La doctrine et le débat contentieux devant le Conseil d’État
p. 97-106
Texte intégral
1Dans son singulier ouvrage intitulé La fabrique du droit, une ethnographie du Conseil d’État1, l’anthropologue Bruno Latour décrit avec minutie et à sa façon le déroulement d’une séance d’instruction. A un moment donné de la discussion, le Président réviseur, surnommé "Luchon" pour la circonstance, manifeste de grandes hésitations à l’égard de la qualification d’un acte, réglementaire ou contractuel... Il est prêt a faire "un petit effort", regarde la jurisprudence, trouve un arrêt qui "a des enfants dans tous les sens”, décèle une justification un peu fragile dans les "Grands arrêts de la jurisprudence administrative", puis "feuillette rapidement quelques ouvrages de doctrine" : "Chapus ne mâche pas ses mots, même le prudent Dalloz attaque le Conseil d’Etat, je suis enclin à franchir le dernier pas".
2Tout est dit : je feuillette la doctrine et je franchis le dernier pas ; circonspection et rapidité, mais information déterminante pouvant conduire à franchir le dernier pas. Cette attitude pourrait-elle suffire à elle seule à caractériser la réception de la doctrine par les membres du Conseil d’État ?
3Le thème du dialogue entre la doctrine et le Conseil d’État pourrait en réalité occuper à lui seul plusieurs journées de travail et de réflexion.
4La question est vaste. Car pour évoquer de façon exhaustive le rôle de la doctrine devant le Conseil d’État, il faudrait parler de l’histoire et de l’âge d’or incarné par Maurice Hauriou et Léon Duguit, des personnages ambivalents comme Cormenin ou le Président Edouard Laferriere2, qui ont été à la fois de grands penseurs du droit public français et des membres éminents du Conseil d’État (Cormenin et Lafferière ont été tous deux Vice-Président du Conseil d’État, le premier en 1848 et le second en 1886), du rôle pédagogique considérable qui a été et demeure celui du Président Raymond Odent, du lien créé avec l’Université par les membres du Conseil d’État qui sont professeurs associés, du travail des sections administratives et de la place que les opinions doctrinales peuvent y trouver, de la conversation que le Conseil d’État entretient officiellement avec la doctrine à travers le Centre de documentation et Études et Documents, depuis que le Président René Cassin a créé cette revue, de la présence des professeurs de droit en service extraordinaire, de la participation de membres du Conseil d’État au jury d’agrégation, du lien étroit que les Avocats aux Conseils, dont beaucoup sont d’anciens universitaires, entretiennent avec l’Université (prix de thèse, revue de l’Ordre, composition du jury d’examen, conférence du stage, rédaction de mémoires et concours d’agrégation), etc...
5Tout ceci est intéressant et a d’ailleurs donné lieu à des travaux spécifiques3 mais excède le champ de ce propos d’aujourd’hui.
6Se placer dans le cadre du débat contentieux au sens strict, c’est ne s'intéresser qu’à l’influence de la doctrine ainsi qu’au regard porté sur celle-ci et par celle-ci du jour de l’enregistrement d’une requête au Secrétariat du Contentieux jusqu’au jour de la lecture de l’arrêt ; c’est n’évoquer que les acteurs de ce débat contentieux : la sous-section d’instruction et en particulier le rapporteur de l’affaire, la formation de jugement, le ou les Avocats au Conseil d’Etat constitués et le Commissaire du Gouvernement.
7Et de quelle doctrine s’agit-il ? Non pas de celle des Commissaires du Gouvernement –car il y a à la fois une doctrine méthodologique des Commissaires et de nombreuses conclusions qui peuvent être regardées comme des œuvres substantiellement doctrinales–, ni de la doctrine du Conseil d’État lui-même (doctrine dite "organique", révélée notamment par les avis des sections administratives ou de l’assemblée générale) qui relève davantage des considérations de politique administrative ou jurisprudentielle, ni de la doctrine exprimée par la chronique générale de jurisprudence administrative de l’AJDA qui constitue davantage un éclairage "de l’intérieur" dès lors qu’elle est rédigée par deux membres du Conseil d’État qui tiennent de la "bouche d’or" elle-même l’éclairage de solutions jurisprudentielles, ni de la doctrine, elle aussi davantage méthodologique, des Avocats aux Conseils dans la présentation de leurs moyens, ni de celle(s) de l’administration, mais de la doctrine au sens classique de ce terme, c’est-à-dire de la doctrine rédigée par des universitaires, des chercheurs et des praticiens du droit public : traités, ouvrages, manuels et thèses4, articles, études, communications diverses, etc.
8En clair, il s’agit de ce que certains Commissaires nomment avec une pointe de détachement "la littérature sur le sujet" (Concl. Bonichot sous CE Ass. 14 avril 1995, p. 181).
9Quelle place cette doctrine a-t-elle dans le travail de chacun de ces protagonistes de la discussion contentieuse ? C’est cette problématique concrète que se propose d’aborder de façon pragmatique cette communication.
10La doctrine structure et encadre le débat contentieux ; elle est aussi à l’origine et à l’aboutissement des certaines de ses évolutions.
I – DOCTRINE ET STRUCTURE DU DÉBAT JURIDICTIONNEL
11La doctrine disait Bonnecase, c’est "l’état des conceptions sur le droit et l’ensemble des solutions positives, telles que les reflètent les œuvres des écrivains juridiques". Il s’agit là d’un aspect simple, descriptif, assez humble et discret, parfois méconnu mais tout à fait important de la doctrine, de ce dont il était question ce matin, de "l’explication" du droit.
12Dans le travail quotidien d’un rapporteur, d’un réviseur, d’un Commissaire du Gouvernement ou d’un Avocat aux Conseils, les instruments primaires, "essentiels", ne viennent certes pas de la doctrine : analyse de la règle de droit, contrôle des qualifications, recherche d’une dénaturation, logique juridique, interprétation, identification des précédents ; tout ceci n’a pas grand-chose à voir, au premier examen, avec la doctrine.
13Mais chacun recourt en réalité fréquemment à la doctrine, parfois sans réellement le réaliser. Chacun a cette démarche à un moment ou à un autre de l’instruction pour recadrer le débat et revenir à la source ou à la composition de certains concepts juridiques : cours et traités de contentieux ou de droit administratif (Laubadère, Delvolvé, Chapus, Odent, etc.) sont d’une utilisation quotidienne, articles, commentaires de décisions, thèses, dictionnaires juridiques, actes de colloques (Concl. Bergeal sous CE S. 11 juillet 2001, Société Des Eaux Du Nord, p. 348), doctrine publiciste bien sûr, mais aussi doctrine civiliste (par ex : Concl. Frydman sous CE S. 22 septembre 1995, Commune de Maisonsgoutte, p. 353, comportant des références développées à des positions de la doctrine en matière notariale et de procédures collectives ; Concl. Bachelier sous CE S. 6 octobre 1995, Ville de Marseille, p. 350), pénaliste (Concl. Honorat sous CE S. 30 juin 2000, Promouvoir et autres, p. 265 ; Concl. Combrexelle sous CE S. 27 octobre 1999, Solana, p. 333) ou de droit social (Concl. Prada-Bordenave sous CE S. 21 décembre 2001, Baumgarth, p. 669), doctrine européenne (Concl Hubac sous CE Ass. 8 avril 1998, SERC Fun Radio, p. 138) et doctrine étrangère (Concl. Fombeur sous CE S. 12 octobre 2001, Roche, p. 463), parfois doctrine non juridique (Concl Olson sous CE 29 décembre 2000, AGF, p. 679 en matière d’étude sociologique sur les violences urbaines), parfois littérature "véritable" (Concl. Austry sous CE Ass. 6 avril 2001, Pelletier et autres, p. 173, citant Jankelevitch).
14Un ouvrage, un chapitre, une synthèse bien rédigés structurent la pensée, rafraîchissent la mémoire juridique, mettent en perspective le droit positif ; ils sont une aide à la construction des moyens pour l’Avocat aux Conseils, une aide à la réflexion pour le Commissaire et une aide à la décision pour le juge.
15Dans ce travail de chacun sur un dossier spécifique, c’est un peu comme si à l’occasion d’une promenade sur un sentier à chaque fois nouveau et original, des promeneurs vérifiaient, chacun à leur tour, l’altitude et le cadre géographique de leur marche, avant de se déterminer sur la direction choisie.
16Le Président Guy Braibant avait parlé autrefois de l’arbre et de la forêt : effectivement, lorsque l’on examine un arbre (le dossier) et que l’on discute de sa destinée (l’arrêt), il est essentiel de bien voir la forêt (jurisprudence et cadre du droit positif) dans laquelle il se trouve, de discerner l’espèce à laquelle il appartient..
17Car avant de convaincre dans tel ou tel sens, avant de conclure dans une direction déterminée, ces acteurs du procès contentieux ressentent toujours plus ou moins le besoin de se situer dans le temps et l’espace de la discussion contentieuse. C’est un réflexe inévitable, légitime et constructif ; et il n’y a que la doctrine entendue au sens large qui peut répondre à cette aspiration, du moins lorsque ni l’analyse des normes applicables, ni les recherches de jurisprudence ne permettent cette vue d’ensemble, ni n’autorisent ce point de situation, de repérage ou de sécurité juridique, d’autant plus indispensable dans une époque de gesticulation législative permanente et de recours immodéré à la "loi jetable".
18Personne n’échappe à cette démarche : l’Avocat au Conseil d’État pour rédiger ses moyens, le rapporteur pour établir sa note, le Commissaire du Gouvernement pour bâtir ses conclusions. Et les bibliothèques sont nombreuses, riches d’un nombre immense d’ouvrages et de revues : bibliothèque du Conseil d’État, bibliothèque de l’Ordre des Avocats aux Conseils, bibliothèques particulières des Avocats aux Conseils, sans parler des banques de données informatiques, où la doctrine est aussi présente.
19Quelques exemples concrets de cette fonction structurante de la doctrine ? :
éclairer les origines et les finalités d’une législation5,
fournir des formules6,
mettre en lumière la confusion entretenue entre deux notions voisines7,
éclairer sur la portée des décisions du Conseil Constitutionnel8,
établir une définition9,
dégager une interprétation de la jurisprudence10,
synthétiser un débat intéressant une question centrale du droit administratif11,
éclairer certains principes fondamentaux du droit international public12,
exposer le contrôle des qualifications par le juge de cassation14,
expliciter le sens et la portée de la doctrine administrative15.
20Dans toutes ces situations, la doctrine structure et renseigne le débat contentieux ; elle exerce son "autorité" au sens où l’entendait le Doyen Carbonnier, son "magistère" comme l’écrivait Hauriou.
21Pour les Avocats aux Conseils, le recours à la doctrine en tant qu’instrument de synthèse, de référence et de systématisation du droit, est souvent essentiel.
22La doctrine peut-elle aller jusqu’à s’immiscer directement dans la discussion contentieuse ? Il peut arriver aux Avocats aux Conseils de solliciter des Professeurs de droit pour la rédaction de consultations destinées à être versées aux débats. Cette pratique n’est ni systématique, ni même fréquente, mais elle existe, notamment dans les affaires présentant à juger des questions complexes ou nouvelles. Le client lui-même peut engager son conseil dans cette démarche, à la fois pour s’assurer auprès d’un universitaire du bien-fondé de sa position et pour faire en sorte qu’un "nom", de préférence illustre, soit attaché à sa cause... Que faut-il en penser ? Certains assureront –mais ils ne connaissent pas l’indépendance de l’Université française– qu’une consultation produite à l’appui d’un mémoire, concluant évidemment dans le sens des intérêts de la partie en cause (personne n’a jamais vu de consultation s’en rapportant à la sagesse du Conseil d’Etat ou concluant en faveur de partie adverse...), ne peut être regardée, quelle que soit la notoriété du nom, que comme une doctrine "sur mesure", une doctrine en quelque sorte "achetée", asservie à des intérêts, et donc une doctrine sans le moindre crédit, une doctrine suspecte et peu crédible. C’est toute la question de l’indépendance de la pensée doctrinale vis-à-vis de certaines puissances économiques, ce que Jean-Denis Bredin appelle avec un volontaire excès la "prostitution de la pensée juridique". D’autres considéreront –non sans raisons dans certaines circonstances-que ce type de consultation risque fort d’être contre– productive, de susciter l’irritation des membres du Conseil d’État, qui n’ont effectivement de leçon à recevoir de personne, et peut-être même de provoquer l’adoption d’une solution strictement contraire au but recherché... Rien de tout cela n’est parfaitement inexact.
23Néanmoins, il demeure que cette pratique peut se révéler opportune, non seulement pour la partie qui produit la consultation, mais d’une façon plus générale pour la richesse du débat contentieux. Le récent arrêt rendu par le Conseil d’État dans l’important contentieux de la télévision numérique (CE 20 oct. 2004 TF1, req. no 260898 et s.) en a été une illustration assez claire : chacune des parties, CANAL + et le groupe TF1 avaient produit, non seulement des mémoires très développés, mais aussi deux consultations signées par des noms éminents ; ces consultations émettaient notamment un avis sur une question nouvelle, examinée pour la première fois pas le Conseil d’État, comportant des aspects délicats de droit des sociétés (article L 233-3 du Code de commerce, contrôle conjoint et action de concert). La doctrine a ainsi directement éclairé le débat contentieux ; ces consultations ont été lues attentivement par le rapporteur et les membres de la formation de jugement ; et elles ont été citées par le Commissaire du Gouvernement Didier Chauvaux, qui en a repris certains développements, en soulignant la qualité juridique de l’instruction écrite.
24C’est dire combien ce type de consultation peut compter, à la condition qu’elle exprime bien sûr une véritable opinion scientifique et indépendante, sur une question qui le mérite.
25En d’autres termes : la doctrine en perfusion directe devant le Conseil d’État ? Oui, mais avec prudence et discernement.
26La doctrine guide, encadre et structure le travail juridictionnel du Conseil d’État et de ses auxiliaires de justice. Elle est un source permanente d’information et permet au Conseil d’État de savoir dans le même temps –c’est un aspect important– comment sa jurisprudence est perçue, comprise, ressentie, approuvée ou critiquée... (sur la perception par la doctrine "perplexe" de la portée incertaine d’un arrêt : Concl. Bergeal sous CE S. 27 mars 1998, La Nantaise et L’angevine Réunie, p. 109).
27Mais la doctrine possède aussi, précisément par son rôle critique, une fonction d’innovation et d’incitation au changement.
II – DOCTRINE ET MOUVEMENT CONTENTIEUX
28La mission de la pensée doctrinale devant le Conseil d’État est de la nature de toutes les pensées qui conduisent au changement : préparer, interroger, inspirer, aiguillonner, bousculer, précipiter...
29Mais faut-il attribuer à la doctrine un véritable rôle dans le mouvement de l’instance contentieuse et de la jurisprudence ?
30Il est prétendu ici ou là que le juge administratif est davantage concerné par le dossier concret d’un justiciable que par un système de pensée, que les membres du Conseil d’État sont loin d’être tous passés par les facultés de droit, que les Avocats aux Conseils ne s’occupent que de leurs moyens techniques et de faire gagner leurs clients, que le Conseil d’État en tant qu’institution de la République n’a, pour reprendre l’expression de la Présidente Marie-Aimée Latournerie, "aucune vision de la doctrine" ni aucune capacité à la juger scientifiquement, qu’une juridiction "narcissique", selon l’expression d’un auteur français friand de persiflage, ne regarde qu’elle-même, etc. Des esprits cyniques ou désabusés verseront même dans la caricature : la doctrine s’occupe de moins en moins du Conseil d’État, et celui-ci se moque éperdument de ce qu’écrivent les universitaires.
31La doctrine aurait en quelque sorte sur l’élaboration des arrêts du Conseil d’État autant d’influence que le vent sur la solidité des pyramides de Guizeh...
32Il est exact que l’opinion des Professeurs de droit n’est pas, a priori, ce qui guidera l’essentiel du processus de décision, dont chacun connaît ici le caractère prétorien : les considérations liées à la lettre des textes et à leur interprétation, la cohérence de la solution avec d’autres arrêts plus anciens, certaines politiques jurisprudentielles, des considérations administratives, sociales, budgétaires et humaines peuvent être plus déterminantes que la pensée juridique universitaire. Certaines conclusions de Commissaires mettent d’ailleurs un point d’honneur à balayer d’un revers de main certaines objections doctrinales, comme pour mieux en caractériser l’insignifiance16.
33D’une façon générale, les membres du Conseil d’État et les Avocats aux Conseils se méfient un peu –tout en y ayant constamment recours pour la clarté et la cohérence de leur travail– de tout ce qui peut systématiser abusivement et éloigner du réalisme qu’un dossier concret impose de garder toujours à l’esprit. La référence est parfois faite aux pensées "singulières", mais immédiatement écartées comme contraires au bon sens17.
34Les moments où la doctrine est littéralement passée "par-dessus bord" ne sont pas rares... Pourquoi céder à un "juridisme abstrait" en voulant ruiner la richesse de la dualité des fonctions administratives et juridictionnelles du Conseil d’État ? (Concl Bonichot citant le Président Rougevin-Baville sous CE S. 5 avril 1996, Syndicat des Avocats de France, p. 118) ; pourquoi se laisser convaincre par la critique doctrinale "constante" contre la théorie de la connaissance acquise, alors qu’un "réalisme minimal" s’impose au juge ?18 ; pourquoi se laisser entamer par les critiques permanentes de la doctrine contre les annulations partielles depuis... 1892... alors que cette annulation est un moyen "simple et efficace" de maintenir l’essentiel de l’acte ?19.
35C’est sans doute cette force du pragmatisme jurisprudentiel qui conduit certains Commissaires à souligner que la doctrine est "résignée"20.
36Mais l’objectivité impose de considérer que certaines critiques doctrinales, certains courants de pensée, sinon certaines frondes ont en réalité contribué hier et contribueront encore demain à faire évoluer la jurisprudence du Conseil d’État, parfois de façon très significative. Dans ce processus singulier où la jurisprudence est aiguillonnée par la pensée universitaire, les moments de création jurisprudentielle que sont les séances de section ou d’assemblée sont les plus propices à cet échange.
37Les exemples sont connus : la doctrine a incontestablement pris sa part dans certaines évolutions célèbres : la prise en charge du préjudice moral, le régime des mesures d’ordre intérieur, le recul de la faute lourde en matière de responsabilité21, l’extension des pouvoirs du juge en matière d’injonction (Concl Maugue sous CE S. 26 juillet 1996, Association Lyonnaise de Protection des Locataires, p. 293, qui souligne dans ce domaine les convergences ayant existé entre le Conseil d’Etat et la doctrine),... Et que dire des coups de boutoirs doctrinaux, presque violents, qui auraient récemment pu avoir raison de la jurisprudence Forrer, selon laquelle un maître d’ouvrage public ne pouvait appeler en garantie un constructeur après que la réception eût été prononcée22, ou encore de la maturation doctrinale qui a favorisé la solution inaugurée voici quelques mois par l’Assemblée du contentieux dans l’affaire Association AC ! et autres (CE Ass. 11 mai 2004, req. no 255886 et suiv. : les conclusions de Christophe Devys mettent clairement en lumière le rôle de mûrissement de la doctrine en matière de modulation des effets des annulations contentieuses, idée que le Doyen Vedel trouvait chaleureuse dès 1994 !).
38La doctrine n’a pas été exclusive ni la seule à provoquer de tels mouvements de jurisprudence ; mais elle y a incontestablement contribué.
39Les Commissaires se fondent parfois explicitement sur la doctrine qui "pressent" de façon "lumineuse" (Concl. Maugue sous CE S. 23 juin 1995, Lilly France, p. 257, sur le caractère limité des effets pratiques des divergences entre le Conseil d’État et la cour de Justice des Communautés Européennes), qui met en lumière l’ambiguïté d’une solution23, qui a perçu les "hésitations des sous-sections" (Concl. Schwartz sous CE 22 mars 1996 Paris et Roignot, p. 99, sur la portée de la jurisprudence Lemaresquier en matière d’intérêt pour agir des membres des organismes consultatifs), qui "s’inquiète"24, qui a bien compris la faiblesse des certains arrêts pourtant rendus en Section ou en Assemblée25, qui a manifesté un "scepticisme hostile" à une législation26, la doctrine aussi qui se contredit sur une question d’interprétation27 ou est au contraire unanime28.
40Dans ce travail d’influence de la doctrine sur l’élaboration de la jurisprudence, les Avocats aux Conseils ont une place de choix : ils sont les relais indispensables comme l’a expliqué le Professeur Philippe Le Tourneau ; ce sont eux, praticiens du droit, qui seront incités par telle ou telle opinion doctrinale à résister à la jurisprudence dominante, à proposer un moyen audacieux, à remettre en cause une solution établie, à tenter leur chance par une argumentation qui pour apparaître rocambolesque au premier abord pourra se révéler efficace en fin de parcours (le moyen tiré de la violation des droits de la défense et du principe d’impartialité dans l’affaire Labor Metal, qui a ébranlé sérieusement la Cour des Comptes, en est un exemple saisissant : CE Ass. 23 février 2000 Labor Metal, p. 83). La doctrine est une ressource fréquente ; mais les Avocats aux Conseils ne recherchent pas la vérité comme les universitaires. Ils plaident la vérité de leurs clients, et leur vision de la doctrine est presque toujours nécesairement "utilitariste".
41Les Commissaires du Gouvernement pourront aussi être des intermédiaires efficaces de la doctrine, tout en étant eux-mêmes une source pour la doctrine, qui trouvera dans leurs conclusions des éléments explicatifs déterminants pour éclairer tel ou tel arrêt. Parmi les membres du Conseil d’État, ce sont donc sans doute eux qui sont les plus attentifs aux débats de la doctrine.
42Un Commissaire du Gouvernement, selon la formule célèbre de l’arrêt Gervaise, reprise par l’arrêt Kress de la Cour Européenne des Droits de l’Homme29 expose les questions de fait et de droit que soulève un recours contentieux et fait connaître ses conclusions en toute indépendance et impartialité : il y a évidemment dans cet exercice une place pour la doctrine en tant que source d’évolution, même si –il faut le reconnaître– les références doctrinales trop nombreuses et orientées ne sont pas nécessairement le meilleur moyen pour un Commissaire d’emporter la conviction d’une formation de jugement.
43Un mot doit être enfin dit de la fonction doctrinale à la fin du mouvement contentieux, c’est-à-dire après la lecture de l’arrêt.
44Devant certaines juridictions de type anglo-saxon (par exemple la Cour Suprême des États-Unis et la Cour Européenne des Droits de l’Homme), les opinions dissidentes (dissenting opinions) permettent souvent d’équilibrer la décision rendue par l’expression d’opinions séparées ou en désaccord avec la solution retenue. Mais la tradition française est étrangère à cette approche ; et seuls les commentateurs extérieurs semblent être autorisés à la critique –ou aux louanges– lorsque l’arrêt a été rendu.
45Qu’en est-il toutefois de ceux qui ont participé au débat contentieux, plus précisément devant le Conseil d’État ? En d’autres termes, peut-il exister un mélange des genres entre l’action et l’observation, la doctrine et les acteurs de la discussion contentieuse ?
46La question des membres de la formation de jugement ne nécessite guère d’états d’âme ; une intervention publique postérieure d’un membre du Conseil d’État ayant participé à l’instruction serait nécessairement regardée comme un manquement à la solidarité juridictionnelle et une atteinte à l’autorité de l’arrêt, sans parler de l’éventuelle violation du secret du délibéré. De même, la rédaction d’un commentaire par un Commissaire du Gouvernement –qui se pratique épisodiquement devant les Cours administratives d’appel et les Tribunaux administratifs– ne semble pas conforme à la tradition du Conseil d’État : le Commissaire délivre sa position au cours de la séance de jugement ; point ne lui est besoin de revenir ensuite sur la solution retenue, en publiant un bel article qui pourrait laisser à penser que son auteur a entendu "damer le pion" à la formation de jugement. De plus, la plupart des conclusions sont disponibles après la lecture de l’arrêt. Chacun peut donc mettre celui-ci en perspective avec la position du Commissaire.
47En revanche, les chroniques générales ou fiscales tenues par des membres du Conseil d’Etat contribuent solidement à la formation de cette doctrine post-décisionnelle.
48Qu’en est-il des Avocats aux Conseils ? Ils sont libres bien sûr de tout commentaire ; ils sont souvent les mieux placés pour parler du dossier, qu’ils connaissent en général intimement, parfois depuis de longues années et "sur le terrain" (connaissance des clients, des lieux, des faces cachées de l’affaire, etc.) ; la tentation peut être forte de publier un article vengeur lorsque la solution retenue apparaît critiquable, notamment au regard des intérêts défendus par cet avocat. Certains se sont à tort essayés à cet exercice dans leurs aimées de jeunesse, emportés par la passion, l’amertume et la vigueur, dans des affaires qu’ils avaient plaidées et perdues notamment en Section30. Mais à la réflexion, une telle démarche ne semble pas devoir être encouragée. Elle peut en effet être regardée par le Conseil d’État, qui a besoin de garder la confiance dans ses auxiliaires de justice, comme une manifestation de défi de la part de l’une des parties à l’instance et de son conseil, désireux d’avoir le dernier mot. Surtout, l’Avocat aux Conseils qui s’engage dans cette démarche prolonge inutilement le débat, en voulant de surcroît le faire dans un cadre doctrinal qui ne peut pas être objectif : comment prendre de la perspective et de la hauteur de vue dans une affaire que l’on connaît dans ses moindres détails et de surcroît pour une seule des parties en cause ? Cette "réserve" n’exclut naturellement pas la rédaction, de la part de ce même avocat d’une note de jurisprudence dans des affaires où il n’était pas constitué mais qui peuvent se révéler proches des intérêts qu’il défend.
49Que chacun reste à sa place : pas de confusion des genres ; que le Conseil d’État juge, que les Avocats aux Conseils défendent les intérêts qui leur sont confiés, que les Commissaires concluent et que la doctrine fasse son travail de réflexion, de critique ou d’encouragement.
50Que la doctrine demeure indépendante et libre, qu’elle réalise cette œuvre immense et perpétuelle, tellement nécessaire, d’explication des arrêts du Conseil d’État, d’interprétation des solutions, de critique, de recherche des faiblesses ou des contradictions de mise en perspective et d’appréciation des conséquences de la jurisprudence, d’interrogation et de contestation.
51Tel est le vœu que les acteurs du débat contentieux doivent tous former, pour que le Président Luchon cité par Bruno Latour puisse encore "feuilleter quelques ouvrages de doctrine et franchir le dernier pas" !
Notes de bas de page
1 La Découverte, 2002, p. 185.
2 "la doctrine la plus autorisée" selon le Commissaire du Gouvernement Seban, Concl. sous CE Ass. 27 octobre 2000, Desvigne, p. 473.
3 Cf. "Le Conseil d’État et la doctrine", Célébration du deuxième centenaire du Conseil d’État, Revue Administrative, numéro spécial 1997.
4 Les thèses de doctorat sont aussi présentes ! : par ex. Concl. Maugüe sous CE Section, 13 mars 1995, p. 127.
5 Conclusions Schwartz sous CE Section 23 juin 1995, SOPRICOM, p. 272, sur l’origine du droit de l’urbanisme, police des sols ; Concl. Arrighi sous CE S. 5 juillet 2000, Chevallier, p. 293, sur la nature de la police de la conservation du domaine public.
6 Concl. Bachelier sous CE Ass. 30 juin 1995, Polynésie Française, p. 279, citant le Professeur Rivero et le principe d’égalité, comparé par celui-ci à un pilier de cathédrale.
7 Concl. Combrexelle sous CE S. 5 septembre 1998 Rajkumar, p. 342, à propos de la confusion entre demandeur d’asile et candidat au statut de réfugié.
8 Concl. Combrexelle sous CE S. 29 décembre 1995, Codognes et Grinard ; Concl. Bonichot sous CE S. 1er mars 1996, Guillet, p. 57.
9 Concl. Combrexelle sous CE 15 avril 1996, Syndicat CGT et des Hospitaliers Bedarieux, p. 130 "qu’est-ce qu’une mesure préparatoire ?" ; Concl. Savoie sous CE Ass. 9 avril 1999, Toubol-Fisher, p. 125, "qu’est-ce qu’un marché public ?" ; Concl. Scanvic sous CE Section Mr Maire, 24 juin 1994, p. 334, "qu’est-ce qu’une carrière administrative ?"
10 Concl. Glaser sous CE S. 12 mai 2004, La Ferte Milon, req. no 192595.
11 Concl. Salat-Baroux sous CE Ass. 9 avril 1999, BA, p. 124.
12 Concl. Delarue sous CE 3 juillet 1996, Moussa Kone, p. 255 ; Concl. Schwartz sous CE Ass. 9, avril 1999, Chevrol, p. 115.
13 Loyauté dans la recherche des preuves, Concl. Genevois sous CE 8 mars 1985, Garcia-Henriquez, req. 64106.
14 Concl. Hubert sous CE S. 3 juillet 1998, Salva-Couderc, p. 297.
15 Concl. Goulard sous CE Ass. 8 avril 1998, Gras Savoye, p. 155, dans la grande affaire fiscale des "fonds turbo" sur la "doctrine qui n’a aucun esprit" selon la formule désormais célèbre de Jérôme Turot à la RJF 5/92, p. 371.
16 Concl. Arrighi de Casanova sous CE S. 4 avril 1996, Houdmond, p. 116, sur le régime contentieux des pénalités fiscales et l’article 6 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme ; "quelle que soit par ailleurs la pertinence des critiques", Concl. Arrighi de Casanova sous CE Section 31 mars 1995, Cara Cara, p. 153.
17 Sur l’inclusion des traités internationaux dans le bloc de constitutionnalité défendue par Kelsen et François Luchaire, Concl. Frydman sous CE Ass. 13 octobre 1989, Nicolo, p. 190.
18 Concl. Combrexelle sous CE S. 13 mars 1998, Mauline, p. 80.
19 Concl. Bergeal sous CES. 13 mars 1998, FNSM, p. 74.
20 Concl. Seners sous CE S. 12 mai 2004, Gillot, req no 236.834.
21 Concl. Seban sous CE Ass. 30 novembre 2001, Kechichian, p. 587.
22 Conclusions contraires De Silva sous CE S. 15 juillet 2004, SIAEC, req. no 235.053.
23 Concl. Maugue sous CE S. 23 juin 1995, Aimond, p. 273.
24 Concl. Combrexelle sous CE S. 6 janvier 1997, CERAL, p. 7.
25 Concl. Abraham sous CE 15 avril 1996, Institut de Radiologie et SA La Roseraie, p. 138.
26 Concl. Piveteau sous CE. S. 6 mai 1996, Aquitaine Alternatives, p. 687.
27 Concl. Sanson sous CE S. 2 octobre 1996, Elections Municipales de Bassen, p. 365.
28 Concl. Combrexelle sous CE Ass. 30 octobre 1996, Wajs et Monnier, p. 387 ; Concl. Piveteau sous CE Ass. 6 décembre 1996, Lambda, p. 466 ; Concl. Savoie sous CE Ass. 15 octobre 1999, Lattes et Région Languedoc Roussillon, p. 317.
29 CE, 10 juillet 1957, p. 466 et CEDH 7 juin 2001, D., 2003, p. 152.
30 Cf. note François-Henri Briard sous CE 25 octobre 1991, Département d’Ille-et-Vilaine, p. 136, D., 1992.
Auteur
Avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, Président de l’Institut Vergennes
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