Mesurer l’indemnisation des préjudices résultant d’un dommage corporel. Quel rôle pour les référentiels d’indemnisation ?
p. 39-49
Texte intégral
1Détermination d’une créance de réparation. La réparation des préjudices résultant d’un dommage corporel prend in fine la forme d’une somme d’argent. Certes, les préjudices sont énumérés et définis par une nomenclature1 ; certes, l’atteinte corporelle est objectivée par des barèmes médico-légaux2. Mais ces outils sont des préalables, qui, en tant que tels, ne donnent aucune indication quant au montant indemnitaire qui sera alloué à la victime. Les conséquences patrimoniales des dommages corporels sont relativement faciles à évaluer, du moins pour celles antérieures au jugement ou à la transaction : les conséquences futures présentent des difficultés résultant de l’incertitude quant au cours de l’argent et à l’inflation éventuelle. S’agissant des préjudices patrimoniaux, la nomenclature et, plus encore, la jurisprudence de la Cour de cassation fixent des méthodes de calculs rendant ces préjudices relativement tangibles. En revanche, les préjudices extrapatrimoniaux sont plus difficiles à appréhender : si la nomenclature et la jurisprudence en fixent les définitions, elles ne donnent pas de méthode de calcul de ces préjudices, ni même des critères à prendre en compte. Comment indemniser les souffrances endurées résultant de brûlures ayant nécessité des mois d’hospitalisation et des greffes de peau ? Comment évaluer le déficit fonctionnel permanent, qui est lui-même un préjudice composite, rassemblant « non seulement les atteintes aux fonctions physiologiques de la victime, mais aussi la douleur permanente qu’elle ressent, la perte de la qualité de vie et les troubles dans les conditions d’existence »3 ? Comment le préjudice d’affection résultant du décès du conjoint doit-il être monétisé4 ? Ni la nomenclature ni la jurisprudence ne donne de critères d’évaluation. L’âge doit-il être pris en compte ? La durée potentielle du préjudice est moins longue si la victime est âgée. Pourtant, l’âge n’apparaît pas toujours comme un critère.
2La réparation intégrale, en théorie et en pratique. Ainsi, le principe de réparation intégrale, s’il n’est qu’un mythe, implique nécessairement une approche subjective : ce sont les souffrances lato sensu effectivement éprouvées par la victime qui devraient seulement guider le montant indemnitaire. Les juges ont cependant à cœur d’autres préoccupations au moment où ils statuent, notamment l’égalité entre les victimes5. Cette égalité passe par l’objectivation des atteintes et des préjudices, notamment à travers la nomenclature et les outils médico-légaux. Cependant, ces outils ne permettent pas d’aller jusqu’au bout du processus puisqu’ils ne proposent pas de montants indemnitaires. Ainsi des référentiels indicatifs d’indemnisation ont vu le jour et sont régulièrement utilisés par la pratique6.
3Maillage normatif 7. Ces référentiels se sont développés, à l’initiative des magistrats ou des débiteurs d’indemnisation, en raison du silence des autorités législatives, réglementaires ou jurisprudentielles habituelles. En effet, le législateur et le gouvernement n’interviennent pas, les juges de cassation ont limité leur office et ne contrôlent ni directement ni indirectement le montant indemnitaire des préjudices extrapatrimoniaux : le pouvoir des juges du fond est donc souverain, voire discrétionnaire tant le contrôle de la Cour de cassation est réduit8. Les juges et les débiteurs d’indemnisation ont donc développé des outils dans le but d’harmoniser les montants indemnitaires (et, pour les débiteurs, de contrôler leurs dépenses). Les référentiels, malgré leur caractère indicatif, viennent renforcer le « maillage normatif » des règles relatives à la réparation du dommage corporel. Il convient, d’abord, de restituer les résultats de plusieurs études empiriques qui ont étudié la manière dont les acteurs se saisissent de ses outils et justifient leur utilisation (I). Ensuite, les enjeux tenant à la conception et à la pluralité de ces outils doivent être soulignés (II). Enfin, l’étude de leur statut et de leur avenir conclura cette étude (III).
I. Usages et justification des usages
4Usage généralisé. L’usage des référentiels ou barèmes indicatifs apparaît généralisé lorsque les praticiens de la réparation du dommage corporel sont interrogés, qu’ils s’agissent de magistrats comme d’avocats. En 2017, un magistrat judiciaire affirmait ainsi que « ce type de barème existe depuis la nuit des temps », quand ses collègues indiquaient que « tous les magistrats qui ont fait de l’indemnisation du préjudice corporel se sont référés à ce genre de barèmes » et que « même sans en avoir fait, on sait qu’il existe un barème pour les réparations du préjudice corporel ». Ainsi, « sur la question des barèmes d’indemnisation, réfractaires ou pas, il me semble que c’est quand même très largement entré dans les pratiques depuis longtemps »9. De même, une enquête en ligne menée auprès des avocats et magistrats en matière de dommage corporel a montré que l’usage de barèmes indicatifs était largement répandu.
Profession (effectif) | Usage des barèmes |
Avocats (174) | 71,3 % |
| 63,1 % |
| 83,1 % |
| 64,5 % |
| 85 % |
Magistrats de l’ordre administratif (14) | 93,3 % |
Magistrats de l’ordre judiciaire (50) | 82 % |
| 95,5 % |
| 74,4 % |
Total (305) | 73,8 % |
5Dans les systèmes juridiques où la réparation des préjudices n’est pas barémisée par la loi11, de tels outils sont également largement utilisés. C’est notamment le cas en Italie12 ou au Royaume-Uni13. Certes, les méthodes d’évaluation du dommage et du préjudice ne sont pas les mêmes : au Royaume-Uni notamment, il n’est procédé à aucune quantification médicale et les préjudices extrapatrimoniaux sont appréciés de manière globale14. Des outils, indicatifs mais quasi officiels, proposent cependant, d’associer une atteinte corporelle précisément décrite (la perte d’un membre, une cicatrice, un stress post-traumatique, etc.) à un montant indemnitaire généralement exprimé sous forme de fourchette.
6Justifications à leur usage. Au-delà du constat de leur usage, les professionnels, et en particulier les magistrats, justifient celui-ci par différents éléments. Le premier, que nous avons déjà évoqué, tient au traitement égalitaire des victimes, ou, à tout le moins, à une harmonisation de leur production juridictionnelle15. Les juridictions supérieures ne contrôlant pas les montants attribués, les magistrats du fond se sont tournés vers les outils existants ou ont construit leurs propres outils afin d’éviter les disparités. De ce point de vue, l’histoire du « référentiel intercours », dont l’usage apparaît très courant devant les juridictions judiciaires, est intéressante : il est né à l’initiative de conseillers de différentes cours d’appel qui, au lieu de référentiels propres à chaque cour d’appel, ont décidé de se rassembler et de créer un outil commun à quelques cours d’appel ; progressivement, de nouvelles cours d’appel ont été intégrées dans la construction de l’outil, avant que celui-ci soit repris et diffusé par l’École nationale de la magistrature. Ainsi, l’harmonisation des pratiques, initialement interne à chaque cour d’appel, s’accroît avec l’extension territoriale de l’outil. Mais, lorsqu’ils ne construisent pas leurs propres outils, les magistrats n’hésitent pas à se référer à des référentiels construits par d’autres : ainsi, un magistrat judiciaire témoigne de l’utilisation passée du barème « Le Roy »16, et les magistrats de l’ordre administratif tendent à utiliser le barème élaboré par un fonds d’indemnisation (l’ONIAM). Ces outils, appliqués spontanément par les magistrats, leur apparaissent comme des facteurs d’égalité entre les victimes. Leur effectivité dépend donc grandement de la manière dont les utilisateurs les reçoivent.
7Le second élément de justification tient à un gain de productivité pour les professionnels les utilisant. En effet, dans un cadre particulièrement technique, ces outils « simplifient » la tâche de l’avocat ou du magistrat qui peut se reposer sur ceux-ci. En effet, au-delà des montants proposés, ces outils constituent quelquefois de véritables guides professionnels sur la manière de traiter les questions relatives à l’indemnisation des dommages corporels. Ainsi, le magistrat qui n’est pas spécialiste de ce domaine, mais qui en traite occasionnellement, trouve dans ces référentiels de véritables aides lui faisant gagner un temps considérable de recherches jurisprudentielles sur la question17. De même que les avocats utilisent fréquemment ces référentiels pour déterminer les prétentions de leurs clients, afin que celles-ci correspondent au minimum aux usages juridictionnels.
8Un troisième élément de justification consiste dans la meilleure information des parties, dans l’espoir que celles-ci transigent plus facilement. Ce discours entoure notamment les référentiels élaborés par les fonds d’indemnisation et les propositions tendant à officialiser ces outils ou en construire de nouveaux18. Mais des outils construits dans un cadre contentieux peuvent également influer sur le règlement amiable des litiges19.
II. Enjeux
9Diversité des outils ayant un même objet. Alors même que les référentiels ont pour objectif d’uniformiser les pratiques en matière de réparation du dommage corporel, il est assez surprenant, et finalement contre-productif, que des outils ayant un objet identique soient multiples et proposent des montants indemnitaires fortement variables. De ce fait, au gré des régimes juridiques et des juridictions compétentes se créent des domaines de prédilection propres à certains outils. Ainsi, le droit commun de la réparation ne sera finalement pas le même devant les juridictions administratives et les juridictions judiciaires : si les deux ordres tendent à appliquer des règles jurisprudentielles identiques, en délaissant le contrôle des montants indemnitaires, leurs juridictions supérieures délèguent à d’autres l’encadrement de ceux-ci. Pour schématiser, les juridictions judiciaires appliquent ainsi le référentiel intercours, alors que les juridictions administratives appliquent le référentiel de l’ONIAM. Cette diversité contrarie d’autant plus l’objectif d’égalité entre les victimes que les montants suggérés par le deuxième outil sont très en deçà de ceux suggérés par le premier.
Cotation médico-légale | Référentiel intercours | Référentiel du FGTI (minimas) | Référentiel de l’ONIAM |
1/7 très léger | Jusqu’à 2000 € | 1100 € | 811 à 1098 € |
2/7 léger | 2000 à 4000 € | 2200 € | 1572 à 2126 € |
3/7 modéré | 4000 à 8000 € | 4200 € | 3076 à 4162 € |
4/7 moyen | 8000 à 20 000 € | 8000 € | 6121 à 8281 € |
5/7 assez important | 20 000 à 35 000 € | 16 000 € | 11 502 à 15 561 € |
6/7 important | 35 000 à 50 000 € | 30 000 € | 20 014 à 27 078 € |
7/7 très important | 50 000 à 80 000 € | 45 000 € | 32 453 à 43 907 € |
Exceptionnel | 80 000 € et plus |
10La diversité tient aussi à la diversité des critères utilisés par les outils pour faire varier le montant indemnitaire. Ainsi, le référentiel de l’ONIAM fait varier la réparation du déficit fonctionnel permanent en fonction du sexe de la victime, quand aucun autre outil ne le fait21. De même, le critère de cohabitation entre victime directe et indirecte, pour la réparation des préjudices de celle-ci, n’est pas pris en compte de manière uniforme.
11Construction des outils. Un deuxième enjeu tient à la manière dont les outils d’aide à la décision sont construits. Schématiquement, un barème ou un référentiel peut être élaboré de deux façons : il peut être construit ou constaté22. Dans le premier, le rédacteur du référentiel décide, de sa propre autorité, d’attribuer tel montant à telle situation : c’est par exemple le cas des barèmes en matière fiscale où le législateur associe une taxe à une ressource ou un montant de ressource. C’est aussi le cas des barèmes de capitalisation par lesquels un juge ou un débiteur d’indemnisation détermine le capital représentatif de la rente ; outre les critères tenant à la durée de la rente, le constructeur du barème décide des taux d’intérêt et d’inflation sur la durée de la rente, ainsi que, éventuellement, de la table de mortalité utilisée.
12Dans d’autres hypothèses, il est prétendu que l’outil constate des pratiques lui préexistant : le rédacteur prétend alors ne pas décider des critères, mais les constater dans un corpus de décisions (ou de transactions) donné. Le rédacteur, constatant l’existence de pratiques plus ou moins convergentes, les traduit sous forme de barèmes. En réalité, le rôle du concepteur ne s’efface pas totalement car il décide de l’échantillon analysé, et surtout des critères d’analyse et de ceux qui permettront la présentation de son outil. Par exemple, le rédacteur effectue un choix quant à la prise en compte, ou non, du critère du genre dans l’indemnisation du déficit fonctionnel permanent.
13En matière de dommage corporel, plusieurs référentiels indiquent reposer sur les habitudes des magistrats et des juridictions, notamment le référentiel intercours et celui de l’ONIAM, et pourraient donc être considérés comme des barèmes constatés23. Il n’en est cependant rien. En effet, aucune donnée ou analyse fiable n’est présentée quant à la prétendue analyse des pratiques. De plus, la mise à jour des montants semble particulièrement erratique. Par ailleurs, le fait que le référentiel de l’ONIAM soit adopté par son conseil d’administration, et réponde donc nécessairement à des préoccupations allant au-delà d’un simple constat des pratiques (et notamment financières), rend impossible de ranger un tel outil dans la catégorie des barèmes constatés. Enfin, le fait que ces deux outils structurent largement les montants indemnitaires des corpus de décisions dont ils prétendent constater les pratiques conduit à brouiller la distinction entre les outils constatés et les outils construits24.
14En revanche, d’autres outils se contentent de recenser des pratiques existantes, sans que le rôle du concepteur de l’outil soit déterminant, et proposent une véritable analyse de celles-ci. Ainsi, en matière de dommages corporels consécutifs à un accident de la circulation, une base de données rassemble les indemnisations intervenues par transaction ou par voie juridictionnelle25. Cependant, cette base de données est très incomplète et ne permet pas d’affiner réellement les critères de la recherche (les âges des victimes sont exprimés sous forme de fourchette, non en valeur absolue). Par ailleurs, le projet Datajust, porté par le gouvernement et désormais avorté, prévoyait une analyse statistique de l’ensemble des décisions de cours d’appel, judiciaires comme administratives, en matière de dommage corporel. L’une des raisons de son abandon réside dans l’immense difficulté de la tâche, et finalement dans l’absence d’échantillon représentatif permettant une réelle comparaison26.
15Connaissance et diffusion. Comparés à des règles de droit légiférées et, dans une certaine mesure, jurisprudentielles27, les référentiels font l’objet d’une diffusion beaucoup plus officieuse, rendant leur connaissance par les acteurs souvent imprécise. En effet, les outils ne sont généralement diffusés que de manière informelle, par des échanges entre collègues, des formations professionnelles, etc. Mais en fonction de leur degré de spécialisation, les acteurs de la réparation ont une connaissance variable de ces outils et de leur mise à jour éventuelle, avec plus ou moins de délais. Les études empiriques ont montré que les acteurs n’étaient pas toujours informés des mises à jour, certains magistrats regrettant, spécialement dans les juridictions de petite taille, les demandes trop faibles effectuées par les avocats de victimes, car fondées sur des outils désuets28.
16Au-delà de l’information sur l’existence et la mise à jour de ces outils, leur caractère indicatif signifie que leurs utilisateurs sont libres de s’en écarter. Mais une connaissance superficielle des outils risque de conduire à un usage servile de ceux-ci. Connaître en détail ces outils permet d’avoir à l’esprit les limites qui leur sont inhérentes et donc d’écarter l’outil lorsque le cas ne répond pas aux hypothèses envisagées initialement. En revanche, leur mauvaise connaissance conduit à les utiliser servilement, sans le regard critique qui doit permettre de s’en écarter le cas échéant.
17De ces enjeux naissent des interrogations quant au statut et à l’avenir des référentiels d’indemnisation.
III. Statut et avenir
18Statut. Quelle que soit la conception du droit souple retenu, il est assez aisé de classer les différents référentiels d’indemnisation au sein de cette catégorie. Ils ne forment certainement pas des règles de droit habituelles : ils n’émanent pas d’une autorité habilitée à créer le droit et ne sont, en apparence au moins, pas obligatoires. Cependant, ils disposent d’effets concrets sur les situations des victimes dont le droit à réparation est mesuré à l’aune de ces outils. Par leurs effets sur leurs destinataires (professionnels du droit qui les utilisent, victimes dont la situation est affectée par leurs résultats), ils participent de la normativité juridique.
19La jurisprudence du Conseil d’État autorise depuis 2020, les recours pour excès de pouvoir contre tous les documents émanant d’autorités publiques dès lors qu’« ils sont susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits ou la situation d’autres personnes que les agents chargés, le cas échéant, de les mettre en œuvre »29. Même si les acteurs de la réparation peuvent adapter l’indemnisation en fonction des situations individuelles des victimes, les référentiels ont vocation à structurer les offres destinées aux victimes ; ils sont donc susceptibles d’avoir des effets notables sur les droits à indemnisation des victimes concernées30. Ainsi, lorsqu’ils émanent d’autorités publiques, les référentiels pourraient être soumis au contrôle du juge administratif : c’est notamment le cas des référentiels de l’ONIAM et du FGTI, deux fonds d’indemnisation qui sont des organismes de droit public31.
20Les outils n’émanant pas d’organismes de droit public peuvent tout de même être qualifiés d’instruments de droit souple, mais ne sont pas susceptibles de recours pour excès de pouvoir. Le référentiel intercours nous semble particulièrement difficile à analyser de ce point de vue : a priori, il a été rédigé par des magistrats judiciaires réunis à titre individuel et ne constituant donc pas une autorité publique. Cependant, certaines versions ont été reprises et diffusées par l’École Nationale de la Magistrature, qui constitue bien un établissement public administratif32.
21Avenir ? Comme pour d’autres outils en matière de réparation du dommage corporel (nomenclature des préjudices, barèmes médico-légaux), les projets de réforme de la responsabilité civile ont envisagé l’adoption d’un référentiel d’indemnisation par voie réglementaire. Ainsi, le projet de réforme de la responsabilité civile diffusée par le ministère de la Justice en 2017 prévoyait qu’« un décret en Conseil d’État fixe les postes de préjudices extrapatrimoniaux qui peuvent être évalués selon un référentiel indicatif d’indemnisation, dont il détermine les modalités d’élaboration et de publication. Ce référentiel est réévalué tous les trois ans en fonction de l’évolution de la moyenne des indemnités accordées par les juridictions »33. Une telle disposition présenterait plusieurs avantages. Le premier serait de parachever l’objectif des référentiels et barèmes : uniformiser les pratiques indemnitaires à l’échelle nationale et ainsi proposer un traitement égalitaire des victimes. À cet égard, il est intéressant de noter que cet outil serait applicable tant aux juridictions judiciaires qu’administratives ainsi qu’aux processus transactionnels34. Le second avantage résiderait dans un processus de fabrication normative clairement encadré par voie réglementaire, assurant une forme de transparence dans la rédaction de l’outil, outre la légitimité de l’auteur, ainsi que sa mise à jour régulière. Cependant, la proposition de 2017 présente certaines lacunes. D’une part, la base de données imaginée pour construire l’outil était limitée aux décisions d’indemnisation en matière d’accident de la circulation, limitant ainsi le corpus à des dommages accidentels créant des blessures essentiellement physiques35. Mais l’outil construit aurait eu vocation à couvrir des dommages beaucoup plus larges : atteintes psychiques, dommages résultants d’infractions sexuelles, atteintes subies in utero, etc., créant ainsi une distorsion entre les données analysées et l’objet de l’outil construit avec celles-ci. Par ailleurs, la base était limitée aux décisions de cours d’appel, réduisant drastiquement le corpus analysé : en raison des incitations légales à la transaction, l’indemnisation de la plus grande partie des accidents de circulation se règle par voie transactionnelle, peu d’affaires sont judiciarisées, moins encore au stade de l’appel. Enfin, les difficultés techniques et politiques qui expliquent, pour partie, l’abandon du projet Datajust risquent de se reproduire à l’égard de l’outil envisagé par le projet de réforme.
Conclusion
22L’étude des référentiels d’indemnisation montre qu’ils participent à renforcer le maillage normatif : ils constituent des indicateurs puissants de la réparation. Sur le long terme, il nous semble qu’un mouvement de rationalisation36 des différents outils se dessine : de référentiels propres à chaque cour d’appel, on est passé à un référentiel intercours soutenu par l’ENM, et le référentiel de l’ONIAM est largement appliqué en dehors du champ de l’indemnisation propre à ce fonds, notamment par les juridictions administratives. Aujourd’hui, le référentiel appliqué dépend principalement de l’ordre de juridiction compétent : référentiel intercours élaboré par le conseiller B. Mornet pour les juridictions judiciaires, référentiel de l’ONIAM pour les juridictions administratives. Cependant, ce processus demeure inabouti, notamment au regard de l’objectif de traitement égalitaire des victimes, en raison des différences de niveau indemnitaire entre les différents outils. La rationalisation semble avoir atteint ses limites, ou un palier. Élaborer un référentiel unique demande un courage politique, notamment en raison des oppositions de certains avocats à l’existence des référentiels. Pourtant l’échec de Datajust ne signifie pas la fin des référentiels, mais plutôt leur maintien dans une forme officieuse, sans garantie de qualité, ni même de légalité37.
Notes de bas de page
1Cf. dans le présent ouvrage la contribution d’A. Blanc (« La nomenclature Dintilhac ou la relativité de la mesure de la personne humaine »).
2Cf. dans le présent ouvrage la contribution de C. Quézel-Ambrunaz (« Les référentiels médico-légaux, ou la mesure de l’incapacité »).
3J.-P. Dintilhac (dir.), Rapport du groupe de travail chargé d’élaborer une nomenclature des préjudices corporels, Ministère de la Justice, 2005, p. 38.
4Sur la question du préjudice d’affection et des déterminants de son évaluation devant les juridictions d’appel, cf. V. Rivollier, « Le montant de l’indemnisation du préjudice d’affection devant les cours d’appel. Essai de mesure de l’influence du montant fixé en première instance, du montant demandé et du montant offert sur l’indemnisation devant le juge d’appel », Jurimétrie. Revue de la mesure des phénomènes juridiques 2022, p. 117 et s.
5I. Sayn, et al. (dir.), Les barèmes (et autres outils techniques d’aide à la décision) dans le fonctionnement de la justice, Rapport pour la Mission de recherche Droit & Justice, 2019, p. 56-73 et p. 17-20, ⟨halshs-02283040v2⟩, spéc. V. Rivollier et N. De Jong, « L’indemnisation du dommage corporel », p. 56 et s.
6E. Serverin, « Le principe de réparation intégrale des préjudices corporels, au risque des nomenclatures et des barèmes » in I. Sayn (dir.), Le droit mis en barèmes ?, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2014, p. 245 et s.
7Sur cette expression, cf. I. Sayn, « Introduction générale », in I. Sayn, et al. (dir.), Les barèmes (et autres outils techniques d’aide à la décision) dans le fonctionnement de la justice, préc., p. 6 et s.
8Le propos mériterait d’être nuancé pour les juridictions administratives, le contrôle de cassation opéré par le Conseil d’État n’étant pas identique à celui de la Cour de cassation.
9Ces citations sont extraites d’entretiens, anonymisés, réalisés dans le cadre du projet Barèmes, cf. V. Rivollier, « L’indemnisation du dommage corporel. Les barèmes dans les discours des magistrats », in I. Sayn, et al. (dir.), Les barèmes (et autres outils techniques d’aide à la décision) dans le fonctionnement de la justice, préc., p. 56 et s.
10C. QuÉzel-Ambrunaz, V. Rivollier, et al. De la responsabilité civile à la socialisation des risques : études statistiques, Rapport dans le cadre du projet ANR RCSR, 2019, ⟨halshs-01893954⟩.
11Des barèmes légaux existent en Espagne, et pour les victimes indirectes en cas de décès de la victime directe, au Royaume-Uni.
12À travers les Tabelle milanaises.
13Judicial College, Guidelines for the Assessment of General Damages in Personal Injury Cases, Oxford University Press, 16th ed. 2022. Sur ces guidelines, cf. notamment E. Descheemaeker, « The Standardisation of Tort Damages », Modern Law Review, vol. 84, 2021, p. 2-29.
14Cf. également M. Lepez, « L’atteinte à l’être humain en droit anglais : éléments d’évaluation des préjudices corporels », Déjeuner du dommage corporel, avril 2023. https://youtu.be/QUKmqQviTsY
15I. Sayn, « Introduction générale », préc.
16Cf. V. Rivollier, « L’indemnisation du dommage corporel. Les barèmes dans les discours des magistrats », préc.
17V. Rivollier, « L’indemnisation du dommage corporel. Les barèmes dans les discours des magistrats », préc. et I. Sayn, « Introduction générale », préc.
18Cf. à propos de Datajust, M. Fathisalout Bollon, V. Rivollier, « À propos de DataJust : justesse de l’outil numérique, juste indemnisation des victimes ? » RLDC 2020, p. 18 et s.
19Cf. B. Mornet, « Le rôle et l’intervention du juge dans le règlement amiable », Gaz. Pal. 24 janv. 2023, GPL444v4.
20Référentiel indicatif de l’indemnisation du préjudice corporel des cours d’appel, ENM, sept. 2022 ; ONIAM, Référentiel indicatif d’indemnisation par l’ONIAM, avril 2022,
https://www.oniam.fr/medias/uploads/Documents%20utiles/referentiel_indemnisation_2022.pdf ; FGTI, Guide de l’indemnisation des victimes d’actes de terrorisme, novembre 2022, https://www.fondsdegarantie.fr/wp-content/uploads/2022/11/GuideINDEM_victimes_des_actes_terrorisme_NOV2022.pdf.
21L’ONIAM justifie une indemnisation plus élevée pour les femmes par le fait qu’elles ont une espérance de vie plus élevée. Pourtant, en matière d’assurances, et même si le genre féminin est généralement avantagé, il est clair que la distinction fondée sur le sexe est prohibée car discriminante.
22E. Serverin, v° « Barèmes », in L. Cadiet (dir.), Dictionnaire de la justice, PUF, 2004, p. 124-127.
23B. Mornet, « Le référentiel indicatif régional d’indemnisation du préjudice corporel » in I. Sayn (dir.), Le droit mis en barèmes ?, Dalloz, coll. Thèmes et commentaires, 2014, p. 213 et s. ; D. Martin, « La politique d’indemnisation de l’ONIAM », Gaz. Pal. 19 avril 2008, p. 46 et s.
24Pour une analyse des montants indemnitaires pratiqués par les juridictions au regard des référentiels, cf. C. QuÉzel-Ambrunaz, Demandes, offres, décisions en matière de dommage corporel : étude statistique, Rapport de recherche, IUF, 2021 .
25http://www.victimesindemnisees-fvi.fr > statistiques.
26V. Rivollier, M. Viglino, C. QuÉzel-Ambrunaz, « Le retrait de DataJust, ou la fausse défaite des barèmes », D. 2022, p. 467 et s.
27La jurisprudence fait l’objet de modes de diffusion, publics (publications des juridictions) ou privés (revues, ouvrages, etc.). Sur l’importance des publications dans la formation de la jurisprudence, cf. É. Serverin, De la jurisprudence en droit privé : théorie d’une pratique, PU Lyon, coll. Critique du droit, 1985. Pour un regard de l’évolution de la notion au regard de l’open data des décisions de justice, cf. M. Cottin, « Jurisprudence et contentieux, une (r)évolution à attendre ? » JCP G 2019, n° spécial Justice et numérique : Quelles (r)évolutions ? Actes du Séminaire e-juris septembre 2018 – février 2019, p. 22-25.
28V. Rivollier, « L’indemnisation du dommage corporel. Les barèmes dans les discours des magistrats », préc.
29CE, Sect., 12 juin 2020, n° 418142, Publié au recueil Lebon.
30Le soussigné indique ici l’existence d’un lien d’intérêt puisqu’il est l’auteur d’une action, actuellement pendante devant le Conseil d’État, en annulation pour excès de pouvoir du référentiel de l’ONIAM.
31L’ONIAM est qualifié par la loi d’établissement public administratif (art. L. 1142-22 du Code de la santé publique). La jurisprudence indique que le FGTI constitue un « organisme de droit public » (CE 22 mai 2019, n° 427786, mentionné aux tables).
32Ce que penseraient les juges judiciaires d’un contrôle de légalité par les juges administratifs d’un outil conçu par et pour les juges judiciaires est une autre question…
33Art. 1271, al. 1, du projet de réforme de la responsabilité civile, ministère de la Justice, mars 2017. La proposition sénatoriale de loi de 2020 n’a pas repris cette disposition quant aux référentiels d’indemnisation (mais elle a repris les dispositions relatives aux autres outils).
34Art. 1267 du projet de réforme de 2017.
35Cf. notamment M. Fathisalout Bollon et al., Contribution aux travaux de la mission d’information sur la responsabilité civile créée par la commission des lois du Sénat, 2018, ⟨halshs-01842467⟩
36Le phénomène peut probablement être rapproché de celui de la densification normative, cf. C. Thibierge (dir.), La densification normative : découverte d’un processus, Mare & Martin, 2013.
37V. Rivollier, M. Viglino, C. QuÉzel-Ambrunaz, « Le retrait de DataJust, ou la fausse défaite des barèmes », préc.
Auteur
Université Savoie Mont Blanc, Centre de recherche en droit Antoine Favre - CNRS, Centre Max Weber UMR 5283
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