Personne et personnalisme juridique
p. 17-33
Texte intégral
1La métaphysique comme quête de l’absolu et du vrai est une préoccupation humaine. Face à l’infini, l’esprit de l’homme a cherché ses racines dans ce qui le dépasse en assignant une force spirituelle à son apparition dans le monde comme étant la création d’un Dieu personnel. J’entends par là la conception de l’Éternel dans un rapport privilégié avec le Moi qui reçoit sa Volonté, i.e : “Écoute Israël la voix de ton Seigneur”.
2La tradition judéo-chrétienne se représente Dieu comme le Créateur ex nihilo de l’infini et de la finitude humaine. De là vient la conception de l’homme comme personne, à savoir comme imago Dei1. Cette ressemblance à Dieu suggère une vocation : la réalisation de l’idée de Dieu en l’homme comme une réponse à l’appel de Dieu de celui qui lui ressemble.2 L’immortalité est une prérogative divine octroyée à l’homme.
3Pour la culture occidentale alors, la personne renvoie à un absolu transcendant qui peut témoigner de la pensée de l’homme dans sa rencontre avec la lumière divine unissant l’homme à Dieu. L’homme, comme image de Dieu, représente une valeur en soi potentiellement parfaite ou accomplie. La valeur de la personne est donc au-delà de toute conjoncture de l’ordre temporel.
4La subjectivité de l’homme est associée à une identité qui tire sa dignité d’une relation duelle avec Dieu. Elle concerne la position de l’homme dans le monde en tant que mortel et sa référence à Dieu comme ayant une âme immortelle. En d’autres termes, l’homme à l’image de Dieu révèle la dignité de l’homme comme personne, c’est-à-dire comme création qui a reçu le souffle divin au lieu d’être, à l’instar des autres objets de la création, l’effet de Sa parole.
5La personne tire dès lors sa signification d’une relation verticale à Dieu. Il s’agit d’un rapport extra-ordinaire qui fonde la dimension métaphysique de la personne humaine. Celle-ci peut parfaire son entéléchie3 conformément à la volonté divine qui dicte des devoir-faire, tels les dix commandements.
6L’idée de personne incarnée selon la dogmatique chrétienne est réalisée par le Christ comme le logos personnifié de Dieu, en vue de traverser un destin humain. Le logos personnifié dans la parabole du bon samaritain4 fait sentir à l’homme que sa personne ne peut s’accomplir comme imago Dei, sur terre, que par rapport à son semblable, dans une relation d’altruisme, qui est une relation horizontale5. L’égalité existentielle de tout homme est un prédicat de la personne humaine.
7Mais si la tradition judéo-chrétienne annonce un personnalisme déiste, la tradition gréco-romaine s’ouvre à d’autres perspectives. Le regard de l’homme grec face à l’infini, dans son élan en vue d’éclairer le mystère du monde, ne rencontre qu’une physis (nature) opaque, indisposée à révéler ses secrets. L’individu ressent le pouvoir de la nature comme une force invincible qui entrave sa propre liberté créatrice. La personne n’a de sens, pour les Grecs, que comme un acteur qui interprète la volonté législatrice de la nature. La personne (prosôpon) est un prosôpeion, un masque de théâtre. Autrement dit, un être raisonnable, opaque puisque caché par un masque, qui exécute un rôle. Le prosôpon représente un moment de l’homme comme réalité sociale, c’est-à-dire comme citoyen.
8Il s’ensuit que l’anthropologie judéo-chrétienne repose sur le personnalisme métaphysique, contrairement à la culture gréco-romaine (surtout chez les Hellènes) fondée sur un naturalisme apersonnel.
I – DE L’EXISTENCE A LA PERSONNE
9Celui qui annonce le personnalisme moderne est Kierkegaard. Dans son existentialisme, nous retrouvons les racines d’un personnalisme spirituel désignant l’élan de l’homme pour dépasser sa matérialité. La personne n’est pas une idée désincarnée. Elle s’impose comme existant : participant à la fois à la matérialité des choses de la nature et aspirant à l’éternité d’un monde spirituel. Le philosophe danois affirme que “l’existant est toujours le particulier, l’abstrait n’existe pas”6. Dans son personnalisme, Kierkegaard fait de l’homme une syn-thèse à savoir un pont entre le fini et l’infini, le temporel et l’éternel, la matière et l’esprit. Il avance ainsi sa thèse : “L’homme est une synthèse d’âme et de corps. Mais cette synthèse est inimaginable, si les deux éléments ne s’unissent dans un tiers. Ce tiers est l’esprit”7. Toutefois, “De ce point de vue, le moi n’existe pas encore”8. Car “le moi n’est pas le rapport mais le retour sur lui-même du rapport”9. Faut-il conclure par là que pour Kierkegaard, dans l’idée de personne, il n’y a guère de relation duelle ? Je ne le pense pas. Pour lui, l’existant qui est le moi personnel comprend et croit. Or “comprendre est la portée humaine, le rapport de l’homme à l’homme ; mais croire est le rapport de l’homme au divin”.10
A – L’intérêt à l’existence est la réalité11
10Le personnalisme de Kierkegaard est fondé sur l’étude de l’homme voué à être en relation avec l’autre ; ce qui l’aide à comprendre le monde. Mais en même temps, il doit chercher l’infini qui l’entoure et le porte vers la dimension intemporelle d’un Être personnel.
11Dans un contexte semblable, Berdiaev se représente la personne comme une valeur absolue ; elle est à la fois liberté et esprit12. En tant qu’acte créateur, la personne possède un caractère dynamique13. Le personnalisme de Berdiaev renvoie alors à l’idée d’homme qui est à la fois individu participant à son espèce biologique-engagé dans le monde, et personne qui le révèle comme être spirituel transcendant14.
12Mais si Berdiaev présente un personnalisme mystique qui renvoie à l’union de la personne humaine à Dieu, cela n’implique point que l’homme doit dans sa dimension transcendante rompre avec la réalité sociale, c’est-à-dire s’éloigner des autres. Sa vocation spirituelle le pousse vers une “transfiguration” sociale. La personne comme acte créateur s’adresse toujours aux autres, ses semblables. Le philosophe russe considère qu’il est dangereux de séparer la vie spirituelle de la vie sociale. Or même dans sa vocation de théôsis15, l’homme ne doit pas se replier exclusivement sur lui-même.16
13La personne marque ainsi le rapport à l’autre en relation duelle. Verticalement à Dieu, horizontalement à l’autre, son semblable, celui qui a le même visage ontologique que son propre moi. Pourquoi ? Pour affirmer l’égalité existentielle comme fondement éthique du personnalisme. C’est à partir de sa ressemblance à Dieu que la personne cherche son sens profond et sa signification ontologique ; dans cette imitation, il puise ses valeurs identitaires. Pour ce qui relève de l’ordre phénoménologique, son existence ne peut se déployer que par rapport à l’autre qui reflète la réalité de son être : la personne.
14C’est justement dans la phénoménologie de l’existence que le philosophe allemand Max Scheler cherche la définition de la personne et développe son personnalisme. La personne présuppose un substratum réel17 qui, avec ses manifestations et ses modifications, me fait sentir qu’elle est extérieure à mon propre moi18. La personne est corps et âme, individualité matérielle et individualité psychique dans leur unité indivisible19. Et plus encore, la personne, “c’est la substance à laquelle se rattachent tous les actes qu’accomplit un être humain”20. Pour le philosophe allemand, si l’existence de la personne précède sa valeur dans un ordre déterminé et réel, tel le monde (l’ordre ontique21), l’existence de la personne dans ses rapports avec nous précède sa valeur, car “une valeur détachée de toute existence est une chose inconcevable”22. Toute reconnaissance et toute appréciation ne sauraient avoir un sens que si elles n’étaient pas précédées de l’existence personnelle qui possède une valeur23.
15Le personnalisme de Scheler établit plus précisément le rapport du moi avec l’autre grâce au sentiment de sympathie qui envahit la personne humaine. La sympathie fait que nous nous rapprochons de l’autre comme étant un alter ego dans son essence, à savoir qu’il a la même valeur existentielle que moi. La sympathie doit être ainsi recherchée comme base de bonne symbiose entre les membres de l’humanité24. Le personnalisme de Scheler est fondé sur l’amour de la personne pour la personne car “l’amour vraiment moral, le seul amour moral est l’amour de personne à personne”25.
16Buber dépeint magistralement ce rapport à l’autre. La relation duelle de la personne se révèle comme réciprocité. Le “Mon Tu agit en moi comme j’agis en lui”26. Buber ne fait pas la distinction entre individu et personne, mais conçoit le moi dans une dualité existentielle. “Chacun vit à l’intérieur d’un moi double”27. La personne s’éloigne de l’égotisme de son individualité et participe à la réalité qui est sa réalité ontologique, car elle participe à l’Être qui signifie qu’il est avec les autres. Par contre l’individu, s’isolant des autres, s’éloigne de l’Être, de ce qui est vraiment28. Or dans chaque homme le Je et le Tu subsistent comme l’individualité et la personnalité ontologique, “et chacun des deux peut dire Tu, et il est alors Je”29.
17D’après ces différents types de personnalisme, l’être humain témoigne de l’élévation noble de l’existence au niveau d’une spiritualité transcendante et renvoie à un humanisme qui instaure la dynamique de la proximité30. L’individu est éloignement, la personne est rapprochement, communication, échange, couronnés par une justice générale régnant dans les rapports humains car le juste se trouve dans ces rapports soutenus par l’égalité existentielle. Ce qui crée une réciprocité de droits subjectifs. Constat important à retenir : ce personnalisme que nous qualifions d’ontologique, mène directement au personnalisme juridique.
18De ce point de vue, l’accomplissement de la création -le monde qui est- renvoie inextricablement à l’accomplissement de l’homme comme personne. L’Être anhistorique, une fois socialement organisé, devient historique, culturel et par là éthique, grâce à la réalisation de l’individu en tant que personne. La relation duelle qui distingue alors la personne peut se traduire en ces termes : Je me réalise à travers l’autre qui m’aide à m’accomplir ; ou bien l’autre m’aide à réaliser mon accomplissement.
19Le personnalisme d’Emmanuel Mounier nous éclaire davantage sur cette dualité personnaliste qu’il expose dans son personnalisme communautaire. Car pour lui, la civilisation personnaliste est une civilisation communautaire31. Mounier insiste sur la relation duelle de la personne en précisant qu’aucune communauté personnaliste ne saurait exister si l’on ne regarde point le semblable32. Il faudra donc que ce semblable devienne le prochain, à savoir que notre regard se rapproche de lui33. C’est alors que l’on peut établir des rapports de réciprocité comme il sied à des personnes “d’équivalente dignité humaine”34. Il est alors nécessaire d’établir “l’antique talion mais retourné, et installé dans les œuvres de collaboration humaine”35. Parler de la réciprocité signifie soutenir l’égalité stricte qui renvoie à une démocratie rigoureuse et universelle, à une communauté de personnes qui jouissent des mêmes droits fondamentaux. Or la loi de l’égalité devient, dans le personnalisme de Mounier “la condition suprême de la liberté et de l’humanité”36.
20Chez Lévinas, la personne comme proche renvoie au visage souvent vulnérable de l’autre37 qui est avant l’Être même et qui me dicte non seulement le “Tu ne tueras point” mais qui me commande en plus de devenir l’otage de l’homme vulnérable dans une relation de justice asymétrique. Cela implique le devoir de me substituer à l’autre en vue de partager son destin. Le moi dans sa qualité de personne doit engager sa responsabilité pour les malheurs de l’autre même si ce moi n’est pas légalement responsable38.
21Il s’ensuit que tout personnalisme authentique renvoie inexorablement à l’humanisme.
B – Personnalisme et humanisme
22Le personnalisme qui, il est important de le répéter, tire son inspiration de l’existentialisme de Kierkegaard, prône la primauté de la personne sans concession, et soutient dès lors un humanisme entendu comme la suprématie du bien de l’homme dans chaque manifestation de la vie quotidienne ainsi que dans les moments cruciaux de l’histoire. Cet humanisme est fondamentalement traversé par l’idéal humanitaire : chaque homme incarne dans sa qualité de personne, l’humanité tout entière qui engage ses semblables proches ou lointains. Voici comment Kierkegaard formule cette idée : “L’homme est individu (il faut entendre ici l’individu dans sa qualité de personne) et, comme tel, est à la fois lui-même et tout le genre humain, de sorte que ce dernier participe en entier à l’individu et l’individu à tout le genre humain”39. “Chacun des individus – poursuit le philosophe – est essentiellement intéressée à l’histoire de tous les autres, non moins essentiellement qu’à la sienne. La perfection personnelle consiste donc à participer sans réserve à la totalité. Nul individu n’est indifférent à l’histoire du genre humain pas plus que celui-ci ne l’est à celle de l’individu”40. De son côté Mounier, concevant la personne comme un absolu humain, soutient que celui-ci, “c’est la totalité de l’histoire de l’homme”41.
23Ajoutons à cela que le personnalisme de Scheler rejoint cet humanitarisme tout en le critiquant, car il est fondé sur une autre base, le sentiment de sympathie propre à la personne humaine.
24Scheler admet plus spécialement le présupposé de l’humanitarisme moderne qui reconnaît la même valeur existentielle à chaque homme, en tant que personne42. Un véritable amour de l’humanité ne saurait s’installer dans la personne humaine s’il n’est pas fondé sur la sympathie indifférente à toute valeur. Cette sympathie porte à admettre et soutenir l’égalité existentielle de tous les membres de l’espèce humaine43. Si elle est animée par la souffrance de l’autre, elle s’impose comme “attitude constitutionnelle et durable à l’égard de tout être extérieur”44.
25Scheler précise que l’humanitarisme moderne qui vise à dépasser l’amour de la patrie, de l’étranger, du prochain, est une exaltation de l’amour de l’humanité qui est l’œuvre du ressentiment.45 Celui-ci contient l’hostilité au divin, à l’amour de la patrie et du prochain. Pour le philosophe allemand, l’humanitarisme authentique ne fait aucune distinction morale et spirituelle entre les hommes et ne marque nulle préférence pour les uns au détriment des autres.46 En d’autres termes, l’humanitarisme de Scheler est loin de prendre racines dans un humanisme du pathétique à la manière de Sénèque ou bien à la manière qu’on trouvera plus tard chez Lévinas. Celui-ci est inspiré par le spectacle de la souffrance humaine et de la vulnérabilité de la personne47. Pour Scheler, le véritable amour puise sa motivation dans le sentiment de sympathie porté sur les hommes parce qu’ils sont des personnes humaines. La sympathie “constitue la condition nécessaire, indispensable de l’amour de l’humanité”. Bref, pour Scheler elle représente l’essence de l’humanitarisme moderne qui consacre la personne48.
26Or la personne en tant qu’engagée dans sa relation à autrui n’est pas au – delà de l’histoire, elle est dans histoire. Elle intervient dans l’action sociétale ou communautaire franchissant la barrière tant du Tu et de Nous, pour s’exprimer en Moi-Tous. Là se trouve le nœud qui lie ensemble tous les courants humanitaires de la postmodernité. Nous constatons donc que ce personnalisme, même s’il est d’une tonalité métaphysique, n’est pas idéaliste. Il ne considère pas la personne comme une existence uniquement spirituelle, existant par soi-même ou étant entièrement autonome face au monde matériel. Il possède un caractère foncièrement social. Et par ce trait, il n’est pas loin de l’humanisme marxiste jugeant que la personne n’est pleinement homme qu’au milieu de ses semblables, avec lesquels elle forme une communauté49. L’homme est créateur de l’histoire50.
27L’humanisme marxiste considère qu’il est impossible de séparer l’individu de la personne. Il s’agit de l’unique sujet réel51. Toutefois, cet humanisme s’éloigne des autres courants personnalistes déjà exposés du fait qu’il estime que l’homme, tout en créant l’histoire, en est le produit52. Dans cette perspective, il subordonne la conscience personnelle aux forces dialectiques de l’histoire. Il rejette par là toute spiritualité de la personne. Mais la personne devient le protagoniste de l’histoire, car, grâce à son travail, la nature est transformée en histoire. Il s’agit de l’humanisme de la praxis, de l’action humaine qui construit et reconstruit les forces dialectiques de la nature53. L’être de l’homme se réalise dans l’action qualifiée de “processus de vie réel”54, action qui, en tant que processus vital réel, se présente comme le vrai être de l’homme55. Il s ‘ ensuit que toute réalité humaine ne se révèle que dans la praxis. L’homme est à la fois ce qui produit et le produit lui-même.
28Le marxisme fait ainsi de l’homme un être auto-poïétique : il se produit en produisant, il se conditionne par un développement que déterminent ses forces productives56. L’humanisme marxiste réduit la personne à la représentation de la totalité des rapports sociaux57. La personne est apparence agissante.
29L’humanisme marxiste ne saurait verser dans un humanitarisme conçu comme l’amour de l’humanité tout entière. Il cultive l’amour d’un certain homme et la haine pour certains autres : il voue une haine sans merci pour les bourgeois et un amour altruiste pour l’homme nouveau, le prolétaire qui prend forme dans la représentation marxiste du monde58. Un trait propre au marxisme est que la conscience de la personne ne détermine pas la vie, mais c’est la vie qui détermine la conscience59. En d’autres termes, le personnalisme marxiste vide la personne de sa densité ontologique tout en lui assignant une valeur très élevée. Tout dépassement de l’individualité par la personne, chaque ouverture vers l’infini ainsi que l’effort de transcendance sont remplacés par une transparence existentielle qui fait de la personne, certes l’acteur le plus important de l’histoire, mais aussi l’esclave du matérialisme dialectique.
30Le personnalisme sartrien qui tire ses racines d’un personnalisme laïque, est d’une certaine mesure marqué par l’humanisme marxiste et notamment par l’idée que la personne engagée dans les conflits de classes et de valeurs est condamnée à être libre dans ses choix. De ce choix d’agir qui est créateur de valeurs, l’homme tire l’unicité de sa personne. Et de cette force personnelle le droit, sous-tendant la condition humaine (situation) et l’ordre social, tire sa vigueur. Le personnalisme sartrien, fidèle à la phénoménologie marxiste, nie toute transcendance à la personne. Celle-ci ne cherche qu’à dépasser une individualité limitée pour s’épanouir dans une liberté créatrice de valeurs pour le bien des hommes.
31Pour toutes ces formes de personnalisme, il devient évident que l’homme dans sa qualité de personne peut être source légiférante. Les droits subjectifs sont très intimement liés au personnalisme. Les différents types de personnalisme, idéaliste, spiritualiste, matérialiste tombent d’accord sur le fait qu’il est impossible de séparer l’individu de la personne.
II – DE LA PHILOSOPHIE DE LA PERSONNE AU personNALISME JURIDIQUE
32Alors que la personne renvoie à une philosophie onto-phénoménologique, le personnalisme juridique se soucie plutôt de l’aptitude de l’être humain à être titulaire de droits et de devoirs. Toute personne physique acquiert la personnalité juridique du seul fait de sa naissance. A ce sujet plusieurs Déclarations ont constitué des tournants historiques dans la culture juridique de l’humanité.
A – Du jusnaturalisme au personnalisme juridique
33Sur le vieux continent, pour la modernité laïque, le personnalisme juridique tire ses racines de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Certes, la définition expresse de la personne n’y figure pas ; mais la présence de l’homme comme personne traverse en filigrane cette Déclaration.
34De même dans la Déclaration d’indépendance des États-Unis, nous retrouvons toute une teinture de personnalisme juridique. Celui-ci est inspiré d’un jusnaturalisme que marque le droit naturel moderne, et d’un déisme qui lui est propre60. Comme dans le cas de la Déclaration de 1789, l’idée de personne n’est pas mentionnée mais sous-entendue. Des droits proclamés inaliénables y voient le jour qui reconnaissent juridiquement l’égalité existentielle de tous les membres de l’Humanité. Si la Déclaration de 1789 qualifie les droits naturels subjectifs de sacrés, pour la Déclaration d’indépendance des États-Unis, ils sont l’œuvre de Dieu - Créateur61.
35Ces deux Déclarations ont en effet une haute couleur personnaliste car leur naturalisme juridique se rapporte moins à un ordre objectif, telle la nature, qu’à des droits individuels fondamentaux attachés à l’homme, de par sa propre nature qui le privilégie par rapport aux autres êtres de la création. Elles préconisent un état de symbiose paisible pour le bien de chacun qui doit être à l’origine du bien commun. La philosophie humanitaire qu’elles alimentent vise à abolir toute discrimination concernant le Tu et le Vous62 pour faire prévaloir le Moi-Nous. Les droits subjectifs qu’elles proclament ont comme objectif de contribuer à l’épanouissement de chaque personne conditio sine qua non de l’épanouissement de l’humanité tout entière. Or le personnalisme philosophique et le personnalisme juridique viennent d’un humanisme total qui est en vigueur non seulement chez les déistes comme Jacques Maritain mais aussi chez les socialistes marxistes63. Quant à Maritain en particulier, il se révèle comme un des pionniers qui œuvra pour introduire le personnalisme philosophique sur le terrain d’un personnalisme proprement juridique.
36Or, la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 constitue un tournant historico-juridique pour les temps modernes. Elle marque la juridicisation d’une idée jusqu’alors morale : la dignité de la personne qui sera consacrée comme matrice des droits de l’homme. L’idée de personne s’y impose comme dépassant celle d’individu. En effet l’article 3 dispose : “Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à la sûreté de sa personne”.
37Les auteurs de la Déclaration se sont très probablement inspirés du préambule de la Chartre des Nations Unis du 26 juin 1945 qui stipule que les peuples signataires de cette Charte sont résolus “à proclamer à nouveau notre foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité de droits des hommes et des femmes, ainsi que des nations, grandes et petites”.
38Cette Déclaration donne ainsi naissance à un personnalisme juridique motivé par un humanitarisme politique. L’expérience des camps de concentration où l’humanité de l’homme est classifiée, hiérarchisée et par là humiliée et mortifiée au nom de la validité des normes d’une autorité étatique paranoïaque et meurtrière, toutefois légitimement élue, a inspiré les auteurs de la Déclaration pour établir un ensemble des droits subjectifs mis à la plus haute échelle des valeurs morales et juridiques. A la place de la primauté de la pyramide des normes qu’a établi le positivisme juridique de Kelsen, se trouve dorénavant la personne et ses droits fondamentaux couronnés par la dignité, qui, inconditionnelle et irréductible, ne saurait jamais perdre sa primauté sur le droit objectif. La Déclaration universelle de 1948 inaugure un personnalisme juridique qui contredit toute sorte de légalisme juridique qui risque de porter atteinte à la dignité personnelle.
39Certes, le sceau de René Cassin est indiscutable dans la rédaction de cette Déclaration64. La présence du personnalisme de Mounier ne saurait être non plus contestée. Toutefois, les grands principes du personnalisme intégral de Maritain la traverse d’un bout à l’autre. Dans un esprit œcuménique, Cassin a invité les représentants des différentes religions dont Maritain pour réfléchir sur le contenu de la Déclaration. Quant à la portée chrétienne qui marque la Déclaration, d’où est dégagée l’inspiration de Mounier, il faut remonter jusqu’à Maritain car le personnalisme de Mounier doit beaucoup à son humanisme intégral énonçant son personnalisme juridique, et notamment les rapports étroits qui lient le communautarisme au personnalisme.
40Malgré tout, la Déclaration de 1948 constitue une profession de foi du personnalisme juridique laïque. La personne détient la primauté sur toutes les valeurs existentielles, pourvue d’une densité ontologique qui lui donne la liberté de créer et de prospérer au nom du bien de l’humanité. Nous y trouvons un aspect de l’humanisme intégral de Maritain, car son personnalisme juridique avec la distinction d’individualité et de personnalité qu’il apporte réunis dans l’essence de l’homme, pointe un personnalisme réaliste. Celui-ci combine en heureuse symbiose la matérialité et la spiritualité de la personne65, le droit naturel transcendant et l’immanence des droits de l’homme attachés à la personne même, sans pour autant nier le positivisme juridique qui doit servir de légitimation des droits de l’homme et du droit naturel66. Maritain confond droit naturel et loi naturelle, remontant au subjectivisme des Stoïciens qui font de la raison divine une loi naturelle juridique que la raison humaine, grâce à sa lumière, peut découvrir comme participant à la raison divine dans l’ordre naturel des choses67. Mais la raison divine est, pour Maritain, la raison d’un Dieu personnel et transcendant. Au reste, Maritain réussit à présenter une philosophie personnaliste du droit de caractère réaliste tout en ayant recours à l’idéalisme humanitaire théologique ; je m’explique :
41Jacques Maritain s’est révélé non seulement un théoricien et un ardent défenseur des droits de l’homme, mais il a en outre participé de près à leur renouveau de l’après-guerre : “Ce sera une grande chose déjà qu’une Déclaration des Droits de l’Homme faisant l’accord des nations, promesse pour les humiliés et les offensés de toute la terre, amorce des changements dont le monde a besoin, première condition prérequise à l’établissement futur d’une charte universelle de la vie civilisée”.68 Il a été nommé par le Général de Gaulle ambassadeur de France près le Saint-Siège de 1945 à 1948. Il fut aussi le chef de la délégation française à l’UNESCO et, à ce titre, il présida la séance inaugurale de la IIème conférence internationale (Mexico, 6 novembre 1947). Il fut ainsi amené à travailler sur la Déclaration universelle des droits de l’homme.
42Pour élaborer son personnalisme juridique, Maritain passe par une philosophie naturaliste qui, à l’instar des Anciens, ne sépare pas l’être du devoir-être. De cette façon, l’éthique naturaliste acquiert un caractère normatif. Maritain fait découler les droits de la personne69 de la loi naturelle, loi non-écrite, qui est une loi transcendante. Selon lui, il est impératif de recourir à la métaphysique pour consolider la validité des normes et des valeurs morales. Mais pour assigner une dimension réaliste à son personnalisme, sans démentir pour autant son fondement métaphysique, il parlera de la dualité chez l’homme entre individualité et personnalité. Aussi aura-t-il recours tant à Aristote qu’à saint Thomas. Il leur emprunte ce qui peut consolider ses thèses. L’individualité se rapporte donc à ce qui se rattache à l’aspect phénoménologique de l’homme avec ses défauts et ses vertus. En revanche, la personnalité concerne l’unicité de l’homme en tant qu’être spirituel et propriétaire d’une âme. C’est là son humanisme intégral, thèse classique que l’on retrouve déjà dans l’existentialisme de Kierkegaard. Il s’agit d’une thèse sur l’existence marquée par l’autonomie de l’esprit face au réel. En même temps pourtant, elle met en relief la présence active de l’esprit dans la réalité sociale. Maritain fera donc sienne la conception de saint Thomas : la personne est une substance individuelle complète de nature intellectuelle et maîtresse de ses actions. Même si la personnalité est une réalité qui a trait à l’absolu et à la transcendance, elle ne s’impose pas moins dans la solitude de son unicité. Pour Maritain, la personne est toujours en communication avec les autres ; elle est un homme parmi les hommes et ne peut pas s’accomplir en homme sans être en contact avec les autres70. Ainsi la personne individuelle se rapporte à la communauté comme la partie au tout. C’est là une thèse fondamentale de saint Thomas.
43Le personnalisme de Maritain bien que hautement spirituel et théologique71 ne constitue pas moins une doctrine d’humanisme social car il se préoccupe grandement de la protection de l’homme contre les régimes totalitaires. Nous y retrouvons un trait fondamental du personnalisme juridique de la Déclaration. Il est certain qu’une perspective judéo-chrétienne traverse la Déclaration grâce aux efforts de Maritain. Malgré tout, nous n’avons pas l’impression que l’esprit qui domine la Déclaration s’ouvre aux perspectives tracées par le personnalisme juridique du philosophe français.
44Il est vrai, d’une part, que la Déclaration s’ouvre à tout droit subjectif qui concerne les rapports de personne à personne, faisant des droits fondamentaux des droits propres à la nature de l’homme en tant que personne comme le présente Maritain dans ses écrits. Il est vrai d’autre part que la source du droit et des lois se trouve dans l’être de l’homme en tant que volonté et raison libres, capables d’ordonner harmonieusement la société et le monde. Mais la transcendance qui traverse la philosophie des droits de l’homme chez Maritain72 est absente de la Déclaration. Maritain fonde les droits de la personne sur la loi naturelle73 et la loi naturelle remonte à celle d’un Dieu personnel.74
45Or le droit, au sens large, n’est point créé par la seule volonté législatrice de l’homme, revêtant la forme de normes positives. Ce point de vue est commun au personnalisme juridique de Maritain et à celui de la Déclaration. Mais dans la Déclaration, la loi naturelle qui dépasse la finitude de l’homme, telle que la conçoit le philosophe français, est absente. Pour ce personnalisme, les droits fondamentaux ne sont pas sacrés comme les conçoit le Philosophe. Ils sont tout simplement “égaux” et “inaliénables” pour tout le monde. Le personnalisme juridique s’oppose radicalement par là au positivisme juridique qui accorde à l’État la capacité de fabriquer droit et normes juridiques. Ce personnalisme ne saurait ainsi permettre à l’État de supprimer un droit dont il n’est point l’auteur.
46Tout commence par la finitude de l’homme et se termine par cette finitude. L’homme possède une valeur et une dignité en tant que personne. Bref, à la transcendance du personnalisme juridique de Maritain se juxtapose l’immanence du personnalisme juridique œcuménique et laïque de la Déclaration.
47Maritain, dans le développement de son personnalisme juridique, veut remonter jusqu’à l’idée d’un Dieu personnel pour en faire le Créateur des droits personnels car il soutient que la dignité de la personne vient de l’imitatio Dei. En revanche sa participation au personnalisme juridique de la Déclaration exprime sa foi dans la densité ontologique de l’homme comme personne qui déteint le droit suprême, de par sa prérogative d’être l’être animé le plus privilégié de la création, de se donner des droits attachés à sa personne. La spiritualité qui émane de cette densité ontologique atteste la capacité de l’homme de créer l’histoire et la culture, s’érigeant ainsi en gardien de la mémoire de l’Être. Ainsi la parole humaine devient le porte-parole du sens et des finalités de l’Être auquel s’associe la dignité de la personne. Cela signifie que la dignité personnelle se situe au-delà de tout volontarisme juridique ; la dignité comme valeur de l’essence de l’homme s’avère irréductible. Elle devient par là le pôle des valeurs qui entourent l’existence humaine, lui servant de bastion de protection.
48En effet, la Déclaration de 1948 érige la dignité de la personne en qualité ontologique de tout être humain. Elle la consacre juridiquement comme matrice des droits de l’homme et en fait un présupposé nécessaire pour la gouvernance mondiale tant en matière éthico-juridique que politique. Pour ce personnalisme juridique, la dignité devient un concept supra-juridique qui délimite, par l’enjeu des droits de l’homme, l’étendue de toute législation nationale.
49En conséquence, elle est immanquablement présente dans tous les actes nationaux et internationaux qui se rapportent au statut juridico-social de l’homme. Elle établit l’équivalence entre l’homme, l’individu humain, le citoyen et la personne en transformant tout humanisme particulier en un humanitarisme universel : chaque homme est une personne puisqu’il possède une dignité inhérente à son être, donc faisant partie de l’humanité tout entière incarnée dans son individualité. En se mettant à la place de Dieu comme valeur suprême, cette dignité énonce plus qu’une philosophie des droits de l’homme : une religion personnaliste laïque.
50Ce personnalisme juridique dont les racines plongent dans un humanisme de caractère politique, entrera graduellement en matière de droit commun et en particulier en droit pénal. Appuyé sur l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme qui interdit toute peine infamante et dégradante75, il bannira dans tous les pays démocratiques la peine de mort comme incompatible avec la dignité personnelle. Il donnera naissance à la notion de crime contre l’humanité, catégorie complexe de crimes punis au niveau international et national par un ensemble de textes regroupant plusieurs incriminations. Soulignons que notre nouveau code pénal est marqué par ce personnalisme juridique. Plus spécialement, son deuxième livre qui concerne les crimes et délits contre les personnes, mis en vigueur le 1er mars 1994, comprend dans le titre premier les crimes contre l’humanité (art. 211-1 et suiv.) et dans le chapitre V les atteintes à la dignité de la personne (225-1 et suiv.).
51Au demeurant, le personnalisme juridique a contribué à la création de la Cour pénale internationale comprenant 110 États-membres. Elle représente le principal tribunal permanent chargé de sanctionner les crimes contre l’humanité. L’article 7 du Statut de Rome en détaille la liste, même si elle n’est pas exhaustive. Enfin, l’esprit du personnalisme juridique est à la base des tribunaux pénaux internationaux ad hoc comme le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, le Tribunal pénal international pour le Rwanda, le Tribunal spécial pour la Sierra Leone, créé le 16 janvier 2002 en vue de juger les crimes commis durant la guerre civile de Sierra Leone.
B – Du droit apersonnel au droit personnel
52Pour rendre un tableau plus complet du personnalisme juridique, il n’est pas sans intérêt de remarquer que ce dernier s’oppose radicalement à la culture juridique des Anciens et notamment, chez Michel Villey, au “droit naturel classique”76 renvoyant au droit politique chez Aristote77. Ce juriste est inspiré de l’aristotélisme thomiste qu’il interprète d’une manière qui lui est propre.
53En effet, tout au long de son œuvre, Michel Villey cherche à éclairer les spécificités de la culture juridique des Hellènes et notamment celle d’Aristote en passant par saint Thomas. Il est donc tributaire de l’esthétique juridique qui domine dans l’univers du dikaion (le droit-juste). Villey avance ses scolies et ses développements sur le droit grec à partir d’une architectonique du juste dégagé de la nature des choses78.
54Pour le juriste français, le droit est à rechercher dans les échanges entre individus ; il est le fruit des rapports déséquilibrés qui nécessitent la prudence du juge pour retrouver leur harmonie initiale. Le droit représente donc une solution juste, une égalité et un juste milieu (mésotès) entre un trop et un trop peu. L’équation est à la charge du juge qui doit appliquer la méthode dialectique pour déterminer ce qui est juste.
55Villey ne saurait imaginer un droit qui s’impose axiomatiquement, à la manière des droits fondamentaux comme droit à ou droit de dont la source se trouve dans la personne humaine. Pour ce juriste par contre, le droit est plutôt dans les choses-objets de droit que dans les hommes. C’est par comparaison de confrontations, de compromis, de jugements de valeurs, de prises en compte des lois et des coutumes que le droit est déterminé par le juge qui fait fonction d’architecte du droit. Ce dikaion est un droit qui vient de la nature des choses, nature qui traduit l’ordre politique (l’ordre social de la cité). Il s’agit d’un droit historique, donc d’un droit tributaire des valeurs existentielles de son époque79.
56Or, si pour le personnalisme juridique humain, tout j’ai droit à et j’ai droit de ainsi que la dignité de l’homme, président au droit objectif et aux normes juridiques pour contrôler leur légitimité, le droit selon Villey s’impose dans les relations sociales comme distributif selon une dignité (au sens grec du terme) qui révèle le mérite de chacun (axia). Donc, contrairement à la dignité personnaliste (inhérente à la personne humaine), l’axia revient à l’homme pour déterminer le droit comme dégagé des synallagmata (échanges).
57Dès lors, à la place du j’ai droit à ou de, Villey met l’expression impersonnelle, il est de, il convient juridiquement de, il relève du juste de. Il suit donc l’apersonnalisme80 juridique des Anciens. Selon lui, le droit renvoie à des rapports dialectiques tissés par juste. Celui-ci tire sa force d’une justice prescrivant une obligation – convenance de faire ou de ne pas faire. Il existe, chez les Anciens, des verbes impersonnels comme les dei, prepei, armozei, prosèkei qui annoncent une convenance juridique recherchée dans l’égalisation des rapports inéquitables et inégaux en vue de réaliser l’architectonique du juste.
58Il ne découle pourtant pas de cet apersonnalisme juridique classique que Villey ne reconnaît pas la place de la personne dans les enjeux du droit81. Le juriste français n’est point anti-personnaliste. Il ne s’oppose pas ainsi à la conception de l’homme comme personne ontologique ni à la dignité qui lui est attachée. Il les situe dans le domaine de la métaphysique et de la morale. Pour lui, il faut distinguer la morale du droit sans pour autant nier la dimension morale du droit82. C’est pourquoi les droits fondamentaux sont pour Villey des droits subjectifs moraux83.
59De même, Michel Villey est loin de confondre loi naturelle et droit, comme le jusnaturalisme moderne le fait. Il ne rejette pas l’existence des lois morales qui, pour lui, ont un domaine propre. La loi morale passe par la raison humaine ; de cette manière la personne est revalorisée du point de vue de la morale juridique. Un homme juste n’est pas toujours vertueux. Le respect de la loi et de la justice morales ne s’inscrit pas au cœur du champ du droit. Il appartient plutôt à l’univers de l’ontologie morale que la trajectoire du droit peut croiser, mais identité morale et identité juridique ne sauraient être assimilées84.
60C’est pourquoi bien que chrétien, Villey évite de se rapporter dans sa conception du droit à une théosophie juridique. Pour lui, la ressemblance à Dieu qui est à l’origine d’une justice morale transcendante appartient à la sphère d’un personnalisme métaphysique qui ne doit pas pénétrer le domaine du droit.
61Penser de ce fait que Villey se rapproche d’un quelconque positivisme juridique serait toutefois une grave erreur. Car notre juriste rejette la distinction entre sein et sollen. Il s’oppose par là au kelsenisme. L’être et le devoir-être composent en heureuse symbiose la nature des choses qui est à la fois histoire et culture comprenant le naturel et le social comme un droit vivant et en mouvement.
62Le droit est dans les choses comme étant une chose (res) et la personne se sert de sa prudence pour l’en dégager.
Notes de bas de page
1 P. Label, Imago Dei. Devenir pleinement humain, Paris, La Clairière, 2006. Cet auteur s’attarde en particulier au thème de l’image de Dieu dans le récit de la Genèse ainsi que dans la vie du Christ.
2 Cf. A. Berdiaev, De l’esclavage et de la liberté de l’homme, trad. en français par J. Jankélévitch, Paris, Desclée de Brouwer, 1990, p. 63.
3 Dans la philosophie aristotélicienne, l’entéléchie désigne le principe actif qui fait passer une chose qui n’est encore qu’en puissance à l’état de réalisation.
4 Luc X, 25-37.
5 Nicolas Berdiaev, philosophe d’origine russe (1874-1948), soutenant un personnalisme mystique, voit dans le visage du Christ (prosôpon en grec signifie personne) la découverte par la personne humaine de son propre visage. Il en parle en ces termes : “Dans le Christ, Dieu devient un visage, et l’homme à son tour connaît le sien”, Le sens de la création. Un essai de justification de l’homme, traduit en français par D.-L. Cain, Paris, Desclée de Brouwer, 1976, p. 109.
6 S. Kierkegaard, Post-scriptum aux miettes phlosophiques, Paris, Tel/Gallimard, 1989, p. 221.
7 S. Kierkegaard, Miettes philosophiques. Le concept de l’angoisse. Traité du désespoir, Paris, Tel/Gallimard, 1990, p. 204.
8 Ibidem.
9 Ibidem.
10 Ibid., p. 450.
11 Post-scriptum, op. cit., p. 210.
12 N. Berdiaev, Essai de métaphysique eschatologique. Acte créateur et objectivation, trad. en français par M. Harman, Paris, Aubier-Montaigne, 1946, p. 158.
13 N. Berdiaev, De l’esclavage et de la liberté de l’homme, Paris, YMCA, 194, p. 33.
14 N. Berdiaev, De la destination de l’homme. Essai d’Ethique Paradoxale, trad. par I. P. et H. M. Lausanne, l’Age d’Homme 1979, p. 83.
15 La théosis tant pour les catholiques orientaux que pour les orthodoxes signifie l’appel de l’homme à rechercher le salut par l’union avec Dieu.
16 Pour plus de détails, voir le chapitre VII “La spiritualité nouvelle” du livre Esprit et réalité (Duh i real’nost, 1937), Paris, Aubier-Montaigne, 1943.
17 M. Scheler, Nature et formes de la sympathie, Paris 2003, Petite Bibliothèque Payot, p. 443.
18 Ibidem. p. 441.
19 Cf. Ibid., p. 440 : “(...) le moi et le corps appartiennent à la même personne indivisible que l’un et l’autre reçoivent le cachet d’une individualité irréductible”.
20 Ibid., p. 317.
21 Qui a rapport aux étants (aux choses déterminées qui sont dans le monde), par opposition à l’être. La dimension ontique de la personne renvoie au rapport à l’autre à partir du moment où l’on se rend compte que l’autre, dans sa présence au monde, est semblable à soi-même. La dimension ontologique concerne la personne, son identité et son unicité (éléments et critères de soi-même).
22 M. Scheler, op. cit., p. 415.
23 Ibidem.
24 M. Scheler, op. cit. p. 139.
25 Ibid., p. 315.
26 M. Buber, Je et Tu, Paris, Aubier, 1995, p. 35.
27 Ibid., p. 100.
28 Ibid., p. 98-99.
29 Ibid., p. 103.
30 Cf. M. Burber, Le Juste et l’Injuste, Bayard, p. 75.
31 Ecrits sur le Personnalisme, Points/Essais, p. 81 et suiv.
32 Mounier, contrairement à d’autres, est un catholique qui n’a aucun problème quant à son appartenance à l’Église. Ceci dit, sa pensée sur l’Église et sur le christianisme a préparé le Concile Vatican II. D’autre part, sa pensée sur ces sujets a aidé les catholiques à considérer que la laïcité était un cadre de vie tout à fait acceptable dans lequel on pouvait être vraiment chrétien. Mounier est un philosophe chrétien dans une démarche de raison. Le personnalisme de Mounier s’ouvre à un humanisme laïque (il s’adresse à tous indépendamment de leur foi ou de leurs convictions) qui, toutefois, plonge ses racines dans la foi catholique. Récemment, A. Guggenheim, prône un nouvel humanisme qui va en des perspectives semblables, cf. Liberté et vérité pour un nouvel humanisme, Paris, Collège des Bernardins, 2011.
33 E. Mounier, op. cit., p. 82.
34 Ibid., p. 241.
35 Ibidem
36 Ibid. 242.
37 Cf.. E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Biblio/Essais, 1996, p. 124 ; 135.
38 Ibid., 144.
39 Miettes Philosophiques, op. cit. p. 186.
40 Ibid., p. 187.
41 Ecrits sur le Personnalisme, op. cit., p. 333.
42 Ibid., p. 140
43 Ibid., 139-140.
44 Ibid., p. 140.
45 Ibid., p. 208.
46 Ibid., p. 209.
47 Cf. E. Levinas, Ethique et Infini, Paris, Biblio/Essais, 1990, p. 80-81.
48 Ibid., p. 206.
49 J. Lacroix, Marxisme, Existentialisme, Personnalisme, PUF/Bibliothèque de philosophie contemporaine, Paris, 1971, p. 24.
50 A. Schaft, Le Marxisme et l’Individu, infra. p. 163.
51 Ibid., 108.
52 Ibid., p. 165.
53 Cf. K. Papaioannou, Marx et les Marxistes, Paris, Champs/Flammarion, 1972, p. 46-47.
54 Marx-Engels. Etudes philosophiques, Paris, éditions sociales/classiques du marxisme, 1974, p. 5.
55 K. Papaioanou, op. cit., p. 46.
56 Marx-Engels, op. cit., p. 58
57 A. Schaft, Le marxisme et l’individu, Paris, Armand Colin, 1968, p. 157.
58 J. Lacroix, op. cit., 26
59 A. Schaft, op. cit., p. 159 note 1.
60 La Déclaration d’indépendance est une étape primordiale dans l’histoire des relations anglo-américaines. La Déclaration unanime des treize États unis d’Amérique qui sont réunis en congrès le 4 juillet 1776 à Philadelphie. Elle énonce donc sa philosophie en ces termes : “Lorsque dans le cours des événements humains, il devient nécessaire pour un peuple de dissoudre les liens politiques qui l’ont attaché à un autre et de prendre, parmi les puissances de la Terre, la place séparée et égale à laquelle les lois de la nature et du Dieu de la nature lui donnent droit, le respect dû à l’opinion de l’humanité oblige à déclarer les causes qui le déterminent à la séparation” Traduction de T. Jefferson).
61 “Nous tenons ces vérités comme allant d’elles-mêmes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont dotés par le Créateur de certains droits inaliénables”.
62 Telle est elle la conception grecque fondée sur le Tu : l’esclave et le métèque ; et le Nous et les Barbares.
63 A. Schaff, op. cit., p. 186.
64 Dans le Comité de rédaction de la Déclaration, il y a Mme Roosevelt, comme présidente, René Cassin et Fernand Dehousse, voir J.-L. Chabbot, “Le courant personnaliste et la Déclaration des droits de l’homme”, p. 325-337 et notamment p. 327, Fondations et naissances des droits de l’homme, 1, L’odyssée des droits de l’homme, s. d. J.Ferrand, H. Petit, Paris, L’Harmattan, 2003. J.-L. Chabbot insiste sur le fait que “René Cassin n’est pas le père exclusif de la Déclaration. Mais en comparaison de ce que d’autres personnalités ont apporté au projet à titre individuel, il en est le principal inspirateur”, Ibid., p. 328.
65 Pour l’humanisme intégral, les dispositions de l’esprit, éclairées par les valeurs évangéliques, ne s’écartent point de la réalité sociale, c’est-à-dire de la vie pratique où l’individu incarne la personne voir, M.-E. Hyppolite, Le réalisme de la connaissance comme condition pour l’humanisme intégral de Jacques Maritain, Thèse pour l’obtention du Doctorat en Philosophie Università Pontificia Salesiana, Facoltà di Filosofia, Rome, 2007, p. 392.
66 M. Bressolette –R. Mougel (dir.), Jacques Maritain face à la modernité, enjeux d’une approche philosophique, Presses universitaires du Mirail, coll. Cribles, Toulouse, 1995.
67 Cf. Les droits de l’homme, Paris, DDB/Les îles 1989, p. 78 : “L’idée de droit naturel est un héritage de la pensée chrétienne et de la pensée classique. Elle ne remonte pas à la philosophie du XVIIIème siècle, qui l’a plus ou moins déformée, mais à Grotius et avant lui à Suarez et à François de Vitoria ; et plus loin à Thomas d’Aquin ; et plus loin à saint Augustin et aux Pères de l’Église, et à saint Paul ; et plus loin encore à Cicéron, aux stoïciens, aux grands moralistes de l’antiquité, et à ses grands poètes, à Sophocle en particulier. Antigone est l’héroïne éternelle du droit naturel, que les Anciens appelaient la loi non écrite, et c’est le nom qui lui convient le mieux”.
68 Ibid., p. 136-137.
69 Ibid., p. 80-81. “En définitive, les droits fondamentaux sont enracinés dans la vocation de la personne, agent spirituel et libre, à l’ordre des valeurs absolues et à une destinée supérieure au temps.”
70 Les droits de l’homme, op. cit., p. 23.
71 Cf. “(...) que la créature [humaine] soit vraiment respectée dans sa liaison à Dieu et parce que tenant tout de lui ; humanisme, mais humanisme théocentrique, enraciné là où il [l’être humain] a ses racines, humanisme intégral, humanisme de l’Incarnation”, J. Maritain, Humanisme intégral, Aubier, Paris, 1936, p. 82.
72 Maritain insiste sur l’apport du christianisme à la culture des droits de l’homme : “En définitive, les droits fondamentaux comme le droit à l’existence et à la vie, - le droit à la liberté personnelle (…) - le droit à la poursuite de la perfection de la vie humaine, morale et rationnelle, - le droit à la poursuite du bien éternel (…), - le droit à l’intégrité corporelle, le droit à la propriété privée des biens matériels, qui est une sauvegarde des libertés de la personne (…) le respect de la dignité humaine en chacun, qu’il représente ou non une valeur économique pour la société, - tous ces droits sont enracinés dans la vocation de la personne, agent spirituel et libre, à l’ordre des valeurs absolues et à une destinée supérieure au temps”. Les droits de l’homme op. cit., p. 100-101.
73 J. Maritain, Les droits de l’homme op. cit., “La vraie philosophie des droits de la personne humaine repose donc sur la loi naturelle”, p. 85. Voir à ce sujet, F. Viola, “La connaissance de la loi naturelle dans la pensée de Jacques Maritain”, NOVA ET VETERA, 1984/3, p. 204-228.
74 J. Maritain, op. cit., p. 80 : “La nature dérive de Dieu et la loi non écrite dérive de la loi éternelle qui est la sagesse créatrice elle-même”.
75 Cf. également l’article 5 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : “Nul ne sera soumis à la torture, ni à des peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants”.
76 M. Villey, “Abrégé de droit naturel classique”, Archives de Philosophie du Droit, 1961, p. 25-72 ; La formation de la pensée juridique moderne, Paris, Léviathan/Puf, 2003, p. 90.
77 Voir à ce sujet le 5ème livre de l’Ethique à Nicomaque.
78 Voir le chapitre que nous avons consacré à la philosophie du droit de Michel Villey dans notre livre, Introduction à la philosophie du droit, Paris, Vuibert, 2011, p. 238-244.
79 Dans sa thèse Le métier de juriste. Du droit politique selon Michel Villey, Canada, Dikè/Les Presses de l’université Laval, 2003, S. Bauzon donne une belle interprétation de la conception du droit objectif apersonnel, fidèle à la pensée de Villey.
80 Il faut entendre les termes apersonalisme juridique comme l’expression d’un droit qui ne se rapporte pas à l’homme en tant que personne humaine porteuse des droits fondamentaux. Il s’agit d’un droit qui concerne les échanges sociaux entre politai (les membres de la cité grecque).
81 M. VilleyLa formation de la pensée juridique moderne, Paris, Léviathan/Puf, 2003, Cf. p. 244 : “Bref, le propre du langage juridique de viser un monde de choses, de bien extérieurs, parce que c’est seulement dans les choses et le partage fait dans les choses que se manifeste le rapport juridique entre personnes. La science du droit a les yeux tournés vers les choses et c’est en quoi l’authentique langage juridique est essentiellement objectif”.
82 Cf. M. VilleyLa formation de la pensée juridique moderne, op. cit., p. 84 : “La science du droit, du dikaion, concerne l’effet, le résultat extérieur, cette égalité dans les choses, dans les rapports entre citoyens, ce medium rei, que nous caractérisons tout à l’heure comme étant l’objet de la justice. Au moraliste nous laisserons la recherche des intentions. Non que le juriste ne soit un auxiliaire de la morale ; car il indique au moraliste ce que l’intention doit poursuivre. Mais il ne s’occupe que de l’objet, non de la manière dont l’objet sera poursuivi. Jus objectum justitiae, dira saint Thomas”.
83 C’est un des thèmes principaux de son livre Le droit et les droits de l’homme, Paris, Questions/Puf, 1893.
84 Cf. M. Villey, La formation. op. cit., p. 397 : “Il ne manque pas dans les ouvrages des stoïciens de passage traitant de la justice (et même d’une justice “naturelle” qui soit “conforme à la nature”) puisque les stoïciens cultivent par prédilection la morale (...). Le propre de cette philosophie, nous devons d’abord le répéter fut de se tourner vers la morale de la vie privée”.
Auteur
Directeur de recherches CNRS, Université Paris II
Directeur adjoint à l’Institut de Criminologie,
Professeur associé à l’Université laurentienne (Canada)
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