Personnalité juridique et sujets de droits
p. 47-56
Texte intégral
1L’évocation de la relation entre la personnalité juridique et les sujets de droits invite naturellement à se pencher sur une mise en perspective immédiate du lien existant entre la personnalité des sujets de droits et l’État, dans la mesure où il est la première et principale personne morale reconnue dans le droit public.
2Dans l’ère moderne, et dans le prolongement d’une inspiration philosophique kantienne1, ce lien repose sur un mécanisme de figuration représentatif qui joue deux rôles politico-juridiques majeurs. En premier lieu, il a vocation à réaliser l’articulation entre les volontés individuelles et l’unité nécessaire du pouvoir en faisant en sorte que celui-ci soit une expression des premières dont il transcende les contradictions en recherchant l’intérêt de tous. En second lieu, il est possible de considérer qu’en exerçant le pouvoir dans l’intérêt général, l’État donne à la puissance de contraindre sa justification et assure ainsi la nécessaire légitimation démocratique à la relation inégalitaire qui s’établit entre les gouvernants et les gouvernés.
3La notion juridique de personnalité morale aura naturellement pour fonction de reconnaître existence et volonté juridique à un sujet de droit. Mais dans la théorie du droit public, elle aura surtout pour mission de donner une réalité juridique à cette figuration représentative dans le but louable de réaliser la transformation du pouvoir de tous en l’exercice d’une autorité unitaire, et de donner une justification à la relation commandement-obéissance que l’exercice légitime du pouvoir exige évidemment2. C’est à elle que reviendra le soin d’expliquer rationnellement la façon dont le pouvoir se construit et s’exerce dans un État nation démocratique dont la concrétisation juridique prit la forme d’un “régime représentatif” construit sur une volonté de “détacher” selon la formule de Esmein les gouvernants des gouvernés3, tout en le faisant reposer par le biais d’une fiction juridique sur un mécanisme d’absorption et de figuration des volontés individuelles dans une volonté étatique. Il découle de cette construction un rapport précis entre les personnalités morales de l’État et des sujets de droit, puisque dans ce modèle la seconde ne pourra réellement exister que sous l’autorité de la première.
4A l’instar de la pensée de Carré de Malberg en France, cette notion de personnalité morale - qui ouvre sa grande contribution à la théorie générale de l’État-avait pour but d’assurer à l’État une unité politique et une continuité institutionnelle4. L’apport de cette théorie de la personnalité dont se sont aussi saisis les institutionnalistes en France –Hauriou et Michoud-fut d’une incontestable richesse au plan juridique et d’un grand apport au plan politique. C’est bien cette théorie de la personnalité morale de l’État qui a matérialisée la construction juridique du régime représentatif dont l’apport fut d’assurer l’enracinement et le développement du régime parlementaire et démocratique malgré les tumultes de l’histoire constitutionnelle française depuis 1789.
5Or cette relation est aujourd’hui profondément influencée par l’avènement d’un contrôle de constitutionnalité au sein de l’ordre juridique. La reconnaissance d’une protection juridictionnelle des droits dans le cadre de l’exercice de la puissance étatique, et son premier canal dans la personnalité morale étatique, à savoir la puissance législative5, devrait logiquement impliquer de profondes évolutions de la notion de personnalité morale. À l’égard de l’État tout d’abord car elle implique une modification de sa construction juridique. À l’égard du sujet de droit ensuite puisque désormais celui-ci revendique des droits contre la puissance de l’État.
6Dès lors, il serait peut être possible de déceler deux temps dans la vie de la notion de personnalité morale. Si dans la phase de construction et de légitimation du régime représentatif, elle fut un instrument de soumission du sujet de droit à l’État (1), elle pourrait peut-être devenir un instrument d’émancipation du sujet de droit à l’aune du développement de nouveaux mécanismes de protection de droits dont le contrôle de constitutionnalité est assurément le plus révélateur (2).
I – LA PERSONNALITÉ MORALE : INSTRUMENT DE SOUMISSION DU SUJET DE DROIT À L’ÉTAT !
7La notion classique de personnalité morale a eu pour mission d’assimiler le sujet de droit à l’État (A), afin de ne lui reconnaître une existence juridique et des droits qu’à la condition d’être reconnus et acceptés par le droit produit par ses organes représentatifs.
A – L’existence du sujet de droit par l’État
8Il existe deux grandes approches juridiques de la personnalité juridique de l’État : la théorie de l’État personne et la théorie de l’État nation.
9Dans la théorie réaliste de l’État personne, où l’État et la nation demeurent deux entités distinctes. L’État ne personnifie que lui-même. Il est une personne en soi. Il s’agit là d’une approche théorisée par plusieurs thèses allemandes6. Mais cette conception militant pour une séparation entre l’État et la société qu’il a vocation à régir a connu une résonnance dans certaines théories françaises7. S’inspirant d’une certaine manière de la pensée de J.J. Rousseau et loin de mettre cette construction au service d’une légitimation de la puissance de l’État sur la société, cette séparation a eu le mérite de mettre en lumière la réalité première du phénomène étatique. A l’instar de la théorie de l’État façonnée par Duguit, qui dépouille le phénomène étatique de son habillage institutionnel donnée par la personnalité morale dont il conteste la réalité, l’État serait pour lui à quelques phases d’institutionnalisation où on l’analyse, un phénomène de force avant tout. De plus, à la différence des thèses allemandes, Duguit reconnaissait une personnalité à la nation distincte de l’État Dans sa théorie, c’est d’ailleurs elle qui donne naissance à l’État, et un substrat au droit objectif qui conditionnerait sa production normative.
10Cette première thèse sera violemment contestée par d’autres auteurs, à commencer par Carré de Malberg. Le maître de Strasbourg mettra toute son énergie à contester l’hypothèse deux personnalités distinctes. Pour lui, la construction de l’État repose sur un processus d’assimilation de la nation dans l’État. La personnalité de la nation se fond dans la personnalité de l’État car il ne peut y avoir de séparation entre deux personnes puisque la souveraineté de l’une exclurait forcément la souveraineté de l’autre8 : “Les mots État et nation ne désignerait que les deux faces d’une seule et même personne”.
11Aussi différentes soient elles, toutes ces théories veulent séparer l’État de la société des citoyens qui la compose et de faire du principe même de la personnalité juridique, la fiction qui assure une articulation entre la pluralité et l’unité, la multitudes des aspirations individuelles qui animent les citoyens et l’indivisibilité de la puissance souveraine qui est la condition de l’exercice du pouvoir organisé et effectif émanant de l’État. En effet, toute la portée des différentes constructions relatives à la personnalité juridique de l’État résulte de la volonté de résoudre la contradiction entre les volontés individuelles émanant de la société des citoyens forcément hétérogène, contradictoire, complexe et éclatée dans leur aspiration et l’intérêt général qui transcende ces forces contradictoires dans une puissance ordonnée, efficace et homogène.
12La raison est simple. Il ne s’agit pas de reconnaître les droits des citoyens, mais d’abord et avant tout de reconnaître l’autorité de l’État. Il s’agit de consacrer des théories qui donnent un fondement à la puissance de l’État. Cet objectif prît deux voies différentes, suivant deux stratégies différentes.
13En France, ces théories se sont donné pour but de donner une stabilité à l’État rendue nécessaire à la suite des “remous d’une révolution violente” selon l’expression de Hauriou9, qui bouleversa toutes les structures de l’ordre social et politique. Ainsi les théories constitutionnelles et les théories de la personnalité de l’État ont toutes été des théories de “stabilisation” de l’État10. La prise conceptuelle permettant cette stabilité est la théorie de la représentation en France développée à partir du principe de la souveraineté nationale dégagée par Sieyès. C’est elle qui assure d’abord le processus d’assimilation de la nation dans l’État tout en justifiant une distinction entre l’État et les citoyens qui ne peuvent exister que par le prisme de l’institution étatique. En France par exemple, Carré de Malberg comme Hauriou, par deux chemins théoriques différents militent pour un processus d’assimilation de la nation dans l’État11. Cependant, cette assimilation ne vise pas à consacrer les droits des citoyens. Elle vise à asseoir seulement la légitimité de l’État. En dépit de cette entreprise d’assimilation de la nation dans l’État, l’objectif de cette théorisation reste de séparer les citoyens de l’exercice du pouvoir, de distinguer la sphère gouvernante et la sphère gouvernée. Si l’État exprime bien une volonté collective qui repose sur les droits subjectifs des individus, en revanche, la somme de ces droits et volontés subjectifs donne naissance à une volonté étatique propre, “une puissance propre de volonté” selon Carré de Malberg, qui se détache des premières. En fin de compte, comme dans les théories dites réalistes qu’elle conteste pourtant, la thèse malbergienne justifie une distinction entre l’État et les citoyens. En Allemagne en revanche, la théorie de la personnalité ne poursuivra pas une entreprise de stabilisation. Ici, la personnalité de l’État se met au service de l’affirmation du pouvoir de l’État afin de réaliser une entreprise de centralisation du pouvoir. La priorité ici est d’assurer la concentration du pouvoir de l’État afin d’harmoniser les différents groupes et la culture fédéraliste.
14Toutes ces théories ne sont pas des théories relatives aux droits du sujet, mais des théories relatives à l’État. Certes les motivations divergent des deux côtés du Rhin. Mais elles reposent toutes deux sur le même but, asseoir l’autorité de l’État.
B – La reconnaissance du sujet et de ses droits par l’État
15Dans cette construction de l’État, le sujet de droit n’apparaît que par le prisme de l’autorité étatique. C’est le droit de l’État qui confère au sujet de droit son identité et l’étendue de ses droits. Dans le prolongement de la pensée hobbienne animée par une volonté de rupture avec la nature et le droit naturel, la personnalité de l’État est la notion qui donne à l’univers juridique sa substance et son objet.
16Carré de Malberg encore est saisissant de ce point de vue. L’objet de la théorie de la personnalité juridique de l’État a pour but de militer pour la reconnaissance d’une unité juridique de l’État. Cela signifie, pour reprendre ces termes, que la collectivité que l’État personnifie –qui est autre chose que les sujets de droits eux mêmes assimilés dans l’entité nationale forcément détachée du corps social-devient sujet de droits qui exerce une volonté légitime parce que représentative de la nation par ses organes. Il n’existe donc pas de salut pour les sujets de droits hors de la personnalité de l’État. Les individus sont considérés comme sujets de droit par leur appartenance à la personnalité de l’État. Ils sont toujours ramenés à l’unité, à un tout indivisible cimenté par la souveraineté de l’État qui renvoie à chacun la reconnaissance ordonnée de ses droits.
17Par des chemins différents encore, la théorie de l’institution de M. Hauriou mène au même résultat. Incorporée dans une idée d’œuvre définie par la Constitution nationale, l’État peut ainsi faire prospérer cette idée dans le milieu social en une multitude de droits. C’est le stade de la personnification qui consacre le mouvement de communion entre le groupe et les organes du gouvernement représentatif élu12. Ce mouvement constitue le retour à l’état subjectif de l’idée d’œuvre à l’intérieur de l’institution. Mais à l’inverse de ce qui se passe naturellement dans le milieu social, l’expression des droits au plan subjectif ne se fait pas dans l’anarchie et la discontinuité. Les droits sont déterminés par l’idée d’œuvre objective dans laquelle s’incorpore l’institution-État. Ainsi la législation de l’État définit des droits subjectifs soudés par l’idée d’œuvre organisée par le pouvoir de gouvernement de l’institution. Ce sont des droits subjectifs déterminés par l’institution qui sont désormais diffusés dans le corps social13. Dans l’institution-État la souveraineté nationale est “une et multiple, une par rapport à la personne morale, multiple en ce qu’elle répartit en droits individuels des citoyens”14.
18Pour différentes qu’elles soient dans leurs conceptions, toutes ces théories de la personnalité donnent naissance à une même approche du sujet de droit et une même idée de son rapport au droit qui toujours finalement émane de l’État et face auquel ses volontés ne peuvent que plier. Dans un rapport immanent, à savoir le fondement même des droits dont il peut jouir, les droits du sujet dépendent de la volonté de l’État. C’est pour cette raison que les théories classiques de la personnalité de l’État neutralisent la pertinence d’une querelle entre fondement naturel ou positiviste du droit quant à la justification même des droits du sujet. La recherche d’un fondement jus-naturaliste du droit se heurte à l’implacable logique de la reconnaissance du droit par l’État pour être efficace et prescriptif. La personnalité de l’État dissolve la pertinence d’une recherche de la limitation de la puissance de l’État dans les théories de l’hétéro-limitation. Faut-il alors considérer que le sujet de droit possède des droits par l’État au motif que l’institution étatique assure une sanction et donc une effectivité aux droits du sujet ? Il s’agit là de la théorie de l’autolimitation soutenue par le jus-positivisme qui par le biais de l’assimilation recherche son fondement naturel dans l’homme. Mais aussi différentes soient-elles ces deux thèses reposent en dépit de leur opposition sur le même postulat de départ : à savoir que c’est l’État qui reconnaît les droits du sujet. Dans un rapport transcendant, cette conception de la personnalité milite encore pour une fragile reconnaissance d’une distinction entre monisme et dualisme juridique dans le cadre des relations entre l’ordre juridique de l’État et le droit international. En effet, le principe de la souveraineté sur lequel est adossé le principe de la personnalité morale rend très ambigu la possible reconnaissance d’un statut protecteur du sujet de droit par delà l’État. Les dernières réflexions relatives au dix ans de la Cour pénale internationale sont intéressantes de ce point de vue. Mireille Delmas Marty pointe les ambiguïtés qui planent sur le fonctionnement de cette juridiction aux prises avec la souveraineté des États. Comme elle le souligne avec force : “au plan politique, les États n’ont pourtant pas renoncé au modèle souverainiste, c’est pourquoi ils ont posé le principe de complémentarité qui marque la subsidiarité de la Cour pénale internationale par rapport aux juridictions pénales nationales”15. Ce système de protection internationale des droits de l’homme tout à fait innovant démontre malgré tout que l’État reste maître toujours de la reconnaissance des sujets de droits.
19Ces disputes bien actuelles sont la conséquence d’une pérennisation d’une conception classique la personnalité de l’État qui ne peut reconnaître l’existence de droits aux sujets de droits sans la reconnaissance de la puissance de l’État.
II – LA PERSONNALITÉ MORALE : INSTRUMENT D’émanciPATION DU SUJET DE DROIT VIS-À-VIS DE L’ÉTAT ?
20Pourtant, l’avènement de la justice constitutionnelle aurait vocation à modifier la conception et les fonctions de la personnalité juridique de l’État.
A – La transformation de la conception du lien entre les personnalités juridiques de l’État et des sujets de droit
21Dans le droit français, la notion de personnalité morale de l’État repose sur une fiction juridique, l’État nation, elle-même adossée à une entité abstraite permettant un mécanisme de représentation politique où les volontés individuelles sont assimilées et dissoute dans une volonté générale. De la sorte, il découle de cette construction logique que la puissance étatique dont la manifestation démocratique s’exprime d’abord par la puissance législative soit la principale source quant à la détermination et l’effectivité des droits attribués aux sujets de droit. L’avènement d’une justice constitutionnelle effective aurait peut-être vocation à bouleverser cette conception puisque sa logique même implique de sérieuses évolutions des principes juridiques qui fondent la personnalité morale de l’État.
22La reconnaissance d’un ensemble de droits supérieurs à l’expression de la volonté générale implique que celle-ci ne puisse plus être exclusivement façonnée par des organes représentatifs. Pour que cette justice ait un sens, il est nécessaire d’admettre que l’État ne puise pas son autorité sur une construction politique fermée sur elle-même et reposant sur un phénomène purement représentatif, certes nourri dans le principe, mais néanmoins indépendant des citoyens dans la fonction. Le fondement de l’État repose sur un ensemble de droits porteurs d’une volonté constituante distincte de la volonté législative et dont l’autorité ne peut être assurée que par la reconnaissance antérieure et supérieure à la volonté politique des organes de l’État. L’existence d’une justice constitutionnelle démontrerait qu’au fondement de la personnalité juridique de l’État, demeure une source concrète, les citoyens porteurs d’une volonté politique et de droits qui ne se confondent plus avec une entité abstraite dont la seule vocation est de justifier l’autorité d’organes chargés de vouloir pour elle. Désormais, les organes de l’État ne veulent donc plus pour la nation, mais par la nation composée des citoyens16. La personnalité morale ne repose donc plus sur une fiction juridique abstraite, la nation, mais sur une réalité, les citoyens, source de tous les pouvoirs et porteurs de droits.
23Par voie de conséquence, la fonction de la Constitution change de sens. Elle n’est plus seulement la norme par laquelle l’État trouve le moyen de son existence et de sa reconnaissance juridique en tant que tel. Si la Constitution assure la reconnaissance matérielle de l’État, elle n’est pas seulement adossée à la nécessite de reconnaître les organes chargés d’exercer la puissance étatique. Pour reprendre la formule de Carré de Malberg, la Constitution ne se réduit pas au “moyen pour l’État de s’organiser”17. Elle est aussi un moyen pour les citoyens d’affirmer leurs droits à l’origine même de la construction juridique de la personnalité morale de l’État. À l’origine de la personnalité juridique de l’État, il y a la Constitution. Mais cette Constitution ne repose pas sur l’institution étatique qu’elle a vocation à créer. Elle repose sur l’assentiment des citoyens de se soumettre à une autorité garante de l’exercice de leur liberté politique qui ne se réduit plus comme l’affirme Hauriou à l’exercice du pouvoir par des organes représentatifs qui vote la loi et l’impôt18. Certes, on le sait, la théorie de la personnalité pouvait reconnaître des droits propres, entendons des prérogatives juridiques pouvant exister en dehors de toutes délégations de la part de la personne État. Il en va ainsi pour différents sujets de droits reconnus, tels que les collectivités territoriales et les personnes humaines. Néanmoins, une telle théorie ne reconnaît pas l’hypothèse de droits opposables à la puissance législative sans remettre en cause l’hypothèse de l’assimilation comme le postule la logique même d’un contrôle de constitutionnalité efficace. Si la théorie de la personnalité morale de l’État peut s’accompagner d’une théorie des droits propres, elle ne peut aller comme le suggère l’existence de la justice constitutionnelle jusqu’à la reconnaissance d’une théorie des droits distincts.
24Il existe donc un changement quant à la construction de la distinction entre les gouvernants et les gouvernés. Dans le cadre de la personnalité morale de l’État nation, le processus d’assimilation de la nation dans l’État est suivi d’un processus de distinction des citoyens et des gouvernants, où les premiers sont relégués à la stricte fonction de désignation des gouvernants. La fonction dévolue aux citoyens est simple : il s’agit d’offrir par la désignation une légitimité représentative aux organes de l’État qui agissent par l’exercice de la fonction législative. Ici la Constitution ne saurait donc faire autre chose que fonder l’autorité de l’État. Il ne peut ici être admis que les citoyens puissent posséder des droits originaires. Tous ne peuvent être “fixés, réglementés, et rendus juridiquement efficaces par la loi de l’État dont elle relève”19. Si les citoyens peuvent posséder des droits propres, en tout état de cause, leur fortune dépend du vouloir de la puissance étatique dont ils dépendent toujours. En tout état de cause, “il n’existe de puissance de domination que dans l’État”. La logique est simple. La personnalité de l’État a pour fonction d’absorber les droits individuels dans l’intérêt général qui aura pour fonction de se mettre au service des individus. Là encore entre la conception française et allemande des divergences apparaissent.
25Dans le cadre de la personnalité morale de l’État constitutionnel, la supériorité de la Constitution porteuse de droit et libertés implique un renversement de logique. La construction même de la relation entre les citoyens et les représentants s’appuie sur une distinction des uns vis à vis des autres. Telle est la seule condition qui justifie la possibilité de construire dans un régime représentatif la suprématie formelle d’une catégorie de normes sur une autre. De ce point de vue l’existence même de la justice constitutionnelle implique une évolution du fondement de la personnalité morale de l’État dont la justification reposerait sur la consécration des droits dur l’exercice de la puissance.
B – L’évolution des fonctions du lien jouée par la personnalité morale de l’État et des sujets de droits
26La reconnaissance des droits constitutionnels démontre que le citoyen ne possède des droits qu’avec “la permission de l’État” comme le considère Carré de Malberg. La justice constitutionnelle prouve en effet que les droits ne sont pas englobés dans une institution qui les redistribue aux citoyens comme dans la théorie institutionnaliste. L’invocation des droits au-dessus de la puissance législative implique que les droits devraient s’opposer logiquement à l’exercice de cette fonction souveraine, où à tout le moins qu’elle ne puisse être valide juridiquement qu’à la condition de respecter des droits fixées dans une norme juridique qui s’impose à elle. La reconnaissance de la justice constitutionnelle génère une profonde modification des fonctions de la personnalité juridique de l’État puisque d’une fonction de légitimation de la puissance, elle devrait désormais verser vers la protection des droits contre la puissance.
27La mise en œuvre d’un contrôle de constitutionnalité devrait dissoudre le masque institutionnel que pose la conception classique de la personnalité morale sur la vraie fonction de l’État. Par sa fonction de protection des droits du citoyen à l’encontre de la puissance législative, cette justice naturellement de toutes les autres justices exercées au sein d’un État arc-bouté sur une fiction représentative, déchire les voiles qui s’échinent à jeter dans l’ombre la vraie fonction de l’État : être un instrument de pouvoir avant d’être un instrument de protection des droits. En détricotant la mystique de l’État nation ou l’État agirait pour le compte de tous, la justice constitutionnelle tend à remettre en lumière la sévère contestation de la personnalité morale posée par Duguit. Adversaire de la personnalité, le doyen de Bordeaux considérait que le pouvoir toujours derrière les formes et les procédures, derrière les représentations et les fictions entretenues par la théorie de la personnalité, demeure toujours une puissance brute de commandement dont les citoyens peuvent et doivent se protéger20.
28En effet, pour que la justice constitutionnelle ait un sens et une vraie fonction démocratique au sens fort du terme, elle ne peut se concevoir que comme une technique de protection des droits contre la loi. Il s’agit d’une interprétation forte du processus de contrôle de la loi par les droits qu’elle sollicite naturellement. Solidement arrimée à une conception représentative du pouvoir, la conception française de l’État n’est guère encline pourtant à verser vers cette interprétation pourtant fidèle à ce principe qui veut qu’une démocratie repose sur le pouvoir du peuple. C’est bien ce que démontre aussi l’activité jurisprudentielle du juge constitutionnel lui même. A tout le moins faut-il considérer que le Conseil constitutionnel fait des mécanismes de justices constitutionnelles offerts par la Constitution du 4 octobre 1958 des instruments de protection des droits par la loi. Certes, cette conception est certainement plus fidèle aux principes du régime représentatif. Mais aux vertus de la cohérence, il est possible aussi d’opposer les vices pernicieux générés par l’ambiguïté. A ne reconnaître la protection des droits et libertés par le prisme de l’intérêt général et non contre lui, la jurisprudence constitutionnelle démontre que dans le rapport droit des citoyens-pouvoir de l’État, c’est celui-ci qui commande ceux là. Ce sont toujours les représentants qui commandent l’étendue et l’effectivité de la reconnaissance des droits.
29Que ce soit dans le contrôle par voie d’action ou dans le cadre du nouveau contrôle par voie d’exception21, dans le système constitutionnel français le sujet primitif du droit n’est pas le sujet de droit, mais l’État. Par voie de conséquence, la notion de personnalité morale tend à résister sur ses fondements classiques dans le but instinctif de conserver les formes de l’État, son unité et sa continuité classique. Mais ce réflexe hypothèque certainement la capacité de l’État de se moderniser et de prendre en considération les exigences démocratiques qui s’imposent à lui. En même temps qu’un signe fort de la nécessité de réformer les constructions et les représentations du lien existant entre gouvernants et gouvernés dans une démocratie moderne, la justice constitutionnelle constitue aussi et surtout un moyen pour l’État d’évoluer dans sa nature et ses fonctions. Elle peut être en effet un moyen de réformer la notion de personnalité morale dans le sens d’une reconnaissance du sujet et de ses droits au sommet de l’ordre juridique et au devant de la puissance, ce qui serait cohérent avec la volonté de construire une démocratie moderne où le citoyen doit pouvoir se saisir de sa Constitution22.
Notes de bas de page
1 J. Freund : “A partir de Kant, le thème central de la philosophie est la représentation. Nous ne percevons et ne connaissons que par des représentations. Il rejette l’idée de nature dans “l’être en soi” qui est inconnaissable. Nous sommes dans un univers permanent de représentations”, L’aventure du politique, Criterium, 1991, p. 19.
2 F. Lindtich : Recherche sur la personne morale en droit administratif ; Thèse. Université des sciences sociales, Toulouse 1. 1991.
3 A. Esmein : “Deux formes de gouvernements”, R.D. Publ. no 1, 1894. 15.
4 R. Carrede Malberg : Contribution à la théorie générale de l’État, Tome 1, no 11 et s. et no 17 et s. Réédition CNRS, 1985.
5 Voir par ex. M. Hauriou : Précis de droit constitutionnel, Sirey, 1929, p. 146-147.
6 Voir en ce sens la doctrine de Seydel.
7 Carre de Malberg voit dans les thèses de Rousseau, et les doctrines de Duguit et Jeze une expression de cette théorie réaliste dans le droit public français : cf. CGTE, op. cit. p. 18-19.
8 CGTE, T. 1, op. cit. p. 13.
9 M. Hauriou : Précis de droit constitutionnel, op. cit. p. 293.
10 J.M. Denquin, “Approches philosophiques du droit constitutionnel”, Revue Droits, no 32-2000, p. 33-34.
11 Les deux auteurs s’opposent cependant sur une idée. R. Carre de Malberg adopte une approche “globalisante” de la personnalité de l’État. Pour lui, la personnalité juridique de l’État s’étend à toute la vie de l’État. M. Hauriou lui adopte une approche plus circonstanciée. Il milite pour une approche relative de la personnalité juridique de l‘État. Pour plus de précision voir par ex. : R Carre de Malberg : CTGE, T. 1. note 33, p. 35.
12 “L’État est personnifié lorsqu’il est parvenu au stade de la liberté politique avec participation des citoyens au gouvernement ; alors un second travail d’intériorisation s’est accompli en ce sens que, dans le cadre de l’idée directrice, se produisent maintenant des manifestations de communion des membres du groupe qui se mêlent aux décisions des organes du gouvernement représentatif” : Théorie de l’institution et de la fondation, p. 26.
13 “Le véritable sujet de la personne morale, écrit Hauriou, reste donc bien l’idée directrice de l’œuvre dont le passage à l’état subjectif dans les consciences des membres du groupe est assuré, tant par les manifestations de communion, que par les projections des tentacules du pouvoir dont une part est dans la volonté des organes, mais dont une part aussi est surtout dans l’idée directrice elle-même”, Théorie de l’institution et de la fondation, pp. 31-32.
14 La liberté politique et la personnalité morale de l’État ; op. cit. p. 340.
15 M. Delmas-Marty, “Les dix ans de la Cour pénale internationale”, JCP G. no 2-2013.
16 Voir ici la thèse de P. Brunet : Vouloir pour la nation.
17 Contribution à la théorie générale de l’État, T. 1. précité.
18 Précis de droit constitutionnel, op. cit. p. 147.
19 R. Carre de Malberg, CGTE, précité.
20 Dans son Traité de droit constitutionnel, L. Duguit écrit que la puissance de l’État prend sa source dans un fait qui est la différenciation des gouvernants et des gouvernés”. Ici l’État tout entier se résume à “la plus grande force”., Précis de droit constitutionnel, T. 1, p. 37 et s., 79 et s, 90 et s.
21 Art. 61-1 C. 58 : “Lorsque à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé”.
22 Selon la formule de G. Drago, “Exception d’inconstitutionnalité - Prolégomènes d’une pratique contentieuse”, JCP 2008, I 217.
Auteur
Professeur de droit public, Université Toulouse 1 Capitole, Institut Maurice Hauriou
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