Mesurer les conditions de la responsabilité : quel apport des neurosciences ?
p. 207-223
Texte intégral
Introduction
1Estimer la qualité du discernement d’un infracteur et apprécier le niveau de contrôle de ses actes correspondent aux deux tâches essentielles de l’expert psychiatre missionné par le juge pour informer son jugement (dans un contexte, évidemment, où la question de la condition psychique ou neuropsychique du sujet de droit entre en ligne de considération). Ces deux tâches, que prévoie tacitement l’article 122-1 du Code pénal1, répondent au fond à un seul et même objectif : fournir un aperçu de la capacité morale d’un individu. Car celui-ci, pour être tenu pénalement responsable, doit au minimum disposer non seulement d’une compréhension suffisante des principes moraux présumés réguler ses agissements ‒ ce qui va de pair avec le fait de saisir la nature ou la portée de ces derniers ‒, mais également d’une faculté à agir conformément à ces principes ‒ ce qui peut vouloir dire deux choses : d’une part qu’il soit capable, à la lumière de ces principes, de s’abstenir d’agir, et d’autre part qu’il puisse rationnellement appréhender la situation dans laquelle il se trouve, sans être influencé par des paramètres irrationnellement intégrés à l’équation décisionnelle2). C’est dire qu’un sujet objectivement responsable3 est un sujet qui sait qu’il fait le mal au moment où il le fait ; qui sait que c’est le mal qu’il fait ; qui a la possibilité de ne pas faire ce qu’il fait ; et qui entrevoit les possibilités qu’il a de ne pas faire ce qu’il fait4. Ce qui signifie qu’une incapacité morale – une incapacité totale ou partielle à se montrer moral – se voit déterminer à l’aune de l’intégrité de certaines composantes cognitives et volitives qui, d’une façon ou d’une autre, fondent l’imputabilité subjective des crimes ou des délits perpétrés.
2Aussi paraît-il plus que bienvenu, si ce n’est urgent, de se pencher en détails sur les différentes méthodes qui existent – et qui pourraient, à l’avenir, être développées ou systématisées – pour mesurer, dans un cadre proprement juridique, ces deux types de composantes. Je m’intéresserai à ce titre à ce que les neurosciences cognitives, affectives et sociales ont sur ce plan réellement à offrir aux experts, et plus largement, bien sûr, aux juristes. Car si l’on observe une inflation des promesses en faveur d’un « neuro-droit » dont les outils sont censés rendre plus « objective », plus « fiable » l’évaluation des paramètres épistémiques et volitifs entourant le passage à l’acte, il n’est pas du tout certain que ces promesses soient raisonnables5.
3Le terme « raisonnable » peut prêter à confusion. Il m’oblige à préciser que je n’entends nullement dans ce travail me situer sur un plan normatif. Je n’entends nullement traiter l’épineuse question de savoir si nous avons ou non intérêt, d’un point de vue, disons, éthique6, à emprunter ou à persévérer dans cette voie tracée par une certaine forme de « neuroenthousiasme »7 qui mérite en premier lieu, je crois, d’être examiné à la lumière de ce que l’on sait déjà, de ce que l’on peut aujourd’hui faire ou trouver, et de ce que l’on pourra bientôt trouver et faire. Mon but est par conséquent de discuter, en épistémologue, les accomplissements effectifs et possibles de cette « neurocriminologie »8 jouissant d’un fort pouvoir d’attraction. Ses instruments de mesure seront dès lors passés au crible d’un « neuroscepticisme »9 propulsé à la hauteur du vertige que provoquent certaines de ces récurrentes spéculations conduisant bon nombre d’auteurs à s’inquiéter des implications métajuridiques10 d’un usage débridé des neurosciences à des fins judicatives.
À la recherche d’un « Moral Brain »
4Formulons une première question ; une question indispensable (bien qu’elle puisse de prime abord donner l’impression d’être avant tout porteuse d’une puissance polémique) : existe-t-il vraiment quelque chose comme des « signatures neurales » de la morale ? C’est la première chose qu’il faut se demander, car si la morale n’est pas toujours suffisante pour légitimer l’imputation morale d’un méfait, elle n’en demeure pas moins le premier des prérequis. Et contrairement à ce que pourrait laisser penser la diversité des papiers consacrés à leur énumération11, et de l’aveu même de certains de ceux qui n’hésitent pourtant pas à les énumérer12, la réponse à cette question ne va pas de soi. Encore faudrait-il en réalité s’accorder sur les conditions nécessaires à l’identification de telles « signatures », ainsi que sur les éléments constitutifs de cette vie morale dont il s’agit précisément de dénicher les « signatures ». Étant donné qu’il me faudrait plusieurs articles pour aborder sérieusement ces deux points, je me contenterai d’indiquer que nous connaissons au moins quelques-unes des régions – et des sous-régions – cérébrales qui, selon le vocabulaire retenu, « s’activent » lorsque nous réalisons des activités mentales en lien direct avec ce que nous considérons globalement être la moralité. Parmi ces « activités », on peut par exemple songer au fait de s’adonner à des jugements d’ordre moraux ; au fait de percevoir ou d’imaginer des situations moralement signifiantes ; d’anticiper les conséquences plus ou moins éloignées – concrètes ou plus abstraites – de nos actions ; de planifier notre agir et de retarder, voire d’annuler son exécution ; de nous représenter les états mentaux d’autrui, de « simuler » son point de vue et de le comprendre ; d’envisager son devenir personnel, en tant que personne habitée par des projets ; d’attribuer des sanctions sociales ou pénales ; d’intégrer nos propres vécus (primaires et/ou réflexifs) au cœur du cheminement décisionnel précédant habituellement nos comportements ; de réagir émotionnellement à des stimuli supposés générer des réactions affectives spécifiques (notamment aversives) ; de traiter axiologiquement ces stimuli ; ou encore de repérer, de hiérarchiser et de maintenir (suffisamment longtemps) dans l’espace de travail cognitif les informations pertinentes manipulées au cours d’un mouvement délibératif13.
5Allons un peu plus loin, en précisant que parmi les substrats cérébraux qui, d’après les données de la littérature la plus récente, se révèlent apparemment « impliqués »14 dans ce genre de « tâches »15 – dans une ou plusieurs d’entre-elles –, on retrouve le cortex préfrontal (aux niveaux ventromédian, orbitofrontal et dorsolatéral), mais aussi l’amygdale, la jonction temporo-pariétale, le cortex cingulaire antérieur et postérieur, l’insula, le gyrus angulaire, le gyrus temporal moyen, ainsi que le sillon temporal supérieur16. Autant de localités sur lesquelles un expert aurait donc vraisemblablement tout intérêt à concentrer ses investigations, à l’aide de la neuroimagerie et/ou de l’électroencéphalographie17.
L’importation législative des « microscopes du mental »18 dans l’expertise judiciaire
6C’est là que le lecteur un tant soit peu familier de la teneur des pratiques expertales pour l’heure privilégiées en France m’objectera que nous n’en sommes absolument pas là. Et force est de reconnaître, en effet, que l’introduction de ces techniques reste encore aujourd’hui dans notre pays exceptionnelle – ce qui, soit dit en passant, n’est pas aussi vrai dans d’autres pays européens19, et encore moins aux États-Unis20, où les images du langage neuroscientifique – et bien sûr celles de l’imagerie cérébrale – séduisent chaque jour un peu plus les acteurs du système pénal. Pour autant, n’oublions pas que notre pays est le premier au monde à avoir légiféré sur l’utilisation des neurosciences sur le terrain judiciaire. Ainsi l’article 45 de la loi de bioéthique votée le 7 juillet 2011 permet-il le recours aux technologies de neuroimagerie à l’occasion d’une « expertise judiciaire »21. On peut certes voir dans cette loi la marque d’un égarement neurophilique accouchant d’un empressement à encadrer des procédures et des procédés relevant davantage du fantasme que de la réalité. Mais on peut aussi y déceler l’indice d’une préoccupation – sans doute légitime – vis-à-vis du changement cérébrodirigé de paradigme qui, force est de le constater, est en train de s’opérer au sein des sciences psychologiques (lesquelles ont toujours informé et formaté l’exercice expertal). Peut-être cette loi n’est-elle en vérité que le reflet d’une volonté, itérativement exprimée, de sortir l’expertise psychiatrique et psychologique pénale de la crise qu’elle traverse depuis de nombreuses années. Le croissant ralliement aux préceptes « neuroréalistes »22, qui supposent de souscrire à l’idée que les clichés délivrés par les scanners du mental nous placent directement – sans médiation aucune – face au phénomène psychique traqué, laissent de fait miroiter que la psychologie légale puisse enfin – enfin ! – devenir une science d’observation digne des enjeux avec lesquels elle se débat.
7Quoi qu’il en soit, les outils neuroscientifiques font bel et bien partie de l’arsenal autorisé dans les prétoires français. Si bien qu’il y a de quoi s’interroger sur leur fiabilité ainsi que leur portée, à commencer, je le redis, lorsqu’ils sont convoqués pour jauger de la persistance des conditions subjectives d’imputabilité d’un méfait. À noter néanmoins, chacun s’en rendra compte, que plusieurs des arguments que je m’apprête à présenter ci-dessous concernant l’usage de ces outils dans ce cadre expertal bien précis sont transposables non seulement aux évaluations post-sentencielles de dangerosité psychiatrique ou criminologique23, mais également, avec quelques nuances, à celles effectuées lors de contentieux d’arrêt de soins (avec refus de l’acharnement thérapeutique)24.
8Une dernière précision, enfin, par rapport à cette distinction, à juste titre rappelée par les commentateurs de la loi précitée25, entre les techniques d’imagerie cérébrale fonctionnelle et celles d’imagerie anatomique (ou lésionnelle) : il n’est pas rare de lire que les premières sont beaucoup moins « fiables » que les secondes, et de surcroît moins susceptibles de susciter des « surinterprétations contestables », « fallacieuses »26. Il n’est pas non plus rare de lire qu’elles sont plus problématiques du point de vue du respect de « l’intimité même du fonctionnement cérébral de la personne »27. Si bien que la « solution » pour l’instant majoritairement prônée consiste à écarter toute utilisation de l’imagerie cérébrale fonctionnelle dans le cadre d’expertises28. Or, laissant de côté l’étonnante affirmation d’après laquelle ce type d’imageries est davantage « intrusif »29, j’ai la conviction que cette éviction n’a rien de véritablement fondée. Premièrement parce qu’il n’est pas du tout certain que les imageries dites « anatomiques » soient plus fiables que leurs apparentées fonctionnelles. Deuxièmement parce qu’il est faux – et non pas seulement optimiste – de croire qu’elles sont épargnées par les extrapolations spécieuses (ou davantage à l’abri de celles-ci). Lorsque, faisant référence aux technologies d’imagerie fonctionnelle, le Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) explique (à raison) que « l’image obtenue n’est qu’un reflet indirect »30 de l’activité cérébrale ; que « le comportement associé à l’image » ne présage pas du fait que cette image nous renseigne sur ce comportement31, il oublie que cela est tout aussi vraie des images obtenues via les technologies destinées à mettre en évidence des lésions cérébrales. Nous verrons un peu plus loin en quel sens. L’essentiel étant ici de comprendre que les simplifications que pointent et que craignent ceux qui se montrent réticents à l’utilisation de l’imagerie fonctionnelle se retrouvent également dans les interprétations et les énoncés des comptes rendus des résultats issus de l’imagerie lésionnelle. La troisième et dernière raison qui devrait nous conduire à nuancer cette distinction, et encore plus à refuser l’exclusion (même provisoire) de l’imagerie fonctionnelle, réside dans le double message qu’elle véhicule implicitement ; à savoir, d’abord, celui selon lequel les explorations structurales sont pour leur part préservées des limites qui justifient le bannissement des explorations fonctionnelles ; ensuite, celui suggérant que les premières n’ont pas besoin des secondes pour fournir des informations suffisamment étayées et affranchies d’une équivocité si souvent négligée.
9On l’aura donc compris, je ferai dans ce qui suit comme si ce bannissement n’avait pas eu lieu, ou comme si nous étions sur le point de revenir dessus, pour une raison ou pour une autre.
Les « neurofensic tests » arrivent-ils au bon moment ? Et capturent-ils le bon moment ?
10Venons-en au premier point sur lequel on peut s’interroger. Un point qui s’avère être lié au positionnement capacitarien32 qui prévaut dans la logique de nos jugements de responsabilité pénale. Rappelons en effet que pour être (légitimement) tenu responsable, pénalement responsable, le mis en cause doit comme nous l’avons dit en introduction posséder certaines capacités33. Des capacités dont l’abolition ou l’altération, au moment du passage à l’acte, peut en principe suffire à justifier une irresponsabilisation ou une atténuation de la peine prévue34. Or, les évaluations « neuro » ne sauraient offrir une quelconque visibilité sur l’activation ou la désactivation de ces capacités au moment qui intéresse le juge. Elles ne permettent pas de vérifier si l’apparition ou la fixation des anomalies relevées est antérieure ou postérieure au passage à l’acte. Malgré tout, il ne faudrait pas exagérer outre mesure la fugacité et la soudaineté de l’émergence des anomalies investiguées et discutées. La plasticité cérébrale, parfois brandie comme une preuve de « l’extraordinaire » variabilité de nos capacités, ne présage pas de la volatilité des désordres cérébraux (ou des désordres mentaux que l’on peut « voir » dans le cerveau35). La disparition d’un dysfonctionnement – ainsi que de ses préjudices associés – ne se fait pas en quelques heures, ni même en quelques jours. Et le surgissement d’un dysfonctionnement n’est brutal que dans des cas de lésions cérébrales, dont l’origine est facilement retraçable. Pour le dire autrement, une faculté absente ou neutralisée est supposée être plus ancrée, plus stable qu’un état mental qu’il s’agit de saisir sur le vif. De sorte que l’on peut tout de même se permettre, si bien entendu l’évaluation n’est pas réalisée trop tardivement, et si l’on reste prudent, de déduire d’une configuration neuronale36 observée post-passage à l’acte la présence d’une configuration neuronale similaire lors du passage à l’acte (c’est-à-dire, dans l’idéal, quelques jours ou quelques semaines avant le constat de la configuration neuronale rétrospectivement attribuée à l’individu – configuration qui indique a priori une certaine condition mentale, en renseignant sur les capacités cognitives et volitives recherchées).
11D’aucuns pourraient certes faire à cet égard remarquer qu’il apparaît plus que caduque de mesurer, à travers, donc, un certain type de configuration neuronale, une capacité ou une incapacité à un temps t postérieur au passage à l’acte pour s’assurer que cette capacité était effectivement présente au moment où il fallait qu’elle le soit. Mais c’est là oublier que dans tous les cas, personne n’est jamais là pour ausculter l’esprit de l’infracteur lors de son passage à l’acte (ou juste avant celui-ci). C’est là négliger que les conclusions de l’expertise psychiatrique ou psychologique pénale portent également sur un état mental antérieur, reconstruit en grande partie à partir de l’état mental « actuel » de l’accusé (c’est-à-dire à partir de l’état qui est le sien au moment où il est expertisé), et à partir de ce qu’il rapporte, lui, de l’état dans lequel il était ou dans lequel il pensait se trouver au moment fatidique – ce qui pose à peu près autant de problèmes, et peut-être même plus encore, ne serait-ce qu’au regard du fonctionnement de la mémoire humaine et de l’insaisissabilité de certains états de conscience.
Les impasses du programme localisationniste
12C’est là qu’on peut être tenté de formuler une deuxième réserve, cette-fois ci plus embarrassante, concernant l’interprétation – éminemment délicate, parfois franchement bancale – des données d’imagerie (aussi bien fonctionnelle qu’anatomique). Et pour cela, il faut d’abord souligner qu’il reste difficile, et peut-être impossible, de localiser de façon absolue un processus ou une fonction cognitive dans une zone cérébrale circonscrite, dans un groupement borné de neurones.
13Il en va en premier lieu de l’organisation même du cerveau humain, où une même fonction peut être instanciée via une variété de zones cérébrales, et où une même zone cérébrale peut remplir diverses fonctions37. À cela s’ajoute le fait qu’il s’avère plus que difficile de dissocier ces fonctions sans recourir à des protocoles expérimentaux38 qui limitent malheureusement obligatoirement la validité écologique, et donc la généralisabilité ou la portée extra-expérimentale des résultats retenus. Or, les conditions de passation des tests de mesure et les actions39 traditionnellement testées doivent après tout refléter minimalement les conditions de vie quotidienne dans lesquelles les individus agissent « normalement », par exemple lorsqu’ils s’engagent dans des conduites criminelles. Le problème est que cette réplication des conditions naturelles n’est pas toujours évidente40, surtout lorsqu’un simple mouvement de tête, même de quelques millimètres, peut compromettre la mesure de l’activité neuronale.
14L’ubiquité des connexions n’aide pas non plus. Elle complique « l’imputation des rôles »41 et fait peser un soupçon de partialité sur chaque détermination fonctionnelle prétendument « univoque ». Certains auteurs42 vont d’ailleurs en ce sens jusqu’à préconiser l’abandon de la doctrine dite des « causes singulières », solidaire de l’idée qu’il puisse exister des « responsabilités séparées »43, des « contributions indépendantes »44 au niveau de tel ou tel périmètre cortical. Et de fait, cette doctrine se trouve chaque jour un peu plus corrodée par les mises en évidence de la causalité non-linéaire45 qui règne au sein de ce système complexe qu’est notre cerveau. Un système qui rend d’emblée infructueux, inutile le quadrillage grossièrement schématisant des facultés qu’exigent les investigations neuroscientifiques. Chaque « composante » est en effet affectée par les composantes qu’elle affecte, et, en étant affectée en retour, affecte d’autres composantes. Les interactions inter-régions sont permanentes, presque obligatoires ; les rétroactions sont nombreuses ; les interdépendances omniprésentes. Si bien que nous avons à chaque instant, à chaque évènement cérébral, un tout – un ensemble multicomposite, asectorisé – qu’il s’agit de morceler, de décomposer46, quitte à amputer cet évènement qu’on cherchait à identifier.
15Cet enchâssement permanent rend donc hautement périlleuse la « lecture »47 des résultats de neuroimageries. Mais un autre problème – de taille – se profile dès lors que l’on s’attèle à déterminer, même à l’instant opportun, si, lors de la perception d’une action immorale exécutée par un tiers, l’embrasement d’un circuit neuronal vraisemblablement essentiel au raisonnement moral ou au traitement des émotions morales logiquement suscitées par la confrontation à cette action est due à l’observation de l’action elle-même, à son interprétation (que signifie-t-elle ?), à l’imagination des conséquences qu’elle va avoir pour celui qui la subit, au mouvement empathique qu’elle déclenche, aux effets de résonance personnelle qu’elle produit, aux émotions qu’elle induit, au désir48 d’agir de façon prosociale, etc. C’est là le fameux problème de l’« aspécificité du signal »49, qui rend extrêmement ardue la détermination de la valeur fonctionnelle des activités neurales enregistrées.
16Je passe sur les décisions statistiques que suppose toute détermination fonctionnelle, ainsi que sur l’amalgame fréquemment retrouvée entre différences de significativité statistique et différences significatives. Je rappelle seulement que les premières, qui composent l’image finale obtenue, requièrent la fixation d’un seuil – statistique donc – au-delà duquel on conclura à l’activation d’une zone donnée. Cela a son importance, puisqu’outre le fait que les seuils en question peuvent varier selon les études50, il faut déduire d’une telle fixation que n’importe quel « enregistrement » n’est au fond qu’une estimation, une approximation résultant d’un calcul pré-paramétré51 – un calcul qui ne nous permet par ailleurs rien de plus que de conclure à une activation un peu plus forte dans le cas d’une activité cognitive x, comparativement au moment où cette activité n’a pas lieu52. En conséquence, on entend ici aider le juge à trancher la question de la responsabilité en lui demandant53 de trancher entre une activation « un peu plus forte » qui serait suffisamment forte pour être décisive, et une activation « un peu plus forte » qui ne le serait pas suffisamment (sous prétexte qu’elle ne serait pas suffisamment significative, au sens de synonyme d’effets signifiants54). Autant dire qu’on l’invite à statuer sur l’imputabilité d’un acte en tranchant au sein d’un continuum qu’il ne peut trancher sans répondre à la question de l’imputabilité sur laquelle il voulait statuer.
L’indépassable idiome intentionnaliste
17Cette dernière remarque, qui trahit la circularité de l’enquête neurocalibrée, nous fait toucher du doigts un point essentiel, à savoir celui de l’impossible autonomie des données neuroscientifiques, lesquelles nécessitent toujours un retour aux hypothèses mentalistes dont on pense à tort que nous en serons bientôt débarrassés55. Beaucoup oublient en effet qu’il nous reste toujours à traduire56 les données mécanicistes et statistiques fournies par la métrique des signatures neurales dans un langage « juridiquement compatible » ; un langage qui relève d’une forme de psychologie du sens commun – une folk psychology57 – ménageant une place de choix aux notions d’intention, de motifs, de volonté, de discernement ou de conscience – autant de termes témoignant de l’enjeu qu’il y a, pour le juge tout autant que pour l’expert (qui a tout de même vocation à répondre aux questions du juge), de caractériser un contenu psychique, un « état d’esprit »58, un « pour quoi » en plus d’un « pourquoi »59.
18C’est dire que dans un cadre judiciaire, les images d’un scanner et les chiffres qui les complètent – tout en leur donnant forme – ne sont en eux-mêmes jamais pertinents, utiles, porteurs de sens, s’ils ne sont pas retranscrits sous la forme d’une histoire qui retrace et élucide les événements mentaux venus précipiter le passage à l’acte ; s’ils ne sont pas transposés dans un régime conceptuel qui participe à la compréhension de ce qui a pu, au moment des faits, se jouer pour l’accusé. Le juge ne veut pas savoir si le cerveau de l’accusé cache ou non une tumeur au niveau orbitofrontal. Ce qu’il veut savoir, c’est si cette tumeur fait une réelle différence, eu égard à l’acte qui lui a été « matériellement » imputé. Il veut savoir, autrement dit, si cet accusé avait « conscience de la portée de son comportement » ; s’il « voulait vraiment tuer », etc.
19Cette incontournable adjonction du jugement au forfait commis devrait nous rappeler que toute détermination d’une qualité psychique passe aussi (et peut-être avant tout) par une étude de son inscription sociale, extracrânienne. Une capacité, aime-t-on à rappeler60, n’est pas (que) dans la tête61. Elle est « organiquement reliée à l’agir »62. Sa présence ne peut concrètement s’éprouver qu’à travers les usages de l’esprit. Si bien que l’internalisme radical sur lequel reposent les explications neurocentrées ne mène à rien – il ne signifie rien et reste aveugle – s’il n’a aucun point de contact avec cette « dimension publique de la cognition »63, et donc avec les spécifications de ceux qui décortiquent cette dimension.
Le problème de la « distance inférentielle »64
20S’étonnant de découvrir que je dénonce ici, comme bien d’autres, l’insuffisance de nos « cérébroscopes »65 lorsqu’il s’agit d’établir la responsabilité ou l’irresponsabilité d’un infracteur, certains pourraient rétorquer que j’omets un point important sur lequel je me suis pourtant plus haut appesanti, à savoir que nous connaissons les corrélats psycho-comportementaux de tel ou tel évènement neural, ainsi que les traces cérébrales de ces incapacités qui intéressent aussi bien le juge que l’expert, de sorte qu’il nous suffirait de jeter un œil au répertoire de ces correspondances « neuro-psycho » pour éclairer l’état mental du sujet évalué.
21À cela, je répondrais que la connaissance de ces corrélats – ou plus exactement de certains de ces corrélats, ou de certaines de ces traces – n’est pas du tout suffisante. Pourquoi ne l’est-elle pas ? D’abord parce qu’il n’est pas du tout vrai que pour toute trace ou tout état cérébral C, il y aura systématiquement, chez tout un chacun ou à tout moment66, un état mental ou comportemental M correspondant. L’idée contraire est généralement suspendue à deux erreurs conduisant presque de facto à surestimer la portée des neuroévidences. La première d’entre elles tient à la négligence de la possibilité d’avoir une occurrence de M sans que cela ne soit le cas pour C (qui est pourtant supposé être associé à M). On sait par exemple que l’hippocampe s’active dans un contexte de conditionnement classique, mais on sait aussi que des lésions de ce même hippocampe n’empêchent nullement qu’il y ait conditionnement67. Autre exemple68 : celui d’un aveugle dont le cortex visuel « s’allume » lorsqu’on lui demande de regarder un objet, ce qui devrait nous conduire à prendre conscience qu’il existe un risque (non négligeable) de conclure à la non-atteinte du discernement d’un sujet sur la base de l’absence du marqueur neuronal censé prouver cette atteinte69. Le fait est, en vérité, que nos inférences causalistes spontanément matérialistes nous font généralement déduire70 le caractère nécessaire de C pour M de la (seule) mise en évidence d’une occurrence régulière de C concomitamment à M71.
22Mais il existe un autre type d’inférence, au demeurant tout autant problématique. C’est l’inférence inverse généralisée72, qui consiste cette fois-ci – deuxième erreur – à déduire M d’une occurrence de C. Le raisonnement est le suivant : on observe que pour toute73 tâche T censée impliquer M, nous avons une occurrence de C, si bien qu’à chaque fois qu’il y a C, nous en déduisons que cela veut dire qu’il y a M74. Or, cette déduction est d’un point de vue logique invalide. On vient opérer un renversement injustifié. En réalité, affirmer qu’il y a M dès lors qu’il y a C, et non simplement qu’il y a C dès lors qu’il y a M, équivaut par analogie à affirmer qu’il pleut dès lors qu’il y a des nuages dans le ciel, sous prétexte qu’il y a des nuages dans le ciel dès qu’il pleut. Il est vrai, bien entendu, que lorsqu’il y a des nuages dans le ciel, il arrive qu’il pleuve. De même qu’il est vrai que lorsqu’il y a C, il y a aussi en général M. Soit. Mais qui oserait sérieusement avancer qu’il pleut à chaque fois que des nuages sont observés dans le ciel, et donc que la présence de nuages implique nécessairement celle de la pluie ? Nous savons, pour illustrer avec un exemple concret le pas illégitimement franchi, que des lésions préfrontales sont (parfois) présentes quand des tendances sociopathiques le sont aussi ; mais cela ne veut pas dire que nous avons par-là montré qu’il y a des tendances sociopathiques dès lors que des lésions préfrontales sont présentes.
23Peut-être, concèdera-t-on, mais pourquoi ne pas partir du principe que ces lésions suffisent automatiquement à prouver la présence de telles tendances ? Tout fait mental n’est-il pas après tout ontologiquement réductible – et ainsi parfaitement identifiable – à des faits physiques (et donc neurologiques)75 ? Deux réponses. La première est que même si l’on admet que chaque occurrence d’un état mental M est identique à un état cérébral C, il ne s’ensuit pas que chaque type d’état mental M est identique à un certain type d’état cérébral C76 (on retombe ici sur ce que j’évoquais au sujet de notre aveugle dont les états cérébraux sont ceux de quelqu’un qui voit). La seconde réponse que l’on pourrait donner – et qu’il faut à mon avis donner –, c’est qu’il est loin d’être certain que tout état M est ontologiquement réductible à un ou plusieurs état(s) C ; il y a même de fortes raisons de croire que tel n’est pas le cas, même si le démontrer nous amènerait sur un chemin qu’il n’est pas ici question d’emprunter.
Conclusion
24À la lecture de ces subtilités, il est à peu près sûr que les détracteurs d’une pratique expertale rétive à intégrer les avancées techniques des neurosciences se manifesteront en s’étonnant que de telles nuances ne viennent pas entamer la confiance et la légitimité de ceux qui, non sans se laisser aller à des inférences que l’on peut effectivement toujours discuter, s’adonnent à l’articulation de « causes mentales » sur un mode purement interprétatif. Sauf qu’il n’y a rien de fâcheux dans le fait d’avoir à recourir à ce registre interprétatif. À vrai dire, seul un préjugé scientiste peut conduire à croire qu’il y a là quelque chose de fâcheux. Car seul un préjugé scientiste peut nous pousser à réserver le privilège de la « gradation objective »77 (et objectivante) aux discours neuroscientifiques. Et seul un tel préjugé peut s’avérer propice à entretenir le mythe d’après lequel le caractère révisable – et la plupart du temps hautement discutable, voire foncièrement approximatif – des hypothèses formulées est l’apanage des tentatives d’explication archaïquement adossées à cette psychologie poussiéreuse que l’on s’évertue à éliminer78, pour la remplacer par un vocabulaire et des procédés dont on a vite oublié qu’ils puisent leur source dans des témoignages expérientiels (particulièrement imprécis et incertains) vis-à-vis desquels les neurosciences sont congénitalement dépendantes.
Notes de bas de page
1Celui-ci dispose que « n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes ». L’alinéa second du même article précise que « la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant altéré son discernement ou entravé le contrôle de ses actes demeure punissable » (même si « la juridiction tient compte de cette circonstance lorsqu’elle détermine la peine et en fixe le régime »).
2Prenons l’exemple d’une personne atteinte de schizophrénie – une schizophrénie paranoïde : tout le monde s’accordera sur le fait que cette personne remplit bel et bien les autres conditions mentionnées, sans pour autant pouvoir nécessairement être considérée comme étant capable d’être moral (ou de le rester). Que cette personne sache par exemple faire la différence entre le bien et le mal importe peu (ou ne devrait normalement pas avoir d’importance), si tôt qu’un délire de persécution la conduit à faire le mal pour se sauver ou sauver quelqu’un d’un autre mal qu’elle perçoit (cet « autre mal » étant précisément un paramètre susceptible de venir supplanter les paramètres d’ordre légal ou moral). Le fait que notre schizophrène soit capable de comprendre que ce qu’il s’apprête à faire est mal devient subsidiaire par rapport au fait qu’il n’est plus capable d’appréhender avec raison la réalité qui vient déterminer ses choix, à commencer par ses choix moraux. D’aucuns pourraient certes avancer qu’en tant qu’il est persécuté, et que cette persécution fait pression sur lui, il n’est pas vraiment libre d’agir immoralement (pour se défendre) : persuadé qu’il n’a pas d’autres choix, il passe à l’acte, à l’instar de quelqu’un qui se trouve réellement forcé d’agir – le problème de notre individu étant précisément qu’il se croit réellement forcé d’agir. Cette façon d’envisager les choses soulève toutefois plusieurs questions que je réserve pour un autre article.
3Une responsabilité peut être dite « objective » en ce sens que son attribution ne résulte pas des « attitudes réactives » (colère, haine, dégout, ressentiment, etc.) que suscite l’action évaluée.
4Sur la nécessité d’« entrevoir » des possibilités alternatives, voir la note n° 2.
5En interrogeant ainsi le caractère « raisonnable » de ces promesses, je m’inscris dans le sillage des travaux de D. Forest dont le dernier livre, titré Neuropromesses (Paris, Ithaque Éditions, 2022), apporte de précieux éclairages. Sur ce champ de recherche, je renvoie aussi à l’article de A. Khalife et B. Renard, « Le neurodroit : la déconstruction d’un discours des promesses », Droit, Sciences et Technologies, n° 13, 2021, p. 61-75.
6Voir par exemple à ce titre l’avis rendu le 23 février 2012 par le Comité Consultatif National d’Éthique (CCNE) : « Enjeux éthiques de la neuroimagerie fonctionnelle ». En France comme à l’étranger, de nombreux écrits ont été consacrés à ce qu’il est devenu de coutume d’appeler la « neuroéthique » (non pas, ici, au sens des « neurosciences de l’éthique », mais bien de « l’éthique des neurosciences »).
7Je reprends ici le mot que l’on trouve dans le titre de l’un des numéros thématiques de la revue Intellectica : « Les neurosciences au sein des sciences de la cognition : entre neuroenthousiasme et neuroscepticisme » (n° 69, 1-2, 2018).
8Voici deux papiers rédigés par les chefs de file de cette criminologie ouvertement réductionniste : A. Glenn et A. Raine, « Neurocriminology: Implications for the Punishment, Prediction, and Prevention of Criminal Behavior », Nature Reviews Neuroscience, n° 15, 2014, p. 54-63 ; C. M. Berryessa et A. Raine, « Neurocriminology », in The Routledge Companion to Criminological Theory and Concepts (édité par A. Brisman, E. Carrabine, et N. South), New York, Routledge, p. 78-82. Pour une analyse critique de cette neurocriminologie, voir M. Fallin, O. Whooley, et K. K. Barker, « Criminalizing the brain: Neurocriminology and the production of strategic ignorance », BioSocieties, n° 14, 2019, p. 438-462 ; voir aussi la thèse de M. Penavayre, Enjeux épistémologiques de l’usage judiciaire des neurosciences : une analyse du pouvoir explicatif de la neurocriminologie, Université de Bordeaux, 2020.
9J’emprunte ce terme à D. Forest (consulter son ouvrage Neuroscepticisme, Paris, Ithaque Éditions, 2014).
10Voire métaéthiques, notamment quant au bien-fondé de l’idée même de responsabilité morale et/ou de libre arbitre.
11M. Fumagalli et A. Priori, « Functional and clinical neuroanatomy of morality », Brain: A Journal of Neurology, n° 135, 2012, p. 2006-2021 ; C. Funk et M. S. Gazzaniga, « The functional brain architecture of human morality », Current Opinion in Neurobiology, n° 19, 2009, p. 678-681 ; M. MENDEZ, « The neurobiology of moral behavior: Review and neuropsychiatric implications », CNS Spectrums, n° 14, 2009, p. 608-620 ; L. Pascual, P. Rodrigues, et D. Gallardo-Pujol, « How does morality work in the brain ? A functional and structural perspective of moral behavior », Frontiers in Integrative Neuroscience, n° 7, 2013, p. 1-8 ; A. Raine, « The neuromoral theory of antisocial, violent, and psychopathic behavior », Psychiatry Research, n° 277, 2019, p. 64-69 ; K. Yoder et J. Decety, « The neuroscience of morality and social decision-making », Psychology, Crime and Law, n° 24, 2018, p. 1-36.
12Ibid.
13M. Avram et al., « Neural correlates of moral judgments in first and third person perspectives : implications for neuroethics and beyond », BMC Neuroscience, n° 15, 2014, p. 1-11 ; K. Berridge et M. Kringelbach, « Pleasure systems in the brain », Neuron, n° 86, 2015, p. 646-664 ; J. S. Borg, C. Hynes, J. van Horn, S. Grafton, et W. Sinnott-Armstrong, « Consequences, action, and intention as factors in moral judgments: An fMRI investigation », Journal of Cognitive Neuroscience, n° 18, 2006, p. 803-817 ; K. Gray, L. Young, et A. Waytz, « Mind perception is the essence of morality », Psychological Inquiry, n° 23, 2012, p. 101-124 ; F. Krueger et M. Hoffman, « The emerging neuroscience of third-party punishment », Trends in Neurosciences, n° 39, 2016, p. 499-501 ; D. Marazziti, S. Baroni, P. Landi, D. Ceresoli, et L. Dell’Osso, « The neurobiology of moral sense: facts or hypotheses? », Annals of General Psychiatry, n° 12, 2013, p. 1-12 ; C. Ruff et E. Fehr, « The neurobiology of rewards and values in social decision making », Nature Reviews Neuroscience, n° 15, 2014, p. 549-562 ; A. Shenhav et J. D. Greene, « Moral judgments recruit domain-general valuation mechanisms to integrate representations of probability and magnitude », Neuron, n° 67, 2010, p. 667-677 ; S. Tremblay, K. M. Sharika, et M. L. Platt, « Social decision-making and the brain: A comparative perspective », Trends in Cognitive Sciences, n° 21, 2017, p. 265-276 ; K. J. Yoder et J. Decety, « The good, the bad, and the just: Justice sensitivity predicts neural response during moral evaluation of actions performed by others », Journal of Neuroscience, n° 34, 2014, p. 4161-4166 ; K. J. Yoder et J. Decety, « Spatiotemporal neural dynamics of moral judgment: A high-density ERP study », Neuropsychologia, n° 60, 2014, p. 39-45.
14L’usage des guillemets a ici pour but de solliciter la vigilance du lecteur concernant les raccourcis causalistes qui peuvent être faits – et qui sont malheureusement souvent faits – à la lecture du mot « impliqué ». Car ce dernier suggère presque immanquablement que la zone corticale dite « impliquée » dans telle ou telle fonction psychique se trouve être « responsable » – causalement responsable – de ladite fonction, quand ce qui est démontré n’est rien de plus qu’une corrélation ; une corrélation entre la réalisation d’une fonction x et la concomitante activation d’une zone y. Affirmer que l’existence d’une telle corrélation suffit de facto à montrer que x dépend de y (ou survient sur y) suppose de faire un pas supplémentaire que les seules data ne permettent pas de faire. Des postulats métaphysiques font dans ce cas forcément leur entrée en scène.
15J’emploie ici le terme « tâche » (qui peut paraitre impropre) pour faire ressortir le fait que dans toutes les études qui nous renseignent sur les soubassements neuroanatomiques et neurophysiologiques de la moralité (ou de l’amoralité), les activités mentales ici listées sont réalisées dans un cadre expérimental (où il s’agit donc précisément d’effectuer une « tâche » prédéfinie).
16B. W. Balleine, M. R. Delgado, et O. Hikosaka, « The role of the dorsal striatum in reward and decision-making », The Journal of Neuroscience, n° 27, 2007, p. 8161-8165 ; K. Berridge et M. Kringelbach, op. cit. ; M. Fumagalli et A. Priori, op. cit. ; R. J. R. Blair, « The amygdala and ventromedial prefrontal cortex in morality and psychopathy », Trends in Cognitive Sciences, n° 11, 2007, p. 387-392 ; J. D. Greene et al., « An fMRI investigation of emotional engagement in moral judgment », Science, n° 293, 2001, p. 2105-2108 ; J. D. Greene et al., « The neural bases of cognitive conflict and control in moral judgment », Neuron, n° 44, 2004, p. 389-400 ; M. Mendez et J. Shapira, « Altered emotional morality in frontotemporal dementia », Cognitive Neuropsychiatry, n° 14, 2009, p. 165-179 ; J. Moll et R. de Oliveira-Souza, « Moral judgments, emotions and the utilitarian brain », Trends in Cognitive Sciences, n° 11, 2007, p. 319-321 ; J. Moll et al., « The moral affiliations of disgust : A functional MRI study », Cognitive and Behavioral Neurology, n° 18, 2005, p. 68-78 ; M. Pessiglione et M. Delgado, « The good, the bad and the brain: Neural correlates of appetitive and aversive values underlying decision making », Current Opinion in Behavioral Sciences, n° 5, 2015, p. 78-84 ; C. Ruff et E. Fehr, op. cit. ; K. Wassum et A. Izquierdo, « The basolateral amygdala in reward learning and addiction », Neuroscience and Biobehavioral Reviews, n° 57, 2015, p. 271-283.
17À noter que certaines batteries de tests neuropsychologiques pourraient a priori, dans un registre légèrement différent, s’avérer utiles pour vérifier l’état de certaines fonctions cognitives instanciées par certaines des régions corticales mentionnées.
18M. I. Posner et M. E. Raichle, Images of mind, Scientific American Library/Scientific American Books, 1994.
19Lire sur ce point l’article de M. Gkotsi et J. Gasser, « Critique de l’utilisation des neurosciences dans les expertises psychiatriques : le cas de la responsabilité pénale », L’évolution psychiatrique, n° 81, 2016, p. 434-445 – on y trouve des commentaires de certains cas de jurisprudence italienne. Lire aussi T. M. Spranger, International Neurolaw : A comparative Analysis, Berlin, Springer-Verlag, 2012.
20Voir le formidable papier de D. Denno (« The myth of the double-edged sword: An empirical study of neuroscience evidence in criminal cases », Boston College Law Review, n° 56, 2015, p. 493-551), qui recense, de 1992 à 2012, pas moins de 800 affaires pénales au sein desquelles des preuves neuroscientifiques ont été invoquées (surtout à décharge du mis en cause, et lorsque la question d’une peine capitale se pose). Le site http://www.lawneuro.org/ tient à jour une bibliographie exhaustive couvrant la diversité des thèmes touchant au neurodroit. Il est le produit d’une initiative lancée par les membres du Research Network on Law and Neuroscience, un groupe de recherche interdisciplinaire fondé en 2007 et financé à hauteur de dix millions de dollars par la très influente MacArthur Foundation. Dans le détail, on peut lire O. D. Jones et F. X. Shen, « Law and Neuroscience in the United States », in International Neurolaw: A Comparative Analysis, édité par T. M. Spranger, Springer-Verlag, 2012, p. 349-380 ; L. Steinberg, « The Influence of Neuroscience on US Supreme Court Decisions about Adolescents’ Criminal Culpability », Nature Reviews Neuroscience, n° 14, 2013, p. 513-518.
21Ainsi peut-on maintenant lire dans l’article 16-14 du Code civil que : « Les techniques d’imagerie cérébrale ne peuvent être employées qu’à des fins médicales ou de recherche scientifique, ou dans le cadre d’expertises judiciaires [...] ».
22Le terme a été introduit par E. Racine, O. Bar-Ilan, et J. Illes, dans « fMRI in the public eye », Nature Reviews Neuroscience, n° 6, 2005, p. 159-164. Voir aussi S. O. Lilienfeld, E. Aslinger, J. Marshall, et S. Satel, « Neurohype », in The Routledge Handbook of Neuroethics, édité par L. Syd M. Johnson et S. Karen, New-York, Routledge, 2017.
23Lire à ce sujet E. Aharoni, G. M. Vincent, C. L. Harenski, et K. A. Kiehl, « Neuroprediction of future rearrest », Biological Sciences, n° 110, 2013, p. 6223-6228.
24Sur l’usage des neurosciences dans le cadre de contentieux, voir S. Desmoulin-Canselier, « La France à “l’ère du neurodroit” ? La neuro-imagerie dans le contentieux civil français », Droit et Société, n° 101, 2019, p. 115-135.
25H. Gaumont-Prat, « La loi du 7 juillet 2011 relative à la bioéthique et l’encadrement des neurosciences », Les Petites Affiches, 2011, p. 10-19 ; P. Larrieu, « Le droit à l’ère des neurosciences », Médecine & Droit, n° 115, 2012, p. 106-110.
26H. Gaumont-Prat, op. cit. ; P. Larrieu, op. cit. ; O. Oullier et F. Basso, « Différences individuelles, variabilités et limites actuelles du recours à l’imagerie cérébrale fonctionnelle par les tribunaux », in Le Cerveau et la Loi : analyse de l’émergence du neurodroit, coordonné par O. Oullier, Document de travail du Centre d’Analyse Stratégique, septembre 2012, p. 119-136.
27S. Desmoulin-Canselier, « Nouvelle loi de bioéthique et neurotechnologies », Encyclopédie juridique, Éditions Législatives, 2021. Voir aussi L. Pignatel et O. Oullier, « Les neurosciences dans le droit », Cités, n° 60, 2014, p. 83-104.
28En témoigne la nouvelle loi de bioéthique du 2 août 2021, dont l’article 18, I modifie la première phrase de l’article 16-14 du Code civil afin qu’elle dispose à l’avenir que « les techniques d’imagerie cérébrale ne peuvent être employées qu’à des fins médicales ou de recherche scientifique ou dans le cadre d’expertises judiciaires, à l’exclusion, dans ce cadre, de l’imagerie cérébrale fonctionnelle » (c’est moi qui souligne). Cette exclusion concerne ainsi l’imagerie par résonnance magnétique fonctionnelle (IRMf) et la tomographie par émission de positons (TEP ou PET-scan).
29Terme qu’emploie par exemple F. Fezzani dans sa thèse de doctorat intitulé Les neurosciences en tant que moyen de preuve : Ou les implications juridiques de l’utilisation judiciaire des neurosciences, Université Paris II, 2019.
30Aucun IRMf ne mesure en effet directement l’activité cérébrale : seule une conséquence métabolique de cette activité est mesurée, en l’occurrence : l’augmentation de la concentration en sang oxygéné. Il s’agit donc de se fier au signal BOLD (blood-oxygen-level dependent), qui nous permet de détecter la suroxygénation du sang au niveau des régions convoquées lors de la réalisation d’une tâche donnée. Par conséquent, la valeur épistémique des données obtenues via IRMf repose sur l’hypothèse d’après laquelle toute information sur la concentration en sang oxygéné dans une région spécifique nous renseigne sur l’implication de cette région dans la réalisation de la tâche cognitive (pour une discussion approfondie de cette hypothèse, on peut lire D. Forest, Neuroscepticisme, op. cit. ; ou encore F. Guillaume, G. Tiberghien et J.-Y. Baudouin, Le cerveau n’est pas ce que vous pensez. Images et mirages du cerveau, Grenoble, PUG, 2013.
31La phrase exacte ici reprise est la suivante : « [...] ce n’est pas parce qu’un comportement est associé à une image que l’image indique un comportement » (CCNE, Avis n° 129, Contribution du CCNE à la révision de la loi de bioéthique).
32Hérité des travaux de H. L. A. Hart, dont la « capacity-responsability theory » a largement influencé la façon dont nous pensons, en France et ailleurs dans le monde, la responsabilité pénale (lire Punishment and Responsibility. Essays in the philosophy of law, Second Edition, New York, Oxford University Press, 2008 [1968]).
33Comme le souligne N. Vincent : « Whether someone’s responsibility is reduced or not depends not on whether their neurological condition is a disorder per se, but rather that it depends on how that neurological condition affects the mental capacities which are required for moral agency — i.e. that capacity and not disorder is what determines responsibility » (« Responsibility, Dysfunction, and Capacity », Neuroethics, n° 3, 2008, p. 202, je souligne).
34À condition bien sûr que l’abolition ou l’altération soit le produit « d’un trouble psychique ou neuropsychique » (voir article 122-1 du Code pénal – je renvoie à ma toute première note).
35Sachant bien sûr qu’on ne voit pas littéralement dans le cerveau (A. Roskies, « Are neuroimages like photographs of the brain ? », Philosophy of Science, n° 74, 2007, p. 860-872).
36J’utilise ce terme à dessein, dans la mesure où il englobe les particularités structurales ou anatomiques, mais aussi celles relatives à l’activité neuronale (qu’il faut entendre au sens large).
37Un exemple parlant est celui de la « fonction » attribuée au précunéus, que Greene et ses collaborateurs (op. cit., 2004) – qui sont pour beaucoup dans l’avènement des neurosciences de la morale – associent à « l’émotion et aux cognitions sociales » (ce qui n’est déjà pas exactement la même chose). On sait pourtant que cette localité semble « se mêler » de tout un tas de fonctions qui excèdent le domaine des émotions ou des cognitions sociales : elle joue par exemple « un rôle » clé dans l’imagerie visuo-spatiale (pour ce qui est de sa partie antérieure), ou dans la récupération des souvenirs épisodiques (pour ce qui est de sa partie postérieure) (A. E. Cavanna et M. R. Trimble, « The precnueus : A review of its functional anatomy and behavioural correlates », Brain, n° 129, 2006, p. 564-583).
38Pour en savoir davantage sur les différents types de protocole déployables, lire F. Guillaume, G. Tiberghien, et J.-Y. Baudouin, op. cit., p. 80-84.
39Les actions mentales.
40Et c’est peu de le dire.
41D. Forest, Neuroscepticisme, op. cit., p. 52.
42Voir par exemple G. C. van Orden et K. R. Paap, « Functional neuroimages fail to discover pieces of mind in the parts of the brain », n° 64, 1997, p. 85-94.
43W. Bechtel et R. C. Richardson, Discovering Complexity: Decomposition and Localization as Strategies in Scientific Research, Cambridge, MIT Press, 2010.
44G. C. van Orden et K. R. Paap, op. cit., p. 92.
45On parle parfois de causalité « circulaire » ou « réciproque ».
46En sous-systèmes ou en « modules » élémentaires de la cognition.
47Les guillemets ici utilisés visent à signaler que nous ne nous contentons jamais de « lire » des résultats statistiques, pas plus que nous nous contentons de « visualiser » les images que nous voyons avec – et non pas à travers ou dans – nos différents microscopes (sur cette idée d’un « voir avec », lire I. Hacking, « Est-ce que l’on voit à travers un microscope ? in Anthropologie philosophique et raison scientifique, textes de I. Hacking réunis par M. Vagelli et traduits par A. Bandini, V. Guillin, M. Kirsch, L. Quéré et M. Vagelli, Paris, Vrin, 2023, p. 111-143).
48Qui n’est pas nécessairement conscient.
49D. Forest, Neuroscepticisme, op. cit., p. 44. On pourrait tout aussi bien parler de l’impossible pureté du signal « isolé », et donc des processus étudiés. Comme l’écrit D. Forest : « L’ombre sur le mur indique que j’ai fait un geste, mais elle ne dit pas si j’ai voulu par ce geste faire fuir un insecte, saluer un ami que j’aperçois au loin, ou imiter le geste consistant à faire fuir un insecte ou à saluer un ami. La corrélation a beau être là, nous n’avons pas assez » (p. 44). Il faut bien comprendre que cette impossible pureté – même en présence de conditions expérimentales exclusives, et donc purement manipulées – n’a rien d’étonnante lorsqu’on cesse de fermer les yeux sur l’absence de linéarité des connexions causales cérébrales.
50Lesquelles n’appliquent pas systématiquement les corrections statistiques pourtant nécessaires à une analyse rigoureuse des données recueillies (corrections d’autant plus indispensables lorsque ce recueil procède d’une multitude de comparaisons, comme c’est le cas dans les neurosciences).
51D’une façon parfois arbitraire, ou selon des exigences de réplication venant entériner certains choix tout à fait arbitraires.
52Il est naïf de croire que des « régions » puissent s’activer dans un cas et « s’éteindre » dans un autre. À noter – autre difficulté trop souvent éludée – qu’il apparait en vérité franchement difficile, si ce n’est fondamentalement impossible, de s’assurer qu’une activité cognitive x ne soit pas présente « dans » l’esprit de l’individu scanné.
53À lui ou à l’expert.
54« Signifiants » au regard de l’enjeu consistant à établir une responsabilité, ou au contraire une irresponsabilité.
55P. Churchland, « Le matérialisme éliminativiste et les attitudes propositionnelles », in Philosophie de l’esprit. Psychologie du sens commun et sciences de l’esprit, édité par D. Fisette et P. Poirier, Paris, Vrin, 2013, p. 117-151.
56S. J. Morse, « Lost in translation? An essay on law and neuroscience », Current Legal Issues, n° 13, 2011, p. 529-562 ; M. S. Gazzaniga, « The law and neuroscience », Neuron, n° 60, 2008, p. 412-415.
57Que l’on traduit parfois par « psychologie populaire » ou « ordinaire ».
58Au sens ordinaire du terme.
59Au sens d’un « à cause de quoi ».
60À juste titre.
61Les lecteurs de Wittgenstein savent bien cela. Tout comme les psychologues et philosophes pragmatistes.
62M. Girel, L’esprit en acte. Psychologie, mythologies et pratique chez les pragmatistes, Paris, Vrin, 2021.
63P. Steiner, Désaturer l’esprit. Usages du pragmatisme, Paris, Saggio Casino Éditions, 2019.
64A. Roskies, op. cit.
65Je reprends là le terme qu’utilise P. Cassou-NoguÈs dans Lire le cerveau. Neuro/science/fiction, Paris, Seuil, 2012.
66Quelle que soit la situation dans laquelle nous nous trouvons.
67J. D. E. Gabrieli et al., « Intact delay-eyeblink classical conditioning in amnesia », Behavioral Neurosciences, n° 109, 1995, p. 819-827.
68Qui n’a rien d’hypothétique.
69Je fais ici comme si l’identification d’un tel marqueur était possible, ce qui est loin d’être sûr (voir partie « Les impasses du programme localisationniste »).
70Au mépris de la multiréalisabilité, c’est-à-dire de la possibilité d’une réalisation « physique » (neurale) d’une même propriété M par plusieurs types de propriétés réalisatrices C.
71Précisons : concomitamment à la réalisation d’une tâche T censée solliciter M. On voit ici clairement que ces inférences reposent sur une étonnante confusion entre la mise en évidence d’une (simple) corrélation et celle d’un lien de causalité.
72R. A. Poldrack, « Can cognitive processes be inferred from neuroimaging data? », Trends in Cognitive Sciences, n° 10, 2006, p. 59-63.
73Toute ou presque.
74Beaucoup vont même plus loin, en partant du principe que M est C (où M = C dénote une équivalence stricte, une identité d’ordre ontologique). Mais c’est une autre question.
75Ce qui revient à dire, pour que l’on comprenne bien, que tout fait mental M n’est rien d’autre qu’un fait physique C. Parler de M, c’est donc ni plus ni moins parler de C. M est C (voir note précédente).
76Je reprends ici la distinction – bien connue en philosophie de l’esprit – entre la théorie de l’identité psychophysique des occurrences et celle de l’identité des types.
77P.-H. Castel, « Folie et responsabilité (Contrepoint philosophique à Moi, Pierre Rivière... », in Comment penser l’autonomie ? Entre compétences et dépendances, édité par M. Jouan et S. Laugier, Paris, PUF, 2009, p. 41-74 (voir note n° 25).
78Avec ce verbe « éliminer », je fais directement référence au projet « éliminativiste », dont les partisans affirment que les notions d’« états mentaux » (et les propriétés que nous leur attribuons) sont les résidus de théorisations proto-scientifiques « désuètes » dérivées d’une psychologie populaire « inexacte », « inadéquate », « stérile », et « vouée à disparaitre », en tant qu’elles seront bientôt « supplantées » par une « théorie neurologique » démontrant que ce que nous appelons les « croyances », les « désirs » et même les « sensations » n’existent tout simplement pas. P. Churchland, dans son célèbre article « Le matérialisme éliminativiste et les attitudes propositionnelles » (op. cit.), présente sa position de la façon suivante : « Le matérialisme éliminativiste est la thèse suivant laquelle notre conception commune des phénomènes psychologiques constitue une théorie radicalement fausse, à ce point déficiente que ses principes et son ontologie seront un jour non pas réduits en douceur, mais remplacés [et donc éliminés] par les neurosciences parvenues à maturité » (p. 117).
Auteur
Doctorant, Université de Bordeaux, ISCJ
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Le nouveau règlement Bruxelles II ter
Droit international privé de la désunion, de la responsabilité parentale et des déplacements illicites d'enfants
Estelle Gallant (dir.)
2023