La personnalité des ordres professionnels1
p. 115-123
Texte intégral
1Pour un professionnel libéral, quel que soit son domaine, l’appartenance à un ordre professionnel peut apparaître comme allant de soi. Conditionnant l’accès à la profession et son déroulement, l’affiliation à l’ordre, le paiement de cotisations, ou l’existence d’instances ordinales, peuvent relever de l’évidence.
2Dans le même ordre d’idées, l’octroi d’une personnalité juridique aux ordres professionnels ne paraît pas, de prime abord, contestable. Un ordre dispose ainsi des prérogatives nécessaires pour parler au nom de la profession, et éventuellement défendre ses intérêts en Justice. La personnalité juridique de l’ordre peut ainsi se caractériser, et se justifier, par l’octroi de prérogatives exorbitantes du droit commun.
3Pourtant, cette présentation mérite peut-être une analyse plus poussée. En effet, l’attribution de la personnalité juridique à une entité au nom d’un groupe n’est pas anodine, et doit donc être strictement justifiée. Mais la situation actuelle ne peut se comprendre qu’à la lumière du passé.
4La question de l’existence d’ordres professionnels n’est pas nouvelle, loin s’en faut. De tout temps, pourrait-on dire, les métiers se sont organisés en organismes corporatifs. Vers la fin du 16ème siècle, les corporations se figent, et les abus de pouvoirs vont croissant. De plus en plus critiquées, elles seront supprimées par la fameuse loi Le Chapelier des 2 et 17 mars 1791. Certaines organisations corporatistes ressurgiront ponctuellement : par exemple, le tableau et l’ordre des avocats seront rétablis par un décret du 14 décembre 1810.
5Mais la véritable création (ou re-création) des ordres professionnels sera le fait du gouvernement de Vichy (lois du 7 octobre 1940 et du 10 septembre 1942 pour l’Ordre des médecins, loi du 28 juin 1941 pour l’Ordre des avocats, loi du 31 décembre 1940 pour l’Ordre des architectes, loi du 18 février 1942 pour l’Ordre des vétérinaires…). D’ailleurs, la création des ordres professionnels va aller de paire avec la dissolution des syndicats professionnels et l’interdiction d’en créer de nouveaux. Après la seconde guerre mondiale, les ordres professionnels vont être maintenus, et leur pouvoirs souvent renforcés.
6Par la suite, de nouveaux ordres seront même créés, comme l’ordre des infirmiers (par une loi du 21 décembre 2006).
7Au fur et à mesure de l’évolution des ordres et de leurs compétences, la question de la nature juridique des ordres professionnels, d’où va découler leur régime juridique, va se poser avec une acuité sans cesse renouvelée. C’est une vraie difficulté, car les ordres sont par essence duels. D’un côté, les ordres doivent représenter leurs membres. Mais d’un autre côté, la raison d’être des ordres consiste dans le dialogue avec les pouvoirs publics, et la possibilité de régler en interne la majorité des conflits pouvant impliquer les membres du groupe.
8La question a longtemps été débattue en doctrine et en jurisprudence. Elle semble aujourd’hui à peu près tranchée : les ordres professionnels sont des personnes morales de droit privé, qui exercent une mission de service public. Le régime juridique gouvernant les ordres va donc être partagé entre le droit privé et la compétence des tribunaux judiciaires, et le droit public et la compétence des juridictions administratives.
9La qualification de personne juridique, ainsi reconnue aux ordres professionnels, présente plusieurs intérêts. D’abord, comme tout sujet de droit, l’ordre pourra jouir de droits subjectifs, et être propriétaire d’un patrimoine.
10Mais surtout, puisque l’ordre doit être l’interlocuteur des pouvoirs publics, il doit être doté de la capacité d’agir en justice, tant devant les juridictions judiciaires (civiles ou pénales) qu’administratives. Cette question est très étroitement liée à celle de la représentativité des ordres professionnels : le postulat est que l’ordre peut parler au nom du groupe, pour défendre un intérêt différent de la somme des intérêts distincts de ses membres.
11De plus, la personnalité juridique accordée aux ordres professionnels se justifie habituellement par la nécessité d’élaborer des normes gouvernant la profession. L’ordre est considéré comme étant le mieux à même de réguler l’admission dans la profession, son fonctionnement, et de réprimer les manquements aux obligations professionnelles.
12Toutes ces prérogatives expliquent que dès lors qu’une profession est organisée autour d’instances ordinales, l’accès à la profession implique obligatoirement l’adhésion à l’ordre, et le paiement régulier de cotisations.
13Donc, pour résumer, la personnalité juridique permet à l’ordre professionnel de remplir pleinement son rôle, puisqu’il contrôlera l’admission obligatoire de ses membres, il pourra agir en justice dans l’intérêt de la profession qu’il représente, et il pourra édicter les règles de fonctionnement de ladite profession.
14Même si des traits communs caractérisent tous les ordres professionnels, il est parfois délicat de généraliser le propos, tant la situation peut varier d’une profession à l’autre. Par exemple, dans certains ordres, seule une instance nationale aura la personnalité morale, tandis que dans d’autres ordres, plusieurs instances en seront dotées. Je voudrais ainsi axer mon propos principalement sur la structuration de la profession d’avocat, car c’est à son propos que les principes classiques paraissent souvent contestables, et mériteraient certainement un renouvellement.
15Les corollaires et justifications de la personnalité juridique des ordres professionnels doivent ainsi être analysés.
16En premier lieu, l’octroi de la personnalité juridique à un ordre professionnel implique que l’adhésion à l’ordre soit obligatoire pour exercer la profession considérée : est-ce réellement nécessaire, et conforme aux droits et libertés fondamentaux ? (I).
17En deuxième lieu, l’octroi de la personnalité juridique à un ordre professionnel implique que l’ordre soit suffisamment représentatif de la profession pour pouvoir la représenter en justice : est-ce vraiment le cas ? (II).
18En troisième lieu, l’octroi de la personnalité juridique à un ordre professionnel repose sur le nécessaire pouvoir normatif et régulateur de l’ordre sur la profession : mais qui crée et interprète vraiment les règles ? (III).
19Indépendamment des éléments de réponse que l’on peut proposer, le simple fait de poser ces questions débouchera sur la question, hautement sensible, de la gouvernance de la profession (IV).
I – PERSONNALITE JURIDIQUE ET ADHESION obligaTOIRE À L’ORDRE : QUID DES DROITS ET LIBERTES FONDAMENTAUX ?
20Les règles gouvernant les professions organisées autour de structures ordinales émanent, soit directement du législateur, soit des ordres par délégation de la loi. On évoque d’ailleurs souvent le pouvoir réglementaire des ordres, qui comprend notamment un pouvoir d’admission.
21La réglementation collective des professions libérales participe, on l’a dit, d’une mission de service public ; c’est-à-dire que le bon fonctionnement de ces professions profite à la société toute entière, et doit donc être préservé dans l’intérêt de tous. Afin d’atteindre cet objectif, l’article 21 de la loi du 31 décembre 1971 a doté chaque barreau de la personnalité morale. Mais comme il s’agit d’exercer des prérogatives de service public, cette personne morale a reçu une compétence que l’on pourrait qualifier d’exclusive, en ce sens que tout avocat voulant exercer son métier devra solliciter d’un barreau son adhésion au tableau. C’est d’ailleurs ce qui permet de différencier un ordre d’un syndicat professionnel, ou d’une association.
22Ce caractère obligatoire de l’inscription, inhérent à la personnalité juridique du barreau, peut interroger, notamment au regard de certains droits et libertés fondamentaux. Plus précisément, ce renforcement des prérogatives d’une personne morale doit être confronté aux principes essentiels qui irriguent notre ordre juridique (la réflexion touche d’ailleurs l’intégralité du pouvoir réglementaire des ordres, et pas seulement le pouvoir d’admission ; mais il faut ici s’intéresser uniquement à ce qui caractérise directement une personne morale exerçant des prérogatives de puissance publique).
23Quoi qu’il en soit, cette interrogation est manifestement plus doctrinale que jurisprudentielle, car les tribunaux la balaient en général d’un revers de main.
24Pourtant, n’y a-t-il pas contrariété au principe de libre établissement, fondamental en droit de l’Union européenne ? En effet, le fait pour un barreau français de refuser l’inscription d’un avocat ressortissant d’un autre État membre paraît violer ce principe européen.
25Pour le Conseil d’État français, tout est clair, puisque même si le principe d’équivalence est souvent affirmé (ex : CE, ass., 3 arrêts du 22 janvier 1982), il déclare irrecevable un recours contre un refus d’inscription qui serait fondé sur une directive européenne relative à la reconnaissance des diplômes (CE, 13 décembre 1985, Zakine). Il paraît pourtant essentiel que le libre établissement profite également aux professions judiciaires, notamment dans l’optique de la création d’un espace de liberté, sécurité et justice. L’établissement d’avocats étrangers en France constitue à mon sens un excellent moyen de brasser les systèmes juridiques européens, afin de parvenir à une nécessaire coordination. Les efforts de l’Union européenne pour créer des réseaux judiciaires en témoignent d’ailleurs.
26Mais les choses semblent certaines : l’existence d’un pouvoir d’admission ordinal n’est pas contraire à la liberté d’établissement. Du coup, certains plaideurs ont essayé d’en remettre en cause les modalités, notamment au regard du droit de la concurrence. Ils n’ont pas encore rencontré le succès. Par exemple, la CJUE avait été interrogée par un juge italien sur le fait qu’en Italie, le jury de l’examen oral comprend deux avocats désignés par le Conseil national de l’Ordre des avocats italiens sur proposition d’un conseil local : la CJUE n’y a vu aucune violation du droit de la concurrence de l’Union européenne (CJCE, ord., 17 février 2005, Giorgio Emmanuele Mauri c/Commission pour les examens d’avocat près la Cour d’appel de Milan).
27Mais une évolution est probable, du fait de l’inévitable confrontation des règles professionnelles avec le droit de la concurrence. Sans tomber dans un libéralisme outrancier, il faut tout de même reconnaître qu’un ordre professionnel peut générer une activité économique ou marchande (V. notam. TPICE, 26 octobre 2010) : en effet, la Commission européenne tente, depuis le milieu des années 2000, de réformer les conditions d’accès à certaines professions afin d’éliminer de manifestes restrictions à la libre concurrence. Il est inutile de préciser que les premières propositions faites par la Commission (communication du 5 septembre 2005) ont été très fraichement accueillies par les instances représentatives de plusieurs corporations (au premier rang desquelles les pharmaciens et les notaires, puisque la Commission s’interroge sur la question de leurs monopoles ; mais ceci est un autre débat…).
28Il faut être précis : la Commission ne remet pas en cause le pouvoir d’admission, qu’elle qualifie d’“essentiel” puisque fondé sur une nécessaire régulation de la profession. Elle critique en revanche les restrictions quantitatives qu’elle constate quant à l’entrée dans certaines professions libérales. Selon elle, ces restrictions vont, à terme, nuire à la qualité du service offert.
29Le changement paraît donc en route. Seul son calendrier fera débat.
30Il faut enfin signaler un autre angle de critique. En effet, la Cour EDH a été très tôt saisie d’une éventuelle incompatibilité d’un pouvoir ordinal d’admission avec la liberté d’association au sens de la Convention EDH. Cependant, dans un arrêt du 23 juin 1981, les juges européens n’y ont vu aucune atteinte injustifiée à une liberté fondamentale. L’argument employé suscite à tout le moins l’étonnement : l’appartenance à un Ordre n’empêche pas les professionnels de constituer des associations et d’y adhérer volontairement !
31Autrement dit : puisqu’il est possible d’adhérer à des associations professionnelles, il n’est pas choquant d’imposer une inscription à un ordre comme condition d’exercice de l’activité professionnelle !
32Cela pose évidemment la question de savoir qui représente vraiment les professionnels, puisque ils pourront potentiellement faire partie de deux structures distinctes : un Ordre (obligatoirement) et une association (facultativement).
II – PERSONNALITE MORALE ET REPRESENTATIVITE : QUID DE LA CAPACITÉ D’AGIR EN JUSTICE ?
33L’une des raisons pour laquelle une entité peut recevoir la personnalité juridique réside en ce que cette entité pourra faire entendre la voix du groupe, notamment dans les prétoires.
34Il faut donc que cette entité puisse être considérée comme suffisamment représentative pour qu’on lui accorde la possibilité de faire valoir un intérêt qui dépasse la somme des intérêts individuels des membres du groupe.
35Il paraîtrait donc logique qu’à l’intérieur d’une profession, la personnalité juridique (et donc la capacité de défendre en justice l’intérêt collectif) ne soit reconnue qu’à l’instance véritablement représentative du groupe.
36De ce point de vue également, les professions libérales en général, et celle d’avocat en particulier, interrogent. Comment procéder quand une profession n’est pas structurée nationalement, mais localement, ou localement et nationalement ?
37À titre d’exemples, beaucoup d’Ordres médicaux (médecins, chirurgiens-dentistes, sages-femmes, pharmaciens, vétérinaires) comprennent des instances départementales, régionales ou inter-régionales, et nationales. En général, en matière de santé, tous les conseils de l’ordre ont la personnalité morale (article L.4125-1 du Code de la santé publique) ; en revanche, les chambres ou sections disciplinaires en sont dépourvues. Mais seul le Conseil national peut se constituer partie civile (article L.4312-7-1 alinéa 2 du Code de la santé publique).
38Pour la profession d’avocat, il est connu que les ordres professionnels locaux, chacun dotés de la personnalité juridique, ont toujours été hostiles à une organisation véritablement nationale : plusieurs écrits de praticiens faisaient référence au “spectre d’un Ordre national”. Au moment de la fusion entre avocats et conseils juridiques, réalisée en 1990, cette conception autonomiste s’est trouvée confrontée à une volonté des pouvoirs publics d’avoir un interlocuteur unique pour représenter les intérêts de la profession (chose assez naturelle…).
39Une solution de compromis a été adoptée : les barreaux ont subsisté, et ont conservé leurs principales attributions, mais un Conseil National des barreaux a été créé. Ce CNB a reçu pour mission de représenter l’ensemble de la profession auprès des pouvoirs publics, d’unifier les règles et usages de la profession (il faudra revenir sur ce point), et de coordonner l’action des barreaux et des centres de formation professionnelle.
40Puisqu’il est censé représenter toute la profession, ce CNB, établissement d’utilité publique (comme chaque barreau…), a été doté de la personnalité morale.
41Mais le panorama des entités représentant l’avocature n’est pas terminé : le barreau de Paris (qui rassemble environ 50 % des avocats français) ayant toujours été très puissant dans la profession, a été créée une Conférence des bâtonniers de province (qui connaît d’ailleurs parfois des subdivisions locales). Cette dernière n’a bien sûr pas la personnalité juridique.
42Et bien sûr, pour compliquer davantage le tableau, tout ce beau monde (bâtonnier de Paris et président de la conférence des bâtonniers de province) est membre de droit du CNB…
43La profession d’avocat est donc représentée par plusieurs entités, dont certaines ont la personnalité juridique et d’autres pas. Le lien entre personnalité et représentativité s’atténue, si bien que l’on comprend moins aisément la raison de l’octroi de la personnalité.
44Et les choses ne vont pas en s’arrangeant : comme les avoués vont être supprimés à compter du 1er janvier 2012, plusieurs chefs de juridictions se sont émus de ce qu’il leur manquerait un interlocuteur unique, comme l’était le président de la compagnie des avoués. La loi du 25 janvier 2011 et son décret du 22 avril 2012 (article 21 de la loi du 31 décembre 1971) ont donc créé une sorte de super-bâtonnier, qui assurera la liaison avec la Cour (article 21 : “l’ensemble des bâtonniers du ressort de chaque cour désigne tous les deux ans celui d’entre eux chargé, es qualités de bâtonnier en exercice, de les représenter pour traiter de toute question d’intérêt commun relative à la procédure d’appel”). Cet organe n’aura apparemment pas de personnalité juridique différente de celle tirée de la qualité de bâtonnier.
45Enfin, à côté de tout cet ensemble, existent des syndicats d’avocats qui, comme les ordres, ont compétence pour défendre l’intérêt collectif des avocats. On pourra donc se retrouver face à une même action intentée conjointement (ou concurremment, diront les esprits chagrins) par un ordre et un syndicat. On peut dès lors s’interroger pour savoir qui représente la profession.
46Une partie (certes minoritaire) de la doctrine a ainsi relevé un déficit de légitimité des ordres en terme de représentativité. Il a notamment été souligné qu’au Conseil économique, social et environnemental, les professions libérales ne sont pas représentées par des délégués des ordres, mais par les délégués syndicaux.
47Bref, il est bien difficile de dire aujourd’hui qui représente véritablement la profession. Pour employer une formule, certes un peu facile, mais assez parlante, trop de représentativité tue la représentativité…
48La personnalité juridique ne peut donc pas reposer uniquement sur la représentativité. Dès lors, il faut peut-être faire référence à un autre corollaire de la personnalité juridique d’une entité censée représenter un groupe, à savoir son pouvoir normatif. Mais là encore, la clarté n’est pas au rendez-vous…
III – PERSONNALITE JURIDIQUE ET POUVOIR NORMATIF : AU PROFIT DE QUI ?
49L’une des raisons qui justifie l’octroi de la personnalité juridique à une entité censément représentative réside en ce que cette entité pourra édicter des règles de fonctionnement pour le groupe. Il s’agit surtout de règles déontologiques, pour lesquelles on estime généralement que les usagers doivent également en être les producteurs. La situation est un peu plus complexe que cela, puisque le législateur vient parfois se mêler de questions déontologiques. Mais en général, la Loi va déléguer aux instances ordinales représentatives le pouvoir d’édicter des règles professionnelles de conduite. Seule l’intensité de cette délégation pourra varier d’une profession à l’autre.
50Pour les avocats, il n’a jamais fait de doute que la profession devait pouvoir élaborer ses règles de fonctionnement. Dès la loi de 1971, chaque Conseil de l’ordre a reçu le pouvoir d’édicter un règlement intérieur. Or, à sa création, le CNB a reçu mission d’harmoniser les règles et usages de la profession : fallait-il lui reconnaître également un pouvoir réglementaire ? Plus précisément, il a fallu statuer sur le sort du règlement intérieur harmonisé (RIH) : allait-il prendre le pas sur les règlements locaux ?
51Plusieurs positions, souvent contradictoires, ont été exprimées. Pour la Cour de cassation (1re civ., 13 mars 2001), la mission d’harmonisation implique nécessairement que le CNB puisse prendre des décisions s’imposant aux ordres locaux. Mais pour le Conseil d’État (27 juillet 2001), le CNB n’a aucun pouvoir règlementaire lui permettant d’imposer les dispositions du RIH aux ordres locaux. La Cour de cassation s’est ensuite alignée sur la Haute juridiction administrative, en décidant (Cass., 1re civ., 18 février 2003) que ni l’autorité judiciaire, ni le CNB n’avaient compétence pour édicter des règles générales et obligatoires applicables aux avocats, puisque cette compétence appartient exclusivement au pouvoir législatif ou réglementaire.
52Le législateur est alors entré dans le débat. La loi dite “Professions” du 11 février 2004 a inséré dans la loi de 1971 un article 21-1, qui dispose que “dans le respect des dispositions législatives et réglementaires en vigueur, le Conseil national des barreaux unifie par voie de dispositions générales les règles et usages de la profession d’avocat”.
53Suite à cette reconnaissance d’un pouvoir normatif, le CNB a édicté, dès 2004, un règlement intérieur unifié (RIU), qui deviendra par la suite règlement intérieur national (RIN). Le CNB procède par des “décisions à caractère normatif”, selon la terminologie en usage.
54C’est à ce stade que les choses se sont compliquées. En effet, le CNB a voulu s’assurer que le RIN, puis RIU, soit applicable de manière uniforme en France. Il a donc fallu que, d’une manière ou d’une autre, le RIU-RIN prévale sur les règlements locaux. Il s’agissait également d’assurer une interprétation uniforme du texte.
55En principe, s’agissant d’un texte de nature règlementaire, le RIN-RIU relevait de la compétence du Conseil d’État. Or, dans ce but d’harmonisation, le CNB a notifié son RIN-RIU à chacun des ordres locaux. Le RIN-RIU a donc été intégré dans chaque règlement local. En conséquence, chaque Conseil de l’ordre (et indirectement chaque cour d’appel) a pu se retrouver compétent pour interpréter ce texte : ainsi, pour un seul RIN-RIU, on pourra potentiellement avoir 162 interprétations…
56En pratique, on a constaté que plusieurs cours d’appel ont été saisies relativement à cette intégration.
57Là encore, le critère du pouvoir normatif ne permet pas de trancher avec certitude la question de l’entité représentant vraiment la profession.
IV – PERSONNALITE JURIDIQUE ET GOUVERNANCE PROFESSIONNELLE
58Ces questions de représentativité et de pouvoir d’édicter des normes, qui découlent en principe de la personnalité juridique, pourraient sembler théoriques et purement académiques, si elles n’avaient pas d’impact direct sur la gouvernance de la profession, et sa capacité à faire entendre sa voix auprès d’autorités nationales, voire européennes ou internationales.
59L’organisation classique, morcelant la représentation de la profession entre plusieurs instances, locales et nationales, ne se justifie que par une volonté de trouver des compromis, afin de ne pas bouleverser une solution traditionnelle. Elle ne résiste pas à l’analyse et aux évolutions structurelles, notamment européennes.
60Ce constat se trouve confirmé par la récente initiative du barreau de Paris. En juin 2011, a été lancée une consultation à laquelle plus de 3000 avocats parisiens ont répondu, et dont les résultats viennent d’être publiés (www.gouvernance-avocats.fr).
61Les résultats sont sans appel : la difficulté de la profession à s’imposer sur un marché du droit de plus en plus concurrentiel est pointée, et la création d’un véritable ordre national, présidé par un bâtonnier élu au suffrage universel par tous les avocats de France.
CONCLUSION
62En conclusion, on voit bien que la question, en apparence classique, de la personnalité juridique des ordres professionnels, conduit à remettre en cause un certain nombre de solutions considérées comme acquises et immuables.
63L’octroi de la personnalité juridique à une entité repose sur certaines justifications, et entraîne divers effets. Si les justifications ne sont plus pertinentes, et que les effets ne sont plus forcément acceptables, alors faut-il accepter de réfléchir à un renouvellement des solutions.
Notes de fin
1 Le style oral de l’intervention a été conservé.
Auteur
Maître de conférences (HDR), Université Toulouse 1 Capitole, Directeur des Etudes de l’IEJ, Avocat à la Cour
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