Les raisons du dynamisme normatif en droit du travail
p. 195-209
Texte intégral
1La réflexion relative aux rythmes de production du droit fait partie de ces thématiques particulièrement fédératrices, en ce sens qu’elles donnent lieu à la mise en perspective de grands mouvements de la discipline juridique. Elles permettent des recherches plus ciblées, les interrogations générales se déclinant alors à chaque ramification du droit. La présente contribution s’inscrit justement dans cette seconde possibilité offerte par le sujet, puisqu’il sera ici question d’étudier les rythmes de production normative, dans la branche spécifique que constitue le droit du travail.
2Une recherche relative à la rythmique normative en droit du travail impose un premier constat. Si le sujet intéresse, en toute logique, les spécialistes de la matière, force est de constater que la production du droit du travail (et a fortiori son rythme), interroge une sphère beaucoup plus élargie que le seul microcosme des juristes. Un tour d’horizon de l’actualité de ces derniers mois témoigne de la récurrence des sujets relatifs aux modifications souhaitées, annoncées ou encore réalisées que peut connaître le droit du travail. Si l’on poursuit les investigations et que l’on s’intéresse à l’angle d’attaque par le biais duquel le sujet du rythme de production du droit du travail est abordé, il est intéressant de constater que la méthode consiste, dans la majorité des cas, à identifier les effets du rythme de production sur la qualité de la norme1. Il est particulièrement intéressant de constater que ce choix éditorial, de s’attacher avant tout aux effets de la rythmique normative, se retrouve, non seulement dans le corpus médiatique généraliste, mais aussi dans la doctrine juridique. Ainsi, l’attention générale est détournée de la question même du rythme de production de la norme, pour laquelle il semble unanime qu’elle soit particulièrement dense et rapide, au profit d’une focalisation sur l’appréciation des effets de cette production.
3Un rapide état de lieu des dernières réformes confirme l’assentiment partagé relatif à la densité de production du droit du travail. Au seul mois d’Août 2015, ce n’est pas moins de 2 lois2 qui sont venues étoffer notre législation sociale. Il faut ajouter à cela, les lois de mars 2014 relative à la formation professionnelle à l’emploi et au dialogue social3 et de juin 2013 sur la sécurisation de l’emploi4, elles aussi constitutives de réformes majeures pour le droit du travail. Sans oublier, les centaines de dispositions réglementaires en découlant... Enfin, la jurisprudence, au regard de la place primordiale qu’elle occupe dans la discipline, doit elle aussi être prise en compte. Le seul nombre d’arrêts rendus en 20145, par la seule chambre sociale de la Cour de cassation suffit à se donner une idée de l’intensité de la production jurisprudentielle.
4Un tel inventaire incite à se poser la question des effets d’une telle ampleur normative. C’est d’ailleurs bien là que se cristallise le débat. Au-delà, force est de constater que ce sont majoritairement les effets négatifs qui sont envisagés6.
5Cette tendance généralisée dans le traitement du sujet n’est pas nouvelle, mais celle-ci refait surface aujourd’hui avec le projet de réforme en cours7. Parmi les conséquences néfastes, sont alors évoquées la complexité ou encore la rigidité de la législation, pour ne citer qu’elles...
6Paradoxalement, si les effets de cette production normative intense sont largement commentés, l’identification des raisons qui poussent à un tel dynamisme normatif semble quant à elle délaissée des commentateurs. Pour autant, se questionner sur les facteurs déterminant ce processus, visant à modifier et créer de la norme, semble être un préalable nécessaire. En effet, avant de porter un regard critique sur les conséquences d’un phénomène, ne convient-il pas, d’abord, d’en identifier les causes ?
7La présente contribution visera donc à mettre au jour, de manière non exhaustive, certains facteurs explicatifs du dynamisme de la production normative en droit du travail. Une telle problématique représente une source de réflexions nouvelles, destinées à renouveler le débat, relatif à la rythmique normative du droit du travail.
8Il semble illusoire d’affirmer qu’il n’y a qu’un seul rythme de production du droit du travail. En effet, le seul examen de la diversité des sources de la discipline témoigne du fait qu’il existe plusieurs rythmes de production, rythmes correspondant à chaque source. Normes supranationales, règlements, décrets et ordonnances, ou encore jurisprudence, obéissent tous à une cadence de production spécifique. Si chaque source obéit à sa propre rythmique, il est tout de même possible de dégager une tendance générale à la production rapide et volumineuse de nouvelles normes. Seul le domaine international8 ne semble, de prime abord, pas suivre ce mouvement de production normative quasi-perpétuel. La question des causes du dynamisme normatif du droit du travail pourrait ainsi être déclinée pour chacune des sources qui constituent la matière. Dans le cadre de cette contribution, la problématique ne sera abordée que sous l’angle de la production législative. Par ricochet, la réflexion abordera aussi le droit conventionnel, vecteur privilégié de la création normative en droit du travail.
9Les recherches relatives à la question de savoir quels sont les facteurs déterminants du dynamisme normatif du droit du travail, ont permis d’identifier deux éléments majeurs expliquant la cadence de la création dans cette branche du droit. D’une part, une forme de production normative imposée résulte du processus de “négociation légiférante” (I). Cela constitue d’ailleurs un véritable marqueur du droit du travail. D’autre part, le droit du travail contemporain est particulièrement soumis au phénomène d’internormativité (II), cette diversification des sources de la norme juridique participe sans conteste à la dynamisation du rythme de production des normes juridiques.
I – UNE PRODUCTION NORMATIVE RÉSULTANT DE LA NÉGOCIATION LÉGIFÉRANTE
10La rythmique de production des règles en droit du travail ne peut s’expliquer qu’en revenant aux fondements de la création normative de la discipline. Ce qui fait l’originalité de la production du droit du travail réside dans le processus historique de “négociation légiférante” (A), par le biais duquel de nombreuses réformes ont vu le jour. Cette originalité créatrice de normes juridiques, a un impact certain sur la cadence de production du droit du travail (B).
A – La “négociation légiférante”, particularisme du droit du travail
1) D’une dynamique historique...
11L’histoire du droit travail est jalonnée par la négociation. De nombreux acquis sociaux sont nés de discussions et de conflits entre corps intermédiaires (représentants d’employeurs et de salariés) et l’État, donnant heu à la conclusion d’accords. On peut emblématiquement citer les accords Matignon de 1936, ayant notamment octroyé aux salariés les congés payés ou encore la liberté d’exercice du droit syndical. La construction du droit du travail est ainsi marquée par cet instrument juridique particulier que constituent les conventions et accords collectifs.
12On retrouve les premières formes de droit négocié dès la fin du XIXème siècle9, même si à l’époque la portée de ces textes était relative, en raison de leur soumission aux seuls principes du droit commun des contrats. La loi du 25 mars 1919 a initié le mécanisme de la négociation collective, en permettant à la convention collective de produire des effets sur les contrats individuels de travail. Plusieurs lois10 se sont succédées, construisant ainsi le régime juridique particulier, des accords et conventions créateurs de règles applicables au-delà du simple périmètre des signataires.
13Il existe divers niveaux d’établissement des règles conventionnelles : du plus petit (l’accord d’entreprise) au plus grand (l’accord national interprofessionnel), en passant par la convention collective de branche, que l’on qualifie souvent de “loi de la profession”.
14Cette importance donnée à la négociation dans la création des règles applicables se retrouve jusque dans l’élaboration de la loi elle-même. Si certaines lois réformant le droit du travail, voient le jour très classiquement suite à une proposition ou un projet de loi, beaucoup sont le fruit du dialogue social. Ainsi, les partenaires sociaux ayant réussi à s’entendre, signent un accord national interprofessionnel et ce dernier est alors retranscrit par le gouvernement en projet de loi. Le texte rejoint alors le processus classique de production normative, processus ayant pour effet de consacrer légalement des règles et principes issus de la négociation des corps intermédiaires. C’est ce que l’on appelle la “négociation légiférante”.
a)... à un processus légal
15Ce mode spécifique de création de la norme en droit du travail a été consacré par la loi Larcher de 200711. Cette entrée dans le corpus légal du droit négocié s’est faite de façon emblématique puisque c’est le premier article du Code du travail qui en pose depuis le principe. L’article L. 1 dispose en effet que pour tout projet de réforme envisagé par le Gouvernement, qui porte sur les relations individuelles et collectives du travail, l’emploi et la formation professionnelle et qui relève du champ de la négociation nationale et interprofessionnelle, celui-ci doit faire l’objet d’une concertation préalable avec les organisations syndicales de salariés et les organisations d’employeurs, en vue de l’ouverture éventuelle d’une négociation. En théorie, sauf urgence ou domaine ne relevant pas de la négociation nationale et interprofessionnelle, il ne peut donc y avoir de réforme du droit du travail sans sollicitation du dialogue social.
16Cette mise au premier plan de la négociation collective comme mode de production normative a récemment fait l’objet d’une volonté de constitutionnalisation12. Pour l’heure, le chantier relatif à la constitutionnalisation du dialogue social semble avoir été abandonné. Néanmoins, la simple évocation de faire entrer le processus de “négociation légiférante” dans le corpus constitutionnel traduit l’importance que revêt ce mécanisme, dans la fabrication de la loi13.
17Si la portée symbolique de la consécration légale du dialogue social depuis 2007 n’est plus à prouver, il convient tout de même de noter que l’obligation légale qui est faite au Gouvernement de saisir les partenaires sociaux en cas de réforme, n’oblige en rien ses derniers à procéder à la négociation et encore moins à trouver un accord. Ainsi, la réforme du 17 août 2015, résulte du processus classique de création de la loi (en témoigne sa désignation sous le nom du ministre du travail à l’origine de la réforme : “Loi Rebsamen”), faute pour les partenaires sociaux d’être parvenus à trouver un consensus.
18Ainsi, les fondements de la création normative en droit du travail obéissent à des mécanismes spécifiques, ce particularisme entraînant un certain nombre de conséquences sur le rythme de production des normes dans la discipline.
B – La “négociation légiférante”, cadence de production du droit du travail
1) Un procédé usuel
19Si la rédaction du texte, obligeant le pouvoir exécutif à saisir les partenaires sociaux en cas de projet de réforme, laisse tout de même la porte ouverte à une intervention purement gouvernementale en cas d’urgence, on peut constater qu’en pratique, le dialogue social a souvent été privilégié. L’article L. 1 du Code du travail est généralement bien respecté, même si quelques exceptions récentes sont à constater14.
20Depuis 2013, 3 grandes réformes ont impliqué la saisie préalable des partenaires sociaux, 2 sur 3 ont abouti à des accords nationaux interprofessionnels, repris par la suite dans des lois.
21En 2013 les partenaires sociaux ont été invités à négocier pour trouver des solutions relatives aux problèmes d’emploi et de sécurisation au sein de celui-ci. Un consensus a été trouvé entre partenaires sociaux15, ayant donné lieu à une loi parue en Juin 201316.
22Le processus a été remis en marche quelques mois plus tard, mais la thématique de réforme portait non plus seulement sur l’emploi, mais aussi sur la formation professionnelle et le dialogue social. Ainsi les partenaires sociaux sont, là encore, parvenus à un accord, suite à l’impulsion donnée par le gouvernement en décembre 201317. La loi en résultant est parue au mois de mars suivant18.
23Enfin, toujours dans le cadre de la grande conférence sociale, le gouvernement a souhaité que les partenaires sociaux se saisissent du sujet du dialogue social mais ici, les discussions ont échoué. Faute d’accord, le gouvernement a alors repris la main, pour aboutir à la loi d’août 2015 portant sur le dialogue social et l’emploi19.
24Concernant la réforme en cours, nombreuses ont été les contradictions entre partenaires sociaux et gouvernement. Toujours est-il que la méthode a divergé des pratiques habituelles avec une consultation de “rattrapage” des corps intermédiaires, après diffusion de la première mouture du projet de loi
25Cet état des lieux des dernières réformes majeures en droit du travail démontre la vivacité du rythme de production normative. Cette production s’inscrit dans une volonté gouvernementale de réformer le droit du travail. Si l’actualité des derniers mois a été particulièrement chargée, le chantier d’une nouvelle réforme a d’ores et déjà commencé et le gouvernement travaille à la réforme en profondeur du Code du travail20. Ici le processus mis en œuvre est différent dans la mesure où la volonté affichée à terme est celle d’une refondation du Code du travail, il s’agit d’une recodification et non d’une réforme législative classique. En effet, le pouvoir exécutif a pris la main et a choisi de faire appel aux sachants21 et à la consultation des partenaires sociaux pour élaborer le premier texte voué à s’inscrire dans cette refondation22.
2) Un rythme contraint
26L’observation du processus de l’élaboration de la loi en droit du travail explique en grande partie cette rythmique dynamique et accélérée.
27L’instauration de la grande conférence sociale sous le quinquennat du Président François HOLLANDE a encouragé le dynamisme normatif puisqu’elle a eu pour effet de cycliser la production du droit du travail. Chaque année, la conférence sociale donne lieu à la rédaction d’une feuille de route pour les mois à venir. A l’issue de la conférence, les partenaires sociaux sont invités à négocier sur un ou plusieurs sujets, en vue de la conclusion d’un accord (ayant vocation à être repris législativement par la suite). Si les partenaires sociaux veulent conserver leur rôle de créateur de la norme, ils ont ainsi tout intérêt à être réactifs et à parvenir à un consensus. Le dialogue social, voué à être la voie privilégiée des réformes et de la production du droit du travail se trouve alors soumis à un calendrier serré. Nous avons donc, durant ces dernières années, assisté à une fabrication contrainte du droit, contrainte trouvant sa source dans le calendrier politique. Si l’élaboration des lois est toujours, dans une plus ou moins grande mesure, tributaire des échéances politiques, force est de constater qu’en droit du travail, la production normative est particulièrement rythmée par les échéances gouvernementales.
28Ce phénomène de création normative interdépendante de F agenda politique est loin d’être nouveau. Même si la consécration légale du processus ne date que de 2007, la méthode est employée depuis longtemps23. Ce jeu de redistribution des pouvoirs entre l’Etat et les corps intermédiaires, en matière de fabrique des lois, est un marqueur historique de la production normative en droit du travail, marqueur qui influe directement et depuis longtemps sur le rythme législatif de cette branche du droit.
29Une première explication du dynamisme normatif du droit du travail tient donc au particularisme historique de sa technique de formation. Cependant, ce processus n’est pas le seul à expliquer la cadence vive de la production des normes. Un autre mouvement, plus récent, semble lui aussi participer de cette densité normative : il s’agit de du phénomène de diversification des sources du droit du travail.
II – UNE PRODUCTION NORMATIVE INFLUENCÉE PAR L’INTERNORMATIVITÉ
30En situant le curseur de l’analyse des facteurs explicatifs du dynamisme normatif, dans le seul champ du droit du travail contemporain, il est possible d’identifier l’apparition de nouvelles sources de norme juridique. La mutation des objectifs de la discipline explique en partie l’émergence de ces nouveaux foyers normatifs (A). Ainsi, la diversification des sources du droit du travail explique, en même temps qu’elle participe, à la densité du rythme normatif de ce dernier (B).
A – Les raisons d’une diversification des sources
1) La portée du contexte
31Au-delà du calendrier politique, il est un autre impératif - de plus en plus prégnant - qui influence directement le rythme de production du droit du travail : le contexte socioéconomique.
32Là encore, un constat similaire peut être tiré dans d’autres branches du droit. Cependant, le droit du travail est intrinsèquement exposé à cette influence. Il en va de l’essence même de la discipline. En effet, le droit du travail est voué à régir les relations entre employeurs et salariés, rapport basé sur l’échange d’une prestation de travail contre un salaire. Ainsi, il est impossible d’appréhender le droit du travail de la même manière, dans un contexte socioéconomique marqué par l’équilibre de l’offre et de la demande de travail ou à l’inverse lorsque les termes de l’échange sont disproportionnés. Se trame alors une métamorphose axiologique du droit du travail au gré de l’évolution du contexte socio-économique dans lequel il est voué à s’appliquer. Il devient ainsi nécessaire de rechercher de nouveaux équilibres, cela se manifestant par une redéfinition des objectifs de la discipline. C’est ainsi que le droit du travail s’est retrouvé directement au cœur des politiques de l’emploi.
2) L’émergence de nouveaux équilibres
33Pour expliquer ce changement de paradigme il semble utile de rappeler les bases du fondement axiologique initial de la discipline.
a) De la protection du travailleur...
34A l’origine, le droit du travail est né pour protéger la personne en tant qu’objet de contrat. Aussi violente que cette affirmation puisse paraître, elle est pourtant vraie. Ne pouvant empêcher le développement du travail salarié dans une société en pleine mutation industrielle, le droit a pris acte de ce phénomène contractuel nouveau, consistant à ce qu’un individu se place sous l’autorité d’un autre, en vue de la réalisation d’une tâche, moyennant un salaire. Pour ce faire, le mécanisme juridique de la subordination, est venu cautionner le fait qu’un contrat puisse porter sur la personne, pourtant normalement indisponible, mais cautionnement justifié car il permet l’édification d’une protection juridique. Le droit du travail, émancipé des seules règles civilistes, qui régissaient jusqu’alors les relations de travail, se saisit du déséquilibre inhérent au contrat de travail, dans le but de protéger l’individu subordonné. Là, se situe l’objectif initial et historique de la production des normes en droit du travail.
b)... à la préservation économique
35Ce seul impératif de protection de l’individu au travail a été mis à l’épreuve des mutations sociétales. Aujourd’hui près de 90 %24 de la population active est salariée. 90 % d’individus tirent leur principal moyen de subsistance d’un contrat de travail, contre 56 % au début du XXème siècle. Mutations technologiques et économiques ont ainsi considérablement modifié le paysage du marché du travail. Mais si le travail salarié a augmenté, un autre indicateur liante lui aussi nos statistiques depuis près d’un demi-siècle : le chômage.
36Depuis les années 70, le développement des problèmes d’accès à l’emploi a encouragé les pouvoirs publics à mettre en œuvre des politiques destinées à lutter contre le chômage. Le droit du travail s’est ainsi doté de nouveaux objectifs. Si un temps, il n’avait pour seule vocation que de protéger l’individu dans son travail, il a désormais aussi pour vocation de protéger le travail lui-même. Le droit du travail doit alors réussir le pari de jongler entre la protection de la personne et du support de son statut : l’emploi. L’emploi est, quant à lui, conditionné par l’autre partie au contrat de travail : l’entreprise. On comprend ainsi la diversité des objectifs qui sont alors assignés au droit du travail, qui ne doit plus seulement encadrer le contrat de travail appartenant à la sphère juridique, mais aussi réguler le marché du travail, relevant lui de la sphère économique25.
37Ce nouvel objectif donné au droit est source d’une nouvelle temporalité pour la création normative. Si le calendrier politique guide depuis longtemps le rythme de production du droit du travail, ce dernier doit aussi composer avec le calendrier économique. C’est à ce point de rencontre que l’on assiste à une intensification du rythme.
38La combinaison de l’influence des calendriers politiques et économiques sur le droit du travail implique une accélération de la production normative, en fonction des besoins conjoncturels. Par exemple, au gré des législatures et des fluctuations d’indicateurs économiques, fleurissent les lois créant des dispositifs de contrats aidés visant à réorienter vers l’emploi des populations qui s’en sont éloignées. Ces dispositifs sont voués à n’être que temporaires, puisqu’en vertu de ces derniers, les salariés signataires de ce type de contrat sont censés retrouver le chemin de l’emploi et n’ont donc plus besoin d’un contrat de travail particulier.
39Le dynamisme normatif du droit du travail s’explique donc aussi par cet objectif, non réellement nouveau, mais qui ne cesse de prendre de l’ampleur, de relayer les politiques de l’emploi, en créant des normes visant à conjurer les effets économiques du chômage. De fait, on assiste à la production de normes “réactionnelles”26 en ce qu’elles visent à traiter un point précis à un moment donné et nécessitant une rapidité d’action. Or, le processus normatif classique de la loi n’est pas adapté à un tel objectif. Les temps de la négociation, du débat et des navettes rendent la tâche longue et difficile. Ainsi, un nouveau phénomène irrigue le droit du travail contemporain. Celui-ci permet de réagir avec plus de rapidité, mais aussi de prendre en compte plus facilement les nouveaux impératifs assignés au droit du travail. La science juridique vient alors, par le biais de l’internormativité, côtoyer et s’inspirer d’autres sciences extra-juridiques, ouvrant ainsi le droit du travail à de nouvelles sources.
B – L’internormativité extra-juridique accélératrice de la cadence normative
40L’internormativité n’est pas nouvelle dans la production du droit27. Le Doyen CARBONNIER la définit comme “les rapports qui se nouent et se dénouent, les mouvements, les conjonctions et les conflits qui se produisent entre le droit et d’autres systèmes normatifs”28. A l’aune de cette définition, il est possible de remarquer que le droit du travail est un terrain fertile pour le développement de l’internormativité. Comme cela a été précédemment évoqué, le droit du travail a vocation à régir les relations professionnelles entre individus. De surcroît, il constitue un support des politiques de l’emploi. Ainsi, les liens tissés avec d’autres disciplines, sont inévitables.
41Parmi les influences qui traversent le droit du travail contemporain, deux sont particulièrement actuelles et explicatives de la densification du rythme normatif. Il s’agit d’une part, des sciences économiques et d’autre part, des sciences de gestion.
42Pour ce qui est des sciences économiques, il ne fait nul doute qu’elles influent directement la production des normes juridiques du droit du travail, dès lors que celui-ci est devenu un levier des politiques de l’emploi. Sous couvert de son objectif de protection de l’emploi, la production normative s’oriente vers l’édification de règles visant à rétablir l’équilibre entre l’offre et la demande d’emploi, souvent par le biais du ciblage d’un public spécifique. Cette recherche d’équilibre de marché est récupérée par le droit, pour atteindre l’objectif assigné et empruntent alors directement la forme d’un mécanisme issu de la science économique. Si les objectifs de la production normative se sont ainsi renouvelés en droit du travail, la méthode de production est, elle aussi, influencée. Elle fait à son tour appel à des mécanismes trouvant leurs sources dans des sphères extra-juridiques.
43Un constat similaire peut être dressé s’agissant des sciences de gestion. Cependant, la raison du recours à l’internormativité d’origine managériale est différente. Si l’internormativité économique trouve sa source dans l’objectif recherché (créer et protéger l’emploi), l’internormativité managériale est davantage utilisée parce qu’elle facilite l’atteinte des objectifs et parce qu’elle permet de produire la norme avec davantage de célérité.
44Le seul fait de parcourir le Code du travail permet de se rendre compte que de nombreuses dispositions font références à des concepts issus directement des sciences de gestion. Par exemple, ont fait leur entrée dans le corpus juridique : “la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences”, “l’évaluation”, “le plan de formation”, etc. Si le législateur a consacré ces pratiques (pour les réguler ou les encourager), force est de constater qu’il s’est économisé un passage au tamis terminologique du droit. En effet, dans le droit positif du travail, sont de plus en plus fréquentes les références à des termes managériaux.
45Ce phénomène touche aussi la jurisprudence qui, par exemple dans le célèbre Arrêt Vidéocolor29 fait référence à la “sauvegarde de la compétitivité de l’entreprise”, pour la consacrer comme un élément causal du motif économique du licenciement.
46Les termes de l’entreprise entrent dans le corpus juridique. Face au constat montrant que le droit se saisit de pratiques managériales et prend davantage en compte les impératifs économiques et gestionnaires de l’entreprise, il paraît légitime de s’étonner de la retranscription directe de ces concepts, qui deviennent du droit positif, sans avoir fait l’objet d’une qualification juridique. Lors d’un colloque à Montpellier30, N. MAGGI-GERMAIN se demandait si le premier travail du juriste n’était pas, avant tout de parler le langage du droit. En matière d’internormativité managériale, la langue juridique se meurt.
47Au-delà de s’affranchir de traduire juridiquement ces concepts, le législateur ne les définit pas, ou très rarement. Se pose alors la question des raisons de cette économie de qualification et de définition. La réponse est sans nul doute, là encore, certainement liée aux impératifs du rythme du droit.
48L’emprunt de concepts managériaux, retranscrits sans qualification juridique dans le corpus légal, facilite considérablement la production normative. Le législateur se contente ici de reprendre un élément déjà effectif dans une autre science et ainsi légiférer sur la pratique. Ainsi, les nouveaux objectifs assignés au droit du travail peuvent être remplis avec plus d’aisance : réactivité conjoncturelle aux impératifs du marché du travail et prise en compte des nouveaux équilibres à rechercher, entre protection du salarié et intérêts de l’entreprise.
49Certains voient sans doute une forme d’enrichissement de la production normative là, où d’autres privilégient la thèse de l’égarement. De nouvelles racines ont poussé au pied de l’arbre que constitue le droit du travail. Normativité économique et managériale s’immiscent dans la création des normes juridiques régissant la relation employeur/salarié. Ce foisonnement des sources explique non seulement, le dynamisme normatif du droit du travail d’aujourd’hui, mais aussi l’accélération d’une cadence qui était déjà bien lancée, se servant de nouvelles techniques, à la fois comme fin (poursuite d’un objectif lié à un impératif économique), mais aussi, comme moyen (récupération de concepts sans qualification juridique pour une production rapide de normes nouvelles).
50Le dynamisme normatif du droit du travail est loin d’être nouveau, il résulte de sa technique de production historique, faisant la part belle à la discussion et au dialogue social par le biais de la “négociation légiférante”. Il est ainsi largement conditionné par le calendrier politique, les faits sociaux et les temps alloués à la négociation. Ceci n’ayant rien de novateur.
51En revanche, cette rythmique normative a tout de même tendance à s’accélérer. Cette accélération ne touche que certains aspects de la législation sociale : ceux qui servent de levier aux politiques de l’emploi ou ayant vocation à rétablir les équilibres entre protection du travailleur et prise en compte des intérêts de l’entreprise, puisqu’elle constitue le terreau de l’emploi. Là, les choses se précipitent et sous l’influence de nouvelles formes de normativité (économique et gestionnaire), de nouveaux types de sources, il est alors possible de créer des normes réactionnelles et conjoncturelles.
52Si l’on comprend l’origine de ces nouvelles sources normatives, qui encouragent la cadence de production du droit, des questions demeurent : dans quelle mesure impactent-elles la finalité de la norme juridique ? La vocation du droit du travail est-elle de s’inscrire dans une simple perspective de relais des politiques économiques ? Cette fin justifie-t-elle le moyen consistant à puiser au-delà du droit des concepts, sans prendre le temps de les qualifier juridiquement ? Enfin, l’accélération du rythme est-elle salutaire ou néfaste pour la discipline ?
53Ces questions nous témoignent des riches sources de réflexions non encore taries, qui entourent un débat pourtant déjà si dense, relatif au dynamisme normatif du droit du travail. Cela nous ramène alors aux effets du rythme de production du droit du travail mais ceci est un autre débat !
Notes de bas de page
1 Voir notamment : E. Dockes, “Faut-il réformer le droit du travail ?”, Le Monde, 27 juin 2015, p. 15 ; G. Borenfreund, “Le droit du travail en mal de transparence”, Dr. soc. 1996, p. 461.
2 Loi no 2015-990 du 6 août 2015 pour la croissance, l’activité et l’égalité des chances économiques (dite “Loi Macron”) et Loi no 2015-994 du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi (dite “Loi Rebsamen”).
3 Loi no 2014-288 du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale.
4 Loi no 2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi.
5 En 2014, la chambre sociale de la Cour de cassation a rendu 3437 décisions.
6 En témoigne ces formules récurrentes, que l’on peut lire ou entendre, disant que le code est passé de 600 articles dans les armées 70 à plus de 10 000 aujourd’hui. Fleurissent aussi les métaphores telles que le “stroboscope législatif” ou encore l’“Obésité du code du travail”, etc.
7 Nous sommes à l’heure actuelle en pleine réforme du droit du travail. En effet, le 6 juillet 2016 a été adopté par l’Assemblée Nationale en deuxième lecture le projet de loi relatif au travail, à la modernisation du dialogue social et à la sécurisation des parcours professionnels.
8 Par international il convient ici d’entendre les sources qui n’émanent tri du droit national, tri de l’Union Européenne et du Conseil de l’Europe.
9 B. Teyssie, Droit du travail, Relations collectives, 9ème éd., LexisNexis, 2012, p. 693.
10 Loi du 24 juin 1936 (distinction entre CC ordinaires et étendues ; Loi du 23 décembre 1946 (pose le principe d’une négociation opérée dans le cadre d’une commission mixte réunie à l’initiative du ministre du Travail et acquiert force obligatoire une fois agréée par arrêté ministériel) ; Loi du 11 février 1950 ; Loi du 13 juillet 1971 ; Loi du 4 mai 2004 et enfin du 20 août 2008.
11 Loi no 2007-130 du 31 janvier 2007 de modernisation du dialogue social.
12 Projet de loi no 813, déposé le 14 mars 2013.
13 Le rapport remis au Premier ministre M. Valls, par le Comité présidé par R. Badinter le 25 janvier 2016, dans le cadre de la réforme envisagée, reprend ce principe dans son article 51.
14 La loi Macron du 6 août 2015, no 2015-990 s’est totalement affranchie de cette procédure. Certes le texte avait une vocation beaucoup plus large que le simple droit du travail mais il avait tout de même pour objet de nombreuses dispositions intéressant directement le droit du travail : travail en soirée, le dimanche, accords de maintien dans l’emploi, etc. D’ailleurs on y retrouve un certain nombre de mesures relatives au plan “Tout pour l’emploi dans les TPE/PME” de juin 2015, mesures qui ont été distillées à la fois dans la loi Macron mais aussi dans la loi Rebsamen op. cit.
15 Accord national interprofessionnel du 11 janvier 2013.
16 Loi no 2013-504 du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi.
17 Accord national interprofessionnel du 14 décembre 2013.
18 Loi no 2014-288 du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l’emploi et à la démocratie sociale
19 Loi no 2015-994 du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi.
20 Conférence de presse de M. Valls, Premier ministre, du 4 novembre 2015.
21 Plusieurs rapports ont été commandés en vue de l’élaboration de la loi : en premier lieu le rapport “la négociation collective, le travail et l’emploi” rendu par J.-D. Combrexelles en septembre 2015 ainsi que le rapport au premier ministre rendu par le comité chargé de définir les principes essentiels du droit du travail, présidé par R. Badinter en janvier 2016.
22 Discours de M. Valls, Premier ministre, Remise du rapport Badinter, Hôtel de Matignon, lundi 25 janvier 2016.
23 A titre d’exemple on peut citer de façon tout à fait non exhaustive L’ANI du 10 décembre 1977 sur la mensualisation ayant donné lieu à la loi no 78-49 du 19 janvier 1978 ou bien encore celui du 20 septembre 2003 concernant la formation professionnelle et ayant donné lieu à la loi no 2004-391 du 4 mai 2004 relative à la formation professionnelle tout au long de la vie.
24 Source INSEE, “50 ans de mutations de l’emploi”, O. MARCHAND.
25 Le discours de M. Valls, Premier ministre du 25 janvier 2016 est à ce titre particulièrement éclairant en ce qu’il évoque le “plan d’urgence pour l’emploi” présenté par le Président de la république visant à “construire une économie plus compétitive”, “surmonter les crises”, etc.
26 La formule de “lois réactionnelles” employée par Carcassonne est ici particulièrement appropriée, “Penser la loi”, Pouvoirs, revue française d’études constitutionnelles et politiques, no 114, p. 39.
27 En témoigne cette reprise d’une citation de Josserand datant de 1937 : “[Le droit] a subi progressivement l’attraction et le joug des faits économiques le détachant ainsi de ses sources traditionnelles que sont la religion et la morale”. G. Royer, “Pour une économie du droit sans rigueur. L’analyse économique du droit et Jean Carbonnier”, JRC 2011, p. 337.
28 J. Carbonnier, “Les phénomènes d’inter-normativité”, European Yearbook in Law and Sociologie, 1997, no 42, p. 42.
29 Cass. soc. 5 avr. 1995, Bull. V, no 123.
30 Colloque du 6 juin 2014, “Les entretiens avec le salarié”, organisé par la faculté de droit de Montpellier et le Master 2 Droit et Pratique des relations de travail.
Auteur
Doctorante, Université Toulouse 1 Capitole, IDP
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
Dix ans après
Sébastien Saunier (dir.)
2011