La personnalité en droit international
p. 125-129
Texte intégral
Dans l’édifice de la pensée, je n’ai trouvé aucune catégorie sur laquelle reposer mon front. En revanche, quel oreiller que le Chaos
Cioran
1
1Chaque année, les colloques de l’I.F.R. obligent les intervenants à se livrer à un délicat exercice : passer d’un discours oral à un texte écrit, ce qui implique de passer d’un propos sémillant à un discours plus universitaire avec des affirmations référencées, ce qui justifie notre épigraphe de Cioran. Et sur le droit international, un droit singulier, puisqu’il n’en existe aucun autre de la même espèce, l’exercice peut requérir une virtuosité non moins singulière car les concepts juridiques s’y présentent de manière différente du droit interne. Ses deux catégories de sujets, les États et les organisations internationales, sont des personnes morales2 ; mais une précision s’impose, la seconde catégorie, les organisations internationales, n’est apparue que dans le seconde moitié du dix-neuvième siècle (Union télégraphique internationale en 1865, Union postale universelle en 1878)3. Compte tenu de la conception de la souveraineté de cette époque, les décisions étaient prises à l’unanimité.
2La question de la personnalité morale de ces nouveaux sujets ne s’est pas posée tout de suite. C’est seulement en 1927 que la jurisprudence a abordé, et de manière implicite, donc elliptique, cet aspect des choses en précisant que la Commission européenne du Danube n’est pas un État “car elle ne possède pas de souveraineté territoriale exclusive” et qu’il s’agit d’une “institution internationale pourvue d’un objet spécial” (avis CPJI, série B, no 14, 14 août 1927). Ce que l’on peut retenir de cette jurisprudence n’est pas l’aspect négatif, qui offre peu d’intérêt. Ce qui vaut la peine d’être mis en évidence, c’est l’adjectif “spécial”. Car si un État, même le plus petit d’entre eux, possède des compétences générales, une organisation internationale, qui est obligatoirement créée par des États, n’a qu’un objet spécial, qui peut varier notoirement d’une organisation à une autre. C’est pour cette raison que, le même jour, le 6 juillet 1996, la Cour internationale de Justice a refusé de répondre à la demande d’avis portée devant elle par l’Assemblée de l’Organisation mondiale de la Santé ; mais elle a accepté de répondre à l’ONU parce que la Charte énonce, parmi les compétences de l’Assemblée générale, les questions d’armements et du désarmement. On le constate, à la lecture de la Charte, cet objet, même spécial est très étendu notamment pour cette dernière organisation4. Et c’est précisément peu après la création de celle-ci que la question a progressé de manière significative.
3Une affirmation bien plus claire a vu le jour dans l’avis rendu en 1949 par la CIJ à propos de l’Affaire des réparations pour les dommages subis au service des Nations unies, affaire plus connue sous le nom d’affaire “du Comte Bernadotte”. Ce Médiateur envoyé par l’ONU en Palestine pour tenter de régler ce qui n’était que la première phase du conflit international entre Israël et ses voisins arabes fut assassiné par le groupe terroriste Irgoun. La demande d’avis consultatif présentée par l’ONU à la Cour était la suivante : l’ONU a-t-elle qualité pour présenter au gouvernement responsable une réclamation internationale en vue d’obtenir une réparation des dommages causés a) aux Nations unies ; b) à la victime et à ses ayant droits ?
4Notons que les Nations unies viennent en premier lieu dans la question posée à la Cour. Celle-ci a répondu “La Cour est d’avis que cinquante États, représentant une large majorité des membres de la communauté internationale, avaient le pouvoir, conformément au droit international, de créer une entité possédant une personnalité internationale objective – et non pas simplement une personnalité reconnue par eux seuls – ainsi que le qualité de présenter des réclamations internationales” (Rec. CIJ 1949, p. 185).
5C’est dans cette jurisprudence que se trouvent les éléments pour mieux comprendre le nœud gordien qui relie États et organisations internationales. Car État et organisation s’articulent par le biais de l’admission d’une nouvelle entité en tant qu’État membre dans une organisation préexistante.
6C’est à propos de questions brûlantes, comme celles de la Palestine ou du Kosovo, qu’on peut essayer de jeter quelque lumière sur ces questions complexes qui concernent en réalité la multiplication de personnalités internationales : accéder ou non au statut d’État, et donc pouvoir en faire état5.
7Tout se passe dans le public comme si la reconnaissance par les États de l’accession à la qualité de membre d’une organisation internationale jouait un rôle déterminant sur la question de la personnalité. Ces deux questions sont proches mais différentes car les reconnaissances sont le fait d’actions individuelles des États tandis que l’admission comme membre d’une organisation dépend d’une majorité simple ou qualifiée au sein de celle-ci et, s’il s’agit de l’ONU, peut se fracasser sur le veto d’un membre permanent du Conseil de Sécurité. De telles situations ont été nombreuses durant la première décennie de fonctionnement de cette organisation, les deux superpuissances de l’époque bloquant toute nouvelle candidature en provenance du camp “ennemi”. C’est seulement dans les années 1955-56, après la phase la plus aiguë de la guerre froide (remplacée en 1956 par la “détente”) que la situation s’est débloquée, dans une large mesure. Les blocages ultérieurs furent davantage dus à des situations ponctuelles que systématiques.
8N’importe quelle entité exerçant un pouvoir sur un territoire, que ce soit à la suite d’une invasion ou d’un quelconque processus de recours à la force, en particulier d’un “coup d’état”, peut se proclamer État. Mais posséder la personnalité ne dépend pas d’une simple proclamation. Ceci amène à aborder de front le problème de la création de nouvelles personnalités, question maintes fois évoquée à propos des nouveaux États. La question n’a nullement posé problème au moment de l’accession à l’indépendance des territoires jusque là colonisés. La question ne s’est pas davantage posée lors de la dissolution de l’Union soviétique. Mais ce qui a réellement été source de graves difficultés, c’est la question de la scission de territoires autrefois inclus dans une entité unique. Autrement dit de la sécession (question du Québec pour le Canada, sécession parfois tentée, mais non réalisée ; question du Kosovo pour la Serbie) et, par contrecoup, de la reconnaissance.
9L’admission comme membre de l’ONU apparaît souvent comme un témoignage de la personnalité. Ce qui est faux puisque de nombreux États sont restés longtemps en dehors de l’organisation. Parfois par volonté : la Suisse, qui n’est devenue membre qu’en 2002. Ou par la volonté politique des États membres déjà en place et peu soucieux de se trouver “au club” avec un membre qui leur déplait. L’exemple le plus célèbre est celui de la Chine, État le plus peuplé du monde qui, à partir de 1949, lorsqu’elle devient “populaire”, n’est plus représentée. Il ne s’agissait nullement d’un problème d’admission, la Chine étant membre originaire de l’Organisation. Les gouvernants de l’ancien régime, réfugiés à Taiwan continuèrent pendant plus de vingt ans d’occuper le siège de la Chine, membre permanent du Conseil de sécurité. Une situation ubuesque qui fut résolue diplomatiquement en 1972, lors de la visite du Président américain R. Nixon à Pékin.
10Mais outre l’admission dans une organisation, l’institution de la reconnaissance joue aussi un rôle quoique non moins ambigu. Observons au passage que les deux aspects (reconnaissance et admission) ne sont pas forcément liés. Ainsi Israël a été admis à l’ONU en 1949, malgré l’absence de reconnaissance de l’ensemble des États arabes. Mais il n’y eut pas d’emploi du veto au Conseil de Sécurité6 et il y eut la majorité des deux tiers à l’Assemblée générale.
11Pour savoir qu’il y a État, on n’en est plus à l’ancienne conception selon laquelle un État n’existerait que s’il est reconnu. La conception constitutive n’a que peu de défenseurs de nos jours. Cependant, il faut bien reconnaître que si une nouvelle entité est reconnue comme État par peu, voire parfois un seul autre État, le plus grand scepticisme s’impose. Lorsque l’Afrique du Sud, qui pratiquait l’apartheid, a créé à l’intérieur de son territoire de nouveaux “États” appelés bantoustans pour que les populations noires perdent la liberté de circuler dans leur propre pays, ces prétendus États n’ont été reconnus que par leur pseudo créateur. Même les États-Unis d’Amérique, indéfectibles soutiens du régime à cette époque, n’ont jamais reconnu les nouvelles entités.
12De la même manière, la République turque de Chypre est un État auto proclamé, suite à l’invasion par l’armée turque en 1974 (l’“alibi” étant la menace de coup d’État pour le rattachement (Enosis) de Chypre à la Grèce). Cet État est reconnu par un seul autre État : la Turquie, ce qui est très peu, après 35 ans d’existence. En fait, ce qui compte n’est pas le nombre d’États qui ont reconnu la nouvelle entité. Pour le droit international, on ne constitue un État que si on est indépendant et que cette indépendance est effective7.
13Deux situations méritent quelques mots d’explication puisqu’elles ont fait l’objet des deux dernières demandes d’avis consultatifs de l’ONU à la CIJ. Il s’agit de la Palestine et du Kosovo.
14La Palestine, problème qui date de la fin du mandat britannique en 1948, et de la création de l’État d’Israël en mai de la même année, a occupé à l’automne 2011 le champ politico médiatique avec la demande d’adhésion à l’ONU et son admission à l’UNESCO en octobre 2011. Depuis 1974, l’Organisation de la Palestine bénéficie du statut d’observateur permanent, en tant que représentant du peuple palestinien (c’est-à-dire mouvement de libération nationale), à l’Assemblée générale des Nations unies. Celle-ci a demandé en décembre 2003 un avis à la CIJ sur les conséquences juridiques de la construction d’un mur par Israël en territoire palestinien occupé. En juillet 2004, la Cour a répondu que cette construction est contraire au droit international et que le mur doit être démantelé.
15On peut au passage se demander si les Palestiniens sont emmurés et la réponse est, bien sûr, positive. Mais Israël l’est aussi dans sa politique d’impasse systématique. Car la Cour a insisté (§ 118) sur le fait que l’existence d’un peuple palestinien ne saurait plus faire débat. Que, de surcroît, elle a été reconnue en septembre 1993 par un échange de lettres (qui a valeur de traité international) entre le Président de l’Organisation de Libération de la Palestine et le Premier ministre d’Israël ; ainsi que par un accord intérimaire israélo-palestinien de septembre 1995 qui mentionne “le peuple palestinien et ses droits légitimes”. Ceci ne fait pourtant pas passer du statut de peuple à celui d’État, ce qui est précisément l’objet du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
16La question du Kosovo constitue un imbroglio d’un autre ordre. Elle est, ici encore, le résultat d’un ou de plusieurs conflits armés survenus lors de la dissolution de l’ex-Yougoslavie à partir du début de la décennie quatre-vingt dix. Mais tandis que plusieurs Républiques de cet État fédéral sont devenues des États à part entière, reconnus par une majorité d’États, le Kosovo, région de la Serbie a été géré par une administration intérimaire mise en place par l’ONU afin de faciliter “en attendant un règlement définitif l’instauration d’une autonomie et d’une administration substantielles”8. Certains membres de l’Assemblée du Kosovo ont, en 2008, proclamé unilatéralement et dans une déclaration rédigée uniquement en albanais (109 membres contre 11) l’indépendance du Kosovo. Le Conseil de Sécurité est resté silencieux. La Cour internationale de Justice a alors été saisie par l’Assemblée générale de la conformité au droit international de cette déclaration unilatérale.
17Confrontée à cette question épineuse (l’organe juridictionnel de l’ONU est prié de dire le droit face au silence de l’organe chargé du maintien de la paix), la Cour a décidé (par 10 voix contre 4) que la déclaration de 2008 n’a pas violé le droit international. Mais, quelques lignes plus loin dans le même avis, elle a précisé qu’elle n’avait pas à dire “si le Kosovo a accédé ou non à la qualité d’État” et qu’elle n’avait pas non plus à se prononcer sur la validité ou les effets juridiques de la reconnaissance du Kosovo comme État indépendant par certains États9. On ne saurait mieux obscurcir le problème
18De cette brève présentation, on peut tirer une constatation : la CIJ n’est pas l’organe le mieux placé pour trancher les nœuds gordiens mis en place par les États !
Notes de bas de page
1 Syllogismes de l’amertume, Œuvres, La Pléiade, p. 182.
2 Le terme personne morale pour désigner ce que les Britanniques appellent juridical persons prête toujours à réflexion alors que Raymond Aron décrit (dans Paix et guerre entre les Nations, Calmann Levy, 1962) les États comme des “monstres froids” ; Nietzsche avait été plus explicite et plus cruel (Ainsi parlait Zarathoustra, 1883) : “L’État est le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froidement et voici son mensonge qui rampe de sa bouche : moi, l’État, je suis le peuple”.
3 Voir P. Reuter, “Quelques réflexions sur le vocabulaire du droit international”, Mélanges offerts au doyen Trotabas, LGDJ, 1970 : le terme d’organisation internationale est employé depuis la seconde moitié du XIXe siècle dans l’intention de désigner “la situation dans laquelle les nations ont entre elles des rapports ordonnés”.
4 Rappelons qu’à l’inverse des États, les organisations internationales sont des personnalités stériles : elles sont créées par les États et ne peuvent se reproduire sans passer par ceux-ci : ainsi l’ONUDI (Organisation des Nations unies pour le Développement Industriel) avait été créée en 1966 par l’Assemblée générale comme un de ses organes subsidiaires. Mais lorsqu’on a souhaité, en avril 1979, la transformer en organisation spécialisée de la famille des Nations unies, il a fallu un traité entre États. Seuls les États sont féconds. Eux seuls ont le pouvoir de créer de nouvelles personnalités juridiques. Ce qui indique encore l’importante différence entre les deux catégories de sujets.
5 Voir P. Bourdieu, Sur l’État, Cours au collège de France 1989-1992, Le Seuil, raisons d’agir, p. 225
6 Les États-Unis reconnurent Israël le jour même de sa création et l’Union soviétique deux jours plus tard.
7 Rappelons l’affirmation de l’arbitre Max Huber dans l’affaire de l’Ile de Palmas (Cour Permanente d’Arbitrage, 1928, RSANU, II, p. 838) : “la souveraineté dans les relations entre États signifie l’indépendance”.
8 Résolution 1244 du Conseil de Sécurité (10 juin 1999).
9 Les États ayant reconnu le Kosovo étaient au nombre de 85 en 2011 ; sur 193 membres de l’ONU. Pour des explications juridiques un peu plus détaillées, voir Pierre M. Martin, Une opération de déminage potentiellement explosive, l’avis de la Cour internationale de Justice sur la déclaration unilatérale d’indépendance du Kosovo ; Recueil Dalloz no 40, 18 novembre 2010, Chronique, p. 2658.
Auteur
Professeur, Université Toulouse 1 Capitole, IDETCOM
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