Les ondes entre droit et commerce*
p. 777-795
Texte intégral
1Regard critique sur le droit actuel. A la manière de Valéry. Sur ses (r)évolutions qui ne sont jamais que le reflet de celles de la société, de ses interrogations comme de ses certitudes. Notre société est devenue “technicienne” dit-on, ce qui signifie qu’elle est façonnée par le progrès des techniques, qui en détermine l’avenir. La compétitivité d’une économie ne se mesure-t-elle pas désormais au nombre des brevets qu’elle dépose, au montant des budgets qu’elle investit dans la recherche, à l’aune de cette nouvelle matière première que l’on appelle “matière grise” ? Le droit en absorbe les conséquences : on lui demande de ne pas entraver ce progrès, en même temps qu’il doit lui-même devenir une technique. De l’art de la règle, on est passé à la technique du droit, qui oblige les “sciences humaines” au respect des mêmes disciplines que celles des “sciences dures”, en un mouvement curieux, sans doute inexorable, qui contraint les juristes, volontiers individualistes, au travail “d’équipes” dans des “laboratoires”, nécessairement “interdisciplinaires”. Le temps du droit souffre également, parce qu’il n’est pas celui de la technique : les textes ou les jurisprudences évoluent avec lenteur et lorsqu’ils évoluent, c’est parfois trop tard. Les juristes croient ainsi jouer avec les nerfs des techniciens, au moment où ces derniers les obligent à faire preuve à leur tour d’inventivité.
2De l’ensemble des disciplines juridiques traditionnelles ou tout au moins de ce qu’il en reste, l’un des domaines qui s’est le plus développé au cours des dernières années est assurément celui du droit de la communication. Sans doute prendra-t-il dans les années qui viennent toute sa place dans la formation des juristes. Il offre un condensé de toutes les évolutions récentes du droit :
- la convergence des règles et des techniques, qui invite le juriste à l’interrogation permanente sur la pertinence de ses lois et jurisprudences ;
- le surgissement de l’économie dans la sphère du droit, avec l’abandon des monopoles et l’apparition de nouvelles places de marché ; il appelle à la collaboration de plus en plus fréquente des juristes et des économistes, dont rend compte l’essor du droit de la concurrence, quand il ne s’agit pas d’un “droit du marché” (Claude Lucas de Leyssac et Gilbert Parléani) ;
- la globalisation, qui n’est pas seulement disparition des frontières entre Etats, mais également effacement des frontières entre secteurs d’activités, en un maelström nouveau et contemporain ; elle révèle, de plus en plus souvent, au-delà de l’interdépendance des nations, l’interpénétration de leurs règles et la fragilité des “exceptions” juridiques nationales ;
- la fin de ces “oppositions brutales et tranchées” entre droit public et droit privé, “[de ces] frontières inviolables, [de ces] incursions condamnées, ces chevauchées du droit public dans les plaines du droit privé” (Jean Denis Bredin), qui plus que jamais, témoignent “d’un monde mort”, sans pourtant que la spécificité respective de ces deux ensembles de disciplines ne se soit pour autant estompée totalement.
3Voilà vingt ans –l’espace d’une génération– que le droit de la communication est une “marmite bouillonnante”, dans laquelle il est difficile de plonger pour saisir un élément qui pourrait être donné en exemple. Ils sont tous significatifs.
4Pourtant, il faut y parvenir pour que la démonstration demeure percutante.
5Et puisqu’il faut choisir, choisissons le “droit des ondes”, parce qu’il s’agit précisément d’une discipline en gestation, bel exemple des promesses d’un droit en (r)évolution.
6Comment ne pas rappeler immédiatement que le spectre des fréquences était, il y a quelques années encore –et ce, à la différence de la guerre– une affaire trop sérieuse pour ne pas relever de... l’autorité militaire ? Comment ne pas indiquer également qu’il était géré par les plus hautes instances de l’Etat, sous un régime de secret le plus absolu ?
7Il faisait l’étonnement des opérateurs étrangers, notamment américains.
8Ceux-là avaient librement accès au Plan national de répartition de fréquences que la commission fédérale américaine laissait à leur disposition ; ils considéraient, avec peu de sympathie et un rien de condescendance, ces Etats comme la France où son contenu était couvert par la raison d’Etat.
9La brouille franco-américaine a des origines anciennes. Voilà des vérités en deça de l’Atlantique, qui étaient déjà des erreurs, au-delà !
10Le spectre des fréquences radio-électriques reste aujourd’hui sous le contrôle de la puissance publique. Il est même sa “propriété”, de manière au demeurant surprenante pour les observateurs attentifs du droit du domaine public, qui avaient conservé le souvenir qu’une dépendance domaniale est un bien substantiel, mobilier ou immobilier et non, une “réalité” immatérielle.
11Mais entre ce début de la décennie 80 et l’année dans laquelle nous venons d’entrer, il n’y a pas seulement l’espace d’une génération, il y a désormais, l’épaisseur d’une industrie et de ses règles.
12Dire du droit des ondes, qu’il est une discipline récente, en plein devenir, n’est pas trop dire, puisque c’est une décision du Parlement européen et du Conseil, en date du 7 mars 2002, la décision no 676-2002-CE, qui fournit la première définition juridique du spectre radio-électrique. Il est vrai que cette décision 676-2002-CE est relative à un cadre réglementaire pour la politique du spectre dans la Communauté européenne.
13Il y est précisé notamment que les ondes radio-électriques sont celles “dont la fréquence est comprise entre 9KHz et 3000GHz” et que “les ondes électro-magnétiques se propagent dans l’espace, sans guide artificiel”.
14Autant dire également que le spectre des fréquences est une ressource rare-et même de plus en plus rare-puisque si la science ne permet pas encore d’en exploiter les moyens en deça de 9KHz ou au-delà de 3000GHz, l’usage du spectre n’a cessé d’être sollicité au cours des dernières années par la multiplication des opérateurs de télécommunication ou de communication audiovisuelle et des applications techniques ou commerciales qu’ils peuvent en faire.
15Il appelle un effort particulier de gestion, qui ne peut être seulement conduit, comme on le verra, au niveau national.
16Autant dire qu’il est une ressource publique au double sens, au demeurant différents, de l’économie et du droit.
17Une ressource publique assurément, au sens de l’analyse économique qui enseigne l’existence de différentes catégories de biens, selon qu’ils sont confiscables ou qu’ils sont exclusifs. “Un bien est dit confiscable, s’il est possible d’empêcher quelqu’un de l’utiliser. Un bien est dit exclusif, si son utilisation par quelqu’un rend impossible son utilisation par quelqu’un d’autre”1. Les biens publics sont ni confiscables ni exclusifs. Ils se distinguent des ressources communes qui, pour ne pas être confiscables, ne sont pas exclusives, parce qu’elles peuvent faire l’objet d’une appropriation privée. Les poissons de la mer que l’on peut librement pêcher, mais qui, une fois capturés, sont la propriété du pêcheur, sont à l’évidence des “ressources communes”. Il en va différemment de l’effort de défense nationale qu’aucun citoyen d’une démocratie ne peut s’approprier ou confisquer à son profit, sa cotisation fiscale eût-elle contribué à son financement.
18Le spectre est également une ressource publique au sens du raisonnement juridique, qui a fait du spectre, en France tout au moins, une dépendance du domaine public de l’Etat.
19On mesure ici la difficulté de la cohabitation de disciplines différentes, pourtant si féconde avec le développement du droit de la concurrence, lorsqu’il s’agit de rapprocher l’analyse juridique, des théories économiques qui fondent l’organisation de la Cité. Ce sont les mêmes mots ou presque, que chacun utilise, mais avec des sens différents. Ce que le juriste appelle “Biens Publics” est en réalité plus proche de ce que l’économiste dénomme : “Ressources communes”.
20S’il a fallu attendre la décision 676-2002 pour disposer d’une définition du spectre des fréquences radio-électriques, dans un texte juridique ayant valeur d’application, doit-on s’étonner que le régime des ondes soit encore aujourd’hui à la recherche d’un cadre juridique cohérent.
21En l’état des textes en vigueur, on chercherait vainement un Chapitre intitulé : “Du régime juridique du spectre des fréquences radio-électriques”.
22La loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, qui fixe les règles applicables aux activités de communication audiovisuelle (radio et télévision), n’en comporte pas. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir fait l’objet de modifications depuis son entrée en vigueur ; on en compte actuellement vingt-trois, soit une par an au moins et l’on attend la vingt-quatrième.
23Le Code des postes et télécommunications s’apprête tout juste, à la faveur de la loi sur la confiance dans l’économie numérique, récemment adoptée (21 juin 2004), à accueillir un nouveau chapitre 1 dans le Titre II du Livre II, qui rassemblera toutes les dispositions applicables aux ondes, qu’il s’agisse de fréquences terrestres ou de fréquences satellitaires.
24Pourtant, comment ne pas rappeler que c’est en 1887 qu’Henrich Hertz produisait, pour la première fois, des ondes électro-magnétiques et montrait qu’elles possèdent toutes les propriétés de la lumière. Il confirmait, ce faisant, la théorie de Maxwell et ouvrait la voie à la télégraphie sans fil, l’ancêtre de notre téléphone mobile. Et c’est en 1896 que Guglielmo Marconi, le véritable pionner de la TSF, réussissait, à Bologne, une première transmission radio-électrique sur quelques centaines de mètres, avant que, désespérant de trouver en Italie, les soutiens qui lui étaient nécessaires, il ne décide (déjà !) d’émigrer en Grande Bretagne. Il y réalisera, quelques années plus tard, au tout début du vingtième siècle, la première liaison transatlantique.
25Le droit des ondes était alors dans les limbes.
26C’est que ce droit s’est construit comme la peinture des impressionnistes, par touches successives. Davantage même que celle-là, il est “pointilliste”.
27Les grandes dates de son édification en France sont celles de la dernière décennie :
281989 : le spectre reçoit un statut, celui de dépendance domaniale ;
291996 : il a son agence autonome, l’Agence nationale pour les fréquences radio-électrique ;
302004 : il est reconnu dans sa spécificité par les lois de transposition du Paquet Télécoms de 2002.
31Entre ces dates majeures, des décisions de jurisprudence, constitutionnelles, administratives ou même judiciaires, en fixent le régime juridique. Elles seront évoquées dans la suite de ces développements.
32Voilà donc le droit des ondes, en voie d’établissement. Mais au moment où il commence à exister, il est déjà à la croisée de chemins différents. L’encre des textes qui en fixent le régime, n’est pas sèche qu’une industrie puissante s’est constituée dans l’intervalle. Elle pèse du poids que lui confère le nombre de ses clients.
33Comme chacun le sait, il y a désormais plus d’utilisateurs de systèmes de téléphonie mobile que de systèmes fixes et si le marché français est loin du premier marché mondial, 160 millions d’utilisateurs, qu’est depuis l’an passé, le marché chinois, il n’en reste pas moins très significatif, par sa capacité de développement au cours des quatre dernières années, autant que par les réservoirs de croissance qu’il recèle.
34Il n’est pas indifférent de constater que ce sont des fournisseurs de programmes de communication audiovisuelle par satellite qui ont investi le domaine prometteur de la télévision sur ADSL.
35Or, une industrie qui pèse, ne peut se satisfaire de règles dominées par le régime de la propriété publique. Il lui faut plus de souplesse que ne peut lui en consentir la fameuse règle d’inaliénabilité, même si elle ne cesse d’être assouplie. Il lui faut aussi de la sécurité juridique.
36Elle se satisfait d’autant moins d’une discipline qui se cherche encore, qu’ailleurs, aux Etats-Unis par exemple, en Nouvelle-Zélande ou en Australie, ses concurrents peuvent “patrimonialiser” leurs droits d’occupation du spectre des fréquences et en faire le commerce.
37La concurrence devient ici inégale, même si les évolutions ne sont pas loin qui permettront, un jour prochain, l’apparition de bourses des fréquences, au sens de marchés secondaires sur lesquels s’échangeront des droits d’occupation du spectre des fréquences. La décision européenne 676-2002 précitée l’appelle de ses vœux, comme on le verra.
38Le droit des ondes n’est pas encore consacré qu’il est déjà discuté dans ses modalités. Et il est vrai que dans sa forme actuelle, il est discutable.
39Tel n’est pas l’un des moindres paradoxes de cette discipline en gestation. 11 a guidé l’organisation de sa présentation.
40Le droit saisit aujourd’hui le commerce, comme le mort saisit le vif ; à moins que ce ne soit l’inverse.
41Voici l’ossature d’une démonstration qui révèle toutes les ambiguïtés d’une discipline en gestation et finalement, d’un droit en évolution, à moins qu’il ne s’agisse de l’évolution du droit, lui-même : si le droit des ondes a saisi le commerce, en s’imposant, en quelques années, comme une discipline juridique à part entière (I), il faut espérer que ses progrès permettent un jour prochain au commerce des ondes de saisir le droit (II).
I – LE DROIT DES ONDES A SAISI LE COMMERCE EN UNE POIGNÉE D’ANNÉES
42Comment interpréter une telle affirmation ? De la manière simple, qui conduit à vérifier l’existence d’une discipline autonome, à travers la cohésion de ses sources et la pérennité de son objet.
43La cohésion des sources du droit des ondes
44Elle est commandée par leur nature : les ondes qui se confondent avec l’éther, ne connaissent pas de frontières et il serait illusoire d’imaginer que leur réglementation puisse être seulement nationale. Elles sont des supports de la communication à distance et appellent une coordination internationale rigoureuse, si l’on veut un minimum de continuité des réseaux. Elles font l’objet d’usages de plus en plus nombreux et diversifiés, de sorte que l’accès au spectre des fréquences doit être sérieusement contrôlé.
45Faut-il s’étonner dès lors que la source du droit des ondes soit d’abord internationale avec la Convention Internationale des Télécommunications que gère l’Union Internationale des Télécommunications et surtout, le fameux Règlement des Radiocommunications.
46Que l’on ne s’y trompe pas : à Genève, on ne se borne pas à coordonner l’usage du spectre, on y crée du droit, un droit d’initié certes, mais qui a ses règles, ses rites et son vocabulaire.
47Les téléspectateurs des programmes de télévision par satellites ne sauront jamais dans le confort de leur fauteuil, que la réception des bouquets de programmes auxquels ils ont accès est le résultat d’un petit miracle juridique. Il a mobilisé tour à tour les compétences juridiques des autorités de plusieurs Etats, celles des fonctionnaires d’au moins deux organisations internationales et bien évidemment, le savoir-faire des cadres de nombreux opérateurs économiques ; depuis les fournisseurs de programmes jusqu’aux fabricants d’équipements, en passant par les sociétés de télévision ou celles qui opèrent les systèmes à satellites.
48En règle générale, l’Etat a fait, à la demande de l’un de ses ressortissants, une demande d’enregistrement de fréquences, auprès du Bureau des Radiocommunications, qui n’a pu l’examiner que parce que la Conférence Mondiale des Radiocommunications, réunie tous les quatre ans, en a libéré et organisé l’usage.
49Il faut avoir vécu la ferveur que dis-je la ferveur, le fracas de ces “olympiades” de la fréquence que sont ces Conférences mondiales des radiocommunications. Les Etats s’y sont préparés, comme des athlètes de haut niveau, nourrissant leurs muscles et répétant leurs gestes. C’est que derrière les décisions d’allocation de fréquences qui seront prises, se dessinent des intérêts considérables entre sponsors d’un nouveau type : équipementiers, opérateurs de réseaux, concepteurs de logiciels, fournisseurs de contenus.
50Les conférences préparatoires ont rempli le rôle des compétitions de sélection, en privilégiant les projets qui méritent de concourir. Les conférences régionales ont fonctionné comme autant de courses d’entraînement, où chacun a pu mesurer ses performances et annoncer ses victoires.
51La diplomatie fait ordinairement le reste, avec la neutralité d’un arbitre impartial, dans le tournis des discussions de couloirs ou la valse des textes de compromis.
52Il faudrait écrire à ce sujet sur le rôle des footnotes –ces notes de bas de page– depuis que l’anglais a pris le pas sur le français dans les grandes conférences internationales. Il y a tout à dire en effet de la pauvreté de la langue de Shakespeare, qui nécessite des artifices additionnels et des richesses de celle de Voltaire, qui se suffisait à elle-même.
53L’enregistrement de la position orbitale du système et l’occupation des bandes de fréquences, montantes et descendantes font l’objet d’une procédure codifiée, selon la nature du satellite. Ils ont suivi un itinéraire apparemment simple, s’il n’était en réalité délicat par ses nombreuses implications juridiques autant que politiques :
- la communication de renseignements détaillés par les autorités nationales, sur le fondement de la section 1 de l’article 11 du Réglement des radiocommunications et conformément à liste portée dans l’annexe 4 ;
- leur publication dans la circulaire hebdomadaire diffusée par le Bureau des radiocommunications, à l’intention des administrations des différents Etats membres de l’UIT ;
- le recueil de remarques ou de commentaires consécutifs à cette publication, chaque Etat disposant en principe d’un délai de quatre mois pour les faire connaître directement à l’administration demanderesse ; puis,
- la mise en œuvre de l’importante procédure de coordination internationale, qui peut impliquer de délicates négociations dans les termes de la section 2 de l’article 11 du Réglement des Radiocommunications et de son annexe 3 ; ces négociations ne peuvent intervenir moins de six mois après la date de dépôt du dossier de demande d’enregistrement ;
- la procédure de notification ensuite, chaque système à satellites se voyant affecter une bande de fréquences correspondant aux liaisons entre la ou les stations terrestres et le système à satellites lui-même, conformément aux dispositions de l’article 13 du Règlement des Radiocommunications ; enfin,
- la publication dans un registre international, communément dénommé MIFR (Master International Frequency Registry).
54Dans toute cette procédure, le Bureau des Radiocommunications est avant tout le gardien du respect du Règlement des Radiocommunications. Son rôle consiste à vérifier la conformité à ses dispositions, des procédures conduites et des résultats obtenus au terme des négociations entre administrations.
55Que se passe-t-il dans l’hypothèse où deux administrations ne parviennent pas à s’entendre dans le cadre de la procédure de coordination. Le Bureau dispose-t-il du pouvoir d’arbitrer leur différend ? Le Règlement des Radiocommunications ne fournit pas de précisions très utiles sur ce point, si ce n’est celle que contient le Règlement de procédure “RR 1506”. Ce document établit que le Bureau des Radiocommunications peut être saisi par les intéressés, pour apprécier la nature et l’étendue des préjudices causés à un Etat par la mise en service d’un système nouveau susceptible d’interférer avec l’utilisation de bandes de fréquences préexistantes.
56L’on a décrit ces procédures ou fait état de ces commentaires pour vous permettre de constater que l’usage d’une fréquence –comme celui d’une position orbitale– laisse peu de place à la volonté des Etats, encore moins à celle des opérateurs. Il est organisé juridiquement au niveau le plus élevé de la hiérarchie des normes juridiques –après les constitutions nationales– qu’est le droit international. Et je n’insiste pas outre mesure sur le fait que la répartition des emplois du spectre entre différents types d’usage (allocation), puis entre différents types de services (allotment) –avant que les demandes d’autorisation des opérateurs ne soient examinées au cas par cas (authorization)– fait elle-même l’objet, en suivant, de procédures d’harmonisation régionales des politiques mises en œuvre par chaque autorité gestionnaire des Etats.
57En Europe, ces procédures sont conduites au sein de la Conférence européenne des postes et télécommunications (CEPT) et bien entendu, de la Commission des Communautés européennes. Ce travail d’harmonisation est évidemment à l’origine de règles ou de procédures spécifiques, qui s’ajoutent aux précédentes. Nous évoquions plus haut la décision 676-2002, qui a fait suite à l’intéressant Livre vert de la Commission sur la politique en matière de spectre radio-électrique, rendu public le 9 décembre 1998.
58C’est dans ce cadre juridique que se logent les lois et règlements nationaux. En France, ils ne résultent ni d’un texte, ni d’une autorité unique. En sera-t-on surpris de la part d’un Etat dont le Général de Gaulle dénonçait la vieille propension gauloise aux querelles et aux disputes, avant qu’un humoriste contemporain ne lui découvre une raison majeure : nous aurions plus de types de fromages différents que de jours de l’année !
59Plusieurs textes définissent le régime du spectre : la loi du 30 septembre 1986 relative à la liberté de communication, en réalité depuis sa réforme par la loi du 17 janvier 1989 ; puis les lois du 29 décembre 1990 et du 26 juillet 1996 relative à la réglementation des télécommunications dont les dispositions sont codifiées au Code des postes et télécommunications et de manière récente, les lois des 21 juin et 9 juillet 2004. Ces dispositions législatives ont évidemment fait l’objet à leur tour de plusieurs textes d’application, qu’il faudrait pouvoir citer.
60Plusieurs autorités gèrent le spectre des fréquences. Encore faut-il distinguer l’organe qui veille à l’optimisation de son usage, de ceux qui en sont les responsables désignés. Le premier ensemble de tâches d’optimisation de l’usage du spectre relève depuis 1997 d’une agence gouvernementale en la forme d’un établissement public de l’Etat, l’Agence nationale des fréquences radio-électriques.
61Jusqu’en 1991, il s’agissait de la Direction des Télécommunications des Réseaux Extérieur (DTRE) de l’exploitant public, France Télécom, service qui lui-même agissait sous l’autorité du ministère chargé des télécommunications, lorsqu’était en cause une fréquence relevant de sa compétence ou du Conseil supérieur de l’audiovisuel dans les autres cas. Il en résultait une situation passablement complexe que la loi du 29 décembre 1990 s’est efforcée de simplifier, en créant compter du 1er janvier 1991, au sein de la Direction de réglementation générale, devenue par la suite, Direction générale des postes et télécommunications, un Service National des Radiocommunications (SNR).
62La création du SNR a eu pour conséquence une répartition plus rationnelle des tâches de gestion des fréquences : au CSA, le soin de gérer les fréquences audiovisuelles, au ministère chargé des télécommunications, c’est-à-dire en son sein, au SNR, la fonction de réguler l’usage des fréquences de télécommunications.
63La création de l’ANFR en 1997 a finalement marqué une étape supplémentaire, en invitant à distinguer désormais, la gestion du spectre des fréquences –au sens de la recherche de son utilisation optimale– de l’octroi des autorisations qui en conditionnent l’occupation par les opérateurs. Cet octroi relève de la compétence de l’autorité affectataire, qui est, selon la nature des fréquences :
- l’Autorité de régulation des télécommunications, pour les fréquences de télécommunications,
- le Conseil supérieur de l’audiovisuel, pour les fréquences de communication audiovisuelle,
- et, l’autorité sanitaire ou militaire, pour les fréquences qui leur sont encore réservées.
64Ces textes sont l’objet de jurisprudences, qui finissent par constituer, à leur tour, une source autonome de règles. S’y trouve en bonne place un arrêt devenu célèbre du Conseil d’Etat, celui rendu, le 6 février 1948 dans une affaire Société Radio-Atlantique, où l’on voit la haute juridiction administrative hésiter sur la nature juridique du spectre des fréquences, en s’opposant à son commissaire de gouvernement, qui proposait d’en faire un domaine propre, distinct du domaine aérien.
65Y figurent également deux décisions complémentaires du Conseil constitutionnel des 27 décembre 2000 et 28 décembre 2001, rendues à propos des lois de finances des années 2001 et 2002. Elles amorcent une évolution, dont on souhaitera l’aboutissement dans les développements qui suivent.
66S’y rencontrent enfin de multiples décisions de cours ou de tribunaux où l’on voit confirmés, les pouvoirs de réglementation et de gestion de l’Etat sur le spectre des fréquences radio-électriques, aussi bien avant que ne soient créées toutes ces autorités indépendantes de régulation sectorielle qu’après.
67Encore dernièrement, cette intéressante ordonnance de référé du Conseil d’Etat en date du 27 mars 2003 par laquelle la juridiction administrative confirme les pouvoirs du CSA de délivrer des autorisations d’occupation des fréquences radio-électriques, de les assortir des obligations appropriées et le cas échéant, de les modifier, voire, précise le Conseil d’Etat, en présence de manquements, de demander par la voie du référé qu’il soit procédé, comme il est dit à l’article 42-10 de la loi du 30 septembre 1986 (saisine du juge des référés à l’effet d’obtenir des mesures conservatoires, voire le prononcé d’astreintes).
68La cohésion de ces sources, en dépit de leur diversité, a permis à une discipline autonome de s’imposer, par son objet. Celui-là est assurément l’une des manifestations les plus évidentes de la cohésion du droit des ondes, tout entier organisé autour de la préoccupation majeure de la gestion de ses usages.
69C’est que cette gestion est en elle-même une affaire relativement complexe : il faut planifier l’évolution des besoins, sans entraver le progrès des techniques ; il faut gérer la répartition des fréquences, en sachant qu’il s’agit d’un espace limité dans lequel Ton doit pouvoir juguler le risque d’interférences ; il faut établir les contrôles nécessaires à une occupation non conflictuelle d’un espace, de plus en plus sollicité. A cela s’ajoutent des traditions juridiques, politiques ou institutionnelles, propres à chaque Etat, qui conduisent à un partage de compétences entre le civil et les militaires, le service public et les activités commerciales, la communication audiovisuelle et les télécommunications.
70La solution de ce problème délicat passait par la réponse à une question majeure : celle de la nature du spectre des fréquences. On pouvait y répondre en faisant valoir qu’il s’agit d’un espace sans maître, dont l’usage doit être réglé par des lois de police, comme le prévoient les dispositions de l’article 714 du Code civil. On pouvait encore le qualifier de dépendance domaniale, dont l’occupation –nécessairement privative– implique un acte d’autorisation, précaire et révocable, mais emporte aussi de nombreuses conséquences du point de vue du régime des fréquences, alors dominé par le fameux principe d’inaliénabilité.
71Le choix était ouvert et rien ne permettait a priori d’éliminer l’une ou l’autre de ces deux solutions, comme inappropriée.
72A la limite, on pouvait aussi bien s’interroger sur l’opportunité d’une qualification explicite dans la loi ou le règlement, ouvrant ainsi la possibilité d’une démarche juridique, au cas par cas, en fonction des circonstances de chaque espèce ; ce qui, soit dit en passant, fût longtemps la règle en droit français et ne constitue pas une hérésie pour de nombreux systèmes de droit, qui nous entourent.
73La multiplication de nouvelles utilisations de l’espace hertzien et les tensions de plus en plus marquées dans leurs applications commerciales ont, semble-t-il, déterminé le législateur français à lever, au moins partiellement, ce qui lui est alors apparu comme une source d’ambiguïtés.
74L’article 10 de la loi du 17 janvier 1989, modifiant la loi du 30 septembre 1986 a, le premier, posé que : “L’utilisation de fréquences autorisées constitue un mode d’occupation privatif du domaine public de l’Etat”.
75On a pu contester ce choix, en regrettant en particulier que le législateur n’ait pas transposé à l’espace hertzien, un régime comparable à celui applicable à l’espace aérien, dont il ne se dissocie pas d’un simple point de vue physique. On aurait eu ainsi des libertés du spectre comme on a des libertés de l’air, consenties par l’Etat en vertu des pouvoirs de police qui résultent de sa souveraineté.
76Certains experts sont allés jusqu’à faire observer que la précision fournie par le législateur dans la loi du 17 janvier 1989 n’emportait pas de qualification définitive de l’espace hertzien, puisqu’elle ne vise que l’utilisation de fréquences autorisées, dont le régime est désormais assimilé à celui des occupations privatives du domaine public de l’Etat. Ils seront démentis par les précisions des lois postérieures du 29 décembre 1990 et surtout, 26 juillet 1996.
77On a pu ajouter qu’en application des règles internationales, l’Etat n’est pas à proprement parler le propriétaire du spectre des fréquences radio-électriques. Il n’en exerce qu’un pouvoir de gestion, sous le contrôle de la communauté internationale, plus particulièrement du Bureau des radiocommunications de l’Union internationale des télécommunications. L’argument, pourtant intéressant, n’a jamais été développé avec pertinence ; il serait sans doute utile que la question soit un jour évoquée devant une juridiction.
78Il reste que de la qualification de l’occupation visée par la loi du 17 janvier 1989, l’on est passé à celle du spectre des fréquences dans les lois du 29 décembre 1990 et surtout, du 26 juillet 1996, qui, précisant les compétences de l’Agence nationale des fréquences qu’elle créé, énonce notamment que celle-ci “a pour mission la planification, la gestion et le contrôle de l’utilisation, y compris privative, du domaine public des fréquences radio-électriques”.
79Ce qui semblait une évidence pour le législateur allait rapidement le devenir pour le juge constitutionnel.
80Les deux décisions précitées du Conseil constitutionnel enfoncent ce clou, en qualifiant les redevances exigées des candidats à l’exploitation de réseaux de téléphonie mobile de troisième génération, de revenus du domaine. Pourtant, ces redevances d’un montant de 17,5 millions d’euros avaient été fixées de manière forfaitaire, indépendamment de la valeur de l’usage du spectre ; elles avaient une durée d’application de quinze ans, en contravention avec le principe de précarité ; elles étaient affectées au financement d’un fonds de réserve pour les retraites et de la Caisse d’amortissement de la dette publique.
81Cela dit, on ne peut manquer de souligner deux originalités fortes du régime du spectre des fréquences radio-électriques : La première concerne la nature et l’étendue des pouvoirs des différentes autorités gestionnaires. Elles n’ont jamais été qualifiées par le juge. L’on insistait plus haut sur la question des droits de propriété. Elle reste posée : l’Etat est-il propriétaire du spectre ; peut-il seulement revendiquer des droits de propriété à l’égard de biens immatériels, qui ne sont pas substantiels, ni mobiliers, ni immobiliers ? Ces questions sont entières. Mais il y a mieux : à supposer qu’il en soit le propriétaire, quelle est la nature des droits que l’Etat exerce sur le spectre des fréquences ; sont-ils ceux d’une autorité de police économique, qui contrôle l’accès au marché des activités de communication ; relèvent-ils des pouvoirs d’une autorité de gestion domaniale au sens de la réglementation du domaine public ?
82Certes, la question est posée en termes renouvelés depuis le 25 juillet 2003 et plus encore après l’adoption des lois des 21 juin et 9 juillet 2004 : l’accès au marché des activités de communication est désormais libre, dans le cadre d’un régime dit d’autorisation générale qui confine en réalité à celui de la déclaration préalable à l’exercice d’une activité commerciale. Seule subsiste désormais l’autorisation spécifique d’occuper le spectre des fréquences, qui renforcera sans doute la thèse des tenants du régime domanial. Si la nécessité de cette autorisation est restée, alors que les conditions d’accès au marché ont été libéralisées, c’est que sa nature la rapproche davantage d’une autorisation d’occupation du domaine public que d’un mécanisme juridique de contrôle d’accès au marché, comme il résulterait de l’exercice d’un pouvoir de police. Mais peut-on, pour autant, considérer le problème comme résolu. La jurisprudence des cours et tribunaux, notamment du Conseil d’Etat, est plus hésitante qui tout en reconnaissant de larges pouvoirs à l’Etat, bute sur le caractère immatériel du spectre : quid de l’obligation d’entretien ? Est-elle épuisée par les seules prérogatives de l’Agence nationale des fréquences qui aménage et réaménage les positions des différentes autorités gestionnaires ? Quid de la protection du droit de jouissance de l’occupant ? Expose-t-il la responsabilité de l’Etat au cas d’interférence ? Quid de la possibilité de droits réels administratifs ? Le spectre des fréquences relèverait-il de l’exception des biens du domaine naturel ?
83Mais c’est ici que l’on voudrait souligner une deuxième originalité. Précisément, l’autorisation d’occuper l’espace hertzien n’est pas exactement de même nature que celle qui conditionne l’occupation privative d’une dépendance domaniale. Ne serait-ce que par ce que, pour être révocable, l’autorisation dont il s’agit, n’est pas, à proprement parler, précaire. Elle s’inscrit dans la durée d’un titre, qui conditionne l’exploitation d’une activité économique. Le Conseil constitutionnel dans les décisions précitées ne nous dit rien d’autre. Et du reste, il faut admettre que ce droit est logiquement reconductible à son terme. Bien plus, il n’est pas jusqu’aux dispositions de l’article 42-3 précité de la loi du 30 septembre 1986 dont le Conseil d’Etat vient de nous confirmer, dans l’arrêt précité du 27 mars 2003, qu’elles organisent une procédure de recours suspensif, alors que les décisions de retrait d’autorisation d’occupation privative sont en principe et par nature, immédiatement exécutoires.
84C’est qu’elles doivent être analysées en autant de mesures de ré-allocation de l’usage d’une bande de fréquences dont les modalités s’inscrivent dans des environnements économiques ou des traditions juridiques, différents d’un Etat à l’autre, ce qui implique une diversité de techniques, gage d’un choix très large.
85La difficulté actuelle vient essentiellement de ce que ce choix est obscurci par des perspectives financières, celles de la maximisation des revenus que l’Etat peut en tirer, encore que les vicissitudes de l’attribution des licences de téléphonie mobile de troisième génération aient largement refroidi leurs ardeurs sur ce point.
86Ce sont au total sept procédures différentes qui sont aujourd’hui utilisées. Elles rappellent les positions du fonctionnaire, pour demeurer convenable et ne pas se risquer sur le terrain scabreux du Traité du Kamasutra, encore qu’il soit parfois question pour traduire littéralement en français, une expression anglaise souvent utilisée, de “concours de beautés” (beauty contest) :
- la procédure “au fil de l’eau”, joliment dénommée pour signifier que les candidates sont satisfaites dans leur ordre chronologique de présentation et la limite des capacités disponibles ;
- la procédure de “sélection administrative”, encore appelées, sans référence aucune au vocabulaire du sado-masochisme, “soumission comparative” qui implique que des demandes soient formulées, puis instruites avant d’être classées, par ordre de préférence, éventuellement après une audition publique des candidates ;
- la procédure “des redevances d’accès ou des droits d’entrée”, selon laquelle comme dans toute transaction bien ordonnée, la sélection est effectuée sur la capacité des opérateurs à assumer un coût d’entrée sur le marché, généralement élevé ;
- la procédure du “tirage au sort”, qui laisse, comme dans la vie et si j’ose dire, en m’abritant derrière Musset, comme en amour, une large place au hasard ;
- la procédure des “ventes aux enchères”, qui aurait sans doute tenté le Baudelaire des Fleurs du Mal, tant elle est, à elle seule, une véritable “invitation au voyage” : enchères à l’anglaise (procédure ascendante à partir d’un prix fixe de départ avec attribution au plus offrant), enchères à la hollandaise (procédure descendante avec attribution au moins offrant), enchères à la japonaise (procédure de surenchère pour chaque élément) ;
- la procédure des “appels d’offre”, comme le faisaient, paraît-il, les Louves de Pompéi, ou plus sérieusement comme en matière de marchés publics avec un cahier des charges et l’utilisation de critères objectifs, transparents et non discriminatoires ;
- la procédure des “reventes en chaîne”, qui ne désigne pas une forme sophistiquée de proxénétisme, mais de manière plus prosaïque, une procédure par laquelle les titulaires d’autorisations ou de concessions peuvent céder leurs droits à des tiers, à l’amiable ou par mise aux enchères publiques.
87Voilà bien des méthodes différentes qui soulignent la richesse d’une discipline pleine et entière, presque mature pourtant à peine née. A moins qu’elles n’en signalent déjà les insuffisances, comme l’adolescence met à mal la personnalité de l’enfant avant qu’il ne devienne adulte ; comme la chrysalide est laide, qui ne permet pas d’anticiper le papillon.
88C’est qu’aujourd’hui, le droit des ondes est rattrapé par leur commerce, de plus en plus nécessaire et que le besoin d’un commerce des ondes est à ce point pressant que lui-même saisit le droit tout entier.
II – LE COMMERCE DES ONDES SAISIT LE DROIT
89Il “l’interpelle” dirait-on dans le vocabulaire en usage, pour signifier qu’il lui lance un défi, un défi double, celui de règles nouvelles, qu’il faut imaginer pour que d’une part, l’occupation du spectre des fréquences puisse être à l’origine de valeurs marchandes et que d’autre part, sa nature et son régime juridique ne soient pas un obstacle au commerce des contenus audiovisuels.
90Car c’est bien la première branche d’une équation, en forme de gageure, que les juristes doivent aujourd’hui résoudre : faire en sorte que le régime du spectre des fréquences évolue, sans bouleversement majeur, pour que le spectre lui-même devienne un objet de commerce, sinon un espace marchand.
91Après tout, il a été qualifié de dépendance domaniale ; ce n’est plus le temps d’en discuter, même si l’on peut regretter que ce temps soit passé. Cette qualification engage, sauf à ce que la somme de ses inconvénients ne contraigne un jour à sa remise en cause. Il faut donc chercher le moyen de la compatibilité des principes du droit du domaine public avec le commerce des ondes.
92Dans ses deux décisions précitées de la fin de l’année 2000 et de la fin de l’année 2001, le Conseil constitutionnel a esquissé une voie, sans l’investir outre mesure : le droit d’usage du spectre des fréquences conférerait à son bénéficiaire, dès son attribution, un avantage valorisable.
93Pas un droit réel, puisque ce droit est exclu par la nature du spectre. Le droit réel implique l’existence d’une chose substantielle, ce que n’est pas le spectre. Mais un avantage valorisable, ce qui peut impliquer qu’il soit puisse être cédé et pourquoi ne pas aller jusque là, fût-ce au prix d’un néologisme, “patrimonialisé”.
94“Valorisable” juge donc le Conseil constitutionnel, ce qui signifie immédiatement que l’on peut en estimer la valeur. Quelle est-elle ? Celle de l’indemnisation qui protège l’occupant, pour autant que le législateur ne l’ait pas expressément exclue, comme il vient de le faire pour certaines occupants du domaine public ?
95Après tout, ce fût longtemps, –avant que les lois des 5 janvier 1988 et 25 juillet 1994 ne créent de toutes pièces, les droits réels administratifs–, le seul moyen pour l’occupant d’obtenir du crédit. Il gageait ses indemnités d’éviction.
96Et ce n’est pas autrement qu’il faut lire les dispositions du décret portant statut de l’Agence nationale des fréquences radioélectriques : l’article R52-2-1-9° du Code des postes et télécommunications fait entrer au nombre de ses missions l’évaluation du coût des opérations de réaménagement du spectre des fréquences ; l’article R52-2-13-3° la rend bénéficiaire de contributions des personnes publiques ou privées, versées à des fins de réaménagement du spectre.
97En d’autres termes, non seulement une redistribution des autorisations d’occuper l’espace hertzien est possible dans l’intérêt de sa bonne gestion, mais encore cette redistribution implique la mise en place d’un mécanisme de désintéressement des titulaires évincés.
98La valeur de l’occupation du spectre est-elle estimable à la hauteur des redevances qui sont exigées de l’occupant ?
- Redevance de mise à disposition ;
- Redevance de gestion et de contrôle ;
- Frais de gestion du plan national de répartition des fréquences.
99La question reste entière, d’autant que ces redevances survivront à la transposition des directives du Paquet Telecoms.
100Mais elle soulève immédiatement le problème de l’inégalité de conditions que l’on créerait alors entre opérateurs de télécommunications et opérateurs de communication audiovisuelle. Par un effet de l’Histoire et celui de quelques opérations efficaces de lobbying, les opérateurs de communication audiovisuelle ne sont pas assujettis au paiement de redevances pour l’usage du spectre, en une exception qui semble de plus en plus contestable, en un moment où l’on introduit dans notre droit un concept nouveau, celui de la communication électronique. Il aligne le régime des différentes supports de la communication, filaires ou non filaires et ce faisant, tire toutes les conséquences de la révolution numérique, en constatant la déspécialisation des réseaux, quelle que soit l’autorité qui les a autorisés.
101Il faudra bien un jour que soit soulevé le problème de cette anomalie, de moins en moins justifiable.
102“Valorisable” soit. Mais dans quel but ?
103Celui de pouvoir céder son droit d’occupation de l’espace hertzien ? A priori, non. Ce droit d’occupation est marqué par l’intuitu personae. Il est donc par nature incessible.
104Toutefois de la même façon que la procédure de présentation d’un successeur a permis d’habiller d’authentiques cessions de droits pourtant incessibles, de la même façon l’usage semble s’être établi de la possibilité d’une cession des autorisations d’émettre, sous couvert de cessions de contrôle des sociétés titulaires. Une consultation préalable et discrète de l’organe de régulation sectorielle, la confirmation, sous forme de lettre simple, d’un engagement du nouvel actionnaire de reprendre à sa charge les obligations découlant de l’autorisation d’émettre préparent un arrêté modificatif, qui recouvre la cession d’un bloc de contrôle de l’accord formel du régulateur.
105Mais ces opérations ont révélé leurs limites, en l’état de règles qui demeurent très restrictives. Il fallait pouvoir mettre un montant en face de ces transactions. Celui des redevances versées à l’Etat n’était pas suffisant pour exprimer totalement la valeur commerciale du droit d’occuper l’espace hertzien, singulièrement lorsque ce droit n’est accordé qu’à une poignée d’opérateurs.
106On a donc cherché des techniques de valorisation qui récompensent l’effort déployé par les fondateurs, le désormais fameux good will. La porte était alors ouverte à tous les abus puisque les sommes prévues n’avaient aucune autre contrepartie matérielle que le point d’équilibre d’une transaction. La transparence financière des sociétés rachetées ne pouvait qu’en pâtir. L’on a abusé du procédé, au-delà même du raisonnable, enclenchant le processus qui conduit aujourd’hui à moraliser la gouvernance d’entreprise et ses pratiques financières.
107On cite souvent Enron et Parmalat. On n’a pas toujours dit que de Global Crossing à Vivendi Universal, les entreprises du secteur de la communication ont aussi payé, au cours des dernières années, un lourd tribut sur l’autel des sacrifices expiatoires. Il n’est pas indifférent de constater que ces entreprises utilisaient aussi les ressources du spectre des fréquences.
108Il faut donc aller plus loin encore, en imaginant des mécanismes objectifs et transparents de cession des droits d’usage des ondes radio-électriques.
109Le Livre vert de la Commission du mois de décembre 1998 y préparait les Etats. Doit-on s’étonner dans ces conditions que la décision 676-2002 précitée les y invitent expressément. Elle suggère la mise en place d’une bourse des fréquences, qui anticipe un monde différent où le droit d’accès au spectre des fréquences serait commercialisable, comme il l’est par exemple en Australie, en Nouvelle Zélande ou au Guatemala.
110L’idée est ancienne. C’est un auteur américain Léo Hertzel qui l’a semble-t-il avancée pour la première fois dans un article paru en 1951. Sa démonstration a depuis lors été relayée par la construction vigoureuse de l’économiste Ronald Coase, l’auteur d’un théorème fameux, en même temps le pape de la théorie de la régulation en économie de marché.
111Elle implique que l’on accepte de décomposer les droits relatifs au spectre des fréquences en trois éléments :
- le droit de propriété ;
- le droit d’usage ;
- et la gestion des interférences, ce que l’on pourrait appeler le pouvoir de police du spectre.
112Ces droits sont aujourd’hui entre les mains de l’Etat, qui se les arroge, sans s’interroger outre mesure, en invoquant ce postulat de bienveillance de l’Etat qui a souvent couvert dans l’Histoire, toutes les initiatives étatiques, l’Etat ne pouvant mal faire.
113Mais, pourquoi ne pas imaginer que le droit de propriété relève de la responsabilité de la communauté internationale, que le droit d’usage consenti aux opérateurs soit librement cessible et que l’Etat reste seulement le garant d’une utilisation du spectre conforme à sa destination, à moins que ce risque ne puisse lui-même être couvert et entrer ainsi dans le champ de la garantie des vices cachés ?
114Mieux : qu’est-ce qui s’opposerait à ce que le droit d’usage puisse à son tour être démembré ; placé sous la responsabilité d’une autorité gestionnaire, il donnerait lieu à des opérations instantanées d’achat et de vente de jetons représentant des capacités d’utilisation du spectre, sous la forme de minutes ou d’heures d’usage du spectre des fréquences.
115On ne gèlerait plus l’utilisation des ondes, on l’optimiserait.
116Voilà bien une révolution copernicienne, qui n’est pas encore le quotidien de nos Etats, mais qui pourrait être enclenchée à la faveur de la mise en œuvre par les Etats des recommandations de la décision précitée 676-2002.
117Une seule inconnue –et elle est de taille, sait-on jamais ?– les autorités médicales nous font l’aveu de leur échec à démontrer les dangers de l’usage du spectre des fréquences, mais elles se montrent prudentes, en l’absence de résultats totalement probants.
118“Toutes blessent et la dernière tue”, dit cette maxime latine. Elle vise les heures du jour ; et non, les ondes qui le parcourent.
119Faudra-t-il attendre que ces dernières aient tué, pour intervenir ? Se satisfera-t-on de ce qu’elles aient suffisamment blessé ?
120La frénésie de la précaution –car, faut-il le rappeler, il ne s’est jamais agi d’un principe juridique– s’est emparée des élus locaux : ils fixent des distances minimales (100 m) pour les antennes relais, quand ils n’interdisent leur installation. A tel point que le Conseil d’Etat a été contraint, en 2002, de les ramener à un usage de leurs prérogatives plus conforme au régime de la police administrative et à celui de la réglementation de l’urbanisme, en annulant les arrêtés d’interdiction qui étaient seulement fondé sur le principe de précaution. Il vient de confirmer sa jurisprudence, avec éclat, par un arrêt du 29 octobre 2003.
121Révolution pour révolution, en voici une autre qui touche, cette fois, le droit du contenu et non seulement, comme à l’instant, celui du contenant. Elle appelle les juristes à un nouvel effort d’évolution, en la forme du second défi que leur lance aujourd’hui le droit des ondes et que nous évoquions dans l’introduction de ces développements.
122Comment oublier à l’heure de la communication électronique, que les ondes ne sont pas seulement le support de la communication privée ; elles sont aussi le moyen de la diffusion d’œuvres audiovisuelles. Celles-là sont transformées en un signal radio-électrique qu’acheminent des réseaux hertziens, terrestres ou satellitaires.
123Et déjà un premier problème est posé, en l’absence de qualification du signal hertzien : Est-il contenu ou contenant ? Produit ou service ?
124Le signal est le support de l’œuvre, mais il est aussi, au moins provisoirement, l’œuvre elle-même, transportée sous une forme numérique.
125On perçoit immédiatement la portée juridique de cette remarque, qui fait écho à quelques débats récents autour de la responsabilité des fournisseurs d’accès au réseau Internet, ainsi qu’au débat suscité en son temps, par les pratiques de “vols” d’énergie électrique (l’énergie est-elle une “chose” au sens de l’article 379 du Code pénal ?). Le transmetteur du signal peut-il être jugé responsable de son contenu ? Et la chaîne d’hôtel qui capte ce signal de manière illégale pour le distribuer gratuitement à ses clients, commet-elle un acte d’interception au sens des dispositions du Code des postes et télécommunications ou une représentation non autorisée d’une œuvre protégée par un droit d’auteur ?
126La jurisprudence a hésité longuement et on la comprend, avant de se fixer sur la seconde de ces solutions.
127Mais au-delà de cette première remarque, en voici une seconde : les ondes traversent l’éther et ne connaissent pas de frontières, avons-nous rappelé comme une évidence ; faut-il s’étonner que la radio-diffusion ait posé à ses débuts, de délicats problèmes de détermination de la loi applicable qu’en Europe tout au moins, on a résolus par l’application de la loi du pays d’émission.
128Si l’on veut bien excepter le cas de l’Europe, cette question est loin d’être réglée, avec clarté, par les conventions internationales en vigueur, ce qui peut expliquer d’autres hésitations jurisprudentielles, singulièrement lorsque le signal est “retraité” dans le pays de réception.
129On se souvient encore de l’affaire de la colorisation des films de John Houston, notamment “d’Asphalt Jungle”, où la question posée était tout bonnement celle de savoir si les héritiers de ce maître du cinéma pouvaient revendiquer sur le territoire français, le bénéfice du droit moral que ne leur reconnaît pas le droit américain.
130La radiodiffusion est à l’origine de nombreux problèmes de ce type, dont on est loin d’avoir épuisé la liste et pourquoi ne pas le reconnaître, d’une modification majeure de l’approche de nos pratiques de droit d’auteur, conçues pour servir les besoins d’une société rurale, très attachée à la chose matérielle.
131On nous dit que l’auteur possède une droit exclusif d’autoriser ou d’interdire l’exploitation de son œuvre, ce qui a généralement pour conséquence qu’il peut en céder les droits moyennant rémunération.
132La Convention de Berne, avant que les directives européennes ne le fixent à leur tour, s’est préoccupée du droit à rémunération de l’auteur. Elle le veut “équitable” en matière de radiodiffusion, ce qui doit être compris comme signifiant que la rémunération prenne en compte les paramètres de l’émission : audience effective et potentielle, version linguistique.
133Les observateurs attentifs du droit d’auteur n’ont pas manqué de décrypter la conséquence de ce nouvel état du droit. Il marque la fin, sinon du contrat, du moins de l’autonomie de la volonté individuelle de l’auteur ; assurément aussi, celle d’une époque où il contrôlait, directement et seul, la diffusion de son œuvre.
134Il est vrai qu’avec le concours des ondes, cette diffusion est désormais planétaire. Comment pourrait-il prétendre en contrôler tous les droits ?
135La Convention de Berne évoque à défaut d’accord amiable, “l’autorité compétente” qui peut aussi bien renvoyer au législateur, c’est-à-dire à l’opposé du contrat. Et la pratique actuelle des cessions de droits audiovisuels fait intervenir, de plus en plus souvent, des contrats collectifs entre l’organisme de radio-diffusion et les sociétés de gestion collective.
136Il est vrai que la détermination du niveau équitable de la rémunération de l’auteur dépasse ses compétences, quand elle ne s’inscrit pas dans un rapport de force inéquitable : quelle base choisir pour l’assiette des droits, dès lors que les recettes d’exploitation ne sont plus celles de l’œuvre, comme dans le passé, mais celles de l’entreprise de radiodiffusion ?
137Et l’on peut, sans risque, anticiper un jour prochain, pour la radiodiffusion ce qui est advenu récemment à la distribution par câble : la consécration des droits des sociétés de gestion collective, sur le fondement d’une cession présumée des droits d’auteur et des droits voisins.
138Mais alors, comment régler pour les auteurs, les conséquences du dépôt de bilan d’une société de gestion collective de leurs droits ? Leur opposera-t-on la suspension des actions individuelles ? Les contraindra-t-on à déclarer leur créance ? Leur accordera-t-on le super-privilège des salariés ? Ces questions ne sont pas innocentes, au moment où l’on peaufine un projet de loi portant réforme de notre droit de la faillite.
139La télématique, en son temps, les a posées avec beaucoup d’acuité, révélant des abîmes juridiques aux juridictions commerciales.
140L’écho de ces questions prolonge les controverses suscitées par la pratique de téléchargement gratuit d’œuvres audiovisuelles sur le réseau Internet ou celle de ces modems d’un nouveau genre, à l’image de la Free Box, qui préfigurent l’âge nouveau dans lequel les télécommunications filaires sont entrées à la faveur de l’ADSL.
141Des ondes au bits, le combat est le même, qui met en cause les fondements du droit d’auteur, éprouvent les limites de la copie privée et conduit à en repenser les règles, au-delà des victoires judiciaires immédiates des grands labels américains.
142On songe ici à cet anathème terrible lancé par John Perry Barlow, dans sa Déclaration d’indépendance du Cyberespace. Il a toutes les apparences d’une déclaration de guerre aux institutions établies : “Vos notions juridiques de propriété, d’expression, d’identité, de mouvement et de contexte ne s’appliquent pas à nous. Elles se fondent sur la matière. Ici, il n’y a pas de matière”.
143Là comme dans l’Ici de Barlow, il n’y a pas de matière. Nous sommes dans l’éther que les ondes traversent, emportant avec elles, tous les contenus.
144La démonstration touche à son terme. Mais au moment de l’atteindre, on ne peut s’empêcher d’éprouver le sentiment d’avoir failli à la mission que l’on s’était assignée.
145On voulait montrer que l’évolution du droit a été façonnée par celle de la technique au point de permettre l’apparition d’un véritable “droit des ondes” et il apparaît en définitive que ce droit, s’il existe, est inadapté au commerce des ondes, qui se met en place.
146Encore à l’instant, on faisait observer que ce droit, conçu pour régir la matière, s’épuise à étreindre l’immatériel. Geste vain de l’homme qui retient entre ses doigts, le sable du désert ou le courant d’une rivière. Ils finissent toujours par trouver les intervalles. Le sable retourne au sable et l’eau retourne à l’eau.
147Ce droit des ondes est-il une chimère de droit ou un droit de chimères et peut-on le présenter, de la sorte, sans offenser la raison très cartésienne des esprits juridiques ?
148Il faut se rassurer, en le souhaitant.
149Car, se souvenant de ce mot du “divin” Marquis de Sade, “quiconque offense une chimère, n’offense rien”, on peut alors espérer que beaucoup soit pardonné à l’exégète des (r)évolutions du droit, parce que finalement, tout était peut-être permis.
Notes de bas de page
1 N. GREGORY MANKIW, Principes de l’Economie, Economica, 1998, p. 307
Notes de fin
* La présente contribution est une version remaniée du texte d’une conférence prononcée devant l’Association Droit et Commerce, le 12 février 2004, au Tribunal de commerce de Paris.
Auteur
Professeur de droit public, Directeur de l’Institut d’Études Internationales
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