Mesurer l’efficacité de la règle de droit à travers l’activité judiciaire. Réflexions historiques et prospectives sur un nouvel impératif
p. 133-141
Texte intégral
1La notion d’efficacité et sa mesure sont omniprésentes dans nos sociétés actuelles. L’efficacité d’écriture, l’efficacité de la communication, l’efficacité culturelle, l’efficacité politique, l’efficacité collective, l’efficacité personnelle ou encore l’efficacité économique sont quelques exemples de cette quête du Graal particulièrement à la mode.
2Le terme d’efficacité est polysémique en ce sens qu’il renvoie tout à la fois au « caractère de ce qui est efficace1 » qu’à la « capacité de produire le maximum de résultats avec le minimum d’effort, de dépense2 ». Le dictionnaire de l’Académie française y ajoute l’« aptitude d’une personne à accomplir sa tâche avec succès, à réussir dans ses entreprises3 ». Cette notion est rarement définie au sein de la sphère juridique si ce n’est par certains théoriciens comme André-Jacques Arnaud. Celui-ci la définit comme « un mode d’appréciation des conséquences des normes juridiques et de leur adéquation aux fins qu’elles visent4 ». Une norme juridique serait efficace si elle atteint le but recherché. Au contraire, elle serait perçue comme inefficace si elle ne remplissait pas la finalité poursuivie, si ses effets étaient limités voire même inexistants ou si elle conduisait à des effets inverses à ceux attendus.
3Les juristes ont longtemps délaissé cette notion, même si un mouvement inverse semble se produire au début des années 2000 au travers notamment du prisme du droit économique. Ce concept d’efficacité de la règle de droit doit être distingué d’autres notions proches. Ainsi, efficacité et effectivité ne désignent pas la même chose. L’effectivité consiste « à s’intéresser à l’objet de la règle et à savoir s’il est respecté, l’efficacité porte sur la finalité de la règle et suppose de vérifier si elle est atteinte5 ». Ainsi, une mesure peut être effective tout en étant inefficace si le but poursuivi n’est pas atteint. Au contraire, une sanction peut être ineffective si elle n’est pas prononcée mais être une règle efficace en prohibant les comportements de certains acteurs juridiques. Même si une telle distinction semble parfois être difficile à mettre en œuvre, elle permet néanmoins d’aborder la notion d’efficacité de la règle de droit. Il n’est d’ailleurs pas incohérent comme Mustapha Mekki de « considérer l’effectivité comme un des multiples aspects de l’efficacité6».
4L’efficacité de la règle de droit doit aussi être distinguée de certaines approches « utilitariste et gestionnaire du droit axée[s] sur la recherche du meilleur rendement au moindre coût7 ». Sous couvert d’une efficacité revendiquée, il s’agit en réalité pour les défenseurs de ces conceptions de considérer la règle de droit comme étant au service d’une finalité politique. S’appuyant pour partie sur la théorie wébérienne, la règle de droit serait ainsi un moyen de légitimation du pouvoir et de son action. Une telle vision du droit oblige les juristes à s’interroger sur la ou (les) fonction(s) du droit et sa finalité. Au nom de l’efficacité, la règle de droit doit-elle être en adaptation perpétuelle par rapport à l’action et aux faits sociaux ou doit-elle être au contraire un guide pour les individus selon la pensée d’Emile Durkheim par exemple ?
5Au vu de ces constats, personne ne peut contester l’intérêt d’aborder la règle de droit par le prisme de son efficacité. S’assurer qu’un texte juridique atteint bien son but renforce nécessairement sa légitimité. En période de frénésie législative, cela peut conduire sans nul doute à améliorer la qualité de la norme8. D’ailleurs, une norme efficace est souvent une règle de droit de qualité. Mais cela ne peut être pas que cela. L’efficacité de la règle du droit renvoie nécessairement à d’autres caractères : sa simplicité, son adaptabilité, son accessibilité, son coût ,…
6Une définition du terme de mesure paraît aussi être nécessaire devant son caractère également polysémique. Le dictionnaire de l’Académie française le définit comme la « détermination d’une quantité ou d’une grandeur par son rapport à une échelle de référence 9 », mais aussi comme la « grandeur conventionnelle prise comme référence pour évaluer d’autres grandeurs de même nature10 ». La mesure est enfin aussi un synonyme de modération, de retenue. Le processus visant à mesurer l’efficacité de la règle de droit renvoie à ces deux premières définitions, même si bien évidemment la notion de modération est sous-jacente à certaines règles lorsqu’il s’agit de concilier des intérêts antagonistes, comme le travail et le capital, la santé et le commerce, l’environnement et l’économie, le marché et la dignité humaine. Ainsi que les organisateurs de ces journées d’études l’ont parfaitement rappelé, le terme de mesure renvoie à la notion d’évaluation d’une quantité (dans le cas présent de l’efficacité) mais et peut-être surtout au résultat de cette évaluation. Cela nous conduit à centrer notre communication sur ces problématiques : Comment évaluer l’efficacité de la règle de droit ? Par quels outils ou instruments de mesure11 ?
7Une mesure de l’efficacité des lois et d’évaluation d’une politique législative se retrouve bien évidemment dans les statistiques de l’activité judiciaire. Bien que ne donnant forcément qu’une vision partielle de l’ensemble de l’activité juridique, la justice n’en demeure pas moins l’espace privilégié d’application de la règle de droit. Au-delà de constituer un outil d’aide à la décision dans la gestion de la justice, ces comptages démontrent pleinement l’application de la règle de droit au sein d’un système judiciaire en évolution permanente (I). Cet outil semble toutefois dépassé par rapport à l’ampleur de cette quête d’efficacité de la règle du droit (II).
I. L’activité judiciaire, outil de mesure de l’efficacité de la règle du droit ?
8Les principes issus de la nouvelle gestion publique n’ont pas manqué au cours des dernières décennies d’être appliqués au management de l’institution judiciaire. Cela ne s’est pas passé et ne se déroule pas aujourd’hui sans heurt, pour beaucoup d’acteurs de la justice, mettre en place des indicateurs de performance apparaît particulièrement étonnant au vu des finalités premières. Dans une perspective conservatrice, la justice ne peut être qu’appréhendée que comme un pouvoir ou une fonction avec des normes de référence. Pour les jugements et les décisions, les contrôles qui doivent s’opérer ne peuvent être que juridiques, notamment par le biais des voies de recours. Pour le personnel, il s’agit de contrôle interne à l’administration. La nouvelle gestion publique modifie cela en instaurant un certain nombre de buts nouveaux, notamment la prise en considération des attentes exprimées par les citoyens en fonction des ressources. La justice sera donc dorénavant soumise à une mesure de la performance visant à améliorer la qualité du service12. Cette notion n’est toutefois pas neuve puisqu’elle apparaît dès la fin des années 199013.
9Au-delà de l’amélioration du service public de la justice, l’État recherche également une meilleure qualité des décisions de justice rendues14 afin de réduire le fossé qui s’est formé entre attentes du justiciables et réalité de la justice15. Cela passe aussi également par une meilleure transparence de l’activité de la justice. Cet impératif n’est pas nouveau.
10À la demande du bureau statistique du ministère de la Justice, les juridictions remplissent annuellement des cadres statistiques qui sont exploités dans le Compte général de l’administration de la justice criminelle en France et dans le Compte général de l’administration de la justice civile et commerciale en France. Dès l’Empire, le pouvoir politique et l’administration centrale ont cherché à mieux appréhender et contrôler le fonctionnement des juridictions. Les premières années de la Restauration ne suivent pas cette logique ce qui n’empêche pas pour autant la Chancellerie de réaliser des enquêtes ad hoc dès le début des années 1820. Il s’agit en réalité de « tests » avant de mettre en œuvre des enquêtes à l’échelle nationale, dont le contenu est formaté sur la base d’un questionnaire qui évolue peu dans le temps. « D’une année sur l’autre, les cadres des tableaux statistiques, les intitulés, la numérotation des tableaux sont remarquablement stables : même la page de garde et la dédicace ministérielles sont à peine affectées par la succession des régimes politiques – monarchie, empire, république16 ».
11En 1826, le Compte général de l’administration de la justice criminelle en France apparaît, suivi en 1830 du Compte général de l’administration de la justice civile et commerciale en France lequel atteint sa maturité à partir du début des années 1840. Dès la fin du XIXe siècle et le début des années 1900, un déclin s’opère : « un nombre non-négligeable de séries jusque-là disponibles au plan départemental ne sont plus fournies qu’en agrégé, certaines sont entièrement abandonnées, enfin on observe une moindre stabilité des cadres analytiques17 ». Après la Première Guerre mondiale, le contenu des Comptes généraux apparaît bien plus pauvre et manquant de cohérence. À partir de la Libération, la création de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) permet à cette documentation de retrouver des standards scientifiques plus importants en élargissant notamment les trames des enquêtes. Ces Comptes généraux sont fusionnés entre 1961 et 1981 avant de disparaître au profit de l’annuaire statistique de la justice en 1981.
12La richesse des informations publiées varie de manière importante au cours du temps18. Ainsi, le Compte général de l’administration de la justice criminelle en France est au XIXe siècle composé de deux parties : un rapport général dégageant les grands constats de l’année écoulée sous l’angle de la criminalité (source de tout premier ordre pour percevoir les inquiétudes prédominantes) et une série de tableaux sur les accusés, les infractions commises, la récidive et plus généralement le fonctionnement des juridictions pénales. Le Compte général de l’administration de la justice criminelle en France s’enrichit jusque dans les années 1880 avant de se stabiliser. Il sert de support à une réflexion et à une évolution de la politique pénale en fonction notamment de la situation sociale et économique du pays. En effet, de cet exercice descriptif, il ressort d’abord que l’administration centrale poursuit deux objectifs majeurs en publiant ces comptes19 : la construction d’un « tableau de bord », permettant un suivi précis des tribunaux, dans une logique d’efficacité ou de rationalisation budgétaire, et puis le contrôle social. Ceci est évident dans le cas de la justice criminelle (niveau des peines, coutumaces, récidives, etc). Mais plus généralement tout désordre social attire l’attention : divorces, suicides, vagabondage, offenses à des fonctionnaires, attentats aux bonnes mœurs, alcoolisme, etc.
13De ces Comptes généraux, sur la période antérieure à 1981, un certain nombre de traits généraux ressortent. La répression pénale ne cesse de se développer, avec toutefois des variations en fonction des époques. Une judiciarisation de la société s’opère en réalité dès la fin de l’Ancien régime et ne cesse de se poursuivre. La régulation sociale par les magistrats est de plus en plus perçue comme le seul moyen de mettre un terme à un conflit social. La Justice apparaît, au contraire de l’image véhiculée par la littérature, proche des réalités et des intérêts locaux loin du centralisme qu’on lui prête.
14Afin de percevoir ou non l’intérêt de ce type de sources pour mesurer l’efficacité de la règle de droit, il convient d’appréhender la manière dont sont produites ces statistiques. De 1826 à 1904, ces statistiques pénales (il en est de même en matière civile) sont fondées sur les Cadres statistiques des parquets. À partir de 1905, ils sont complétés par une fiche statistique individuelle pour les condamnés correctionnels dans le but d’enrichir les renseignements sur chaque accusé. Au moment de la Première Guerre mondiale, ce dispositif disparaît. En 1952, il est rétabli en se basant sur des informations issues de l’exploitation des fiches de casier judiciaire.
15Les Cadres statistiques des parquets sont des imprimés, transmis annuellement par les juridictions à la Chancellerie, et fournissent la base des statistiques pénales. Ce système est d’une grande simplicité. Le ministère de la Justice ordonne par voie de circulaire aux procureurs généraux près les cours d’appel de renseigner des tableaux statistiques pour chacune des juridictions de leur ressort. Ils doivent être conformes à un modèle envoyé avec des instructions concernant notamment la définition des termes employés. Une fois ces cadres établis au niveau des procureurs généraux près les cours d’appel, qui sont censés en vérifier le contenu, ils sont transmis à la Chancellerie. Ils servent à confectionner des tableaux statistiques nationaux, incluant des ventilations par ressorts géographiques. Ces cadres statistiques ne sont en réalité qu’un comptage effectué sans aucune précision de la Chancellerie sur la manière dont il doit s’opérer.
16Dès lors si cette opération semble être appliquée avec sérieux par certains, les spécialistes comme Jacques Bertillon, chef des travaux statistiques de la ville de Paris et membre du Conseil Supérieur de la Statistique, contestent dès la fin du XIXe siècle tant la fiabilité que la faiblesse de ces statistiques faute de pouvoir les enrichir20. La statistique judiciaire française notamment criminelle apparaît qui plus est totalement dépassée à la suite des travaux menés par les congrès internationaux de statistiques au même moment. C’est dans le contexte que va apparaître une fiche individuelle à partir de 1905. Si cette dernière ne résout pas la question de la fiabilité des informations remontées et contenues dans ces comptes généraux, elle les éclaire différemment notamment s’agissant des tribunaux correctionnels. Il est dorénavant possible de recueillir des informations par infractions, individus, profession des délinquants. La difficulté majeure est que ces fiches individuelles ne sont pas centralisées laissant toujours ainsi planer des doutes sur la fiabilité des données transmises par les procureurs généraux près les cours d’appel. La Chancellerie tente néanmoins au cours des années qui suivent de parfaire le système qui est finalement abandonné à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
17De 1914 au début des années 1950, les comptes généraux ne sont donc constitués qu’autour d’un simple comptage des infractions et des délinquants. À partir de cette date, l’idée du recueil de renseignements statistiques individuels ressurgit. Dans le cadre d’une réorganisation progressive des services de la statistique, la Chancellerie souhaite rompre avec les méthodes passées en décidant l’exploitation centralisée des renseignements individuels par des outils informatiques. La principale source est dorénavant en matière pénale le casier judiciaire. C’est le début de la statistique mécanographique dont l’INSEE sera en charge. Cela permet la mise en place d’un outil statistique beaucoup plus détaillé qu’auparavant (infraction, sanction, sexe, âge, profession et nationalité des condamnés). Ce système n’est pas pour autant parfait du fait notamment des jugements par défaut pouvant faire l’objet d’opposition tardive et conduisant ainsi à des erreurs statistiques.
18La manière dont sont produits ces comptes généraux interroge sur leur intérêt pour mesurer l’efficacité de la règle de droit. Compte tenu de la faiblesse de ces données sur la période avant 1950, une telle source ne peut être utile que pour appréhender des évolutions à moyen et long terme. Cela peut être particulièrement intéressant pour mesurer l’impact d’un changement de législation sur des infractions dont la répression est ancienne par exemple. Sur la période plus récente, les informations contenues dans les comptes généraux étant tout à la fois plus importantes et plus détaillées, laissent entrevoir des usages plus nombreux et intéressants. Toutefois, le déclin de cette source à partir des années 1980 rend plus complexe son usage.
19La question de la fiabilité de ces sources est également centrale. Il est toutefois difficile de donner des indications précises sur ce point faute de connaître les méthodes qui ont été employées pour remplir les cadres statistiques dans les juridictions. La vérification peut permettre de procéder à un redressement statistique pour minimiser une incohérence. De la même manière, des vérifications par sondage sur une ou un groupe de juridiction sont possibles. Cette méthode m’a permis dans le cadre de ma thèse de confirmer les tendances des comptes généraux et d’une fiabilité sur le ressort de la cour d’appel de Paris à plus de 70 %21.
II. Des comptes généraux aux legaltechs : le renouveau des sources judiciaires dans la mesure de l’efficacité de la règle de droit ?
20L’intérêt de statistiques unifiées au sein du ministère de la Justice décroît tout au long du XXe siècle. En matière pénale, la rupture s’opère dans les années 70, date à laquelle la statistique pénale du ministère de la Justice est supplantée par la statistique police du ministère de l’Intérieur pour décrire notamment l’évolution de la délinquance. Ce choix est opéré du fait d’une vision plus englobante de la notion de délinquance mais surtout car elle est disponible beaucoup plus rapidement. Cela met une nouvelle fois en exergue la difficulté pour le ministère de la Justice de fournir les états de l’activité de ses juridictions. Pour autant, ce changement présente de nombreuses limites. Les statistiques police présentent un champ limité de la délinquance qui ne relève pas de la compétence des forces de l’ordre. Comme toute source administrative, elles sont aussi tributaires de la législation de l’époque. Par ailleurs, elles peuvent être faussées par une activité proactive de certains services sur certaines infractions (étrangers, stupéfiants…).
21La statistique police est elle-même supplantée par le développement d’enquêtes de victimisation. Elles se situent en amont pour mesurer au sein de la population générale une délinquance subie par les victimes. Elles offrent la possibilité de mettre en exergue la part de la délinquance non déclarée à la police. Cet instrument semble être le meilleur pour mesurer l’évolution des phénomènes de délinquance mais pourrait également être utilisé d’un point de vue civil pour mettre en exergue les stratégies de réparation mises en place par les victimes en ayant recours à des procédures alternatives comme par exemple la médiation ou la conciliation.
22Ces éléments conduisent à l’abandon de la publication des comptes de la justice en 1978. Ils sont remplacés en 1981 par un annuaire statistique se limitant à des séries statistiques le plus souvent sur dix ans avec seulement des commentaires méthodologiques. Il s’agit à cette époque d’une collecte de données à visée principalement de gestion des flux. Cette statistique purement administrative décrit beaucoup plus l’activité de l’appareil judiciaire qu’elle ne présente les justiciables et les raisons de leur présence devant cette institution.
23Face à ces phénomènes, associés à des greffes surchargés et disposant de faibles moyens, l’efficacité de la règle de droit semble de plus en plus difficile à mesurer à travers l’activité judiciaire. La prise en compte de plusieurs outils paraît en effet nécessaire pour appréhender des règles de droit de plus en plus nombreuses et complexes. La visée gestionnaire poursuivie par le ministère de la Justice conduit à suivre les affaires et les décisions plutôt que des personnes. L’augmentation du nombre d’affaires à traiter et la complexification croissante des procédures (civiles ou pénales) rendent difficiles un comptage le plus souvent manuel. L’intérêt d’un croisement entre les données a eu définitivement raison de ce système qui peut être biaisé. En effet, le ministère de la Justice doit satisfaire des indicateurs quantitatifs de performance depuis les démarches mises en œuvre au titre de la Loi organique relative à la Loi de Finances de 2001. Cet impératif peut conduire à présenter des indicateurs d’activité plus attrayants. Il semble dès lors qu’il faille se méfier de la qualité de la statistique judiciaire et notamment pénale. En outre, l’aspect réducteur de certains indicateurs ne prenant pas en compte les nombreuses dimensions de l’activité judiciaire interroge les spécialistes de la statistique.
24Pour autant, cette situation mérite d’être relativisée tant la statistique paraît d’être renouvelée au XXIe siècle, ouvrant ainsi de nouvelles pistes pour mesurer l’efficacité de la règle du droit par l’activité judiciaire. L’introduction et le développement de l’informatique ont ouvert de nouvelles voies à l’exploitation des données des fichiers administratifs à des fins statistiques. La mise en place de nouveaux outils (logiciels, entrepôt unique de données, etc.) ouvre la voie à une bien meilleure observation de l’efficacité de la règle de droit au travers de l’activité judiciaire. Ainsi, en 2010, le ministère de la Justice a mis en place un système d’information décisionnel en matière pénale s’appuyant :
« sur quelques principes simples pour « dégager un grain statistique d’une paille abondante d’événements de gestion » : travailler au niveau des données détaillées individuelles par affaire et par auteur pour pouvoir maîtriser toutes les dimensions et mener la nécessaire analyse exploratoire de façon à jauger la qualité des données ; structurer les données autour de concepts juridico-statistiques pour donner une vision agrégée des phénomènes ; mettre en cohérence interne les données autour de la notion de séquence chronologique (avec des filières et des étapes au sein des filières) de façon à suivre des parcours judiciaires ; dépasser le cloisonnement des différents applicatifs de gestion pour disposer d’un parcours pénal complet22 ».
25L’agrégation de l’ensemble des applicatifs de gestion a ainsi permis de répondre à plusieurs besoins dont celui de la fourniture des informations nécessaires aux études d’impact des projets de lois ou encore des mesures des indicateurs de performance. Elle offre également des réponses aux nouveaux besoins opérationnels des juridictions. Ce mouvement renouvelle en profondeur les statistiques notamment de la justice pénale même si un mouvement identique pourrait s’opérer en matière civile. Il permet notamment de mieux décrire et rendre compte du fonctionnement de la justice.
26Cette « nouvelle » statistique pénale devrait également contribuer à permettre une meilleure évaluation des politiques publiques et se faisant de la règle de droit. Dans le cadre d’une réforme, l’étude d’impact sera plus pertinente en estimant notamment la population susceptible d’être ciblée. A posteriori, il est possible de mesurer très simplement l’effectivité de la mesure : si elle est utilisée et dans quelles proportions. La mesure de son efficience est également facilitée en rapportant les résultats aux moyens mis en œuvre, sous réserve de la définition d’indicateurs clairs. Loin de poursuivre la même finalité qu’au XIXe siècle, cette statistique pénale permet néanmoins toujours de percevoir les évolutions des pratiques délinquantes à condition d’être reliée aux statistiques de police.
27Un autre mouvement récent permet également sur la base de données similaires d’ouvrir de nouvelles perspectives dans l’analyse des règles de droit. Certaines legaltechs ont ainsi développé des solutions d’intelligence artificielle à la suite de la mise à disposition sur internet des décisions de justice de l’ordre administratif et judiciaire23. Leur finalité serait de conduire à une justice prédictive afin notamment de mesurer les chances de succès d’une action en justice ou le meilleur argumentaire possible. Cet outil est nécessairement limité dans le sens où il ne peut pas appréhender la totalité des dimensions notamment psychologique pour évaluer une situation. L’aspect affectif sera également absent dans certaines matières comme en droit social ou de la famille où il demeure important voire primordial. La fiabilité de l’algorithme interroge également qui peut être victime d’une erreur de logiciel et/ou de compréhension d’une décision de justice.
28Cette idée de justice prédictive semble également un risque pour la justice et pour l’efficacité de la règle de droit. Pour apprendre, la machine a besoin d’un nombre important de décisions les plus standardisées possible, renvoyant à une certaine automatisation de la justice. De plus les statistiques produites par l’algorithme peuvent influencer les magistrats et réduire ainsi leur liberté dans la fonction de juger. Le nombre accru de décisions présenté par la machine peut en effet conduire un juge à faire preuve d’un plus grand conservatisme dans sa décision à rendre. Une autre question se pose nécessairement, celui de la partialité. En croisant certains critères, des logiciels américains ont pu mettre en exergue des logiques répressives de certains juges à l’encontre d’une typologie de prévenus. Cette situation est sans doute liée à un biais de la machine mais peut aussi conduire à permettre aux machines de remettre en cause le principe d’un procès équitable. Si ces nouveaux outils peuvent apparaître comme intéressants pour permettre aux professionnels du droit de mieux appréhender la règle de droit, ils paraissent dans le même temps particulièrement dangereux et perfectibles pour ne pas fausser son efficacité.
29Il apparaît que l’activité judiciaire peut être un bon moyen de mesure de l’efficacité de la règle de droit. Cela résulte d’un long processus de mise en œuvre d’outils statistiques au sein du ministère de la Justice. Ceux-ci se sont révélés dans un premier temps peu fiables et surtout insuffisants pour mettre en évidence les individus, leurs comportements au sein de l’institution judiciaire. Ces manques conduisant à l’apparition de nouveaux outils statistiques plus performants en dehors de la sphère judiciaire engendrent un déclin progressif des outils de statistique judiciaire. La volonté étatique d’une plus grande efficacité des politiques publiques appliquée également à l’institution judiciaire renouvelle par ailleurs les outils et la manière d’utiliser la statistique. Même s’il reste encore beaucoup à construire pour disposer d’une statistique complète qui réponde à toutes les attentes, les nouveaux outils mis en place au sein du ministère de la Justice offrent de nouvelles possibilités d’appréhender le bien-fondé et l’efficacité de la règle de droit. De manière marginale, même si elles ne cessent de se développer, les legaltechs et leurs solutions d’intelligence artificielle participent dans la sphère privée principalement à mieux appréhender et comprendre la règle de droit. Les outils de mesure d’efficacité de celle-ci qu’elles développent paraissent plus discutables tant sur le fond que sur la forme. Quoi qu’il en soit, ces nouvelles voies ouvrent des usages multiples pour mieux analyser, gérer et évaluer l’activité judiciaire et pour ainsi éclairer l’efficacité de la règle de droit.
Notes de bas de page
1Le Robert, Dictionnaire de la langue française, édition en ligne, consulté le 22 mai 2023, voir « efficacité », https://dictionnaire.lerobert.com/definition/efficacite.
2Ibid.
3Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition, 2005, consulté en ligne le 22 mai 2023, voir « efficacité », https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9E0476.
4A.-J. Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, Paris, L.G.D.J., 1993, voir « efficacité ».
5M. Mekki, L’efficacité et le droit, intervention à la Faculté de droit de Sapporo, juillet 2009, éditions Revue de l’Université de Sapporo, 2009, p. 2.
6Ibid.
7F. TerrÉ, Introduction générale au droit, Dalloz, collection Précis, 6e édition, 2003, n° 362.
8Note de synthèse du service des études juridiques du Sénat, La qualité de la loi, 1er octobre 2007.
9Dictionnaire de l’Académie française, 9e édition, 2005, consulté en ligne le 22 mai 2023, voir « mesure », https://www.dictionnaire-academie.fr/article/A9M1881
10Ibid.
11M. Mekki, L’efficacité et le droit, intervention à la Faculté de droit de Sapporo, op. cit., p. 5.
12D. Mockle, « La justice, l’efficacité et l’imputabilité » in Les Cahiers de droit, 2013, 54(4), p. 613-688.
13A. Vauchez, « Les jauges du juge. La justice aux prises avec la construction de sa légitimité », in P. Mbongo (dir.), La qualité des décisions de justice, Strasbourg : Éditions du Conseil de l’Europe, 2007, p. 60.
14H. Colombet, A. Gouttefangeas, « La qualité des décisions de justice. Quels critères ? », Droit et société, 2013/1 (n° 83), p. 155-176.
15G. Canivet, Discours prononcé lors de l’audience solennelle de début d’année judiciaire, janvier 2002.
16J. Sgard, Les Comptes Généraux de la Justice : une description statistique des institutions judiciaires de la France au XIX° siècle, rapport de recherche, Institut CDC pour la Recherche, 2010, p. 6.
17Idem.
18B. Aubusson de Cavarlay, M.-S. Hure, M.-L. Pottier, « La justice pénale en France, résultats statistiques (1934-1954) », Cahier de l’Institut d’Histoire du Temps présent, n° 23 avril 1993, Paris, Éditions du C.N.R.S., pages 14 et suivantes.
19J. Sgard, Les Comptes Généraux de la Justice : une description statistique des institutions judiciaires de la France au XIX° siècle, rapport de recherche, Institut CDC pour la Recherche, 2010, p. 3.
20Présentation de la base de données Davido (base de données constituée des statistiques criminelles de 1831 à 1981 devenue un outil de référence pour les historiens de la justice), https://criminocorpus.org/fr/outils/bases-de-donnees/davido/presentation#construction-de-la-base-de-donnees
21J. Duret, La répression politique par les juridictions parisiennes 1940-1944 », thèse de doctorat, EHESS, 2021, p. 225.
22B. Camus, « La statistique pénale, une statistique gestionnaire et une statistique criminelle : esquisse d’histoire », communication au colloque « Histoire aujourd’hui, statistiques demain » 29 juin 2016.
23Loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique, JORF n° 0235 du 8 oct. 2016.
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