L’indisponibilité de la personne
Confession d’un masque
p. 181-190
Texte intégral
1La Personne est indisponible. Elle se définit essentiellement par cette caractéristique qui seule la distingue. Le principe d’indisponibilité apparaît comme un principe de persistance. Il importe que les personnes demeurent, qu’elles persévèrent dans leur être. Leur existence mouvante, leur histoire, les événements variés qui modèlent toute vie, tout cela s’exprime et se meut sur fond d’indisponibilité. La persistance de la personne si importante pour l’organisation de la vie en société comme pour la stabilité des relations entre individus est garantie en droit par l’indisponibilité qui devient ainsi l’une des conditions sine qua non de l’ordre juridique.
2L’indisponibilité est un grand principe. Sa charge juridique est particulièrement lourde1 puisqu’elle impose dans le paysage mouvant et perpétuellement en évolution des relations interindividuelles un véritable “fixisme”. Précisément, l’indisponibilité définit une sphère où les relations, les échanges, les mutations, les infinies modulations de la volonté humaine n’ont pas leur place. À l’intérieur de cette sphère, protégée de toute intervention humaine, de tout acte profane, gît la personne qui se définit ainsi essentiellement de façon négative et défensive comme ce qui demeure soustrait à la volonté humaine, indisponible.
3Évidemment, le droit n’atteint de telles hauteurs – celle de la personne et de son indisponibilité - que rarement, à l’occasion d’affaires exceptionnelles, par de nombreux et patients paliers ainsi que d’inévitables chemins de traverse. La personne ne semble jamais tout à fait présente, tangible (peut-être est-ce d’ailleurs là le vrai sens de l’intangibilité, quelque chose qui n’a jamais été là et qui ne peut en conséquence être touché)2. Elle se dérobe à celui qui en recherche les éléments constitutifs.
4Quant au principe d’indisponibilité, il n’est pas certain que l’on ait pris l’exacte mesure de sa signification. Catégorique en sa formulation doctrinale, il a pu paraître à l’usage beaucoup moins positif et impératif qu’il n’était attendu. Plus exactement, l’indisponibilité a pâti d’une indétermination de l’objet qu’il avait vocation de protéger. Bref, l’indisponibilité a pu passer au fil du temps et à l’épreuve de la bioéthique pour un grand principe qui n’engageait pas à grand-chose.
5Il faut donc se borner à quitter les hautes sphères des catégories ontologiques pour retrouver les chemins de la pratique juridique, chemins dont l’étude permet de mesurer en droit, la consistance de la Personne et la portée de son indisponibilité.
I – LA PERSONNE, SA CONSISTANCE
6Depuis la disparition de la mort civile et la reconnaissance pour tout individu d’un droit à la personnalité juridique3, la définition de la personne n’a guère posé de difficultés d’ordre juridique. C’est du moins ce qui apparaissait à travers les âges : la donnée d’évidence étant que tout être humain est une personne, non une chose.
7En réalité, il y a eu d’emblée une confusion savamment entretenue entre la question de la personnalité juridique et celle de la distinction entre deux catégories d’existants, les personnes et les choses. La personnalité juridique est une construction abstraite, une fictio legis, qui peut être attribuée par la loi à des entités qui n’ont pas d’existence propre ou qui n’en ont qu’à travers des éléments constitutifs définis par les textes juridiques. Il en va bien évidemment ainsi des personnes morales dont on sait qu’elles sont un construit, un artefact, non un donné, ce qu’exprime de façon imagé le célèbre aphorisme selon lequel on ne dîne jamais avec une personne morale. Il faudrait pourtant ajouter qu’on ne dîne pas davantage avec une personne physique, mais avec un individu auquel l’ordre juridique confère à l’instar des personnes morales, une personnalité juridique destinée à produire des effets de droit. L’attribution de la personnalité juridique à tous les individus a certes un sens politique éminent, mais ce n’est pas une donnée immédiate de la conscience juridique. C’est une construction juridique. De ce point de vue, celui de la personnalité juridique, il n’y a pas de différence fondamentale entre personne physique et personne morale.
8Qu’en est-il de l’autre grande question, celle de la distinction entre les choses et les personnes ? Elle s’évince du code civil dont le Livre Ier intitulé “Des personnes” est immédiatement suivi d’un Livre II, “Des biens et des différentes modifications de la propriété”. Comme le Livre Ier est entièrement consacré aux différents actes des personnes physiques, qu’il s’agisse des actes de l’état civil, du mariage, du divorce, de la filiation, de l’autorité parentale, il s’en est déduit que la personne (persona) était l’individu concret, l’être incarné absolument distingué par le droit civil des biens définis comme les choses (res) que l’on peut acquérir. L’humain tire nécessairement du côté des personnes, des droits extrapatrimoniaux.
9Lorsque les pratiques biomédicales ont conduit les juristes à analyser certains actes relatifs à la circulation d’éléments du corps humain, ils l’ont fait avec la grille de lecture qui s’imposait alors. Tout ce qui est humain relève de la sphère de la personne. Les éléments du corps ne peuvent donc franchir la frontière qui sépare les choses des personnes et faire leur entrée dans le commerce juridique. Bien sûr, les éléments du corps n’ont pas cessé pour autant de circuler dans le commerce mais ils l’ont fait sur un mode mineur, les rares cas de circulation juridique étant exceptionnels et justifiés par des considérations morales censées atténuer la légère entorse à l’ordre du code civil. La loi du 21 juillet 1952 sur l’utilisation thérapeutique du sang humain, qui organisait jusqu’en 19934 le système de transfusion sanguine est ainsi entièrement bâtie sur une philosophie du don de soi dont les meilleurs auteurs expliquaient à l’époque qu’elle était incompatible avec une analyse patrimoniale5. Plus tard, lorsque des juges ordinaires seront saisis de demande de restitution de sperme dans le cadre somme toute adéquat des règles relatives au contrat de dépôt, ils refuseront d’y satisfaire aux motifs “que le sperme n’est pas une chose tombant dans le commerce mais une sécrétion contenant le germe de la vie”6. La distinction des personnes et des choses devait ainsi conduire à inclure le corps humain dans la sphère personnelle. Dès le début des années 1980, le débat juridique concernant le statut du corps humain, de ses éléments et de ses produits a donné lieu à des controverses où l’argument philosophique a souvent prévalu sur le débat juridique. La théorie “personnaliste” développée par des auteurs éminents s’est largement imposée en doctrine7. Sur un fond philosophique souvent critique à l’égard de la technique8, cette théorie a avancé avec succès l’argument selon lequel le statut du corps humain engageait la distinction des personnes et des choses et que toute “réification” du corps humain, de ses éléments et de ses produits constituerait une atteinte à la summa divisio. L’argument était plus percutant que convaincant. Il a néanmoins emporté l’adhésion du législateur. La loi du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain a fixé son statut juridique en intégrant les dispositions “relatives au respect du corps humain” aux articles 16 et suivants du code civil, en tête du Livre Ier relatif aux personnes. On ne pouvait signaler plus explicitement que le corps humain est inséparable de la personne, qu’il en est l’attribut. La victoire de la théorie personnaliste a été toutefois plus symbolique que réelle. La loi du 29 juillet 1994 n’a pas empêché le mouvement de réification du corps humain. Elle a simplement posé quelques grands principes protecteurs des droits des personnes au moment où le législateur déterminait, dans le code de la santé publique, le régime juridique de la cession et de l’utilisation des éléments et produits du corps humain, confirmant ainsi leur entrée dans le commerce juridique.
10En réalité, le statut civil du corps humain n’éclaire que très imparfaitement la question de la consistance de la personne. Ce statut est en effet le fruit d’un compromis. L’exercice toujours périlleux de la qualification juridique relève de la manipulation ontologique. Les solutions de la loi du 29 juillet 1994 doivent davantage à la volonté du politique compte tenu des circonstances de l’époque et des contraintes particulières de la bioéthique, de s’affranchir de tout soupçon de “marchandisation” que de placer effectivement le corps humain, ses éléments et ses produits hors du commerce juridique. Les articles 16 et suivants du code civil ne sont pas les sentinelles d’on ne sait quelle personnalisation du corps humain. Ils organisent plutôt un statut protecteur fondé sur d’autres bases que celle du droit subjectif par excellence qu’est le droit de propriété. Pour bien comprendre la rhétorique des droits de la personne sur son corps, il est nécessaire de partir de l’interrogation à laquelle il était demandé au législateur de répondre au moment de fixer les règles générales relatives à la bioéthique : comment organiser la circulation des éléments et produits du corps humain et assurer une protection adéquate des personnes ? A priori, la reconnaissance d’une propriété de l’homme sur son corps n’était pas la voie la moins recommandable. Elle présentait toutefois un défaut majeur en jetant le soupçon sur l’intolérable marchandisation de la personne. Il fallait donc écarter la thèse de l’homme propriétaire de son corps tout en organisant une protection adéquate9.
11Tel fut l’une des finalités les plus évidentes de la constitution d’un statut législatif du corps humain. Créer des droits subjectifs au profit des personnes qui n’empruntent pas à la figure proscrite du droit de propriété. Quadrature du cercle ? En réalité, un chemin avait été ouvert quelques années auparavant lorsqu’il s’était agi d’assurer le respect de la vie privée par des voies plus efficaces que celle de l’article 1382 du code civil. La consécration d’un droit de propriété sur les éléments de la vie privée semblait peu opportune. Le législateur créa en cette occasion un droit analogue à la “privacy” anglo-saxonne qui n’est justement pas une “property”, un droit au respect de la vie privée. Dans le sillage de ce nouveau régime juridique, celui des droits de la personnalité dont la théorie reste à construire10, le législateur consacrait un nouveau droit de la personnalité, le droit au respect de son corps.
12Avec le recul, une fois passé le temps de la glose et des commentaires sur le sens et la valeur de l’inscription du corps humain dans le code civil au Livre des personnes, force est de constater que les articles 16 et suivants du code civil ne nous livrent que peu de choses sur la consistance de la personne. Inclus dans la sphère de la personne, à l’instar de la vie privée, le corps n’en est pas davantage un élément constitutif. En effet, si tel était le cas, il faudrait en tirer un certain nombre de conséquences, par exemple sur le statut de la vie anténatale, avec les conséquences que l’on imagine.
13Pour tenter d’approcher la personne, il faut peut-être revenir à la distinction des biens et des personnes et rappeler cette évidence que la personne a toujours été appréhendée en creux, à travers ce dont elle se distingue dans le code civil, à savoir les biens, lesquels apparaissent comme des choses aptes à entrer dans le commerce juridique. Depuis des temps immémoriaux, la sphère de la personne s’est ainsi définie négativement, comme ce qui est soustrait au commerce juridique. Mariage, divorce, filiation sont le siège de droits extrapatrimoniaux11. Il n’y a pas de termes propres pour désigner de tels droits sauf à dire ce qu’ils ne sont pas, mieux encore, ce dont ils doivent être absolument distingués (c’est ce que suggère le terme d’extrapatrimonialité). Cette définition négative est sans doute insatisfaisante, mais elle s’impose, au moins en droit civil. D’où cette intuition développée par certains auteurs12 selon laquelle la personne ne saurait être définie par aucun élément matériel. Rebelle à la matérialité, la personne se trouve sur un plan nécessairement métaphysique. Elle n’est que le support d’une volonté et d’une représentation. Cette thèse, inspirée par le dualisme cartésien opposant l’esprit à la machinerie corporelle, réfute l’hypothèse d’une personnification du corps humain considérée comme une véritable régression et comme le siège de nombreuses confusions.
14Il est vrai que pour tout juriste, le tableau actuel est confondant. La personnification du corps humain conduit à traiter le corps, ses éléments et ses produits sur le même mode que celui des droits extrapatrimoniaux. Le problème est que la négation de la patrimonialité n’abolit pas la matérialité du corps, de ses éléments et de ses produits. Il s’ensuit que les affaires où perce la matérialité des éléments corporels sont traitées sur le mode du déni. “Couvrez cet élément corporel que je ne saurais qualifier de chose”. L’opération est possible lorsqu’il s’agit du corps lui-même qu’il convient de défendre contre toute atteinte, mais elle est franchement absurde lorsqu’il s’agit d’éléments et produits détachés. Quelques exemples jurisprudentiels suffisent à faire le triste constat des effets d’un déni qui tend à affaiblir la protection des intérêts des individus, ce qui n’était sans doute pas l’objectif initial recherché Ainsi, les parents de la victime d’un acte criminel mortifère se voient opposés à leur demande de restitution des organes prélevés sur le cadavre et placés sous scellées durant l’enquête la qualité d’objets non ordinaires des prélèvements humains : “les prélèvements effectués sur le corps humain à des fins de recherches médicolégales pour les nécessités d’une enquête ou d’une information, qui ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial aux termes de l’article 16-1 du code civil, ne constituent pas des objets susceptibles de restitution au sens de l’article 41-4 du code de procédure pénale”13.
15Étranges objets auxquels on refuse la qualité de choses restituables en dépit d’une matérialité présente. D’autant que l’impossible restitution n’abolit pas le lien d’appartenance. Celui-ci n’est refusé que pour les ayants droit de la personne décédée. Le Procureur de la République qui refuse la restitution agit en tant que titulaire du lien d’appartenance et les actes auxquels il procède sont ceux d’un propriétaire qui décide de détruire une chose. Une autre affaire concernant il est vrai un embryon congelé irrémédiablement endommagé par un dysfonctionnement de l’appareil de cryoconservation a été l’occasion d’un jugement, confirmé en appel où s’exprime le désarroi des juges confrontés à l’impossible équation de la personnification d’un élément corporel. La solution en forme d’impasse juridique est que le préjudice des “parents” ne peut être indemnisé sur le terrain du dommage matériel, l’embryon congelé n’étant pas une chose dans le commerce, ni sur celui du préjudice moral, car cette “ non-chose” ne peut davantage être considérée comme un “être cher”14. Repousser un objet hors des catégories du droit relève d’une entreprise sans nul doute inconsciente mais non moins réelle de sacralisation.
16D’une manière plus générale, le fait de traiter le corps, ses éléments et ses produits comme s’ils n’avaient pas la présence matérielle d’objets inévitablement voués à entrer dans le commerce juridique est un des paradoxes les plus saillants des lois de bioéthique. Comme le souligne fort opportunément Thierry Revet, “il faut sans doute se résoudre à admettre que l’on a affaire à des choses inappropriables pour des raisons axiologiques, dont, en raison de leur origine et de leur fonction, le rapport aux personnes ne saurait prendre la forme de la relation d’appartenance - mais dont le statut reste à écrire”15. L’auteur ajoute : “on ne voit cependant pas d’espace pour cette prétendue troisième voie, autre que celui déjà occupé par les choses communes et les choses sans maître”16. On ne saurait mieux dire.
17De la sacralisation à la censure, il n’est qu’un pas allégrement franchi par la Cour de cassation validant l’interdiction par un juge du fond de l’exposition d’œuvres d’art façonnées à partir de cadavres (exposition “Our body”) dans une motivation qui rappelle les plus belles heures du 19ème siècle finissant, lorsque Manet, Renoir et autres peintres fameux faisaient encore scandale : “Mais attendu qu’aux termes de l’article 16-1-1, alinéa 2, du code civil, les restes des personnes décédées doivent être traités avec respect, dignité et décence ; que l’exposition de cadavres à des fins commerciales méconnaît cette exigence ; qu’ayant constaté, par motifs adoptés non critiqués, que l’exposition litigieuse poursuivait de telles fins, les juges du second degré n’ont fait qu’user des pouvoirs qu’ils tiennent de l’article 16-2 du code civil en interdisant la poursuite de celle-ci”.17
18L’importante loi du 29 juillet 1994 sur le respect du corps humain n’a donc guère apporté de clarification sur la consistance de la personne. Le refus de traiter le corps et ses éléments comme des biens en fait des “non choses”, ou des choses inappropriables et non des éléments de la personne. De l’ensemble des analyses sur cette question, la position dite “réaliste” est sans doute la plus adéquate parce qu’elle épouse la logique de la personnalité juridique. Une personne est telle parce que la loi lui en confère la qualité en dehors de tout déterminant. Physique ou morale, la personne n’est que volonté réelle (celle d’un individu) ou fictive (celle d’une association ou d’une société). De ce point de vue, la personne n’est rien. Elle est le masque (persona) de nos opérations. Elle est rebelle à toute tentative d’intégration juridique. Au sens propre du terme, la personne est intangible, inatteignable. Elle est rétive à toute phénoménalité.
19Il existe bien sûr des tentatives de dépassement d’une telle logique. Dénonçant l’excès de formalisme des débats civilistes, X. Bioy invite à considérer, dans une perspective de droit public, la personne humaine, sujet des droits fondamentaux. L’humain permet de démasquer la personne. Il autorise à découvrir le visage de l’homme (prosopon) derrière le masque (persona). Cette entreprise d’incarnation de la personne, cette prosopopée des droits fondamentaux apporte un éclairage nouveau, en termes de libertés. Mais elle constitue, comme le rappelle d’ailleurs son auteur, une approche de droit public, non une véritable alternative à la problématique du droit civil. Bien plus, une telle lecture invite à considérer que la personne n’est qu’une forme, que seul l’humain dans la personne demeure la source des droits fondamentaux. Il faut donc se résoudre à reprendre le masque cartésien (larvatus prodeo), conclure provisoirement que la personne est sans réelle consistance et tenter de l’approcher par son expression juridique fondamentale : l’indisponibilité.
II – L’INDISPONIBILITE, MODALITE JURIDIQUE
20La personne est indisponible. Qu’est-ce à dire ?
21Indisponible se dit de ce dont on ne peut disposer, au sens initial où l’entendait les rédacteurs du code civil, lorsqu’ils définissaient le droit de propriété comme le droit de “disposer des choses de la manière la plus absolue”.
22D’emblée, l’indisponibilité présente deux faces, celle des choses dont on ne peut disposer (indisponibilité d’occasion) et celle des personnes, par principe indisponible. La distinction a pu sembler importante lorsque la Cour de cassation, réunie en assemblée plénière a posé, dans un arrêt du 31 mai 1991, au visa des articles 6 et 1128 du code civil, le principe de l’indisponibilité du corps humain pour déclarer de nul effet une convention de procréation et de gestation pour le compte d’autrui18. L’arrêt laissait ouverte la grande question scholastique : est-ce parce qu’il est une chose hors du commerce ou est-ce parce qu’il est la personne même que le corps est indisponible19 ? L’indisponibilité est-elle d’occasion, s’agissant d’une chose que la cour de cassation décidait de sacraliser ou est-elle de principe, par inclusion dans le champ de la personne ? Sans verser dans de telles querelles, Jean Carbonnier, toujours exceptionnel dans ses explications, observait que la notion de l’objet, ou plutôt de la chose illicite, celle qui est frappée d’interdit, sort du fond des âges - c’est une survivance du tabou dans le code civil. Lui répond du fond des âges ou lui correspond au fond des âges “l’haram” du droit musulman ou, plus connue, la res sacra du droit romain. C’est pourquoi, comme le remarquait encore Carbonnier, une société moderne confie de préférence la défense de ses intérêts essentiels aux théories de l’ordre public et de la cause illicite, qui reflètent une civilisation juridique plus intellectuelle, plutôt qu’à la notion d’objet illicite20.
23L’arrêt Alma Mater du 31 mai 1991 n’était-il pas l’expression tardive, en pleine révolution biotechnologique, d’un tabou ancien concernant le corps humain ? N’eut-il pas mieux valu passer par la voie plus modeste mais plus moderne de la cause illicite ? La question engageait déjà la réponse. Le principe de l’indisponibilité du corps humain, découvert par la cour de cassation en 1991 n’allait pas survivre trois ans. La loi du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain lui substituait un principe de “non-patrimonialité” (article 16-1 du code civil) qui est en réalité un principe de non-onérosité des échanges impliquant les éléments et les produits du corps humain (article 16-6 du code civil). Pourquoi ce désaveu discret mais réel du législateur à l’égard de l’œuvre de la cour de cassation ? La réponse se trouve sous la plume du rapporteur au sénat du projet de loi relatif au respect du corps humain, M. Guy Cabanel : “Le projet de loi énonce deux principes fondamentaux : l’inviolabilité et l’indisponibilité. La désignation sous cette forme de ce dernier principe apparaît peu satisfaisante à votre commission des Lois, dans la mesure où elle pourrait laisser accroire que l’homme ne peut pas librement disposer de son corps. Or, il le peut dans une très large mesure, mais cette liberté de disposition ne saurait toutefois prendre une forme commerciale : le corps humain, ses éléments et plus subsidiairement ses produits ne sont en effet pas susceptibles de faire l’objet d’aucune convention (sic) car ils sont extrapatrimoniaux”21.
24Le corps n’est pas indisponible. Il n’est pas exclu de la sphère des échanges humains. Il n’est pas une chose sacrée et ne se confond pas davantage avec la personne qui demeure libre d’en disposer. Tout au plus, ne peut-il être l’objet des conventions à titre onéreux. Le grand principe a débouché sur une simple règle d’ordre public destinée à protéger les personnes contre un risque de marchandisation des éléments du corps. La mise au point est décisive. L’indisponibilité ne concerne pas le corps humain parce que le corps, attribut de la personne, ne saurait se confondre avec la personne même.
25Si l’indisponibilité touche au plus près de la personne, que révèle-t-elle de celle-ci ? Débarrassée de la question toute scolastique de la “nature” juridique du corps humain, indisponible par occasion puis devenu “hors commerce” ou plutôt “hors marché”, la personne apparaît dans les différentes indisponibilités qu’offre le système juridique. Si tout ce qui est indisponible touche la personne et puise dans sa nécessaire conservation sa raison d’être, il devient alors loisible de tracer en pointillé le profil de l’insaisissable personne à travers les cas d’indisponibilité. Or, après avoir écarté le corps humain de son cercle, que reste-t-il de l’indisponibilité ? Demeure en premier lieu l’état de la personne, son identité, son patronyme, ses lieux et date de naissance, son sexe, sa filiation. Toutes ces informations portées sur l’acte de naissance sont intangibles. Elles ne sont pas modifiables, du moins ne sont-elles pas à la libre disposition de l’individu. L’état est une permanence. Sans doute a-t-on admis dans certaines situations exceptionnelles et pour des motifs d’intérêt général qu’un individu puisse modifier un prénom voire son patronyme mais ses modifications sont portées sur l’acte et ne font pas disparaître les mentions initiales. L’indisponibilité a une signification sociale éminente. Il importe que l’individu puisse être reconnu, identifié. Tout être humain devient une personne par l’acte de naissance qui officialise une situation devenu pour le droit un état. De cet état, le sujet de droit n’est pas le maître. Il ne peut en disposer à son gré. L’état est inséparable de la personne. Il ne permet pas aux individus, en dehors d’hypothèses rigoureusement circonscrites par la loi, de manipuler l’ordre généalogique et d’établir des filiations artificielles. Trois arrêts de la cour de cassation rendus le 6 avril 2011 par la première chambre civile de la Cour de cassation ont rappelé avec fermeté le principe de l’indisponibilité de l’état à propos de situation de faits assez proches : des époux français ont conclu, conformément au droit étranger en cause (ici, celui de deux États des États-Unis), une convention de gestation pour autrui, homologuée par le juge étranger, prévoyant qu’après la naissance de l’enfant, ils seraient déclarés dans les actes d’état civil étrangers, être les parents de cet enfant. Les actes de naissance étrangers ayant été transcrits sur les registres d’état civil français, le ministère public a demandé l’annulation de cette transcription pour contrariété à l’ordre public international français. La première chambre civile décide “qu’en l’état du droit positif, il est contraire au principe de l’indisponibilité de l’état des personnes, principe essentiel du droit français, de faire produire effet, au regard de la filiation, à une convention portant sur la gestation pour le compte d’autrui, qui, fût-elle licite à l’étranger, est nulle d’une nullité d’ordre public”.
26Même lorsque le droit au respect de la vie privée conduit la Cour de cassation à accepter le principe du changement de sexe à l’état civil, cette possibilité n’est ouverte qu’à “la personne présentant le syndrome du transsexualisme et ne possède plus tous les caractères de son sexe d’origine et a pris une apparence physique la rapprochant de l’autre sexe, auquel correspond son comportement social”. Dans cette hypothèse, conformément à la jurisprudence de la cour européenne des droits de l’homme22 le principe du respect dû à la vie privée justifie que l’état civil indique le sexe dont la personne a l’apparence23.
27Le débat sur le transsexualisme a donné l’occasion de préciser en doctrine le sens de la notion d’indisponibilité. Contrairement à ce qui a été longtemps défendu, l’indisponibilité n’est pas synonyme d’intangibilité. La signification exacte du principe gît dans son rapport au sujet de droit. L’indisponible échappe au pouvoir de l’individu, à son bon plaisir, à sa subjectivité. Dire de l’identité sexuelle qu’elle est indisponible ne signifie pas qu’elle soit invariable. Cela signifie seulement que le changement d’identité sexuelle ne peut se fonder que sur des éléments objectifs – en l’espèce, le syndrome du transsexualisme – qui, s’il est avéré, ouvre pour l’individu le droit d’obtenir modification de la mention du sexe sur son état civil24. La jurisprudence évolutive de la cour européenne sur cette question statistiquement marginale mais importante sur le terrain des principes permet de mettre l’accent sur le caractère nécessairement relatif de tout principe juridique, y compris (et surtout) sur les principes prétendument “fondés en nature”. Dans une société marquée par l’évolution biotechnologique, il n’y a plus guère d’invariant. L’indisponibilité de l’état ne fait pas fond sur une “nature humaine” à jamais intangible. Elle est moins un principe “absolu” que l’instrument d’un ordre public qui refuse aux individus la libre disposition des éléments de leur identité25.
28L’indisponibilité oppose au sujet de droit un ordre impératif auquel il ne peut être dérogé par des conventions particulières. Cet impératif affecte non seulement l’identité de la personne, son état, mais également ses droits fondamentaux. La personne est d’emblée titulaire de droits “inhérents” que le sujet de droit peut refuser d’exercer mais auquel il ne peut renoncer. C’est en ce sens que ces droits sont indisponibles. Un individu ne peut renoncer par des conventions particulières au libre exercice de ses droits fondamentaux. En le faisant, il renoncerait à une part de lui-même. Or, le sujet de droit ne peut s’aliéner. Il entre ainsi dans la logique de l’indisponibilité des droits une dimension spéculaire. Le sujet ne peut vouloir contre lui-même. La volonté n’a pas de prise sur les éléments constitutifs de la personne. Les droits fondamentaux deviennent ainsi, dans un système juridique donné, les “signalisateurs” de l’insaisissable personne.
29La question de savoir si ces droits fondamentaux doivent être reconnus à la personne en considération de son humanité renvoie inévitablement à la dialectique du droit naturel et du droit positif que l’humble rédacteur du présent article n’entendait pas aborder dans le cadre étroit de la présente réflexion.
Notes de bas de page
1 L’idée d’une mesure de la “charge juridique” d’un texte est empruntée à Jean Foyer qui évoquait à propos de certaines dispositions législatives des “neutrons législatifs” définis comme des textes à charge juridique nulle.
2 Sur le sens du “noli me tangere”, v. Jean Luc Nancy, Noli me tangere, Essai sur la levée du corps, Bayard éditions, 2003.
3 L’esclavage n’a été aboli en France que par le décret-loi des 27 avril-3 mai 1848. Auparavant, un esclave pouvait être vendu comme n’importe quelle chose.
4 Précisément jusqu’à la loi no 93-5 du 4 janvier 1993 relative à la sécurité en matière de transfusion sanguine.
5 R. Savatier, De sanguine jus, D., 1954, chr., p. 141.
6 T.G.I. de Créteil, 1ère ch., 1er août 1984, Gaz. Pal., 1984, II, jur., p. 560, concl. Lesec.
7 Catherine Labrusse-Riou, Marie-Angèle Hermitte, Bernard Edelman, tous trois coauteurs de l’ouvrage L’homme, la nature et le droit (Christian Bourgois, Paris, 1988) peuvent être considérés comme les fondateurs de la théorie personnaliste.
8 Les lecteurs de Martin Heidegger trouveront dans les analyses des auteurs personnalistes, particulièrement C. Labrusse-Riou et B. Edelman des problématiques et des expressions typiquement heidegerriennes, arraisonnement de l’être, primat de la technique etc.
9 La figure de l’homme propriétaire de son corps n’a pas manqué de brillants défenseurs. On citera en particulier J.P. Baud, L’affaire de la main volée, une histoire juridique du corps humain ; J.-C. Galloux, Essai d’un statut juridique pour le matériel génétique, Thèse Paris, 1988
10 En droit public, cette théorie a été remarquablement problématisée par X. Bioy, Le concept de personne humaine en droit public, recherches sur le sujet des droits fondamentaux, Dalloz, Nouvelle bibliothèque des thèses, 2003
11 V. Emmanuel Tricoire, L’extracommercialité, Thèse Toulouse 1, 2002
12 Notamment J.-C. Galloux, op. cit.
13 Crim. 3 févr. 2010, no 09-83.468, publié au Bulletin ; AJ pénal 2010, p. 250, obs. G. Royer ; Dalloz, 11 mars 2010, obs. S. Lavric. Sur la position antérieurement arrêtée par la chambre criminelle à propos de la même question (Crim., 3 avr. 2002, no 01-81.592 (no 2048), Bull. crim. no 75 ; D. 2002. 1809 ; Rev. science crim. 2002. 842, obs. D. Commaret ; ibid 2002. 843, obs. D. Commaret).
14 TA Amiens, 9 mars 2004, T. Epoux, Note P. Egea, RJPF 2004-7 et CAA Douai, 6 décembre 2005, note P. EgeaRJPF 2006-6.
15 G. Loiseau, “Pour un droit des choses”, D. 2006. 3015.
16 Crim. 3 février 2010, obs. T. Revet, RTD Civ. 2010 p. 354.
17 Cass. civ. 1ère 16 septembre 2010 no 09-67.456, D. 2010 p. 2750.
18 Cass. ass. plén., 31 mai 1991, no 90-20.105 : JurisData no 1991-001378 ; D. 1991, p. 417, rapp. Y Chartier, note D. Thouvenin ; JCP G 1991, II, 21752, comm. J. Bernard, concl. Dontenwille, note F. Terré ; Defrénois 1991, I, p. 1267, obs. J.-L. Aubert ; RTD civ. 1991, p. 517, obs. D. Huet-Weiller ; LPA 1991, no 127, p. 4, note M. Gobert. – Adde, M. Gobert, “Réflexions sur les sources du droit et les principes d’indisponibilité du corps et de l’état des personnes” : RTD civ., 1992, p. 489. – H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette, Les Grands arrêts de la jurisprudence civile : Dalloz, tome 1, 12e éd. 2007, p. 351 et s.).
19 Pour une appréciation selon laquelle le corps est la personne même, V. M. A. Hermitte : “Le corps hors du commerce, hors du marché”, Archives de philosophie du droit, Tome 33, p. 353 ; pour l’appréciation contraire, V. M. Gobert : “Réflexions sur les sources du droit...”, art. cit., p. 514
20 J. Carbonnier, Droit civil, 4, Les obligations, PUF, 4ème p. 118.
21 G. Cabanel, Rapport, Sénat, doc. no 230, 12 janv. 1994, J.O., p. 32.
22 CEDH, B. c/ France, 25 mars 1992, A.232 C, § 44, D. 1992, chron., 323, note C. Lombois ; JCP, 1992. II. 21955, note T. Garé.
23 Ass. plén. 11 déc. 1992, nos 91-11.900 et 91-12.373, Bull. A.P. no 13 ; RTD civ. 1993. 97, obs. Hauser.
24 Depuis l’arrêt de Grande Chambre C. Goodwin c/ Royaume-Uni du 11 juillet 2002 (GADECH no 43) “le juste équilibre à ménager entre l’intérêt général et l’intérêt de l’individu” commande d’ériger à la charge de l’Etat une obligation positive de procéder à la reconnaissance juridique de la conversion sexuelle au nom du “droit au développement personnel”.
25 Sur la question, à propos de l’indisponibilité de l’état, D. Berthiau, L. Brunet, “L’ordre public au préjudice de l’enfant”, D. 2011 p. 1522.
Auteur
Professeur de droit public, Université Toulouse 1 Capitole
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