Le juge et l’apparence de l’acte en droit administratif
p. 77-96
Texte intégral
1 “L’âme est la substance ; le corps, l’apparence. Les mots l’expriment d’eux-mêmes : l’apparence est ce qui se voit, et qui dit substance dit chose cachée”1.
2L’apparence de l’acte, comme l’apparence physique d’une personne, renvoie à la manière dont il se présente, à sa physionomie. Elle correspond à son enveloppe extérieure, elle désigne en fait l’instrumentum par opposition au negotium.
3L’apparence de l’acte n’est pas indifférente au juge. Ainsi par exemple, la rejette-t-il de manière catégorique dans le cas des actes obtenus par fraude : malgré leur apparence d’actes juridiques décisoires, en raison des conditions de leur élaboration, il estime qu’ils ne peuvent être considérés comme tels, ils ne sont pour lui jamais créateurs de droits.
4Le juge use de l’apparence. Tantôt elle lui permet faire prévaloir une réalité juridique qui ne coïncide pas avec elle. Il dénonce alors une apparence en trompe l’œil. Tel est le cas des actes pris par une association fictive par exemple. Tantôt au contraire, il la fait prévaloir et elle se présente à ses yeux comme protectrice de certains intérêts. Il en est ainsi des actes pris par des fonctionnaires de fait par exemple2.
5L’apparence de l’acte, si elle est instrumentalisée par le juge et remplit différentes fonctions, est d’abord un objet juridique, un élément de l’acte que le juge appréhende. Elle est “ce qui se voit”, mais elle pose question dans ses rapports avec “ce qui est caché”, avec son contenu. L’apparence est-elle la fidèle manifestation de la substance de l’acte ou est-elle un travestissement auquel il ne faut pas se fier ?
6Dès qu’il est saisi d’un recours contre un acte, le juge doit se prononcer sur sa recevabilité. Pour ce faire, il examine l’acte pour savoir s’il fait grief et se trouve donc confronté en premier lieu à son apparence.
7Les actes internes à l’administration d’une part et les actes relevant du droit “souple” ou “mou” d’autre part, peuvent, par leur apparence, souvent laisser croire à des actes en marge de la normativité classique et qui, dès lors, ne font pas nécessairement grief. Le juge va rechercher si cette apparence révèle ou masque une réalité susceptible de lui permettre de se prononcer3. Traditionnellement, le juge se réfère à la normativité de l’acte. Si l’apparence de l’acte la délivre, il n’existe pas de difficultés pour le juge, il l’acceptera et s’appuiera sur elle pour statuer. Au contraire, lorsque cette normativité est masquée par l’apparence ou semble absente, le juge tentera de la mettre en évidence. Il cherche aussi, pour identifier un acte faisant grief à déceler de l’impérativité. L’impérativité, que revèle l’apparence, est une des techniques lui permettant aussi d’identifier un acte faisant grief.
8L’apparence a donc un rôle, une influence sur l’analyse que fait le juge lorsqu’il doit se prononcer sur un acte à l’occasion d’un recours. A un premier stade de son raisonnement, il saisit cette apparence (I). Elle constitue le point de départ de son analyse. A un second stade, très souvent le juge s’efforce de la dépasser pour mettre en évidence, même artificiellement, une réalité qui lui permettra de statuer sur l’espèce (II)
I – L’APPARENCE DE L’ACTE SAISIE PAR LE JUGE
9L’apparence de l’acte peut être différente selon la nature des actes en question (A) et semble tout à fait déterminante pour le juge, administratif, notamment. En effet, c’est l’élément premier à partir duquel il pourra apprécier l’éventuelle recevabilité du recours (B).
A – L’apparence de l’acte : des manifestations variées
10La manière dont l’acte apparaît au juge n’est pas la même selon qu’il s’agit d’actes considérés comme relevant des formes traditionnelles du droit (1) ou du droit dit “mou” (2).
1) L’apparence des actes dits classiques
11Il n’existe – semble t-il – pas de difficultés pour les actes tels que les règlements, les décisions individuelles, voire les décisions d’espèce de facture classique : ils sont incontestablement normateurs. Apparence et réalité coïncident. Le juge les appréhende directement comme des actes susceptibles de recours.
12La question est plus délicate pour les actes relevant de l’administration interne, à savoir les directives, circulaires et mesures d’ordre intérieur. En effet, compétent à l’égard des décisions donc des actes normateurs, ceux qui ne le sont pas par principe4, lui apparaissent a priori comme insusceptibles de recours.
13Les directives, élaborées par l’administration dans le cadre de son pouvoir discrétionnaire, fixent des orientations pour son action. Leur apparence conduit le juge à rejeter le recours dirigé contre elles : il estime qu’elles ne sont pas réglementaires, ne créent pas de droit, pas de règles nouvelles. Selon lui, elles ne sont pas porteuses de normativité directe. Par contre, dans la mesure où elles permettent à l’administration de déterminer une ligne de conduite, elles servent de fondement à des décisions individuelles, actes normateurs. Le juge accepte donc un recours indirect par la voie de l’exception d’illégalité5 et ne reconnaît, derrière le voile de l’apparence, qu’une éventuelle normativité par “ricochet”.
14Les circulaires quant à elles permettent aux supérieurs hiérarchiques de donner à leurs subordonnés les indications nécessaires à l’organisation et au fonctionnement du service ; elles indiquent la manière dont un texte doit être appliqué. La circulaire n’a pas pour fonction de créer du droit mais permet de le comprendre. Elles a donc l’apparence d’un acte non normateur à l’égard duquel le juge ne reconnaît pas le recours. Si le juge administratif saisit cette apparente absence de normativité, il a rapidement fait prévaloir que dans certaines hypothèses, cette apparence n’était que factice et masquait en réalité un acte susceptible de recours6. Les mesures d’ordre intérieur, ainsi que l’indique leur appellation, concernent le fonctionnement interne d’une administration. A la différence des directives et circulaires qui sont toujours générales, elles ont donc, le plus souvent, une dimension individuelle. Elles concernent les rapports entre l’administration et son personnel, ses usagers et trouvent un terrain de prédilection dans les domaines où le pouvoir disciplinaire a à s’exercer (on le sait, dans les services de l’administration pénitentiaire, de l’éducation nationale ou l’armée). Le juge prend ici encore l’apparence en compte. Saisi de recours contre de telles mesures, il les juge irrecevables en raison de leur champ d’application, purement interne au service visé. Pourtant, comme nous l’étudierons, depuis une vingtaine d’années, il rationalise cette apparence et accepte le recours contre des mesures qui ont des conséquences importantes, en termes de droits et libertés, à l’égard de leurs destinataires. Contrairement à ce qu’il en est des directives et circulaires, le juge ne cherche pas à démasquer un contenu qui ne correspondrait pas à l’apparence mais à relativiser cette dernière. Le fait que des actes touchent seulement l’ordre intérieur d’une administration, ne doit pas empêcher d’en connaître s’ils ont des effets néfastes pour les personnes visées.
15Ainsi, l’apparence de certains actes ne permet pas, semble t-il, au juge de se prononcer à leur égard. Ils se situent pourtant aux côtés d’actes porteurs d’une normativité incontestable et en sont souvent le complément.
16Au-delà le juge est confronté à d’autres actes dont l’apparence immédiate les situe véritablement en marge de la normativité classique.
2) L’apparence des actes du droit dit “mou”
17Comme le rappelle C. Thibierge “apparu à l’origine en droit international public, [le droit mou] se manifeste désormais dans tous les ordres juridiques… et dans presque toutes les branches du droit… la question posée par ces instruments de droit mou paraît fondamentale : font-ils partie du droit ?... le droit mou ne serait pas du vrai droit. Il lui manquerait la vigueur… qui caractérise le juridique dans nos esprits”7.
18En effet, les actes relevant de ce droit mou ne peuvent être classés dans les catégories classiques et ont donc une apparence embarrassante pour le juge puisqu’elle ne semble pas lui permettre, a priori, de connaître du recours intenté contre eux. De plus, ils sont d’une très grande variété et ne se présentent pas tous de la même manière.
19Il s’agit d’abord des multiples décisions prises dans le cadre de la régulation, élaborées par des autorités administratives indépendantes comme des mises au point, des notes, des recommandations, recommandations de bonnes pratiques… Destinés à orienter le comportement des acteurs du secteur qu’elles contrôlent, ces actes n’apparaissent pas d’emblée comme normateurs ou pouvant avoir des effets importants sur leurs destinataires, justifiant la recevabilité du recours.
20Il existe ensuite toute une série d’actes qui peuvent être qualifiés de prévisionnels ou prospectifs tels que des cartes (scolaires, sanitaires…), schémas (schémas directeurs d’aménagement et d’urbanisme, d’aménagement et de gestion de l’eau…). Ce sont, comme le rappelle notamment Jean-Marie Pontier, des instruments très souples permettant à l’administration de se fixer un horizon non contraignant8. Là encore, ils ne sont pas décisionnels, ils n’ont pas d’autorité juridique en tant que tels. Le juge, comme nous l’étudierons, ne pourra pas connaître du recours exercé directement contre ces actes.
21La normalisation technique est aussi gênante pour le juge. Il semble incontestable, comme l’indique d’ailleurs son nom, qu’il s’agit de norme. Pour autant se pose la question de sa juridicité. Les normes techniques sont élaborées en fonction des données de la science et fixent des standards à respecter, un modèle à observer. Selon le décret du 26 janvier 1984 fixant le statut de la normalisation, cette dernière “a pour objet de fournir des documents de référence comportant des solutions à des problèmes techniques et commerciaux concernant les produits, biens et services qui se posent de façon répétée dans des relations entre partenaires économiques, scientifiques, techniques et sociaux”9. Le juge se trouve donc confronté à un acte qui n’a apparemment qu’une valeur technique. Pourtant, il va, en se référant au caractère obligatoire ou facultatif de ces documents, rejeter, le plus souvent, cette apparence et leur conférer une valeur juridique, de manière à pouvoir, sur leurs fondements, sanctionner certains comportements qui ne leur sont pas conformes.
22Ainsi, l’apparence de l’acte, selon les cas, permet au juge de statuer d’emblée sur le litige, ou doit, au contraire, être préalablement interprétée. Elle sert donc à l’examen de la recevabilité des recours.
B – L’apparence de l’acte : un élément au service de l’examen de la recevabilité des recours
23L’apparence est en quelque sorte, comme nous l’avons souligné, la manifestation extérieure de l’acte. Elle est susceptible d’interprétation par le juge (1). Elle est dévoilée soit par la dénomination de l’acte, soit par la manière dont il est rédigé (2).
1) L’apparence de l’acte : un élément susceptible d’interprétation
24L’apparence est le premier élément que le juge perçoit lorsqu’il est saisi d’un recours. Elle lui permet de déterminer a priori s’il peut ou non connaître du litige. La manière dont le juge appréhende l’apparence de l’acte semble donc essentielle. Dans la mesure où il s’agit de l’aspect extérieur de l’acte, elle est susceptible d’interprétation. Le juge va apprécier subjectivement l’apparence de l’acte, selon les circonstances, en fonction de sa volonté ou de son absence de volonté de statuer sur l’espèce. Il va s’attacher à une apparence susceptible de justifier sa position quant à la recevabilité du recours dont il est saisi.
25Si l’acte apparaît normateur, le juge s’en contentera dans la mesure où il est susceptible de recours. Pour autant le juge ne cherche pas nécessairement une apparence normative. Il lui suffit, pour pouvoir statuer, que l’acte fasse grief. Dès lors, il s’efforcera, à partir de l’apparence, de montrer que tel est le cas. Or, le caractère d’acte faisant grief est plus large que celui d’acte normateur. En effet, il n’existe pas de coïncidence absolue entre normativité et acte faisant grief. Si tout acte normateur, dans la mesure où il affecte l’ordre juridique, crée du droit, fait grief, un acte peut faire grief sans être normateur10. Cela laisse au juge une marge de manœuvre importante pour déceler, à partir de son apparence, un acte sur lequel il peut se prononcer. D’ailleurs, sous couvert d’appréhender l’apparence d’un acte, le juge recherche en fait parfois l’intention de l’auteur de l’acte. Tel est le cas nous semble t-il en ce qui concerne les circulaires depuis la jurisprudence Duvignères du 18 décembre 2002. En effet, en retenant le fait que la circulaire est rédigée ou non de manière impérative, le juge s’attache en réalité à l’autorité que l’auteur a voulu conférer à son acte11.
26Quoiqu’il en soit, même s’il s’en détache, l’apparence reste un élément essentiel au service de l’examen de la recevabilité du recours.
27L’apparence saisie par le juge renvoie tantôt à la dénomination de l’acte, tantôt à la manière dont il est rédigé.
2) L’apparence dévoilée par la dénomination ou la rédaction de l’acte
28La dénomination de l’acte ou la façon dont il est rédigé, dont la norme est formulée sont les premiers indicateurs de sa nature pour le juge saisi d’un recours.
29Il est plutôt rare que le juge s’en tienne à la qualification de l’acte. Cela le conduirait à adopter une attitude systématique et à conclure a priori et automatiquement à la recevabilité ou au rejet du recours. Dans certaines hypothèses cependant il s’attachera à cette dénomination. Ainsi, est-ce parfois le cas pour des rapports annexés à une loi. Dans deux espèces du 5 mars 1999 il a estimé que leur contenu n’était pas normatif. Dans le premier cas, il s’agissait de remettre en cause l’éventuelle illégalité d’un décret d’application de la loi du 10 juillet 1989 d’orientation sur l’éducation, en invoquant le rapport annexé à cette dernière. Plutôt que de se fonder sur le fond des dispositions, le juge s’en tient à l’apparence, c’est-à-dire au fait qu’est en cause un simple rapport ; de plus, ni les travaux préparatoires, ni la procédure suivie n’ont entendu lui conférer une quelconque valeur. Dans le second cas, un rapport annexé à la loi de financement de la sécurité sociale était invoqué en faveur de l’illégalité d’un décret. Selon le commissaire du gouvernement ce rapport avait une valeur législative dans la mesure où il avait été approuvé, en cours de procédure, par le Parlement et une valeur normative puisque ses dispositions étaient très précises. Pourtant, le juge lui dénie une telle portée et rejette le moyen12. Comme le souligne R. Libchaber “le Conseil d’Etat choisit de priver les rapports annexés de toute valeur normative pour eux-mêmes c’est-à-dire au seul prétexte qu’ils ont la nature de rapports. Ils se trouvent ainsi dépourvus de charge normative par étiquette… le Conseil d’Etat stigmatise donc leur qualité même d’annexe à la loi”13. Mais, s’abriter derrière l’apparence résultant de l’appellation même de l’acte pour rejeter le recours peut s’avérer hypocrite et révéler une attitude d’opportunité du juge. Lorsqu’il ne souhaite pas analyser plus avant l’acte qui lui est soumis, il lui suffit de s’appuyer sur sa présentation, sa manifestation première pour l’écarter14.
30Le plus souvent, l’apparence de l’acte, saisie par le juge, découle de la manière dont il est rédigé. Ainsi, le juge utilise constamment des expressions telles que “[tel acte] se borne à résumer”, “contient des dispositions”, ou encore indique “que par leur formulation, les circulaires….”, “selon les termes mêmes de la circulaire”... Il est aisé d’interpréter, dans le sens souhaité, les formulations utilisées par l’auteur de tel ou tel acte. Ici, l’apparence reçue par le juge n’est plus vraiment l’apparence première qui peut le conduire, on l’a remarqué, à un refus ou une admission des recours en fonction de la catégorie d’actes en cause. C’est en quelque sorte une apparence de second niveau qui donne au juge la possibilité de mener sa politique jurisprudentielle ; elle lui permet de considérer, par exemple, que telle circulaire est interprétative alors qu’elle crée du droit, dans le but de la laisser en vigueur, parce qu’elle comble un vide juridique en palliant l’absence de pouvoir réglementaire des ministres notamment15. Mais la rédaction de l’acte est aussi un prétexte pour connaître du recours lorsqu’il en a l’intention.
31Qu’il le fasse plus ou moins directement, le juge interprète l’apparence de l’acte qui lui est déféré. Délivrée par sa qualification ou la manière dont il est rédigé, elle est en fait un élément instrumentalisé par le juge : elle lui sert à justifier la recevabilité - ou l’absence de recevabilité du recours. Si elle permet de satisfaire ses intentions, il l’acceptera telle quelle ; à défaut, il tentera de la dépasser.
II – L’APPARENCE DE L’ACTE DÉPASSÉE PAR LE JUGE
32Le juge, pour pouvoir se prononcer sur le sort de l’acte dont il est saisi, va souvent vouloir aller au-delà de ses apparences. Ce dépassement se manifeste de différentes manières (A). Une telle attitude conduit à s’interroger sur le fait de savoir si la réalité normative de l’acte est alors révélée (B).
A – Les manifestations du dépassement de l’apparence par le juge
33Pour les actes de portée générale, le juge s’attache à mettre en évidence leur caractère réglementaire ou impératif (1). Pour les mesures d’ordre intérieur, il tend à dégager les effets de celles-ci sur leurs destinataires (2).
1) La mise en évidence d’un caractère réglementaire ou impératif pour les actes de portée générale
34C’est à partir de 1954 pour les circulaires et de la célèbre jurisprudence Notre Dame du Kreisker que le juge administratif commence à dégager dans certaines hypothèses, des dispositions qui, au-delà de leur apparence non normative, ont en fait un caractère réglementaire. Dans ce cas, il est indifférent à la qualification de l’acte, et considère, à partir de la manière dont il est rédigé, qu’il ne se contente pas d’interpréter mais ajoute au droit existant. Le juge fait alors prévaloir le contenu de l’acte sur sa présentation extérieure. Quand il considère qu’il modifie l’ordonnancement juridique, contrairement à ce que pouvait laisser supposer de prime abord son apparence, le juge peut connaître du recours. La circulaire est assimilée à un véritable règlement et contrôlée comme tel16.
35Le juge a transposé ce raisonnement pour des recommandations émanant d’autorités administratives indépendantes comme celles de la CNIL ou de la CNCL17. Le juge, s’agissant de cette dernière précise que la disposition contestée pose des règles nouvelles en ce qu’elle étend des dispositions réglementaires existantes à de nouvelles situations.
36Précisément, le caractère réglementaire résulte parfois non pas du contenu intrinsèque de la décision litigieuse, mais de son lien à un acte qui revêt cette nature. Le Conseil d’Etat a, par exemple, admis implicitement la recevabilité du recours dirigé contre un engagement professionnel auquel se rapporte un arrêté ministériel ; même si les deux actes sont dissociables dans leur forme, leur objet et leur portée, le juge les assimile indirectement. L’engagement a été en quelque sorte incorporé à l’arrêté qui s’y référait18. Pour admettre le recours des tiers contre cet acte, le juge a dû dépasser son apparence contractuelle pour le rattacher coûte que coûte à un texte réglementaire19.
37Il en va différemment des actes dits prévisionnels de l’administration. A priori, leur apparence ne laisse pas de doute, ils ne sont pas décisionnels et par conséquent insusceptibles de recours directs. Le juge dispose de moyens très limités pour passer outre cet obstacle : il peut, soit, sanctionner les décisions prises sur leur fondement qui n’y seraient pas compatibles, soit s’intéresser au texte qui les adopte ou les approuve qui est souvent de nature réglementaire et sanctionner alors en réalité ce dernier20.
38Le juge va donc souvent au-delà de l’apparence d’un acte ne faisant a priori pas grief en le reliant de manière plus ou moins artificielle à une réalité réglementaire qui lui permettra de statuer. Pour G. Timsit, il s’agit dans tous les cas, “d’un mécanisme d’impérativisation de la norme”21.
39Mais l’impérativité se situe au-delà du caractère réglementaire. Le juge recherche donc aussi directement l’impérativité derrière l’apparence de certains actes, sans passer par la quête d’un quelconque règlement.
40De cette manière, le juge administratif peut connaître d’un nombre important d’actes dans le cadre d’un recours en annulation. Ainsi, depuis la décision Duvignères de 2002 le juge, saisi d’une circulaire, recherche si elle comporte des dispositions impératives qui selon lui font grief. Il étend le champ des circulaires susceptibles de recours. Il ne recherche plus seulement la réalité d’une modification de l’ordre juridique comme en 1954 ; une interprétation, si elle est impérative, suffit pour qu’il puisse se prononcer22.
41Cette solution a été transposée aux recommandations de bonnes pratiques en matière médicale édictées par la Haute Autorité de Santé dans la décision du Conseil d’Etat du 26 septembre 2005 Conseil National de l’Ordre des médecins23. Celle-ci appelle plusieurs remarques. D’abord, le juge prend ici explicitement pour point de départ de sa solution l’apparence de l’acte résultant de la manière dont il est rédigé. Naturellement, comme nous l’avons souligné, cela lui permet d’interpréter et de conclure à une formulation impérative ou non selon son intention d’accepter ou de refuser le recours. Il peut donc dépasser l’apparence tout en prétextant se fonder sur elle. Ensuite, en utilisant le critère de l’impérativité et en reproduisant sa jurisprudence récente sur les circulaires, il choisit de ne pas considérer, même indirectement, ces recommandations comme réglementaires ; or, elles font pourtant l’objet d’une homologation ministérielle24. Il adopte une perspective large qui pourra lui permettre d’inclure à terme d’autres recommandations de bonnes pratiques, même non soumises à homologation, dans la catégorie des actes faisant grief25.
42Le juge en cherchant à démontrer qu’un acte en dépit de ses apparences est impératif, peut aussi sanctionner un comportement qui ne lui serait pas conforme. Il annulera une opération, un acte pris en méconnaissance d’un acte impératif. Il a statué en ce sens par exemple suite à la violation d’une recommandation du Conseil supérieur de l’audiovisuel26.
43Le juge judiciaire, plus indirectement s’efforce aussi de dépasser l’apparence parfois gênante des normes techniques en cherchant à les rattacher à l’impérativité. Lorsqu’elles sont d’application facultative, pour pouvoir engager la responsabilité d’un professionnel, qui ne les respecte pas, il les lie à l’obligation générale de prudence et de diligence contenue aux articles 1382 et 1383 du Code Civil ou se réfère aux règles de l’art27. Le juge tend à intégrer à tout prix le droit mou dont il ne peut connaître au sein du droit dur.
44Finalement, comme le souligne G. Timsit, “La loi, les textes réglementaires ou la pratique peuvent bien user de dénominations qui semblent désigner des actes à caractère non-obligatoire ; le juge quant à lui recherche si de telles appellations ne recouvrent pas des dispositions ou des processus impératifs s’imposant aux administrés”28.
45Pour les mesures d’ordre intérieur dont l’apparence laisse aussi supposer qu’elles sont insusceptibles de recours, le juge prend en compte ses effets sur leurs destinataires.
2) L’attachement aux effets de la mesure sur le destinataire pour les mesures d’ordre intérieur
46Une mesure qui concerne l’organisation et le fonctionnement interne de certaines administrations est a priori une mesure d’ordre intérieur insusceptible de recours29. Le juge va parfois tenter de dépasser cette apparence en démontrant que l’acte, s’il concerne l’enceinte d’un établissement en particulier, a des répercussions importantes pour son destinataire et mérite donc que l’on statue sur sa légalité. Il ne renie pas totalement l’apparence, la mesure est effectivement interne à un service, mais il estime qu’elle ne justifie pas l’impossibilité de se prévaloir de l’acte.
47Le raisonnement qui l’a conduit à se détacher du caractère a priori purement interne des mesures d’ordre intérieur s’est progressivement enrichi.
48Le juge a d’abord commencé, au cas par cas, à prendre en compte d’éventuels effets de la mesure sur la situation de l’intéressé. A ce titre, il a mis fin à sa jurisprudence antérieure relative aux notes des fonctionnaires en admettant depuis la décision de Section Camara de 1962 le recours contre elles dans la mesure où elles peuvent affecter la carrière du fonctionnaire visé. Il en est de même pour une décision portant atteinte au statut de l’élève depuis notamment la décision du Conseil d’Etat Section du 1er. 04.1977 Epoux Deleersnyder.
49A partir de 1992 et de l’arrêt Kherouaa, le règlement intérieur d’un établissement scolaire et les décisions individuelles prises en application seront susceptibles de recours lorsqu’elles affectent la liberté (en l’occurrence de croyance) des élèves30.
50Le juge a ensuite progressivement systématisé ses solutions à partir des arrêts Hardouin et Marie de 1995 en mettant en évidence que certains actes, bien qu’internes au service concerné, font grief aux intéressés en ce qu’ils ont des conséquences juridiques à leur égard. Le Commissaire du gouvernement P. Frydman préconisait cette solution pour mettre fin “à la fiction jusqu’ici délibérément entretenue par la jurisprudence”31. Celles-ci s’apprécient en termes d’atteinte aux libertés et à la situation statutaire de la personne concernée.
51Le juge réserve, semble t-il, un sort un peu particulier aux mesures pénitentiaires. Il a dans ce domaine véritablement affiné les critères qui lui permettent d’y déceler, au-delà du caractère interne de ces actes, des décisions susceptibles de recours. Déjà dans l’arrêt de 1995 Marie le juge se réfère à la “nature et la gravité” de la mesure (une punition de cellule infligée à un détenu) pour accepter de l’examiner. Dans l’espèce Remli de 2003, il précise que ces deux éléments ne sont pas cumulatifs mais complémentaires et les conséquences matérielles de la décision peuvent suffire. Plus récemment enfin, dans trois espèces de décembre 2007 le Conseil d’Etat confirme et précise la jurisprudence de 1995. Si pour accepter le recours, le juge se fonde sur la nature de la mesure (disciplinaire, conservatoire…), ses effets sur la situation des détenus, il privilégie une approche concrète et plus seulement juridique pour son appréciation ; de plus, s’il exclut certaines catégories de mesures de la recevabilité du recours, c’est “sous réserve que ne soient pas en cause des libertés et des droits fondamentaux des détenus”32.
52Le juge en s’écartant de l’apparence de ce type d’actes tend, notamment sous l’influence de la Cour européenne des droits de l’Homme mais aussi des jurisprudences des pays étrangers, à assurer une protection croissante des administrés et particulièrement des détenus.
53La méthode utilisée par le juge pour dépasser l’apparence diffère de celle qu’il met œuvre pour les circulaires. Pour ces dernières, on le sait, il prend appui, même artificiellement, sur l’apparence de l’acte (sa rédaction) pour l’interpréter et admettre plus largement le recours. Pour les mesures d’ordre intérieur, il la délaisse ; il s’efforce de démontrer qu’au-delà du fait qu’elles produisent apparemment des effets minimes et purement internes à l’administration concernée, elles affectent en réalité leurs destinataires en modifiant leur situation, en atteignant leurs libertés.
54Le juge use donc de différentes méthodes pour négliger ou dépasser l’apparence d’un acte lorsqu’elle ne lui permet pas de statuer sur son sort. Il reste à déterminer s’il met parfois en évidence, même si telle n’est pas sa volonté première, une réalité normative.
B – Un dépassement révélateur d’une réalité normative ?
55Le juge, en voulant aller au-delà de l’apparence de l’acte pour connaître du recours révèle parfois sa réalité normative même indirecte et partielle (1). Cette attitude tend à se développer. Il existe, à travers la jurisprudence de ces dernières années, une volonté semble t-il croissante d’intégrer les actes de l’administration au sein de la normativité (2).
1) La révélation d’une réalité normative souvent indirecte et partielle
56Le juge, comme nous l’avons étudié, tente de mettre en évidence le caractère réglementaire ou impératif de certains actes afin de pouvoir statuer sur leur sort. Il peut ainsi laisser supposer qu’il découvre en eux de véritables normes.
57Dans la première hypothèse, le règlement étant par essence normatif, a priori la mise en exergue de la nature réglementaire de l’acte traduit sa normativité. Tel est incontestablement le cas pour les circulaires selon la jurisprudence Notre Dame du Kreisker. Le juge fait ici prévaloir leur réalité normative sur les faux-semblants. En revanche, lorsque le juge rattache l’acte à un règlement qui lui sert de fondement ou l’approuve par exemple, il se contente en fait de l’insérer dans un processus normatif sans mettre en avant une nature intrinsèquement normative. C’est le juge qui “fournit” à l’acte l’apparence de la normativité.
58Dans la seconde hypothèse, s’agissant de la référence à l’impératif, plusieurs éléments méritent l’attention.
59D’abord, la mise en évidence de la normativité n’est que médiate et partielle dans la mesure où il n’existe pas de coïncidence absolue avec l’impérativité. En effet, l’impératif semble dépasser la norme. Des circulaires, dont la formulation est impérative, ne sont pas nécessairement règlementaires. Si l’impérativité est parfois révélatrice d’une circulaire réglementaire - donc normative-, ce n’est pas toujours le cas. Il peut exister des circulaires interprétatives - donc non normatives - impératives qui seront susceptibles de recours, depuis la jurisprudence Duvignères. A l’inverse, la normativité juridique n’est pas absorbée par l’impérativité. D’ailleurs, le juge s’y réfère seulement dans certaines hypothèses, principalement pour les actes de portée générale (à l’exclusion des mesures d’ordre intérieur notamment).
60Ensuite, la révélation de la normativité est aussi indirecte concernant la normalisation technique. C’est en se référant à des standards, on le sait, que le juge les rattache à des normes impératives. Rappelons qu’ici, il ne se situe pas du point de vue de la nature de l’acte, d’un contentieux de la légalité, mais de la recherche de responsabilité.
61Finalement, le recours à l’impérativité permet de dégager une réalité normative mais elle ne rend pas compte de toute cette réalité et la révèle dans la plupart des cas indirectement. On retrouve en fait ici la difficulté et les querelles doctrinales relatives à l’appréhension de l’impérativité dans ses rapports avec les normes juridiques. Le juge, logiquement, retient une conception purement contentieuse qui renvoie à la valeur de l’acte et non à son contenu33.
62La réalité normative mise en évidence par le juge s’avère donc en quelque sorte parfois biaisée et partielle. Pourtant, il a de plus en plus tendance à reproduire pour des actes dont il ne peut a priori connaître, le raisonnement qu’il effectue pour des actes incontestablement normateurs.
2) La volonté croissante d’intégration des actes au sein de la normativité
63S’il suffit au juge qu’un acte fasse grief, depuis quelques temps, il tente, de différentes manières, d’intégrer des actes apparemment non normateurs au sein des catégories classiques. Cette attitude est perceptible tant en ce qui concerne les circulaires et actes assimilés, que les mesures d’ordre intérieur.
64En premier lieu, l’évolution marquée par la jurisprudence Duvignères mérite l’attention. Certes le juge peut recevoir le recours contre une circulaire simplement interprétative et non normative. Mais cette décision témoigne pourtant paradoxalement de la volonté de faire ressortir la “coloration normative” des circulaires. D’abord, en posant ce nouveau critère de l’impérativité le juge, contrairement à ce qu’il en était en 1954, opère de la même façon que pour un acte incontestablement normateur : la recevabilité du recours ne découle plus de l’examen au fond de la circulaire34. Ensuite et surtout, en acceptant de connaître du recours contre des circulaires interprétatives et de contrôler leur légalité, il admet, même implicitement, qu’elles ont une force juridique non négligeable. Même si elles ne sont pas en elles-mêmes normatives, elles sont toutefois insérées dans une “chaîne de normativité” ; le juge met en évidence leur proximité avec la normativité35, en particulier dans la mesure où il vérifie la conformité de l’interprétation au regard non seulement de la norme interprétée mais aussi de l’ensemble de la pyramide des normes36. Naturellement, la mise en évidence de cette contiguïté des circulaires interprétatives avec la réalité normative connaît certaines limites. En pratique, le juge ne met pas systématiquement en œuvre la décision Duvignères et continue parfois de se référer à celle de 1954 et au caractère non réglementaire de la circulaire pour rejeter le recours37.
65En second lieu, le juge montre parfois plus directement sa volonté d’intégrer certains actes dont l’apparence peut être embarrassante pour lui, au sein de la normativité. Le glissement sémantique qu’il a récemment opéré concernant le recours contre des mesures d’ordre intérieur est à cet égard tout à fait significatif. En effet, dans les espèces Marie et Hardouin, le Conseil d’Etat considérait qu’il s’agissait d’actes “faisant grief”. Or, depuis les arrêts de décembre 2007 Boussouar et Planchenault, le juge estime que sont en cause “des actes administratifs susceptibles de recours pour excès de pouvoir”. Comme le souligne en particulier D. Costa, “ces arrêts ont le mérite d’abandonner la référence à l’acte faisant grief… introduisant une regrettable confusion entre recevabilité à raison de l’acte (caractère décisoire) et recevabilité à raison du requérant”38. Ce glissement de vocabulaire ne témoigne t-il pas d’une modification plus substantielle ? Le juge va véritablement au-delà de l’apparence de ces actes : leurs effets ne sont, semble-t-il plus seulement constitutifs de leur nature d’actes faisant grief mais paraissent leur conférer un caractère intrinsèquement décisoire...
66Le juge se prononce sur la recevabilité du recours contre un acte à partir de son apparence. S’il peut s’en tenir à cette dernière, il se situe souvent au-delà pour considérer que l’acte fait grief.
67Le caractère d’acte faisant grief plus large que celui d’acte normateur lui suffit pour statuer ; le juge s’efforce pourtant, comme nous venons de le souligner, de déceler des propriétés normatives pour des actes dont l’apparence laisse supposer qu’ils ne les possèdent pas39. Le juge, en voulant se rallier aux catégories classiques de l’acte joue en permanence et simultanément avec son apparence et sa réalité. Tantôt il existe de fait une dissociation entre les deux : le juge ne fait alors que mettre en évidence une réalité normative masquée par une apparence trompeuse.
68Tantôt l’acte relève, comme son apparence le laisse supposer, d’une réalité en quelque sorte “atypique”, il ne relève pas des catégories traditionnelles. Le juge parvient alors à dégager, au prix d’un artifice, un lien avec une substance normative classique. La dissociation entre le “paraître” et “l’être” de l’acte n’est-elle pas, dans ce cas, le fruit de son analyse ?...
Notes de bas de page
1 A. FRANCE Le petit Pierre 1918 p. 9.
2 Se référer sur ce point à l’intervention de F. CROUZATIER-DURAND.
3 Se référer sur ce point à l’intervention d’O. Le Bot.
4 Puisque la Constitution ne reconnaît aucun pouvoir réglementaire aux ministres.
5 Sur cette question, voir CE S 11.12.1970 Crédit foncier de France / demoiselle Gaupillat : “la commission s’est référée aux normes contenues dans une de ses propres directives, par lesquelles elle entendait, sans renoncer à son pouvoir d’appréciation… sans édicter aucune condition nouvelle à l’octroi de l’allocation dont s’agit, définir des orientations générales en vue de diriger les interventions du fonds”. Voir aussi CE S 29.06.1973 Société géa : “que si sa légalité peut être discutée à l’occasion d’un litige contre une décision individuelle qui s’y référerait, une telle délibération n’est pas susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir ; ces directives qui n’avaient aucun caractère réglementaire ne modifiaient pas par elles-mêmes la situation juridique des intéressés”. CE 18.10.1991 Union nationale de la propriété immobilière.
6 CE Ass. 29.01.1954 Institution Notre Dame du Kreisker : “le ministre de l’Education nationale ne s’est pas borné à interpréter les textes en vigueur, mais a, dans les dispositions attaquées, fixé des règles nouvelles relatives à la commission des dossiers de ces demandes de subvention”.
7 C. THIBIERGE, “Le droit souple : réflexions sur les textures du droit”, RTD. Civ 2003 p. 599 et suivantes.
8 J.-M. PONTIER “Les instruments prévisionnels non décisionnels de l’action administrative”, D. 1997 p. 379.
9 Article 1er du décret. Selon une définition communautaire et internationale, il s’agit d’une “spécification technique ou autre document accessible au public, établi avec la coopération et le consensus ou l’approbation générale de toutes les parties intéréssées, fondée sur les résultats conjugués de la science, de la technologie et de l’expérience, visant à l’avantage optimal de la communauté dans son ensemble et approuvé par un organisme qualifié sur le plan national, régional ou international”. Sur cette question, voir notamment les articles de L. Boy “La valeur juridique de la normalisation” in Les transformations de la régulation juridique et la production du droit et M. LANORD “La norme technique et le droit : à la recherche de critères objectifs”, RRJ 2005-2 p. 619 et suivantes.
10 Voir notamment M. Hecquard-Théron, “Que reste t-il de l’ordre intérieur ?” in Regards critiques sur quelques révolutions récentes du droit, Presses universitaires des sciences sociales de Toulouse, 2005, Tome I p. 284
11 Voir notamment le commentaire des auteurs des Grands arrêts de la jurisprudence administrative, 16ème édition, dalloz, p. 900
12 voir CE Ass. 5 mars 1999 Confédération nationale des groupe autonomes de l’enseignement public AJDA 1999 p. 420 : “Considérant, il est vrai, que le ministre de l’Education nationale invoque, au soutien des dispositions du décret attaqué, les termes précités du rapport annexé à la loi du 10 juillet 1989 ; Mais considérant qu’ainsi d’ailleurs que le confirment les débats parlementaires ayant précédé l’adoption de la loi du 10 juillet 1989, le rapport annexé à celle-ci n’est pas revêtu de la valeur normative qui s’attache aux dispositions de la loi ; qu’ainsi les mentions de ce rapport ne peuvent être regardées comme conférant un fondement légal aux dispositions réglementaires contestées” ; Voir dans le même sens CE 5 Mars 1999 M. Rouquette, Mme lipietz RFDA 1999 p. 370 conclusions Maugue.
13 R. LIBCHABER “la distinction du normatif et du non-normatif”, RTD Civ p. 730-731
14 Ainsi, comme le soulignent notamment D. DE BÉCHILLON et Ph. TERNEYRE, dans le cas du rapport annexé à la loi de financement de la sécurité sociale, le Conseil d’Etat ne pouvant écarter ce dernier comme illicite, il a préféré le considérer comme non normatif et l’écarter : RFDA 1999 p. 359 et suivantes.
15 Voir par exemple CE 10.05.1996 Fédération nationale des travaux publics : “qu’il ressort de ces termes mêmes que les mentions relatives au “critère additionnel” qui pourraient être insérées dans les appels d’offres et dans les marchés publics, constituent une simple déclaration d’intentions, destinée à marquer l’intérêt porté par les cocontractants aux questions relatives à l’emploi et à la formation professionnelle, sans que cette déclaration d’intentions puisse constituer un critère de choix qui se substituerait aux critères réglementaires des articles 97 et 300 du code des marchés publics, ou même se bornerait à compléter ces critères réglementaires ; Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que la circulaire interministérielle du 29 décembre 1993 est dépourvue de toute valeur réglementaire et ne fait pas grief ; que, par suite, les conclusions de la requête de la Fédération nationale des travaux publics et de la Fédération nationale du bâtiment tendant à l’annulation de cette circulaire ne sont pas recevables”.
16 Cf CE Ass. 29.01.1954 précité et par exemple CE 29.12.2000 Syndicat Sud travail : “Considérant que les dispositions du chapitre 2 soumettent à une procédure de contrôle les réponses à des demandes de renseignements émanant de journalistes ainsi que les publications d’articles ou d’ouvrages par les agents ; que ces dispositions relatives à l’organisation du service ont un caractère réglementaire et sont susceptibles de porter atteinte aux droits des agents ; que, par suite, le syndicat requérant est recevable à en demander l’annulation”.
17 Voir respectivement : a contrario pour une recommandation de la CNIL, CE 27.09.1989 SA Chopin/Commission nationale de l’informatique et des libertés “considérant que la délibération… portant recommandation relative à l’utilisation par les candidats aux élections politiques… de fichiers… en vue de l’envoi de propagande et de la recherche de financement se borne, après avoir rappelé les dispositions législatives applicables à donner une interprétation de l’article 44 de la loi du 6 janvier 1978… que dans ces conditions cette délibération ne constituant pas une décision administrative faisant grief n’est pas susceptible d’être déférée au juge de l’excès de pouvoir”. Il convient ici de rappeler par ailleurs que la loi confie aussi directement un pouvoir réglementaire à la CNIL. Lorsqu’elle use de ce pouvoir, le juge admet le recours pour excès de pouvoir contre ses délibérations : CE Ass 12 mars 1982 Confédération générale du travail Pour une recommandation de la CNCL, cf. CE 16.11.1990 SA La Cinq “considérant qu’en définissant l’œuvre de première diffusion en France… la commission a fixé des règles nouvelles ayant pour effet d’étendre… l’une des dispositions de l’article 6 du décret… en décidant que pouvaient être qualifiées de première œuvre française… la commission a édicté une disposition de caractère réglementaire”.
18 Voir sur ce point G. TIMSIT in Archipel de la norme, PUF 1898, à propos de l’arrêt du CE S 2.03 1973 Syndicat national du commerce en gros des équipements, pièces pour véhicules et outillages in Archipel de la norme p. 168. Voir aussi les conclusions G. Braibant et note Ch.-L. VIER AJDA 1973. Comme le souligne ce dernier, “l’important est ici l’admission implicite de la recevabilité de la partie du recours dirigée contre l’engagement professionnel. Le juge a ainsi assimilé ce document aux mesures réglementaires de fixation des prix alors que sa nature était incertaine…”.
19 Il est à noter que ce mécanisme d’incorporation ici effectué par le juge est parfois opéré directement par les textes : ainsi, une norme technique qui a priori n’a pas de valeur juridique certaine pour le juge, en acquière une, lorsqu’elle est rendue d’application obligatoire par décret ou arrêté. Elle emprunte alors bien la valeur juridique qui s’attache au texte qui la rend obligatoire, même si ce n’est pas le fait du juge. La norme technique est alors dans ces cas un acte administratif. Voir notamment L. BOY et M. LANORD précitées.
20 A contrario, ils n’ont pour le juge aucune valeur juridique propre. Cf. J.-M. PONTIER, article précité p. 381 et par exemple CE 27.01.1995 Sourine : “des projet de modification partielle du schéma directeur de la région Ile de France… qui ne sont pas annexés au décret… sont dépourvus de valeur juridique”.
21 G. TIMSIT, Archipel de la norme précité. L’auteur résume le rattachement à un règlement de la manière suivante : “[certaines activités incombant à l’administration] sont réglementaires et ont un caractère obligatoire alors même que le cadre (contractuel) dans lequel elles s’inscrivent, le contenu (dérogatoire) qui est le leur ou leur dénomination (anodine) qu’elles portent eurent pu faire penser le contraire” p. 170.
22 Sur ce point : J.-F. LACHAUME, H. PAULIAT soulignent d’ailleurs que “le nouveau critère englobe donc l’ancien tenant au caractère réglementaire de la disposition, mais l’élargit aux hypothèses où l’interprétation est univoque”. Droit administratif - Les grandes décisions PUF p. 231.
23 “Si les recommandations de bonnes pratiques… n’ont pas, en principe, même après leur homologation par le ministre chargé de la santé, le caractère de décision faisant grief, elles doivent toutefois être regardées comme ayant un tel caractère, tout comme le refus de les retirer, lorsque elles sont rédigées de façon impérative”.
24 D’ailleurs si le Conseil d’Etat a pu, antérieurement, reconnaître une valeur réglementaire à certaines recommandations édictées par des autorités administratives indépendantes, il a toujours appliqué en réalité sa jurisprudence sur les circulaires de 1954 qui opposait interprétation et fixation de règles nouvelles. Voir sur ce point la jurisprudence précitée.
25 Il existe en effet une diversité de recommandations de bonnes pratiques en matière médicale, pharmaceutique dont certaines, si elles ne portent pas sur les choix thérapeutiques pourront être considérées par le juge comme impératives. Voir sur cette question notamment note J.-P. MARKUS sous CE 21.12.2005 Conseil national de l’ordre des médecins AJDA 2006 p. 309-310 notamment.
26 Concernant la recommandation du CSA, voir CE 7.05.1993 Lallemand : “considérant que ces dispositions législatives ainsi que les recommandations formulées par le CSA pour préciser leur application imposaient à Radio Free Dom de traiter de manière équitable dans leur accès à l’antenne les différentes listes en présence pour les élections régionales… radio free dom a méconnu les obligations qui s’imposaient à elles”. Dans la même perspective, avant de les assimiler à des circulaires, le juge administratif a estimé en les intégrant aux données de la science, que les recommandations de bonnes pratiques s’imposaient aux professionnels ; au plan disciplinaire, un médecin s’est vu reproché de ne pas les avoir suivies : CE 12.01.2005 Kerkérian “la section des assurances sociales du conseil national de l'ordre des médecins a pu, sans commettre d'erreur de droit, estimer que M. X n'avait pas tenu compte pour dispenser ses soins à ses patients des données acquises de la science, telles qu'elles résultent notamment des recommandations de bonnes pratiques élaborées par l'agence nationale pour le développement de l'évaluation en médecine puis par l'agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé, en s'abstenant de prescrire le dépistage systématique du cancer du col utérin chez ses patientes âgées de 25 à 65 ans et le renouvellement tous les trois ans de cet examen, et qu'il avait ainsi méconnu les dispositions des articles 8 et 32 du code de déontologie… Considérant que la section des assurances sociales du conseil national de l'ordre des médecins, qui n'était pas tenue de rechercher si les manquements à la nomenclature générale des actes professionnels reprochés à M. X présentaient ou non un caractère intentionnel, a pu juger, sans commettre d'erreur de droit, que ces manquements pouvaient constituer des fautes de nature à justifier une sanction disciplinaire” ; Voir sur ce point notamment C. MASCRE “La valeur juridique des recommandation en matière de santé au regard de la pratique médicale”, LPA 9.01.2007 no 7.
27 Voir par exemple CCass 3ème Chambre civile 4. 02. 1976 : elle a reconnu la responsabilité de GDF pour la mise en service d’un chauffe-eau défectueux pour non-respect d’une norme technique “qui, si elle n’avait pas à l’époque des faits de caractère réglementaire… constituait néanmoins l’expression des règles de l’art et de sécurité minimum qui s’imposaient à l’ensemble des professionnels”. Sur cette question, voir notamment L. BOY précitée. A ce titre A. Penneau s’interrogeait sur le fait de savoir si “le principe du caractère non obligatoire de ces normes n’est pas en voie d’être renversé et, si peu à peu, leur respect n’est pas devenu tant aux yeux des praticiens que des juges impératif”.
28 G. TIMSIT, L’archipel des normes, précité p. 167.
29 Cf l’adage de minimis non curat praetor.
30 Voir respectivement CE S 23 novembre 1962 Camara, AJDA 1962 p. 666 ; CE S. 1.04.1977 Epoux Delerrsnyder p. 173 et CE 2.11.1992 kherouaa RFDA 1993 p. 112 conclusions Kessler.
31 CE Ass 17.02.1995 Marie et Hardouin conclusions P. FRYDMAN Rec p. 82 et 85.
32 CE 30.07.2003 Remli AJDA p. 2090 note D. COSTA ; CE Ass. 14.12.2007 M. Planchenault et Garde des sceaux, ministre de la justice/ Boussouar, conclusions M. GUYOMAR RFDA 2008 p. 87, chronique J. BOUCHER et B. BOURGEOIS-MACHUREAU AJDA 2008 p. 128. Pour une application de ces solutions : CE 9.04.2008 Rogier, AJDA 2008 p. 1827 note D. COSTA : le changement d’affectation d’un détenu est considéré en l’espèce comme une mesure d’ordre intérieur et TA Toulouse 2.06.2008 M.R AJDA 2008 p. 1955 conclusions J.-C. TRUILHÉ : la rétention de la correspondance d’un détenu, n’est plus une mesure d’ordre intérieur en ce qu’elle constitue une atteinte à la liberté de correspondance.
33 Nous renvoyons sur cette question aux très nombreux travaux de la doctrine, notamment à H. CAPITANT L’impératif juridique, 1928 ; D. DE BÉCHILLON Qu’est-ce qu’une règle de droit ? O. Jacob 1997, et plus récemment à la thèse de C. GROULIER, Norme permissive et droit public, Thèse Limoges 2006.
34 Il devait en effet examiner le caractère de la circulaire avant de conclure à sa recevabilité. Voir sur ce point par exemple J. GUEZ “la normalisation du recours pour excès de pouvoir contre les circulaires et instructions administratives”, AJDA 2005 p. 2445.
35 Cf. M. HECQUARD-THÉRON article précité, spécialement p. 281 ou encore p. 282 où l’auteur souligne que “cette jurisprudence met en évidence la prénormativité et son impact sur la règle à venir… les circulaires interprétatives impératives permettent d’assurer le continuum normatif. C’est cette intimité avec la normativité qui a amené le juge à contrôler l’interprétation…”
36 Sur ce point, voir la jurisprudence antérieure qui avait posé les jalons de la décision de 2002 antérieure : CE 18.06.1993 Institut français d’opinion publique et CE Ass. 28.06.2002 Villemain.
37 Voir par exemple en ce sens TA Toulouse 16.07.08, CE 8.11.2004 M. X
38 AJ 6.10.08 p. 1830 à propos de la décision CE 9.04.2008 M. Rogier précitée.
39 A propos des actes de régulation, G. TIMSIT soulignait d’ailleurs : “on voit la juridiction mue par une sort de réflexe de conservation de l’ordre juridique traditionnel déclarer que ces activités sont, quoi que l’on ait pu penser, parfaitement et intégralement réglementaires”, Archipel de la norme, précité p. 167.
Auteur
Maître de Conférences de droit public (HDR) à l’Université Toulouse 1 Capitole
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La loi du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations…
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Sébastien Saunier (dir.)
2011