Le juge pénal face aux infractions d’affaires
p. 47-57
Texte intégral
1L’interrogation relative à la légitimité ou à l’illégitimité du juge pénal face aux infractions d’affaires est récurrente dans notre société contemporaine au gré de l’évolution des contentieux… Il n’est pas aisé d’apporter une réponse dans la mesure où la question est susceptible de diverses approches.
2Sur quels critères se fonder pour apprécier la légitimité du juge ou la contester ?
3Les possibilités sont très variées : le mode de désignation du juge, le statut — professionnel ou non —, la compétence, le pouvoir du juge, l’image de la justice… ?
4Le juge pénal, sous réserve de l’hypothèse très particulière du jury de la Cour d’assises1, est — tant au niveau des juges du fond que de la Cour de cassation — un juge professionnel issu des concours de recrutement de la magistrature. Ce statut lui confère une légitimité institutionnelle qui est incontestable et qui justifie qu’il rende la justice au nom de la République française, sauf à remettre en cause l’ensemble de l’institution judiciaire, ce qui ne sera pas notre propos. Admettant que le juge pénal est institutionnellement légitime par son origine, les manifestations de son illégitimité ne peuvent apparaître que dans l’exercice du pouvoir qui lui est conféré par son statut, lorsqu’il est confronté à des infractions d’affaires qui sont l’illustration d’un contentieux très sensible.
5Historiquement les affaires économiques et financières ne représentaient qu’une part mineure du contentieux pénal, l’essentiel relevant des infractions classiques contre les biens (vol, escroquerie, abus de confiance…) et contre les personnes. Un droit pénal spécifique aux affaires s’est progressivement constitué autour de quelques incriminations déjà contenues dans le code pénal de 18102. Depuis lors, le droit pénal des affaires n’a cessé de s’enrichir pour pénétrer l’ensemble du droit économique, le législateur contemporain ayant systématiquement recours à la sanction pénale dans un souci d’efficacité de la norme juridique.
6Le juge pénal dispose aujourd’hui d’un arsenal législatif considérable pour combattre les agissements frauduleux. La mondialisation de l’économie et son corollaire — la corruption — le pouvoir des entreprises, les pratiques de la vie politique imposent au juge pénal une intervention dans le monde des affaires pour l’encadrer, le moraliser et sanctionner les dérives de ses acteurs — personnes physiques ou personnes morales —3.
7La sanction des infractions prononcée par le juge pénal est source de conflits : les condamnés — chefs d’entreprise ou hommes politiques le plus souvent — dénoncent un acharnement de la justice pénale à leur encontre, qui traduirait une montée en puissance des juges. Cet acharnement serait lié, selon les arguments avancés, à leur rôle dans la vie économique, à leurs fonctions publiques ou électives. Ils s’interrogent sur l’inadéquation de la fonction de juger avec les impératifs de la vie des affaires. Comment le juge pénal peut-il comprendre les contraintes du monde économique qui oblige le chef d’entreprise à dégager des fonds de la trésorerie pour obtenir un marché national ou international ? Comment le juge pénal peut-il appréhender les impératifs de la vie politique qui supposent de trouver les moyens de financer un parti ? À partir de ces interrogations surgit inévitablement la contestation de la compétence du juge, de son impartialité et de sa légitimité.
8L’argument relatif à la compétence du juge en matière d’infractions d’affaires peut être techniquement combattu par la constatation d’une volonté législative très nette d’une spécialisation de la justice pénale. Depuis de nombreuses années, le législateur a opté pour une spécialisation en matière économique et financière des brigades de police, des parquets et des juridictions répressives4. Cette spécialisation est, dans certains cas, poussée à l’extrême puisqu’elle débouche sur une attribution exclusive de compétences à un tribunal spécialisé : l’exemple des infractions boursières — délit d’initié et infractions assimilées — est significatif5.
9Cependant, la légitimité du juge pénal est remise en cause lorsque les justiciables ont la conviction qu’il ne se limite pas à l’application de la loi, mais participe à la création de la règle de droit, pénalisant ainsi la vie des affaires. Le juge donne alors le sentiment de dépasser les limites de sa mission et de sa fonction pour aller au-delà de la volonté du législateur et se faire ainsi le “gendarme” de la vie économique : cette attitude entraîne la contestation de la légitimité du juge pénal face aux infractions d’affaires (I). Cette contestation qui ne manque pas d’arguments, occulte cependant, volontairement ou involontairement les motivations de l’autorité judiciaire. S’il est vrai que le juge pénal s’affranchit parfois des exigences du principe de la légalité des délits et des peines, il est possible d’expliquer cette attitude par une volonté de justice. Il apparaît en effet, que les motivations du juge pénal sont fondées sur un souci de répression équitable et efficace face à une délinquance spécifique. La compréhension de ces mobiles peut conduire à une légitimation du juge pénal confronté aux infractions d’affaires (II).
I — LA CONTESTATION DE LA LÉGITIMITÉ DU JUGE PÉNAL FACE AUX INFRACTIONS D’AFFAIRES
10La contestation de la légitimité du juge pénal porte, pour l’essentiel, sur l’exercice de ses pouvoirs juridictionnels. La mission du juge pénal est d’appliquer la loi, en revanche interdiction lui est faite de créer la norme pénale6 au regard du principe de séparation des pouvoirs qui fonde notre société française, et du principe de la légalité des délits et des peines qui demeure — malgré un recul certain dans son sens premier — fondamental en droit pénal. La création de la norme pénale est un pouvoir réservé à la loi entendue au sens large — y compris le règlement —. Les infractions d’affaires montrent que le juge pénal se démarque souvent de ces exigences légalistes ce qui ouvre des failles dans sa légitimité aux yeux des personnes poursuivies et condamnées. La contestation se cristallise autour de deux axes : d’une part, la critique de l’interprétation des incriminations par le juge (A), d’autre part, la condamnation de la création prétorienne de normes pénales (B).
A — La critique de l’interprétation des incriminations par le juge
11Le juge pénal est conduit pour l’appliquer à interpréter la loi pénale. Mais il doit, au regard des principes se limiter à une interprétation stricte qui dégage le sens de l’incrimination7. Si la loi pénale est claire et précise, le juge n’a pas besoin de l’interpréter pour lui donner un sens : il l’applique au cas d’espèce. Si la loi pénale est imprécise ou obscure, le rôle du juge s’en trouve accru puisqu’il doit éclairer les dispositions législatives pour pouvoir les appliquer. Cependant, dans ce travail herméneutique le juge pénal doit rester dans le cadre légal de l’interprétation stricte : il lui est donc interdit de recourir, par exemple, à l’interprétation analogique. Cette exigence de l’interprétation stricte de la loi pénale place le juge répressif dans une situation d’infériorité par rapport aux juges civils ou commerciaux, qui ne sont pas limités dans les techniques d’interprétation. La méconnaissance de ces exigences par la juridiction pénale renforce la critique car elle est perçue comme une volonté judiciaire de pénaliser la vie des affaires, et comme la manifestation de la substitution du juge au législateur. Cette critique est fondée sur deux constatations : d’une part, sur l’interprétation souple de la définition de certaines infractions d’affaires ; d’autre part, sur la consécration jurisprudentielle de présomptions de responsabilité.
1) L’interprétation souple de la définition des infractions d’affaires
12Malgré le principe de l’interprétation stricte de la loi pénale, l’interprétation souple peut être retenue par le juge lorsqu’elle joue en faveur de la personne poursuivie, les libertés individuelles n’étant pas menacées. En revanche, l’interprétation ne doit pas durcir la répression pénale en élargissant le domaine d’application du droit pénal. Or l’étude de la jurisprudence en matière d’infractions d’affaires témoigne de la tendance jurisprudentielle en matière pénale, alors que la loi est claire, de remodeler les éléments constitutifs des infractions afin de faciliter les poursuites. Cette pénalisation judiciaire est illustrée notamment, par l’affaiblissement de l’élément intentionnel de certaines infractions.
13L’incrimination du délit d’abus de biens sociaux en donne une illustration8. La loi exige la réunion de quatre conditions pour que l’infraction soit constituée : un acte d’usage, contraire à l’intérêt social, réalisé dans un but personnel et de mauvaise foi. L’infraction implique la preuve d’un dol général consistant dans la conscience chez le délinquant de violer la loi et de commettre un acte contraire à l’intérêt social. La jurisprudence exige certes, que l’intention soit caractérisée, mais la consistance de cet élément est très faible : ainsi les juges admettent que l’acte commis peut n’être qu’une imprudence — considérant “qu’ès-qualité” le dirigeant social ne peut ignorer le risque anormal qu’il fait courir à la société9 — et en déduisent une imprudence intentionnelle.
14En outre, l’acte de détournement réalisé par le dirigeant contraire à l’intérêt social, ne peut être sanctionné que s’il poursuit, un intérêt personnel direct ou indirect selon la formule légale10. Cette condition imposée par le texte d’incrimination devrait restreindre les poursuites pénales, car il faut que la partie poursuivante apporte la preuve d’un dol spécial pour que la juridiction de jugement puisse entrer en condamnation. La jurisprudence s’est affranchie cependant à plusieurs reprises, de cette exigence légale dans le cas de prélèvements occultes, considérant que s’il n’est pas prouvé que les fonds sociaux prélevés par le dirigeant dans la trésorerie de l’entreprise ont été utilisés dans le seul intérêt de la société, il faut en déduire qu’ils l’ont nécessairement été dans son intérêt personnel11. La solution jurisprudentielle n’emporte pas la conviction au regard de la définition de l’infraction car elle réduit l’élément intentionnel à un rôle mineur : sa preuve découlant de la constatation que l’acte était contraire à l’intérêt social. L’automaticité du rapport entre les deux éléments constitutifs de l’infraction — matériel et intentionnel — débouche sur l’établissement d’une présomption de responsabilité12 qui dépasse très largement le domaine du texte d’incrimination.
2) La consécration de présomptions de responsabilité
15Ces présomptions découlent de la méthode déductive retenue par le juge pénal en matière d’infractions d’affaires. Les juges en réduisant l’élément intentionnel à la constatation de l’élément matériel, en considération de la qualité de l’auteur de l’infraction — dirigeant de société, trésorier d’un parti politique… — présument la mauvaise foi. La présomption ne fait pas disparaître l’élément intentionnel, d’autant qu’elle a la nature d’une présomption simple qui admet donc la preuve contraire, mais elle modifie l’incrimination par rapport aux exigences légales et surtout elle entraîne une conséquence procédurale majeure relative à la charge de la preuve.
16En exigeant dans le texte d’incrimination de nombreuses infractions d’affaires, la preuve d’un élément intentionnel pour caractériser le délit — que ce soit l’abus de biens sociaux, la distribution de dividendes fictifs, le délit d’initié… — le législateur en fait supporter la charge au demandeur qui, dans le procès pénal, est le ministère public : organe naturel et principal de la poursuite. La consécration jurisprudentielle de présomptions de responsabilité entraîne un renversement de la charge de la preuve. En effet, dès lors que de la constatation de la réalité de l’élément matériel découle la preuve de l’élément intentionnel, la charge probatoire du parquet est considérablement allégée dans la mesure où il n’a plus à apporter la preuve de la mauvaise foi du prévenu. En revanche, la situation de la personne poursuivie se complique singulièrement puisqu’il lui appartient de prouver qu’elle était de bonne foi, qu’elle n’avait pas d’intention frauduleuse et donc que l’infraction n’est pas constituée. Par exemple, il appartient au prévenu dans le cadre de poursuites du chef d’abus de biens sociaux de prouver que les fonds prélevés ont été utilisés exclusivement dans l’intérêt de la société et pas dans un intérêt personnel, alors que ce devrait être le ministère public qui prouve qu’ils l’ont été contrairement à l’intérêt social dans un intérêt strictement personnel. Ces présomptions créées par le pouvoir judiciaire durcissent la répression pénale et favorisent la contestation de la légitimité du juge pénal car les prévenus dénoncent ce pouvoir que s’octroie le juge en contradiction avec l’esprit de la loi. Ce sentiment d’illégitimité est encore plus présent lorsque le juge se substitue au législateur pour créer une norme pénale, ce qui ne peut qu’entraîner la condamnation du système.
B — La condamnation de la création prétorienne de normes pénales
17Dans cette hypothèse, le juge n’interprète plus un texte existant, mais il s’arroge le droit de créer purement et simplement une norme pénale en dehors de tout cadre légal. Cette création prétorienne, fréquente en droit pénal des affaires, est une violation manifeste du principe de la légalité des délits et des peines qui a pour objectif de protéger le justiciable contre l’arbitraire du pouvoir judiciaire et de garantir les libertés individuelles. Deux exemples illustrent cette création prétorienne de la norme pénale : d’une part, le régime de la prescription de certaines infractions ; d’autre part, la responsabilité pénale du chef d’entreprise du fait des préposés.
1) Le régime de la prescription
18La création prétorienne de la norme pénale, qui est une source majeure de contestation de la légitimité des “juges-législateurs”, peut être illustrée par l’infraction phare de la vie des affaires : l’abus de biens sociaux13.
19L’abus de biens sociaux est un délit et en matière délictuelle la prescription de l’action publique est de trois ans à compter du jour où l’infraction a été commise, selon les dispositions de l’article 8 du code de procédure pénale. La durée du délai de prescription ne soulève aucun problème, en revanche, la difficulté porte sur son point de départ. Pour résoudre cette question, la jurisprudence nous invite classiquement et à juste raison, à distinguer la nature de l’infraction : lorsque l’infraction est instantanée, le point de départ du délai de prescription de l’action publique est le jour de commission des agissements frauduleux qui consomment le délit. Lorsque l’infraction est continue14, le point de départ du délai de prescription de l’action publique est retardé en principe, au dernier acte constitutif.
20La chambre criminelle affirme toujours avec vigueur et raison que l’abus de biens sociaux est une infraction instantanée15 consommée lors de chaque usage abusif des biens de la société, par conséquent le point de départ du délai de prescription de trois ans devrait être l’acte de détournement qui consomme le délit dans un strict respect de la légalité. Mais la jurisprudence en a décidé autrement, créant de toutes pièces une norme pénale contra legem. La chambre criminelle a dans un premier temps, décidé que le délai de prescription ne commençait à courir qu’à partir du moment où l’infraction était apparue et avait pu être constatée dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique16, ce qui permet des poursuites très tardives par rapport au moment de la commission de l’infraction puisqu’il n’y plus aucune limite temporelle : seule la connaissance de l’infraction est déterminante. Dans des arrêts plus récents, la Cour de cassation est revenue à une solution juridiquement plus orthodoxe sans toutefois être en conformité avec la loi, puisqu’elle affirme désormais que l’abus de biens sociaux doit se prescrire à compter de la présentation des comptes annuels par lesquels les dépenses litigieuses sont mises à la charge de la société, “sauf dissimulation”17. S’il y a dissimulation des agissements frauduleux commis par le dirigeant, l’ancienne jurisprudence demeure : seule la constatation du délit dans des conditions permettant l’exercice de l’action publique ouvrira le délai de prescription. Lier le point de départ du délai de prescription de l’action publique à la présentation des comptes permet d’éviter les poursuites trop tardives puisque toute société est tenue de déposer ses comptes tous les ans : par conséquent, le décalage du point de départ du délai est limité au plus à un an. Cependant, la Cour de cassation en écartant cette solution en cas de dissimulation, limite considérablement la portée de sa nouvelle jurisprudence car dans la plupart des cas, les agissements frauduleux n’apparaissent pas dans la comptabilité !
21Dans ce cas, la jurisprudence se substitue au législateur, crée un régime spécifique de prescription contraire aux dispositions légales et se satisfait de la contradiction entre le caractère instantané de l’infraction qu’elle affirme et le décalage du point de départ du délai de prescription de l’action publique18 qu’elle institue. Cette solution ne peut a priori, qu’engendrer une condamnation du pouvoir des juges qui ne respectent pas une disposition légale claire et précise. Cette constatation engendre des doutes et suspicions dans l’esprit des prévenus sur l’impartialité de l’autorité judiciaire qui déborde la volonté du législateur et organise une procédure qui permet des poursuites tardives contre les auteurs alors que l’infraction est prescrite en application de la loi.
2) La responsabilité pénale du chef d’entreprise du fait des préposés
22Cette responsabilité pénale ès-qualité est une création prétorienne marquant la sévérité de la jurisprudence à l’égard des dirigeants sociaux qui sont déclarés pénalement responsables d’agissements illicites qu’ils n’ont pas personnellement commis, puisqu’ils sont le fait d’un préposé19.
23Aucune disposition légale ne prévoit cette responsabilité qui est en contradiction avec un principe fondamental de notre droit pénal : la responsabilité du fait personnel20. En effet, l’infraction est commise par un préposé et le dirigeant est poursuivi devant les juridictions répressives. Pour trouver un fondement à cette responsabilité, la jurisprudence a imaginé une obligation qui pèse sur le dirigeant en considération de ses fonctions mais qui repose sur un artifice juridique. Les juridictions répressives affirment que la fonction de dirigeant crée “l’obligation de surveiller les salariés et de veiller à l’observation des règlements dont le dirigeant est personnellement chargé d’assurer l’exécution ès-qualité”21. Sa qualité de dirigeant l’oblige à garder la maîtrise de l’exécution et s’il n’empêche pas le préposé de commettre une infraction alors qu’il en a le pouvoir et le devoir, il manque à son obligation personnelle de surveillance, sa responsabilité personnelle peut donc être engagée puisque les éléments constitutifs de l’infraction lui sont imputables. La construction est juridiquement parfaite, car le dirigeant commet alors une faute personnelle qui permet de retenir sa responsabilité pénale, sans qu’il soit possible d’opposer l’argument du fait d’autrui. Cependant, si la construction permet le respect des principes de la responsabilité pénale, elle n’en demeure pas moins artificielle car elle repose sur une obligation imaginaire créée de toutes pièces par la jurisprudence pour attirer le chef d’entreprise dans la prévention. Ainsi aggravée la responsabilité du dirigeant est très lourde, souvent perçue comme inéquitable, illégitime, et soumise au pouvoir et au bon vouloir du juge pénal.
24La Cour de cassation se comporte comme un juge-législateur qui “fabrique une partie du droit qu’elle applique”22. Ce glissement de l’interprétation stricte de la loi à une interprétation extensive, de l’exercice du pouvoir judiciaire à l’usurpation du pouvoir législatif ne peut a priori et surtout pour ceux qui sont poursuivis, que jeter un discrédit sur les juges répressifs, sur leur légitimité et plus généralement sur la justice. Ces juges, qui sont des professionnels du droit qui connaissent la loi, n’agissent pas ainsi sans motif. Il faut rechercher les raisons, les mobiles qui déterminent l’attitude des juges. L’identification du mobile permet de dépasser la contestation première de la légitimité pour déboucher sur une possible légitimation du juge pénal face aux infractions d’affaires.
II — LA LÉGITIMATION DU JUGE PÉNAL FACE AUX INFRACTIONS D’AFFAIRES
25La légitimation de l’attitude du juge pénal découle de la recherche du fondement des solutions retenues. Il importe de comprendre pourquoi le juge pénal en présence d’infractions d’affaires opère souvent une distorsion voire une transgression des principes, avec l’assentiment de la plus haute juridiction. Dépassant l’invocation de la qualité des personnes — dirigeants, hommes politiques, notables… — utilisée pour stigmatiser l’acharnement judiciaire, il faut se tourner vers l’infraction. La spécificité de la délinquance d’affaires peut être une explication. En effet, les infractions d’affaires présentent des particularismes marqués qui peuvent justifier un traitement particulier (A). En outre, le corps social attend beaucoup des juges pour protéger ses droits, ses libertés. Le juge soucieux d’une bonne administration de la justice tente d’apporter une réponse (B).
A — Le particularisme des infractions d’affaires
26Le particularisme des infractions d’affaires découle de la nature des agissements frauduleux mais également des défaillances des textes d’incrimination qui appellent des réponses spécifiques qui expliquent ou justifient les constructions jurisprudentielles pour adapter la répression.
1) La nature de l’infraction
27Les infractions d’affaires présentent des caractéristiques spécifiques liées au contexte de leur commission et à la qualité des auteurs. Ces infractions sont très largement occultes protégées par l’écran de la personnalité morale ou plus largement par l’ombre de la vie des affaires, par le secret. Les autorités de poursuite ont difficilement connaissance de ces délits qui n’apparaissent qu’à l’occasion de procédures particulières : contrôles fiscaux, procédure de redressement ou de liquidation judiciaires. L’impossibilité d’utiliser les modes habituels de découverte des infractions renforce l’absence de visibilité de ces infractions : le flagrant délit est exceptionnel ; la plainte de la victime souvent paralysée. En matière d’abus de biens sociaux par exemple, ou de distribution de dividendes fictifs la victime est la société et l’auteur de l’infraction, le dirigeant de celle-ci. Or le dirigeant est investi du pouvoir de représenter en justice la société, par conséquent il a toutes possibilités pour dissimuler l’infraction. Cet éclatement de la relation auteur-victime participe du manque de connaissance de l’infraction. Lorsqu’une infraction classique est commise — un vol, un meurtre… — la visibilité de l’infraction est beaucoup plus importante, soit parce la victime est découverte, soit parce qu’elle-même se signale aux autorités policières ou judiciaires. Ce signalement, lorsque la victime de l’infraction est une entité juridique, est réduit à néant. Ce particularisme impose aux autorités de poursuite un aménagement des règles de la répression afin de préserver une efficacité. En outre, ce type de délinquance n’appelle pas une réaction sociale vive : la délinquance d’affaires qui pourtant a un coût économique très élevé, n’est pas vraiment perçue dans l’opinion publique comme une déviance grave appelant une sanction sévère. Les faciles réélections d’hommes politiques condamnés pour corruption, détournements de fonds publics, abus de biens sociaux… témoignent d’une assez large indifférence générale à ce phénomène. L’impact médiatique étouffe la faute pénale commise…
28Dans ce contexte, la volonté des juges, d’adapter la répression pénale pour la rendre efficace se comprend mieux et ce qui apparaissait du point de vue des principes comme condamnable, s’explique par la nécessité de rendre la sanction effective et efficace. En effet, si le juge pénal applique comme la loi lui en fait obligation les règles communes de la prescription, les infractions seront quasi-systématiquement prescrites au moment de leur découverte. Le décalage du point de départ de la prescription de l’action publique apparaît alors comme une nécessité afin de permettre des poursuites contre les délinquants d’affaires qui ont su dissimuler leurs agissements frauduleux. Cet impératif débouche sur l’élaboration jurisprudentielle par les juridictions répressives d’un droit spécial qui s’adapte au contexte particulier du monde des affaires afin d’assurer une justice efficace.
29Ce droit spécial est indispensable pour prendre en considération la spécificité de la délinquance d’affaires, mais il doit être d’origine législative afin de ne pas engendrer la contestation. Il est regrettable que le juge soit obligé pour préserver la finalité du droit pénal et la valeur de sa sanction, d’avoir un courage qui fait défaut au législateur qui refuse systématiquement, depuis de nombreuses années, de traiter par exemple, la question de la prescription du délit d’abus de biens sociaux. La consécration légale d’un régime spécial de prescription pour certaines infractions, ce que prévoyait le rapport Marini pour l’abus de biens sociaux, est nécessaire eu égard à leur particularisme, et, elle éviterait les critiques formulées contre l’autorité judiciaire. Mais la seule évocation de cette idée provoque toujours une réaction de frilosité du Parlement, le soupçon d’amnistie déguisée pourrissant inévitablement le débat…
2) Les défaillances des textes d’incrimination
30Le principe de la légalité des délits et des peines est la source d’obligations qui s’imposent à l’organe créateur de la norme pénale. Seuls la loi et le règlement peuvent créer des infractions et des sanctions, mais afin de préserver les libertés des justiciables, et leur permettre de connaître le domaine d’application du droit pénal, le législateur est tenu de respecter l’exigence constitutionnelle et européenne de clarté et de précision du texte d’incrimination23. Les textes pénaux doivent être rédigés de manière aussi précise que possible afin de ne pas laisser aux juges trop de pouvoirs d’interprétation. Cependant, force est de constater que la technique législative est bien éloignée de ces principes. En effet, il est fréquent de constater, particulièrement en droit pénal des affaires eu égard au contexte économique, que le législateur procède pour ériger un comportement en infraction par renvoi. Le législateur pénal se limite à édicter des sanctions, abandonnant la définition de l’infraction à un autre texte souvent de nature non pénale — commerciale par exemple — qui ne remplira pas les mêmes exigences de clarté et de précision. Cette technique législative traduit un abandon du pouvoir législatif au profit du pouvoir judiciaire qui pour appliquer une loi obscure ou imprécise procède par interprétation. Il paraît alors injuste de reprocher au juge de créer du droit, sans oublier que le juge est tenu de rendre la justice, lorsque le législateur lui-même l’y incite par une mauvaise qualité de la règle de droit.
31Le particularisme des infractions d’affaires conduit le juge pénal à rechercher lui-même les moyens d’assurer une répression pénale efficace.
B — La recherche d’une répression pénale efficace
32La création par le législateur de juridictions spécialisées dans la délinquance économique et financière marque la volonté de faire évoluer notre système pénal vers un droit dont l’efficacité est le mot-clé. La délinquance d’affaires est internationale, fondée parfois sur des organisations criminelles et face à la puissance des réseaux, le juge pénal doit rechercher une égalité des armes. Cette égalité est favorisée par la loi qui organise la coopération, l’entraide24, qui met en place des procédures européennes afin de renforcer les moyens de la justice pénale25… Le juge poursuit le même but d’efficacité de la justice pénale lorsqu’il aménage la règle de droit dans un souci de bonne administration de la justice. La dernière solution jurisprudentielle retenue par la Cour de cassation en matière d’abus de biens sociaux le révèle : si l’infraction apparaît dans les comptes, la présentation de ceux-ci ouvrira le délai de prescription de l’action publique ; en revanche, si le dirigeant dissimule le délit le juge sanctionnera cette fraude plus sévèrement, la manœuvre de dissimulation révélant une mauvaise foi aggravée, en décalant au jour de la connaissance de l’infraction par l’autorité judiciaire, le point de départ du délai et permettant ainsi des poursuites tardives. L’esprit de la loi est certes bafoué, mais la sanction des agissements frauduleux commis est nécessaire. Il n’est pas de bonne justice que des infractions restent trop souvent impunies.
33La question de la légitimité des juges est délicate et peut être perçue très différemment : mode de désignation, compétence, pouvoirs… L’élection des juges invoquée par certains comme un remède à la crise de légitimité évoquée, ne paraît pas être un gage absolu de bonne justice. Le juge élu n’est pas nécessairement un juge légitime si dans l’exercice de ses pouvoirs, il ne respecte pas sa mission. La compétence professionnelle du juge est en revanche, un argument solide pour fonder la légitimité et la spécialisation des juridictions y contribue. Le pilier principal de la légitimité des juges est l’acceptation de l’image de la justice par le corps social, au moins par la majeure partie. Le sentiment de justice partagé par le plus grand nombre de justiciables fait taire les contestations. Pour être acceptée, la justice doit donner le sentiment qu’elle est accessible, équitable, impartiale26 et le juge peut satisfaire cette exigence sociale dès lors qu’il met en œuvre une maxime ancienne mais qui demeure d’actualité : “pas plus qu’il n’est juste, pas plus qu’il n’est utile”27.
Notes de bas de page
1 Voir précédemment les exposés de G. ROUJOU de BOUBÉE et J.-P. PECH
2 Il existait dans ce code quelques infractions orientées vers le commerce constituant le noyau dur d’un droit pénal des affaires en germe : la banqueroute sanctionnant le failli, la violation d’un secret de fabrique, l’altération des prix, l’usure…
3 La responsabilité pénale des personnes morales ayant été introduite dans notre droit en 1994 par le nouveau Code Pénal : art. 121-2 CP.
4 Loi du 6 août 1975, art. 704, ss. CPP.
5 Compétence exclusive du TGI de Paris, art. 704, ss. CPP (Loi de sécurité financière 1er août 2003).
6 Art. 111-4 CP : la loi pénale est d’interprétation stricte.
7 Art. 111-4 CP : la loi pénale est d’interprétation stricte.
8 Art. L. 241-3, 242-6, 242-30, 243-1, C. Com.
9 Crim. 19 déc. 1973, Bull. no 480.
10 Art. L 241-3, C. Com.
11 Cass. Crim. 15 septembre 1999, Bull. Joly, 2000, 65 note C. MASCALA ; 11 janv. 1996 Bull. no 21 (ROSEMAIN) ; 20 juin 1996, Bull. no 271.
12 La jurisprudence paraissait revenir à une solution plus respectueuse de la loi dans un arrêt du 1er mars 2000, par lequel la Cour casse la décision des juges du fond leur reprochant de n’avoir pas recherché “si le dirigeant a pris un intérêt personnel direct ou indirect dans le règlement de fausses factures”. Mais la lecture de la décision n’emporte pas la conviction d’une ébauche de revirement, car la chambre criminelle reproche seulement aux juges du fond d’avoir purement et simplement ignoré cet élément constitutif. S’ils avaient déduit le but personnel de l’élément matériel —qui consistait dans le paiement de factures fictives transformées en espèces par l’intermédiaires de tiers-taxis—, cela aurait suffit à la Haute juridiction pour s’assurer de la légalité, selon sa propre conception, de la décision. Crim. 1er mars 2000, Bull. no 101.
13 Mais la démonstration pourrait être transposée aux délits d’abus de confiance, d’escroquerie…
14 Infraction dont les effets se prolongent dans le temps.
15 Crim. 28 mai 2003, Procédures, 2003, comm. no 198, obs. BUISSON ; 8 oct. 2003, D., 2003 p. 2695, obs. A. LIENHARD.
16 Cass. Crim. 10 août 1981, Bull. no 244 ; 27 octobre 1997, Bull. no 352 ; RENUCCI J.-F., op. cit. p. 410.
17 Cass. Crim. 5 mai 1997, Bull. no 159 ; 13 octobre 1999, Bull. no 219, Dr. Pénal 2000, com. no 17, ROBERT J.-H. ; TGI Paris, 22 juin 2000, BRDA 18/2000, no 4. Crim. 8 oct. 2003 op. cit.
18 Lorsque le législateur veut créer un régime particulier de prescription, il le fait : par exemple l’infraction de banqueroute, le délai de prescription commence à courir au jour du jugement d’ouverture pour les faits antérieurs à celui-ci.
19 MASCALA C., “La responsabilité pénale du chef d’entreprise”, Petites Affiches, no 87, 19 juillet 1996, p. 16.
20 Art. 121-1 : nul n’est responsable que de son propre fait.
21 Cass. Crim. 19 octobre 1995, D. Aff., 2/1996, p. 35 ; Dr. Pénal, 1996, com., no 38.
22 JEOL M., L’image doctrinale de la Cour de cassation, p. 37 ss., Doc. Fr., 1994.
23 Exigences de clarté et de précision fondées sur les articles 6-3 CEDH, 8 de la DDHC et 34 et 37 de la Constitution.
24 Nombreuses sont les conventions d’entraide, de coopération judiciaire et policière. De nouvelles organisations sont mises en place : Europol, Eurojust…
25 Par exemple, le mandat d’arrêt européen, art. 695-11 et ss. CPP.
26 La durée excessive des procédures nuit au sentiment de justice et à l’efficacité de la peine.
27 Ecole utilitariste.
Auteur
Professeur à l’Université Toulouse I Sciences Sociales
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