alors que se déroule le processus douloureux de séparation de l’Église et de l’État qui se traduit notamment par la remise en cause de la place des congrégations religieuses. À leur égard, l’article 13 de la loi du 1er juillet 1901 n’est pas libéral : “Aucune congrégation religieuse ne peut se former sans une autorisation donnée par une loi qui déterminera les conditions de son fonctionnement”. La construction de Léon Michoud est donc une promotion de la liberté d’association, et de manière sous-jacente, de la liberté religieuse. L’octroi de la personnalité juridique n’est pas une concession discrétionnaire de la loi, elle procède – sous-entendu elle doit procéder – du seul constat de l’existence d’une entité poursuivant un intérêt distinct des intérêts individuels de ses membres et dotée d’une organisation capable de dégager une volonté collective qui puisse représenter et défendre cet intérêt. Les mots de Léon Michoud sont très clairs sur son projet : “Si le droit veut correspondre aux besoins de l’humanité, dégager la formule exprimant aussi exactement que possible les rapports existants dans la société humaine, il ne doit pas seulement protéger l’intérêt de l’individu, il doit garantir aussi et élever à la dignité de droits subjectifs les intérêts collectifs et permanents des groupements humains. Il doit permettre à ces groupements d’être représentés par des volontés agissant en leur nom ou, en d’autres termes, comme des personnes morales. Reconnaître le groupe comme licite, c’est par là-même reconnaître l’intérêt qu’il poursuit comme digne d’être protégé ; c’est par conséquent reconnaître implicitement sa personnalité juridique”24. L’objectif n’est donc pas seulement de mettre en adéquation réalité sociale et droit, il est aussi de promouvoir la reconnaissance de la personnalité juridique aux groupes qui poursuivent un intérêt licite. De là à affirmer l’existence d’un droit à la personnalité juridique des groupements fondés sur un intérêt licite, il n’y a qu’un pas que Michoud ne franchit pas.
10Le droit positif fait néanmoins écho à cette revendication. Si le droit à la personnalité juridique n’est aujourd’hui expressément affirmé qu’au bénéfice des personnes physiques (art. 16 du PIDCP), la jurisprudence de la CEDH évoque régulièrement une telle idée. Dans plusieurs de ses décisions, elle a opéré un lien entre liberté d’association et reconnaissance de la personnalité juridique. “La possibilité pour les citoyens de former une personne morale afin d’agir collectivement dans un domaine d’intérêt commun constitue un des aspects les plus importants du droit à la liberté d’association, sans quoi ce droit se trouverait dépourvu de toute signification”25. Quoique la référence à la personnalité morale soit ambiguë, il est clair, au regard de cette affaire, que c’est bien la possibilité pour une collectivité de bénéficier de la personnalité juridique qui est en cause. La Cour a également eu l’occasion à plusieurs reprises de condamner des mesures de privation de la personnalité juridique frappant des Eglises ou des partis politiques26.
2) Libertés collectives et droits fondamentaux de la personne morale
11La reconnaissance de la personnalité juridique à une collectivité humaine peut donc être la traduction de l’exercice de la liberté d’association. Mais au-delà, les libertés collectives qui s’exercent à travers la constitution d’une entité personnifiée ne peuvent pleinement se réaliser que si ladite entité est en mesure de déployer son activité sans entraves excessives. Dans cette perspective, lui sont donc reconnus des droits fondamentaux. Cette transmutation des libertés collectives des membres en droits fondamentaux de l’entité personnifiée est assurée par la médiation de l’objet social. Ce dernier traduit l’exercice de libertés collectives par les membres de l’entité personnifiée en même temps qu’il détermine l’activité et la finalité de cette entité. Ce lien entre droits fondamentaux et objet social de l’entité personnifiée a été remarquablement mis en valeur par Romuald Pierre dans sa thèse de doctorat27. Il constate ainsi que “l’ensemble des droits reconnus aux personnes morales procède de la nécessité de protéger l’objet social et d’en assurer la réalisation” (p. 276). C’est donc la considération de la réalisation et de la promotion de son objet social par l’entité, expression des libertés de ses fondateurs, qui explique la reconnaissance de droits fondamentaux aux personnes morales.
12Cette approche permet de ne pas “surdéterminer” les droits fondamentaux des personnes morales. Elle exprime l’idée qu’il existe toujours une part “d’humanité” dans le constat de leur existence28. Cette “humanité” se manifeste dans son objet social. Elle transparaît de manière très nette dans quelques décisions de justice à l’occasion desquelles les juges révèlent les libertés collectives des membres derrière les droits fondamentaux de la personne morale. La Commission EDH a ainsi relevé “qu’un organe ecclésial ou une association à but philosophique ou religieux a la capacité de posséder et d’exercer le droit à la liberté de religion, car lorsqu’un tel organe introduit une requête, il le fait en réalité au nom de ses membres”29. De même, le Conseil constitutionnel a un temps considéré que “le principe d’égalité n’est pas moins applicable entre les personnes morales qu’entre les personnes physiques, car, les personnes morales étant des groupements de personnes physiques, la méconnaissance du principe d’égalité entre celles-là équivaudrait nécessairement à une méconnaissance de l’égalité entre celles-ci”30. Il est désormais rare que les juridictions s’embarrassent de tels détours pour justifier la reconnaissance de droits fondamentaux aux personnes morales. L’idée n’en demeure pas moins sous-jacente.
II – COMMENT ?
13Le principe de la reconnaissance de droits fondamentaux aux personnes morales étant acquis, le débat se focalise aujourd’hui sur la question des droits fondamentaux dont il convient d’investir les personnes morales. Faute de directive claire définie par les textes, la liste des droits fondamentaux des personnes morales s’étend au gré des décisions juridictionnelles. L’impression générale est celle d’un déploiement anarchique et non maîtrisé. Il n’est pas rare que les auteurs s’interrogent, pour l’écarter, sur la reconnaissance aux personnes morales du droit à la vie ou encore de la liberté du mariage. Ce flou qui heurte par principe des juristes attachés à la clarté des concepts et à la sécurité des catégories juridiques appelle une réflexion sur la construction des droits fondamentaux des personnes morales. Elle suppose de dépasser certaines difficultés.
A – Les difficultés préalables
14Appréhender les droits fondamentaux reconnus aux personnes morales implique de clarifier un certain nombre de points.
1) Titularité des droits et action en justice
15La détermination de l’étendue des droits des personnes morales passe par la clarification du lien qu’entretient cette question avec l’action en justice des personnes morales, et en particulier des associations. Ces dernières se sont vu reconnaître le droit d’agir en justice pour assurer la défense d’intérêts collectifs, parfois exprimés en termes de droits fondamentaux, au motif que les intérêts en question correspondent à leurs objets sociaux. La Cour de cassation a ainsi récemment assoupli sa position en la matière en jugeant que “même hors habilitation législative, et en l’absence de prévision statutaire expresse quant à l’emprunt des voies judiciaires, une association peut agir en justice au nom d’intérêts collectifs dès lors que ceux-ci entrent dans son objet social”31. De même, la recevabilité du recours pour excès de pouvoir des associations devant les juridictions administratives est largement entendue puisqu’il suffit que l’acte querellé affecte l’intérêt collectif dont elle se voit confier la défense par ses statuts32. La même tendance libérale est perceptible dans la jurisprudence de la CEDH33 et en matière de QPC34. La question qui se pose est alors la suivante : la circonstance qu’une association est fondée à agir pour assurer la défense d’un droit fondamental conformément à son objet social doit-elle conduire à lui reconnaître la titularité de ce droit ? La réponse est assurément négative. La solution inverse pourrait conduire à reconnaître aux associations l’ensemble des droits fondamentaux dont les personnes physiques sont titulaires pour peu qu’elles aient pour objet statutaire la défense de l’un ou l’autre de ces droits. Ainsi, une association qui se donne pour mission de combattre les atteintes à l’environnement ne peut se prétendre titulaire du droit à vivre dans un environnement sain au sens de l’article 8 de la Conv. EDH ou de l’article 1er de la Charte de l’environnement. De même, lorsqu’une association catholique invoque l’article 2 de la Conv. EDH au soutien d’un recours contre un arrêté ministériel autorisant la distribution de la pilule abortive, elle ne peut pour autant être considérée comme titulaire du droit à la vie35. La difficulté est alors d’identifier un critère permettant de faire la part entre titularité du droit et simple aptitude à défendre un droit. Le lien existant entre l’objet social et les droits propres des membres pourrait être déterminant à cet égard. Il convient aussi de tenir compte de la nature subjective ou objective du contentieux en cause.
2) Droits et fondement juridique des droits
16La définition des droits fondamentaux des personnes morales s’opère par référence à un corpus de textes qui n’a pas été pensé pour des entités abstraites. Le juge est alors contraint de puiser dans un vivier “anthropomorphisé”. Lorsque les différentes juridictions ont souhaité assurer la protection des sociétés commerciales contre certaines intrusions étatiques (perquisitions, saisies), elles n’ont eu guère d’autre choix que de se référer à l’article 8 de la Conv. EDH en tant qu’il garantit le droit au respect de la vie privée. On entend bien que le secret des affaires n’évoque pas spontanément la vie privée. Mais les juridictions avaient-elles le choix ? S’il devait être proclamé une déclaration des droits fondamentaux des personnes morales, l’affirmation d’un droit au respect de la vie privée n’y figurerait probablement pas. Mais à défaut de texte spécial, il faut bien s’adapter à une cote taillée pour l’être humain.
17Il existait toutefois une alternative à ce rattachement. La liberté d’association et la liberté d’entreprendre peuvent tout aussi bien jouer le rôle de droits matriciels pour la protection des locaux, des secrets d’affaires voire du nom de la personne morale. La CEDH a affirmé en ce sens que “l’article 11 de la Convention protège la vie associative contre toute ingérence injustifiée de l’État”36. La liberté d’association est donc susceptible de fonder une protection du fonctionnement et de l’activité d’une personne morale dans leurs différentes dimensions. Dans le même sens, Romuald Pierre a très justement relevé qu’une même situation peut être analysée différemment selon qu’elle concerne un individu ou une personne morale37. Le travail forcé constitue une violation de l’article 4 de la Conv. EDH lorsqu’il est imposé à une personne physique en ce qu’il heurte les exigences inhérentes à la dignité de la personne humaine. En revanche, il constitue une simple atteinte à la liberté d’association ou à la liberté d’entreprendre lorsqu’il est imposé à une entité personnifiée. Le même constat s’impose pour les entraves à la liberté d’aller et venir, qui s’analysent comme une atteinte à la liberté individuelle pour l’être humain et comme une restriction à la liberté d’établissement pour la société commerciale.
18Dans la réflexion sur les droits fondamentaux des personnes morales, il convient donc de ne pas donner une signification excessive à la norme supportant ce droit.
3) Droits fondamentaux et droits de la personnalité
19La réflexion sur les droits fondamentaux des personnes morales est aujourd’hui largement absorbée par le débat sur les droits de la personnalité des personnes morales. L’atteste le nombre important de contributions, souvent remarquables, sur cette question38. Or, ce débat à dimension “disciplinaire” – il met en cause une construction doctrinale issue du droit privé -, n’est pas sans effet sur la manière d’appréhender les droits fondamentaux des personnes morales au sein de la doctrine privatiste. En l’occurrence, il est susceptible de conduire à un discours de défiance.
20La personnalité morale jure en effet avec les droits de la personnalité à deux égards au moins. La personnalité renvoie à l’individualité, à ce qui particularise un être humain par rapport à un autre : son corps, son nom, son image, etc. Confrontées à la nécessité de se différencier pour avoir une personnalité, les personnes morales peinent à se distinguer39. Elles n’ont pas de corps, leur organisation est standardisée et leur objet social est, pour nombre d’entre elles, d’une confondante platitude. Par ailleurs, appliqués aux sociétés commerciales, les droits de la personnalité prennent une forte coloration patrimoniale alors que ces droits sont toujours considérés (tant bien que mal) comme des droits extrapatrimoniaux. Autant d’éléments qui suscitent des réticences à l’égard de la reconnaissance de droits de la personnalité aux personnes morales et par voie de conséquence de droits fondamentaux.
21Cette défiance procède notamment de la volonté de préserver l’intégrité d’une construction doctrinale. Elle évoque irrésistiblement la polémique sexagénaire entre Bernard Chenot et Jean Rivero sur les “faiseurs de système”, le premier préférant aux constructions qui assurent “la tranquillité des professeurs de droit, une démarche soucieuse des réalités concrètes”40. Il n’est pas question ici de méconnaître la fonction anthropologique des catégories du droit civil et en particulier de la distinction entre personne et biens. On entend bien qu’elle traduit une vision de l’univers social fondée sur la primauté de la personne humaine. Mais en même temps, les catégories juridiques ne sont pas la réalité. “Découpant et reconstruisant le monde environnant selon ses propres notions et critères, le droit présente ce découpage comme inhérent à la nature même des êtres et des choses en occultant le caractère arbitraire des sélections et simplifications qu’il opère au sein d’une réalité beaucoup plus vaste et complexe”41. Ce constat invite à se garder de tout fétichisme à l’égard des catégories juridiques. Sachant, a fortiori, qu’il a été vu que la reconnaissance de droits fondamentaux aux personnes morales n’est pas sans lien avec l’humain.
4) Unité de la personne humaine et diversité des personnes morales
22L’universalité des droits fondamentaux de l’être humain n’a pas forcément vocation à se retrouver chez les personnes morales. Il existe bien sûr une part d’unité dans la personnalité morale42. Elle est liée à la qualité de sujet de droit et aux attributs qui en découlent. Mais en même temps, le constat a souvent été opéré de la diversité des personnes morales. Elle procède de leur objet social variable et, autrement dit, de la fonction qu’ont entendu lui attribuer ses fondateurs. L’objet social détermine en retour l’organisation de l’entité personnifiée et le statut de ses membres. Plusieurs travaux ont mis en valeur la diversité des personnes morales. Jean-Pierre Gastaud a ainsi identifié trois grandes catégories de personnes morales de droit privé à partir de la considération de leur finalité et de l’effet de leur constitution sur les droits de ses membres43. Il distingue les structures qui ont pour vocation de favoriser l’accès à la titularité d’un droit ou à la jouissance et à la conservation d’un bien ou d’un service (syndicat de copropriété), les groupements dont l’existence s’explique par la nécessité de défendre des libertés ou des droits individuels (ordre professionnel, syndicat, masse) et les groupements qui permettent d’accroître l’efficacité d’un droit soit en diminuant le poids des charges liées à son exercice (SCI, GIE) soit en lui conférant des vertus de rentabilité ou de mobilité (sociétés commerciales).
23Cette diversité n’est pas sans effet sur la reconnaissance des droits fondamentaux aux groupements personnifiés. Ces derniers n’ont pas forcément vocation à bénéficier des mêmes droits. La Commission EDH a pu affirmer en ce sens que contrairement aux associations, les personnes morales à but lucratif ne peuvent ni bénéficier ni se prévaloir des droits rattachés à l’article 9 de la Conv. EDH et donc de la liberté religieuse44.
B – La construction des droits fondamentaux des personnes morales
1) Principes
24Il a déjà été signalé que, dans le silence des textes, l’affirmation de droits fondamentaux des personnes morales est d’abord imputable aux juges. Les considérations pragmatiques ne sont donc jamais très loin dans les qualifications retenues. Deux démarches sont alors possibles dans l’opération de systématisation des différentes jurisprudences. La première, qui trouve un écho dans l’article 19 de la Loi fondamentale allemande, invite à reconnaître aux personnes morales les droits dont bénéficient les personnes physiques mais dans la seule mesure où leur nature le permet. Cette nature inviterait en particulier à exclure les droits qui supposent d’avoir un corps et des sentiments45. Il en résulte que les droits fondamentaux des personnes morales ne peuvent être que le décalque des droits reconnus aux êtres humains et qu’il ne saurait exister des droits spécifiques aux groupements personnifiés. Cette perspective a néanmoins butté sur la reconnaissance progressive aux personnes morales de droits fondamentaux qui se rattachent au droit au respect de la vie privée. L’autre démarche, plus récente, est intimement liée à cette évolution. Tant que les droits reconnus aux personnes morales s’imposaient quasiment d’évidence, la logique de la définition par défaut a pu se déployer. À partir du moment où leur ont été reconnus des droits plutôt analysés comme des droits humains par nature, la doctrine a dû sortir de sa réserve et s’interroger de manière plus positive sur la nature de la personne morale. En l’occurrence, il s’agit de la doctrine privatiste en tant qu’elle a dû penser les droits de la personnalité des personnes morales46, recherche prolongée dans le cadre plus général des droits fondamentaux par Romuald Pierre47. Ce point ayant déjà été abordé, on se bornera à rappeler que la personne morale peut s’analyser comme un instrument à la disposition des personnes humaines pour réaliser collectivement leurs droits fondamentaux. L’objet social de la personne morale traduit cette fonction. À travers la reconnaissance de droits fondamentaux, notre système juridique offre aux entités personnifiées une protection nécessaire pour leur permettre de réaliser leur objet social. Ainsi, la constitution d’une société commerciale est un mode d’exercice de la liberté d’entreprendre. La réalisation de son objet social suppose qu’elle bénéficie des droits nécessaires au déploiement de son activité économique. De même, la mise en place d’une association cultuelle manifeste l’exercice de la liberté religieuse. La réalisation de son objet social implique que lui soit reconnu le bénéfice de certains droits fondamentaux, etc.
25La perspective retenue entraîne une triple conséquence sur la construction des droits fondamentaux des personnes morales. Elle implique de partir de la personne morale elle-même pour identifier ses droits plutôt que de recourir au modèle de la personne humaine ; elle suppose également une certaine variabilité dans l’étendue des droits reconnus aux personnes morales liée à la diversité de leurs objets sociaux ; elle peut enfin conduire à reconnaître aux personnes morales des droits spécifiques, qui n’ont donc pas vocation à bénéficier aux personnes physiques.
26Dans la quête de cette “essence” des personnes morales, deux contributions méritent d’être relevées. La première est due à Lisa Dumoulin48. Dans le cadre d’un travail sur les droits de la personnalité des personnes morales, elle a identifié deux traits communs à ces personnes : elles reposent sur une organisation humaine et matérielle ; elles poursuivent la réalisation d’une finalité prédéterminée. Elle distingue donc une personnalité “organisationnelle” et une personnalité “fonctionnelle” qui vont guider “la définition des éléments constitutifs de la personnalité des êtres moraux” dont les droits de la personnalité ont vocation à assurer la protection. Au titre de la personnalité “organisationnelle”, elle retient le nom, la nationalité et le domicile mais aussi la forme juridique et l’organisation statutaire. La personnalité “fonctionnelle” renvoie largement à l’objet social puisqu’elle se manifeste à travers le choix d’une finalité et la mise en œuvre de moyens spécifiques pour la réalisation de celle-ci. Cette démarche conduit l’auteure à envisager la reconnaissance de droits de la personnalité spécifiques aux entités personnifiées. La thèse de Romuald Pierre s’inscrit dans le prolongement de cette réflexion. Elle se présente comme un effort remarquable de systématisation des droits fondamentaux des personnes morales à partir de la considération de leur nature et de leurs besoins propres. Il distingue dans cette perspective les droits matriciels des personnes morales (droit à la personnalité juridique), les droits fondamentaux accessoires de l’existence de la personne morale (droit de propriété, droit d’ester en justice, droits relatifs à la protection de la vie sociale) et les droits fondamentaux conditionnés par l’objet social du groupement (liberté religieuse notamment).
2) Mise en œuvre
27La classification proposée s’inscrit dans la continuité des constructions évoquées ci-dessus. Elle répartit les droits fondamentaux des personnes morales en trois groupes.
a) Les droits fondamentaux liés à la qualité de personne juridique
28L’attribution de la personnalité juridique investit l’entité collective de la qualité de sujet de droit. Elle a alors vocation à participer au commerce juridique à travers son aptitude à être titulaire de droits et obligations. Elle est dotée d’un patrimoine et bénéficie du droit d’ester en justice. En tant que personne juridique et à l’instar des personnes humaines, la personne morale bénéficie de droits fondamentaux puisque les différents attributs liés à la personnalité juridique ont été “fondamentalisés”. Il s’agit d’abord du droit de propriété ou encore du droit au respect des biens. Il convient également d’y agréger les droits rattachés à la justice : droit au recours juridictionnel bien sûr mais aussi plus généralement les droits liés au procès équitable. Enfin, il est possible de considérer que la liberté contractuelle est un droit fondamental inhérent à la qualité de sujet de droit puisque cette dernière conditionne la participation au commerce juridique. Le lien intime existant entre qualité de personne juridique et certains droits fondamentaux explique que les personnes morales fondatives (par opposition aux personnes morales corporatives), bénéficient de droits fondamentaux, alors même qu’elles ne reposent pas sur une collectivité humaine.
b) Les droits fondamentaux qui assurent la protection de la personne morale en tant qu’organisation
29La réalisation de l’objet social de la personne morale repose généralement sur une organisation, c’est-à-dire un ensemble de moyens humains et matériels assignés à sa finalité. La reconnaissance de certains droits fondamentaux se justifie par la nécessité d’assurer la protection de cette organisation. Elle se situe sur deux registres : la préservation de l’autonomie et la défense de l’identité de l’entité personnifiée.
30Léon Michoud évoquait déjà en son temps l’existence d’un droit d’autonomie de la personne morale, ce droit étant celui “de régler elle-même ses propres affaires, de développer sa personnalité dans le cercle d’action tracé par la loi”49. Cette autonomie est aujourd’hui notamment assurée à travers la reconnaissance d’un droit de l’entité à la protection de ses locaux50, de ses informations confidentielles et ses secrets d’affaires51 et encore de ses correspondances52.
31Quant à l’identité, elle renvoie à ce qui particularise la personne morale au regard de son objet social et de son organisation propre. Son respect est assuré notamment par la reconnaissance d’un droit à la protection du nom et d’un droit à la réputation et à l’honneur53. Il convient de garder à l’esprit que ces droits doivent être conçus comme spécifiques aux personnes morales. Il n’y a donc pas lieu de déduire de la référence à l’honneur l’idée qu’une personne morale pourrait avoir des sentiments. Protéger la réputation et l’honneur d’une telle entité revient surtout à saisir les comportements qui sont susceptibles de nuire à la réalisation de l’objet social de l’entité : la capacité d’une association caritative à drainer des dons, l’aptitude d’une société commerciale à conserver et à développer ses parts de marchés, etc.
c) Les droits fondamentaux liés à la réalisation de l’objet social de la personne morale
32Les droits liés à la réalisation de l’objet social sont soumis à une forte variation à raison de la diversité des objets sociaux des personnes morales. L’objet social est susceptible de jouer de deux manières sur la reconnaissance des droits fondamentaux des personnes morales. En premier lieu, il détermine l’étendue des droits reconnus à l’entité personnifiée. Il définit la spécialité de la personne morale. Une association sportive n’a pas vocation à se prévaloir de la liberté religieuse pas plus qu’une société commerciale ne peut se voir reconnaître les droits reconnus aux partis politiques. La personne morale de droit privé universelle n’existe pas encore. En second lieu, l’objet social a un effet sur l’intensité de la protection des droits fondamentaux. L’objet social n’est pas neutre. En tant qu’il est la projection des libertés de ses fondateurs et de ses membres, il est aussi porteur de valeurs. Tous les objets sociaux ne se valent pas. L’objet social de la société commerciale, expression de la liberté d’entreprendre, est aussi protégé parce qu’il est la traduction de valeurs jugées éminentes dans nos sociétés modernes. La CEDH décrit bien cette filiation lorsque qu’elle affirme “qu’il existe un intérêt […] à protéger le succès commercial et la viabilité des entreprises pour le bénéfice des actionnaires et des employés mais aussi pour le bien économique au sens large”54. La même importance est accordée à l’objet social des associations cultuelles, des syndicats et des partis politiques dont il peut être constaté qu’il trouve un écho direct dans le corpus constitutionnel et conventionnel (liberté religieuse, liberté syndicale, etc.), ou, autrement dit, qu’il est “fondamentalisé”55. D’autres objets sociaux ne méritent pas la même considération. L’objet social d’une association se donnant pour mission l’organisation de tournois de tarot ne renvoie guère qu’à la seule liberté d’association. Son activité ne bénéficiera pas de la même protection que celle d’un parti politique.
33Par ailleurs, deux droits fondamentaux sont reconnus par principe aux personnes morales pour réaliser leur objet social quel qu’il soit. Il en est d’abord ainsi de la liberté d’expression. La CEDH a étiré jusqu’à ses limites la définition des bénéficiaires et des objets protégés par la liberté d’expression. Toutes les personnes morales, quelle que soit la mission qui leur est conférée, sont titulaires de cette liberté. La considération de l’objet social joue cependant un rôle important dans le degré de protection accordé à cette liberté. La publicité commerciale ne bénéficie pas à cet égard de la même protection que le discours politique56. La même remarque semble s’imposer avec le principe d’égalité. Il existe un droit à l’égalité de traitement des personnes morales. Toutefois, cette exigence a une résonnance variable selon l’objet social de la personne morale : pour la société commerciale, une atteinte à l’égalité est susceptible de constituer une entrave à son action sur le marché et partant une restriction anticoncurrentielle ; pour l’association cultuelle, elle évoque une discrimination religieuse voire une atteinte au principe de laïcité.
III – JUSQU’OÙ ?
34Il a été vu qu’en définitive, notre système juridique se montre assez généreux dans la reconnaissance de droits fondamentaux aux personnes morales. Cette tendance illustre la forte promotion des libertés collectives. Elle n’a cependant pas une signification univoque. Il y aurait en effet quelque naïveté à ne percevoir les personnes morales que comme des instruments au service de la réalisation des droits fondamentaux de leurs membres. Jean Rivero a eu des termes très forts au sujet de l’affirmation des droits des groupes : “Sur les droits des collectivités, la fumée des fours crématoires projette la plus grande des menaces, car leur reconnaissance risque de donner le sceau de la justice à la domination du fort sur le faible”57. La reconnaissance de droits fondamentaux aux personnes morales est susceptible de menacer les droits des individus ne serait-ce qu’en raison de leur pouvoir de concentration économique. On imagine bien par exemple les ressources que constituent de tels droits pour les pouvoirs économiques privés évoqués par Gérard Farjat58. La menace se déploie sur deux plans : la personne morale est souvent une entreprise qui emploie des salariés. La relation de travail ne sort pas forcément indemne de l’affirmation de droits fondamentaux de la personne morale-employeur. On pense notamment ici à la situation des entreprises de tendance59. Par ailleurs, en tant qu’entité déployant son activité dans le champ économique, social ou politique, la personne morale peut être en situation de porter atteinte à d’autres intérêts légitimes. Face aux risques de la reconnaissance de droits fondamentaux à des entités “surhumaines”, deux pistes en particulier méritent d’être évoquées.
A – Hiérarchiser
35La première piste consiste à hiérarchiser les droits fondamentaux en considération de la nature de leurs titulaires. Il s’agit donc de privilégier les droits fondamentaux de l’être humain aux dépens de ceux des personnes morales. Deux considérations semblent pouvoir justifier une telle différenciation. Chacune d’elles trouve un écho dans le droit positif.
36La première repose sur la prise en compte de la réalité de la puissance de l’entité personnifiée. En tant qu’elles agrègent des personnes et des biens, les personnes morales ont souvent une puissance économique, sociale ou politique qui dépasse celle des individus pris isolément. La hiérarchisation n’est alors pas sans lien avec la volonté de rétablir l’équilibre. Elle a vocation à jouer en cas de conflit de droits fondamentaux. Dans l’opération de conciliation opérée par le juge, les droits des personnes physiques bénéficieraient d’une considération particulière qui expliquerait la moindre portée des droits fondamentaux des personnes morales. Il reste difficile d’identifier une démarche en ce sens de la part des juridictions. Peguy Ducoulombier a analysé les conflits de droits entre personnes morales et individus devant la CEDH60. C’est au conditionnel qu’elle affirme que “le statut de personne morale pourrait influencer le poids du droit en conflit dans le sens d’une protection moindre quand la situation révèle une inégalité entre les titulaires qui découle de la nature de personne morale de l’une des parties”61. Il apparaît qu’a minima, la Cour de Strasbourg n’est pas indifférente aux inégalités de fait ou de condition, souvent économiques, entre les intérêts en conflit62. L’affaire Steel et Morris est emblématique à cet égard qui mettait en cause l’action en diffamation engagée par une grande société multinationale (McDonald’s) contre deux citoyens britanniques. Après avoir relevé que les dommages et intérêts auxquels les intéressés avaient été condamnés étaient très substantiels si on les comparait à leurs revenus et leurs moyens, des plus modestes, et que les sociétés plaignantes étaient de puissantes sociétés commerciales, la Cour a estimé que les dommages-intérêts accordés en l’espèce étaient disproportionnés au but légitime poursuivi et a condamné le Royaume-Uni pour violation de l’article 10 de la Convention (§ 96).
37La seconde considération renvoie au constat de la différence de nature entre personne physique et personne morale. Il a déjà été relevé que celle-ci influe sur la construction des droits fondamentaux des personnes morales. De même, est-elle susceptible de jouer au stade de l’intensité de la protection des droits fondamentaux. On imagine bien en effet que les entités personnifiées n’ont pas toujours les mêmes besoins que les individus à cet égard. L’idée d’une hiérarchisation émerge lorsqu’un droit fondamental est mieux protégé quand il a une personne physique pour titulaire. Deux décisions récentes de la CJUE illustrent cette démarche en ce que la Cour affirme nettement une moindre garantie pour les personnes morales en matière de traitement des données à caractère personnel63 et en matière d’accès à l’aide juridictionnelle64. De son côté, la CEDH n’a pas exclu dans sa jurisprudence emblématique sur l’application de l’article 8 de la Convention aux locaux des sociétés que ceux-ci puissent faire l’objet d’une protection moins intense que le domicile des personnes physiques à l’égard des ingérences étatiques65. Plus récemment, la Cour de Strasbourg a relevé que la différence de nature entre la réputation commerciale d’une société et la réputation d’une personne physique est susceptible d’être prise en compte au stade de l’évaluation de l’atteinte invoquée par le requérant66. Enfin, il peut être relevé que le principe de personnalisation des peines issu de l’article 6 § 2 de la Conv. EDH et des articles 8 et 9 de la DDHC reçoit une application nuancée à l’égard des personnes morales notamment en matière fiscale et boursière67.
B – Spécialiser
38Dans la quête des bornes des droits fondamentaux des personnes morales, le principe de spécialité a vocation à jouer un rôle central. Léon Michoud soulignait que “chez les personnes morales, le droit subjectif ne peut être mis à la disposition des organes de la personne d’une manière aussi complète [que chez la personne physique]. Ce droit a en effet pour but unique de desservir les intérêts collectifs d’un groupe humain ; et, ce qui est capital ici, les intérêts collectifs ainsi desservis ne sont jamais tous les intérêts des membres du groupe, mais un seul de ces intérêts, ou au plus un certain nombre d’entre eux, poursuivis collectivement afin d’en rendre la réalisation plus aisée et plus complète”68. Et il ajoute qu’aucune personne morale n’absorbe en entier la vie individuelle de ses membres. Cette affirmation revient à dire que la personne morale “universelle” n’existe pas. La spécialité signifie que la personne morale ne peut agir que pour la réalisation et dans les bornes d’un objet social lui-même limité. Il en résulte également que l’entité personnifiée n’a vocation à bénéficier que des seuls droits fondamentaux en rapport avec son objet social. A la société commerciale, on associe la liberté d’entreprendre, le principe d’égalité et le droit de propriété ; à l’association cultuelle, on reconnaît la liberté religieuse, la liberté de réunion ; au parti politique, on concède la liberté de réunion, la liberté de manifestation, etc. Un principe de limitation intrinsèque des droits fondamentaux des personnes morales se niche donc dans la spécialité. Elle garantit une forme “d’hémiplégie” de l’entité personnifiée. Par là, elle est aussi un moyen de canaliser la puissance de la personne morale.
39Cette spécialité est aujourd’hui menacée. La confusion des finalités lucratives et non lucratives des entités personnifiées est dans l’air du temps. Aux États-Unis, une nouvelle forme de société (Flexible purpose corporation) autorise une entité à cumuler un but lucratif avec la promotion d’intérêts désintéressés (défense de l’environnement ou d’un autre intérêt public). En France, le concept managérial d’entreprise citoyenne a popularisé l’idée qu’une société commerciale pourrait être le cadre de la réalisation d’intérêts altruistes aux côtés de son objet à but lucratif. Certains juristes se sont attachés à prendre l’expression au pied de la lettre. Il a été évoqué l’éventuelle reconnaissance de la qualité de citoyen et de droits politiques aux personnes morales69. Les sociétés commerciales interviennent déjà largement dans le champ politique à travers le financement des campagnes électorales, le lobbying, etc. L’établissement d’un cadre juridique en la matière pourrait constituer un prodrome de la reconnaissance de droits politiques à ces entités. L’avènement de la personne morale “universelle” conduirait à lui reconnaître les droits fondamentaux qui assurent la garantie des différents intérêts qu’elle prétend prendre en charge, qu’ils fussent commerciaux, sociaux, environnementaux, etc. Il n’est pas sûr, lorsque l’on connaît la puissance de certaines entités personnifiées, qu’il y ait là matière à se réjouir. Le principe de spécialité est de nature à prévenir l’émergence de nouveaux “Léviathan” auxquels les droits fondamentaux fourniraient des ressources inépuisables.
Notes de bas de page
1 17 décembre 1970, Internationale Handelsgesellschaft, no 11/70 ; 14 mai 1974, Nold, no 4/73.
2 Cass. Com., 8 juillet 2003, Banque internationale pour le commerce et l’industrie de Guinée, Bull. IV, no 121 ; CC, no 2011-129 QPC, 13 mai 2011, Synd. des fonctionnaires du Sénat.
3 Cass. AP, 12 juillet 2000, Soc. Citroën, Bull. AP, no 7 ; Cour EDH 22 mai 1990, Autronic AG, série A no 178.
4 Com. EDH, déc., 5 mai 1979, Church of Scientology / Suède, D.R. 16, p. 75.
5 Cass. Civ. 3, 12 juin 2003, Soc. Arlatex, Bull. III, no 125 ; CE ord., 30 mars 2007, Ville de Lyon, no 304053.
6 CE, 31 mai 2007, Synd. CFDT Interco 28, Rec. p. 222.
7 CE ord., 19 août 2002, Front National, Rec. p. 311.
8 CE ord., 26 mai 2006, S.Y.C.I.M, Rec. p. 265.
9 CC, no 2011-175 QPC, 7 octobre 2011, Soc. Travaux industriels maritimes et terrestres.
10 CJCE, 14 février 2008, Varec / Belgique, C-450/06 ; Cass. Soc., 5 mars 2008, Soc. TNS Secodip, Bull. V, no 55.
11 CEDH, 16 avril 2002, Soc. Colas / France, Rec. 2002-III ; CE Sect., 6 novembre 2009, Soc. Inter-Confort, no 304300, Cass. Com., 12 octobre 2010, Soc. Alternance, no 09-70740.
12 V. Wester-Ouisse, “dérives anthropomorphiques de la personnalité morale : ascendances et influences”, JCP 2009, I, 137. De la même auteure, “La jurisprudence et les personnes morales. Du propre de l’homme aux droits de l’homme”, JCP 2009, I, 121.
13 B. Edelman, “La Cour européenne des droits de l’homme et l’homme du marché”, D 2011 p. 897.
14 G. Loiseau, “Des droits humains pour personnes non humaines”, D. 2011 p. 2558.
15 “Les droits de l’homme : droits individuels ou droits collectifs ?”, in Droits collectifs et droits individuels, LGDJ, 1980, p. 17.
16 Droit et passion du droit sous la Vème République, Flammarion, 1996, p. 121.
17 En droit civil extra-patrimonial : A.-Cl. Aune, Le phénomène de multiplication des droits subjectifs en droit des personnes et de la famille, PUAM, 2007.
18 Cass. Soc., 13 juillet 2004, Soc. Carrefour, Bull. V no 205.
19 CEDH, 16 novembre 1999, E. P. c/ Italie, no 31127/96.
20 Art. préc., note no 14.
21 CE, 1er juin 2011, Groupement de fait Brigade sud de Nice, n° 340849.
22 S. Marcus-Helmons, “Les personnes morales et le droit international”, in Les droits de l’homme et les personnes morales, Bruylant, 1970, p. 35.
23 Voir notamment, F. Linditch, Recherche sur la personnalité morale en droit public, LGDJ, 1997.
24 La théorie de la personnalité morale et son application au droit français, LGDJ, T. 1, 1906, no 52.
25 CEDH, 17 février 2004, Gorzelik/ Pologne, no 44158/98 ; Voir aussi, CEDH, 10 juillet 1998, Sidiropoulos / Grèce, no 26695/95.
26 Pour un refus de réimmatriculation d’une Eglise : CEDH, 5 avril 2007, Église de scientologie de Moscou/Russie, no 18147/02.
27 Les droits fondamentaux des personnes morales de droit privé, Limoges, 2010.
28 J. Dabin, in Les droits de l’homme et les personnes morales, Bruylant, 1970, p. 146.
29 Comm. EDH, déc., 15 avril 1996, Kustannus Oy Vappa Ajattelija AB et a. / Finlande, DR no 85-B, p. 29.
30 CC, no81-132 DC, 16 janvier 1982, Loi de nationalisation, Rec. p. 18.
31 Cass. Civ. 1, 18 septembre 2008, AFM, Bull. I no 201.
32 CE 10 février 1997, Assoc. de défense, de protection et de valorisation du patrimoine naturel et historique de Corse, Rec. p. 990.
33 24 février 2009, L’Erablière A.S.B.L. c. Belgique, no 49230/07.
34 CC, no 2011-183/184 DC, 14 octobre 2011, FNE.
35 CE Ass., 21 décembre 1990, Confédération nationale des associations familiales catholiques, Rec. p. 369.
36 3 février 2011, Siebenhaar / Allemagne, no 18136/02.
37 Thèse préc., p. 111.
38 F. Petit, “Les droits de la personnalité confrontés au particularisme des personnes morales”, D. aff. 1998, no 117, p. 826 ; L. Dumoulin, “Les droits de la personnalité des personnes morales”, Rev. Soc. 2006, p. 1 ; H. Martron, Les droits de la personnalité des personnes morales de droit privé, LGDJ, 2011.
39 H. Martron, ouvrage préc., no 126.
40 “La notion de service public dans la jurisprudence économique du Conseil d’État”, Études et documents, 1950, p. 77.
41 D. Lochak, “Droit, normalité, normalisation”, in Le droit en procès, CURAPP, PUF, 1983, p. 51.
42 Sur cette question, V. Simonart, La personnalité morale en droit privé comparé, Bruylant, 1995.
43 Personnalité morale et droit subjectif, LGDJ, 1977, no 14 et s. Voir aussi, R. Mortier, “L’instrumentalisation de la personne morale”, in La personnalité morale, Asso. Henri Capitant, Dalloz, 2010, p. 31.
44 Comm. EDH, déc., 15 avril 1996, Kustannus Oy Vappa Ajattelija AB / Finlande, DR no 85-B, p. 29.
45 Pour l’article 3 de la Conv. EDH et la liberté de conscience : Comm. EDH, déc., 12 octobre 1988, Verein Kontakt / Autriche, no 11921/86.
46 L. Dumoulin, art. préc. ; H. Martron, ouvrage préc.
47 Thèse préc.
48 Art. préc.
49 Ouvrage préc., T2, 1909, no 304.
50 Cass. Crim., 23 mai 1995, Bull. crim., no 193.
51 CJCE, 14 février 2008, Varec / Belgique, C-450/06.
52 CEDH, 28 juin 2007, Ekimdjev / Bulgarie, no 62540/00.
53 Cass. Civ. 2, 5 mai 1993, Bull. II no 167.
54 CEDH, 15 février 2005, Steel et Morris / Royaume-Uni, no 68416/01.
55 R. Pierre, thèse préc.
56 CEDH, 20 novembre 1989, Markt intern Verlag GMBH et Klaus Beermann / RFA, no 10572/83.
57 Art. préc.
58 “Les pouvoirs privés économiques” in Souveraineté étatique et marchés internationaux à la fin du 20ème siècle, Mélanges Ph. Kahn, Litec, 2001, p. 661.
59 Sur cette question, J.-P. Marguénaud et J. Mouly, “Les droits de l’Homme salarié de l’entreprise identitaire”, D. 2011 p. 1637.
60 Les conflits de droits fondamentaux devant la Cour européenne des droits de l’homme, Bruylant, 2011, no 965 et s.
61 No 971.
62 CEDH, 15 février 2005, Steel et Morris / Royaume-Uni, no 68416/01 ; CEDH, 30 août 2007, J. A. Pye (Oxford) Ltd / Royaume-Uni, no 44302/02.
63 CJUE, 9 novembre 2010, Volker und Markus Schecke GbR, C-92/09.
64 CJCUE, 22 décembre 2010, DEB Deutsche Energiehandels- und Beratungsgesellschaft mbH, C-279/09.
65 CEDH, 16 décembre 1992, Niemietz / Allemagne, no 13710/88, § 31.
66 CEDH, 19 juillet 2011, Uj c. Hongrie, Req. no 23954/10, § 22.
67 M. Collet, “L'application du principe de personnalité des peines aux personnes morales en matières administrative et fiscale”, RJEP 2010, no 673, Etu. 5.
68 Ouvrage préc., T2, no 243.
69 F.-G. Trébulle, “Personnalité morale et citoyenneté, considérations sur l’entreprise citoyenne”, Rev. Soc. 2006 p. 41.
Auteur
Professeur, Université Pierre Mendès France Grenoble 2, Directeur du CRJ (EA 1965)
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