Les prélats albigeois et la création artistique, de l’apogée des Amboise à la fin de l’Ancien Régime
p. 213-231
Texte intégral
1Jusqu’à la Révolution française, les évêques d’Albi, promus archevêques à la fin du XVIIe siècle, dominèrent la scène artistique albigeoise. Aucune autre autorité de la ville ne pouvait leur contester cette première place. Devenus seigneurs d’Albi au XIIIe siècle, à la suite de l’évincement des Trencavel, du fait de leur compromission au moment de l’hérésie cathare, ils disposaient des revenus d’un des évêchés les plus riches de France, auxquels s’ajoutaient de solides fortunes personnelles. Depuis le milieu du XVe siècle, les prélats albigeois étaient choisis par le roi. Le premier à inaugurer cette pratique fut le cardinal Jean Jouffroy, qui occupa le siège d’Albi de 1462 à 1473. Mais ce prélat s’intéressa peu à Albi et à son diocèse. Il obtint tout de même de nouvelles reliques de la vierge martyre romaine Cécile et fit construire un important monument funéraire dans la chapelle Sainte-Croix de sa cathédrale. L’œuvre de ses deux successeurs immédiats, qui occupèrent le siège d’Albi de 1474 à 1510, fut beaucoup plus déterminante. Tous deux appartenaient à une famille issue des bords de Loire : les Amboise et portaient le prénom Louis. Tous deux développèrent un mécénat tout à fait exceptionnel, faisant participer Albi au courant de l’art français en général. Le plus marquant fut Louis Ier, qui bénéficia d’un très long épiscopat (1474-1503), propice aux entreprises d’envergure. Louis d’Amboise était un personnage de premier plan. Ce grand seigneur fut un proche conseiller des rois durant près de trente ans. Homme de pouvoir, mais également prélat réformateur, il était aussi un amateur d’art averti. Il dota la cathédrale Sainte-Cécile d’une clôture de chœur de calcaire, chef d’œuvre du gothique flamboyant, fit peintre un immense Jugement dernier au fond de la nef et fit achever le clocher par l’édification de trois niveaux supplémentaires : un étage carré abritant une chapelle et deux étages d’un beffroi polygonal. Il fit également transformer sa résidence, en établissant une aile sur la courtine tournée vers la ville.
2Pour la plupart de ses entreprises, Louis d’Amboise fit appel à de grands artistes extérieurs à la région. Si l’architecte et les imagiers qui œuvrèrent au chœur clos restent à ce jour anonymes, la conservation du contrat de commande du mobilier d’autel, passé le 19 août 1484, nous renseigne sur les exigences en matière artistique de ce mécène exceptionnel1. Pour le mobilier qu’il souhaitait il s’adressa à des orfèvres parisiens. Il s’agissait de Jehan et Adam Morant, père et fils, et de Regnault Guedon, gendre du premier. Comme l’a très justement souligné Jean-Louis Biget, le contrat nous montre un prélat très au courant des productions les plus modernes qu’il a pu voir dans plusieurs églises de la capitale, telles Saint-Germain l’Auxerrois ou Saint-Jacques de la Boucherie, et son souhait de voir réaliser des œuvres originales inspirées directement des éléments du mobilier de ces églises2. Cette pratique, qui consistait à prendre pour modèle une œuvre existante, n’était cependant pas exceptionnelle à l’époque. Elle était un moyen, pour le commanditaire, de s’assurer de la conformité de l’œuvre à ses souhaits3. Les exemples fournis sont parisiens car ils sont probablement connus des orfèvres engagés et facilement accessibles. Il semble que Louis d’Amboise se soit également adressé à des artistes parisiens pour la réalisation du Jugement dernier. Des comparaisons ont pu être établies avec les productions d’un enlumineur, actif de 1478 à 1500, désigné sous l’appellation de Maître de Jacques de Besançon, mais que Mathieu Deldicque a proposé d’identifier à l’artiste et bourgeois parisien François le Barbier.
3L’identification des sculpteurs de la clôture de chœur est une question qui n’a pas été définitivement tranchée en l’absence de documents textuels. Leurs productions ont pu être rapprochées de celles de grands imagiers français que sont Antoine Le Moiturier et Michel Colombe, sans toutefois emporter complètement l’adhésion. La datation de la clôture proposée par Jean-Louis Biget, avec un achèvement se situant à la fin de l’année 1484 ou au début de 1485, continue par ailleurs d’être remise en cause par certains historiens de l’art au profit d’une exécution se prolongeant au cours des années 1490. En ce qui concerne son architecture, le sujet est encore plus complexe puisque la clôture n’est pas un ensemble homogène. Nous nous sommes attachés à démontrer que le projet initial avait été profondément amendé en cours de construction quant à l’abside, alors que le chœur des chanoines et le jubé ont été entièrement redessinés4. À propos de ce dernier, Antoinette et Jacques Sangouard ont proposé d’y voir une source normande, croyant y déceler l’influence directe du jubé de Saint-Ouen de Rouen, édifié par le cardinal d’Estouteville5.
4Louis 1er d’Amboise fut également à l’initiative d’une transformation majeure de la cathédrale conçue par l’évêque Bernard de Castanet. Il s’agit de la mise en place des tribunes. L’édifice bâti au cours des XIIIe et XIVe siècles présentait en effet une ceinture de chapelles hautes, c’est-à-dire s’élevant à la même hauteur que les voûtes de la nef et du chœur. Décision fut prise de couper à mi-hauteur ces chapelles par la construction de voûtes intermédiaires. Il fallut pratiquer alors des ouvertures, creusées dans la masse des contreforts, de manière à les faire communiquer entre elles. Ces travaux furent complétés par la réalisation de balustrades ajourées contre-gardant les nouvelles tribunes.
5La généralisation du dédoublement des chapelles hautes de la cathédrale Sainte-Cécile au tournant des XVe et XVIe siècles entraîna un renouvellement quasi complet de la parure peinte de l’édifice. Cette entreprise fut initiée par le successeur de Louis Ier, Louis II d’Amboise. Coadjuteur de son oncle depuis 1497, il accéda à la tête du diocèse d’Albi en 1503. Promu cardinal en 1506, le nouvel évêque fit le choix d’un atelier italien, introduisant à Albi l’art du Quattrocento. Le cardinal d’Albi bénéficia pour le recrutement des artistes de l’aide d’un seigneur de la péninsule, Alberto III Pio di Savoia, prince de Carpi. L’homme, d’abord ambassadeur des Gonzague de Mantoue, était rapidement entré au service du roi Louis XII, dont il fut l’allié. Le monarque français était alors le maître du Milanais. Les travaux de décoration se déroulèrent sur une courte période, entre 1509 et 1514. Louis II n’eut pourtant pas la chance de voir achever son ambitieuse entreprise, car il décéda le 27 novembre 1510. Fort heureusement, le chapitre de la cathédrale, puis son successeur Charles Robertet (1511‑1515) prirent le relais. La voûte principale fut désignée pour recevoir l’essentiel du programme iconographique (fig. 1). Les storie et les saints personnages y sont enchâssés dans un décor de rinceaux et de candélabres qui occupe l’essentiel des surfaces. Les chapelles basses et les tribunes furent soigneusement distinguées de manière à marquer leur différence de fonction, les premières recevant des décors répondant à leurs dédicaces respectives, les secondes étant dépourvues de figures signifiantes. Cet ensemble unique fit de la ville un des pôles de l’introduction de l’italianisme dans le sud de la France. S’inscrivant dans la continuité des Amboise, Charles Robertet s’attacha également à concrétiser un projet conçu par Louis Ier, celui de doter Sainte-Cécile d’un grand portail d’entrée. La brièveté de son épiscopat ne lui permit que de mener à bien la construction d’un spectaculaire vestibule de style flamboyant, prélude à la réalisation du portail proprement dit et d’un monumental porche de vingt-cinq mètres de hauteur, désigné traditionnellement sous l’appellation de « baldaquin ». Leur construction, qui s’éternisa durant les trois premières décennies du XVIe siècle, resta inachevée. La voûte du baldaquin et les statues du portail ne furent mises en place qu’au XIXe siècle. L’époque de la prospérité née de la culture du pastel et du safran était terminée et l’Albigeois allait être secoué par une série de crises, sur fond de guerres de Religion et de conflits politiques.
Figure 1 – Voûte de la nef.

6Ville de 7 à 8000 personnes, Albi, bien protégée par ses remparts, subit les assauts protestants, mais ne céda pas et demeura fidèle à la foi catholique. La promulgation par Henri IV de l’édit de Nantes en avril 1598, ramena la paix, instaurant un état catholique dans lequel le protestantisme était toléré. Pourtant son fils dut faire face à de nouvelles rebellions huguenotes, entre 1620 et 1629, qui se soldèrent par la prise de La Rochelle et la conclusion de l’édit de grâce d’Alès en juin 1629. Les protestants perdirent alors la possibilité de conserver des places fortes militaires. Mais bientôt, la montée en puissance de l’autorité royale se heurta en Languedoc à l’opposition des États, rejoints par le gouverneur Henri II de Montmorency, qui entraîna dans sa rébellion une partie de la petite noblesse. Parmi les séditieux figurait l’évêque d’Albi Alphonse II Delbène. Rallié à Gaston d’Orléans, Montmorency fut défait lors de la bataille de Castelnaudary le 1er septembre 1632, puis exécuté le 30 octobre suivant dans la cour intérieure du Capitole à Toulouse. L’évêque albigeois, contraint à l’exil, fut alors déposé.
7Son successeur, Gaspard de Daillon du Lude fut nommé pour reprendre en main la situation d’une manière énergique. Promu seigneur d’Albi et évêque du diocèse en 1634, il n’obtint sa nomination qu’au printemps 16366. Aussi ne fit-il son entrée dans la ville qu’en mars 1637, après un séjour à Rome7. Daniel Dumonstier (1574-1646), qui fut le plus célèbre des portraitistes « aux crayons » sous Henri IV et Louis XIII nous en donne une image fidèle au moment de sa nomination comme évêque d’Albi8, doté d’un grand nez, affublé d’une barbiche pointue et d’une mouche, qui correspondent à la mode du moment. Accueilli chaleureusement par les Albigeois, l’ombrageux nouveau prélat finit par s’aliéner le soutien d’une bonne partie de la population. Son long épiscopat de près d’une quarantaine d’années fut marqué par de graves conflits et de fréquentes tensions, en particulier avec l’autorité municipale. Issu de la noble famille de Daillon, appartenant au cercle des familiers du principal ministre de Louis XIII, le successeur des Delbène était un ami des arts et des belles lettres. Il entreprit d’importants travaux à l’intérieur de la forteresse médiévale de la Berbie, fort peu à son goût. Il fit ainsi remanier l’aile d’Amboise, l’élargissant vers la cour, et en modifiant complètement l’aménagement intérieur. Le corps de logis fut doublé par une galerie unissant les deux ailes nord et sud, l’ensemble s’élevant dorénavant au-dessus d’un portique de trois arcades de style classique. Dans la tour jouxtant la chapelle Notre-Dame, qui fut découronnée, fut installé un escalier monumental destiné à desservir les nouvelles salles. Cet escalier, constitué de volées droites entourant un jour central, se développe à l’intérieur d’une cage abondamment éclairée. Le même souci de clarté présida au remaniement des ouvertures du XVe siècle, côté ville9. Le prélat disposait désormais de deux grandes salles : une salle à manger dite Salon doré et un salon de réception dit Salle de la Croix. La décoration peinte du plafond de poutres et solives, faite de personnages allégoriques de masques, de cornes d’abondances, de putti, de fleurs et de fruits, de cette dernière salle subsiste encore aujourd’hui. Elle est très vraisemblablement l’œuvre de Roland Coupelet, peintre entré au service du prélat et qui décède à Albi le 27 août 1668. L’attribution au même artiste des quatre vertus cardinales peintes sur les voûtains de la croisée d’ogives couvrant la cage du grand escalier est plus contestable. Certains auteurs se sont laissé abuser par la déclaration du chroniqueur albigeois Antoine Gardès, docteur et avocat au parlement de Toulouse (1648-1742), qui écrit à propos de Gaspard Daillon du Lude : il « aimait passionnément la peinture et la musique, et entretenait dans son palais un peintre nommé Couplet qui peignit tout ce qu’on y voit encore de peinture »10. Dans la Salle de la Croix était conservé jusqu’à une date récente un tableau faisant office de dessus de porte, au centre duquel le prélat était figuré dans un médaillon de feuilles de laurier soutenu par six angelots, œuvre du même Coupelet. Daillon du Lude y portait le collier bleu de l’ordre du Saint-Esprit. L’œuvre a donc été peinte après 1661, année de la nomination du prélat comme membre de l’ordre de chevalerie le plus prestigieux de la monarchie française. L’évêque albigeois fit en effet partie de la troisième promotion du règne de Louis XIV (le 31 décembre 1661). La forme du médaillon rappellait le portrait gravé de Nicolas Pitau, réalisé en 1666 d’après Juste d’Egmont. Mais la toile était surtout intéressante pour la vue précieuse d’une résidence d’été bâtie à l’initiative du même prélat aux portes de la ville d’Albi. Cette résidence périurbaine se nommait Le Petit Lude, en référence au château natal du Lude, dans la Sarthe.
8Le projet de construction de ce petit château des champs commença en 1645 par l’acquisition de plusieurs parcelles pour une surface totale d’environ huit hectares. Le site n’avait pas été choisi au hasard. Le terrain était en effet abondamment pourvu en eau, le ruisseau dit de Merveilles y prenant sa source. La résidence de campagne devait être complétée par un grand jardin à la française, ainsi qu’un parc. La propriété formait un grand rectangle, clos de murs, ces derniers étant agrémentés aux angles de petites tourelles coiffées chacune d’une coupole. L’entrée principale s’ouvrait sur le côté sud, opposé à la ville. Elle se présentait sous la forme d’un péristyle de trois arcades à colonnes de style ionique, supportant un toit d’ardoise agrémenté d’une lucarne axiale. Une fois passée l’entrée on débouchait dans la cour d’honneur, fermée par le corps de logis central abritant les appartements de l’évêque, percé de sept fenêtres et flanqué de deux avant-corps en légère saillie. Le bâtiment ne possédait qu’un étage dont les fenêtres étaient prolongées visuellement par des lucarnes dotées de frontons triangulaires. De part et d’autre de la cour, dans une composition symétrique, s’élevaient deux pavillons en rez-de-chaussée, qui semblent avoir eu leur pendant à l’arrière du corps de logis principal. Les pavillons étaient encadrés de deux longs bâtiments, masqués par deux tours quadrangulaires couvertes d’un toit en pavillon. Partout régnait sans partage l’ardoise pour les différentes toitures.
9Le jardin, prolongement indispensable de la demeure, s’organisait de manière symétrique par rapport à un axe central, aligné sur le château et l’entrée de la cour d’honneur. En son centre se trouvait un grand bassin circulaire, doté d’un jet d’eau. Différents parterres et alignements arborés se succédaient, encadrant plusieurs bassins aux formes variées, mais la terrasse arrière du corps de logis se singularisait par un élégant parterre de broderie. Comme on peut le voir l’évêque avait voulu une résidence conforme au goût du temps, l’autorisant à accueillir dignement ses hôtes de marque et lui fournissant un cadre de vie agréable, ainsi qu’à sa « petite cour ». L’entourage de l’évêque ne comptait pas moins d’une trentaine de personnes, parmi lesquelles un maître d’escrime, un maître de danse, un écuyer, des laquais, mais également plusieurs gentilshommes et des aumôniers. Cette résidence abritait une bonne partie des nombreuses collections du prélat comprenant en particulier une riche bibliothèque de trois mille volumes et pas moins de trois cents tableaux. Parmi eux figuraient vraisemblablement plusieurs toiles de Nicolas Poussin. Une Nourriture de Jupiter, une Fuite en Égypte et une Charité, datées entre 1632 et 1639, sont mentionnées dans l’inventaire des biens d’Henri de Daillon, duc du Lude, neveu de l’évêque d’Albi et son unique héritier11. On se souvient que Gaspard de Daillon du Lude avait ramené de Rome en 1636 deux des trois Bacchanales du même peintre (le Triomphe de Bacchus et le Triomphe de Pan)12, qui ornèrent ensuite le cabinet du roi dans le château du cardinal de Richelieu en Indre-et-Loire, construit par Jacques Lemercier.
10La construction du Petit Lude entraîna durant l’épiscopat de Gaspard de Daillon un quasi abandon du château de Combefa, reconstruit en grande partie à l’initiative de Louis Ier d’Amboise, qui l’avait doté d’une chapelle, abritant l’extraordinaire composition sculptée qui fait aujourd’hui la fierté du village de Monestiès. Dans une requête adressée au conseil du roi par Monseigneur de Choiseul en 1761, ce dernier est dit « abandonné depuis 120 ans »13. L’attachement de Daillon du Lude à sa demeure de plaisance se révèle au souci de ce dernier d’en assurer la pérennité. Dans son testament du 7 octobre 1675 le prélat indique qu’il a pris la décision de laisser à ses successeurs la totalité du domaine : « lequel je donne et legue à perpétuité (…) avecque mon Orangerie sans comprendre dans ces legs les Meubles qui cy trouveront dans ledit hostel, lequel mes dits successeurs entretiendront et le jardin sans rien y changer ny alienenption voulant que les lieux demeurent au mesme Estat quils sont au moins quant a laspect et simétrie extérieure »14. Le Petit Lude constituait un encombrant héritage, symbole d’un prélat contesté voire détesté. Souhaitant rompre avec une gouvernance autoritaire, Monseigneur Serroni (1678-1687) et Monseigneur Le Goux de la Berchère (1687-1703) s’attachèrent au contraire à privilégier ostensiblement leur résidence intra-muros.
11Monseigneur de Daillon ne fut pas seulement un grand seigneur, uniquement soucieux de son train de vie. Il tenta de mettre en application les décrets du concile de Trente, visitant quelques paroisses et ouvrant un premier séminaire à l’église de la Drèche. Jusqu’à une date récente, on pensait qu’il ne s’était guère intéressé à sa cathédrale. Il n’en fut rien. Nous avons pu en 2016 lui attribuer une entreprise d’envergure, celle de l’achèvement de la mise en place des balustrades contre-gardant les tribunes de la nef. Cette réalisation était donnée à Alphonse Ier Delbene (1588-1608), sur la foi d’un bail à prix fait du 8 mars 1604, passé entre cet évêque et un maître maçon nommé Antoine Robert pour la réalisation des garde-corps de dix des douze tribunes. Or le contrat ne fut pas respecté, puisque seules deux balustrades furent alors confectionnées et installées. L’analyse des écus armoriés, bûchés à la Révolution, a permis de reconnaître les armes personnelles de Gaspard de Daillon du Lude sur huit des garde-corps. Celles-ci se blasonnent ainsi : écartelé au 1 et 4 d’azur, à la croix engrelée d’argent qui est de Daillon, au 2 et 3 d’or au lion coupé de gueules et de sinople qui est de Schomberg. Ce qui est remarquable, c’est que les panneaux ajourés, comme ceux confectionnées à l’époque de Monseigneur Delbene, reprennent le dessin des balustrades du chœur, de style flamboyant, avec cependant quelques petites différences de détail.
12Si la présence des armoiries de Monseigneur de Daillon du Lude sur les balustrades de la nef de la cathédrale Sainte-Cécile permet bel et bien de reconnaître notre prélat comme le commanditaire des travaux, tel n’est pas le cas de celles présentes sur la façade de la chapelle des Jésuites d’Albi. La construction de l’édifice débuta en effet en 1630, sous l’épiscopat du second évêque Delbène. Ce dernier, bien conscient que la formation de la jeunesse était le meilleur moyen de lutter contre la propagation du protestantisme, avait installé au collège de la ville des maîtres appartenant à la Compagnie de Jésus. Cependant l’édifice ne fut achevé qu’en 1638 et ouvert au culte le 1er janvier 1639. Pour autant, le projet de façade ne doit sans doute rien à l’ami du cardinal de Richelieu, qui eut cependant le mérite de s’inscrire dans la continuité de son prédécesseur. La formule retenue à deux ordres superposés, correspond à un type vulgarisé par la Contre-Réforme. De chaque côté du portail central, dominé par un fronton cintré au tympan meublé des armes de la ville, trois pilastres, ornés de chapiteaux ioniques, supportent un puissant entablement. La travée centrale se prolonge au second niveau, que couronne un fronton triangulaire, chargé des armes du prélat. Ainsi se trouvait matérialisé le double patronage du seigneur évêque et des consuls et leur commune attention portée à l’enseignement. La chapelle constitue le plus remarquable témoignage de l’architecture religieuse du XVIIe siècle dans la ville.
13Hyacinthe Serroni profita des démarches entreprises par Gaspard Daillon du Lude les dernières années de sa vie afin d’obtenir pour Albi le titre envié d’archevêché. Il fut ainsi le premier archevêque de la ville, ayant désormais autorité sur ses collègues évêques de Cahors, Rodez, Castres, Vabres et Mende. C’est précisément ce dernier évêché qu’il dirigeait depuis 1661, au moment de sa nomination à Albi. Serroni, qui jouissant de pas moins de 100 000 livres de rente, entreprit d’importants travaux au palais de la Berbie. Il fit doubler la terrasse avec un parterre à la française et transforma les courtines en promenoir. Mais sa réalisation la plus remarquable est sans contredit la décoration de stucs polychromes de la chapelle Notre-Dame (fig. 2). Ce chantier, qui ne sera achevé que sous son successeur, a été confié au marbrier et stucateur Jean-Antoine Lombard15. Au moment de son engagement, ce dernier jouissait d’une solide réputation. Originaire de Carpentras, mais installé à Marseille, il avait collaboré quelques années auparavant (1684) à la décoration du chœur de la basilique de Saint-Maximin. Hyacinthe Serroni, il faut le rappeler, avait été évêque d’Orange de 1647 à 1661 et avait pu en personne juger des qualités de cet artiste. Ancienne aula du château de l’évêque Durand de Beaucaire (1228-1254), transformée en chapelle probablement dans les années 1280-1285, l’oratoire épiscopal fut alors doté d’un décor couvrant les murs sur deux tiers de leur élévation. Ce décor est constitué de pilastres couronnés de chapiteaux corinthiens, montés sur de hauts et étroits piédestaux supportant un entablement à ressauts et délimitant quatorze travées. Lesdites travées sont meublées de panneaux décoratifs, de huit toiles peintes par A. J. P. Rousselet, ou percées de portes. Les deux accès à la chapelle sont dominés par les armoiries de Monseigneur Legoux de la Berchère : d’argent à la tête de more de sable tortillée d’argent accompagnée de trois molettes de gueules, tandis que celles de Monseigneur Serroni : d’azur, au lion d’or lampassé de gueules, tenant de sa patte dextre une scie de même et sciant un mont à neuf coupeaux de sinople, le tout accompagné en chef d’une étoile d’argent, figurent de part et d’autre de la niche surplombant l’autel. Cette dernière abrite une Adoration des Mages, qui présente, comme les autres toiles de la chapelle, qui mettent à l’honneur les titulaires des cinq églises suffragantes et l’évangélisation d’Albi par saint Clair, les armes du successeur de Hyacinthe Serroni, leur commanditaire.
Figure 2 – Chapelle Notre-Dame du palais de la Berbie.

14Antoine Lombard fut également appelé à réaliser un retable selon la même technique de stucs polychromes, conservé actuellement dans la chapelle des deux Saint-Jean de la cathédrale Sainte-Cécile. Le chanoine Marcel Bécamel a prétendu que cette réalisation avait été conçue initialement pour le palais épiscopal sans en apporter de preuve16. Le retable est déjà mentionné à son emplacement actuel en 169817 : « Il y a un grand tableau représentant saint Jean-Baptiste et saint Jean dans un cadre de marbre composé et doré, accompagné de deux pilastres, chapiteaux et fronton de mesme marbre, les chapiteaux dorés ». Plus récemment, Jean‑Claude Boyer a évoqué, à propos de la seule toile, l’éventualité d’un déplacement momentané à la Berbie18. Cette dernière est une copie de deux œuvres de Charles Le Brun et Nicolas Mignard représentant respectivement chacune l’un des deux saints. Le retable est sans conteste une commande de Hyacinthe Serroni, dont les armes décorent le devant d’autel (fig. 3). Il a été complété par le peintre restaurateur Marc Gaïda en 1896 par un panneau, intercalé entre la toile et la table d’autel. Deux enroulements de rinceaux, terminés par des dauphins et chargés de deux colombes, encadrent un quadrilobe à pointes meublé d’un calice surmonté d’une hostie rayonnante monogrammée.
Figure 3 – Autel de la chapelle des deux Saint-Jean de la cathédrale Sainte-Cécile.

15Loin de se contenter de parachever le chantier de décoration de la chapelle Notre-Dame, Charles Le Goux de la Berchère réaménagea l’ancien logis seigneurial regardant vers le Tarn. L’aile nord fut ainsi transformée afin d’y aménager des logements destinés à recevoir dignement les évêques de la province ecclésiastique d’Albi. Cette aile fut désormais désignée sous le nom d’« aile des suffragants ». Mais le deuxième archevêque d’Albi, issu d’une famille bourguignonne de parlementaires n’oublia pas sa cathédrale. Parfait exemple de pasteur tridentin et prélat de la Réforme catholique il s’attacha à mettre en pratique les décisions du concile. Souhaitant adapter l’église mère du diocèse, du point de vue pastoral et liturgique, en accordant une place plus importante aux laïcs, il fut à l’initiative de la transformation de l’ancienne salle capitulaire en chapelle dédiée à saint Clair. Participant de la profonde réflexion menée alors en France sur les espaces sacrés il fut, en accord avec son chapitre, à l’origine d’une solution tout à fait originale. Conscient de l’attachement du clergé cathédral à l’ordre traditionnel, il fit le choix de la conservation du chœur clos et du jubé, préférant offrir un nouvel espace, à l’extrémité occidentale de la cathédrale, doté d’un autel visible par tous, répondant aux attentes des fidèles. Il fit transporter sur l’autel de la nouvelle chapelle le tabernacle en bois doré, que Monseigneur de Daillon avait eu tant de mal à imposer sur l’autel majeur et y localisa les expositions du Saint-Sacrement.
16Salle basse du clocher, la salle capitulaire n’était jusqu’alors mise en communication avec la nef que par une étroite ouverture qu’il fallut agrandir en mutilant le Jugement dernier de Louis Ier d’Amboise. Le percement de l’épaisse maçonnerie de brique de 3,17 mètres intervint en 1692. Une grande arche, haute de dix mètres et d’une largeur de 4 m 50, fut ménagée, bordée côté nef par une arcade en plein cintre à claveaux de pierre, avec à la clé les armes de l’archevêque. L’espace de la nouvelle chapelle mesurant 7 m 15 de côté, couvert d’une croisée d’ogives, dont la clé culminait à plus de treize mètres, reçut une décoration peinte. Pour la réalisation de cette dernière le choix de l’archevêque se porta sur Jacques Buscaillet, prêtre et bénéficier du chapitre cathédral, mais qui exerçait aussi le métier de peintre. Ce choix interroge car Buscaillet ne se signalait pas par ses qualités artistiques. Charles Portal qualifiait d’ailleurs en 1925 d’« horrible toile » un grand tableau peint par l’artiste à la demande des consuls d’Albi à l’occasion de la paix d’Utrecht en 171319. On s’étonne que Rousselet n’ait pas plutôt été sollicité. Deux raisons peuvent être avancées. Notre ecclésiastique avait sans doute pris la succession des frères Bourdelet comme peintre du chapitre. Nicolas Bourdelet décède en effet en 1696 et Innocent s’éteint le 30 septembre 169920, l’année même du début de l’exécution des peintures de la chapelle Saint-Clair. Par ailleurs, Buscaillet était sans doute un bon connaisseur des décors peints renaissants de la cathédrale, ce qui allait se révéler un précieux atout. Il est d’ailleurs probable que c’est cet artiste qui fut chargé de la restauration des décors de la chapelle des Saints-Pierre-et-Paul, demandée par l’archevêque à la suite de sa visite pastorale de la cathédrale le 5 mars 1698. Le procès-verbal de cette visite nous apprend que le mur nord y était salpêtré, nécessitant la réfection d’une partie de l’enduit et des décors peints21.
17L’exécution des peintures de la chapelle Saint-Clair se déroula entre 1699 et 1702. Des millésimes insérés dans les décors par le peintre datent précisément l’ouvrage. Deux candélabres de la voûte portent le millésime 1699, quatre phylactères peints à la retombée des voûtains sont meublés de l’inscription : BVSCAILET / SACERDOS VICARIVS / HVIVS EGO / DELINEAVIT / FECIT INVENIT / ET PINXIT. 1700. Enfin deux cartouches présents à la base du berceau de l’arc d’entrée de la chapelle se parent du millésime 1702. Comme on peut en juger, Jacques Buscaillet tint à laisser une trace de la paternité des décors, en spécifiant d’ailleurs qu’il n’était pas seulement l’exécuteur, mais également le concepteur de l’ensemble et le créateur des cartons. Ce n’est pas un hasard si le peintre choisira plus tard d’élire sépulture devant la chapelle. Décédé le 24 décembre 1734 à l’âge de quatre-vingt-deux ans, son corps fut enterré le 26 du même mois « après la grande messe (…) au fond de la nef vis à vis le milieu du degré de la chapelle de Saint Clair »22.
18L’espace de l’ancienne salle capitulaire n’était pas encore consacré au légendaire premier évêque de la cité, puisque le tibia de la jambe gauche du saint (de 25 centimètres), venu de Bordeaux, ne fut accueilli en grande pompe que les 21 et 22 septembre 1700. La chapelle possédait déjà un retable de menuiserie. Il avait été confectionné en 1693 par un artisan local, d’après un dessin venu de Paris. L’archevêque avait tenu pour cet élément à s’adresser à un artiste de la capitale. Une grande toile vint tardivement compléter ce retable.
19La manière dont les décors peints ont été conçus et répartis dénote que la chapelle a été appréhendée comme un espace autonome, avec sa propre logique. Les peintures ne tissent par exemple aucun lien avec le Jugement dernier. La présence d’un imposant retable a peut-être contribué au choix d’un monumental décor architectural en partie basse des murs. Les scènes et les figures signifiantes occupent un étroit registre intermédiaire et les quatre lunettes. La hauteur d’implantation de la corniche séparant le deuxième et le troisième niveau est définie par l’extrémité inférieure des quatre arcs ogifs de la voûte. Le programme iconographique défini par le prélat est principalement centré sur la glorification de l’Eucharistie, sacrifice essentiel, qui commémore et perpétue le sacrifice du Christ, mais insiste aussi sur le rôle de l’Église et de ses pasteurs. Quatre scènes sont associées sur les murs latéraux de la chapelle. Il s’agit du Sacrifice de Melchisédech, des Noces de Cana, de la Pâque juive et du Souper à Emmaüs. Les épisodes sont surmontés par quatre figures épiscopales : saint Clair, saint Salvi, Saint Eugène et saint Charles. Les trois premiers évêques illustrent l’ancienneté de l’Église albigeoise. Charles Borromée, archevêque de Milan et cardinal est bien évidemment présent comme saint patron de l’archevêque, mais également comme modèle de prélat réformateur. La lunette occidentale est le théâtre d’une vaste représentation de la Trinité, dans laquelle la colombe du Saint-Esprit est marginalisée. Cette dernière prend place dans un espace exigu au-dessus de la fenêtre, tandis que le Christ et le Père Éternel sont assis chacun sur un nuage, entourés d’une cour d’anges. Les trois personnes distinctes d’une même essence divine font face à une vision tirée de l’Apocalypse. Les vingt-quatre vieillards sont agenouillés devant le livre ouvert présenté par l’Agneau, entouré des quatre Vivants.
20Si les figures, assez médiocres, témoignent des faiblesses de Buscaillet, la composition d’ensemble est plutôt réussie. Le peintre a été confronté à d’importantes contraintes liées à l’architecture même de la salle. La décoration des très profonds ébrasements des fenêtres n’était pas la moindre. Buscaillet a opté pour de grandes arcades, se faisant face deux à deux, ouvertes sur un paysage simulé. Ces arcades sont encadrées de hautes colonnes de marbre feint supportant un entablement couronné d’une balustrade. Le fond sur lequel les balustres se détachent, alternativement rouge ou ocre jaune, fait écho aux peintures Renaissance des tribunes de la cathédrale. La nervure axiale partageant le berceau de l’ébrasement, chargée d’un candélabre, comme le décor de rinceaux habités sur fond azur sont également des emprunts aux décors de Louis II d’Amboise et de son successeur. Loin d’être marginales ces références sont légion dans la chapelle. L’imitation atteint un paroxysme sur la voûte, qui constitue le morceau de bravoure de cet ensemble et incontestablement la partie la plus intéressante (fig. 4). Buscaillet y a repris le système des grands candélabres faisant office d’axe de symétrie, associés à des rinceaux sur fond azur. Dans les angles inférieurs des personnages en buste occupent des niches à coquilles ou des oculi circulaires, qui ont leurs pendants sur la voûte principale de la cathédrale. Ceux-ci abritent quatre docteurs de l’Église et les quatre évangélistes. Il ne s’agit pas ici, des seuls docteurs de l’Église latine comme sur la voûte de l’abside ou le berceau du vestibule de la porte nord de la cathédrale. Saint Augustin et saint Grégoire sont accompagnés de saint Basile et saint Jean Chrysostome, docteurs de l’Église grecque. Les docteurs rendent témoignage dans leur propre langue. L’emploi du grec était déjà présent sur les fresques italiennes.
Figure 4 – Voûte de la chapelle Saint-Clair.

21Les peintures murales de la chapelle Saint-Clair constituent, comme on peut le voir, un témoignage exceptionnel de l’influence durable des réalisations de l’atelier embauché par le second évêque d’Amboise, comme de l’admiration que l’on portait alors à ces décors, qu’illustre également la fameuse description de la cathédrale de Maître Bernard de Boissonnade, docteur et avocat au parlement de Toulouse. Elles attestent d’une volonté d’harmoniser les nouveaux décors avec la parure peinte existante. L’œuvre suppose de la part de Jacques Buscaillet une intimité grande avec les réalisations des peintres italiens. Une preuve très parlante nous est fournie par la reproduction à deux reprises dans la chapelle Saint-Clair d’un candélabre peint en 1509 dans la chapelle des Saints-Anges (fig. 5a et 5b). Aussi, cet ensemble pictural est une œuvre unique offrant une juxtaposition tout à fait originale d’éléments renaissants et de formules propres à la peinture du XVIIe siècle.
Figure 5a et 5b – Candélabre de 1509 et sa reproduction par Buscaillet.

22Immédiatement après l’achèvement des décors de la chapelle Saint-Clair, Buscaillet prolonge son activité dans la quinzième chapelle sud. Le lieu, qui n’est pas à proprement parlé une chapelle, car elle ne dispose pas d’un autel, est ainsi décrit dans le procès-verbal de visite de 1698 : « Ledit espace est fermé d’un mur avec une porte fermant à clef, ne servant que pour le clocher et pour serrer les bancs du sermon ». Charles Le Goux de La Berchère vient d’y faire bâtir une voûte intermédiaire « conformément auxdites chapelles ». Il s’agit pour le peintre de décorer le berceau de la voûte, les écoinçons de l’arc d’entrée et la lunette du mur de fond. Sur la voûte Buscaillet reprend la formule des rinceaux et arabesques d’acanthe sur fond bleu se développant autour d’un médaillon circulaire central meublé du bâton pastoral archiépiscopal, dont la hampe s’orne de trois « C » adossés et d’une tête de maure. Quatre cartouches précisent la date d’exécution des décors : 1702. Au sommet des murs, dont les imbrications du XVIe siècle ont été conservées, le peintre reproduit un entablement feint en tout point identique à ceux des autres chapelles. L’inscription que porte la frise est des plus révélatrices : SICQVE COMPLETVM / EST OMNE OPVS IN DOMO / DOMINI. II. PARALIP. 423. Le texte a été volontairement tronqué. La portion QVOD FECIT SALOMON a été supprimée. Charles Le Goux de La Berchère se présente comme celui qui a parachevé l’édifice.
23La solution de compromis mise en œuvre durant l’épiscopat du deuxième archevêque d’Albi, qualifiée avec raison par Mathieu Lours de « subtile »24, ne fut pas remise en cause par ses successeurs. Le jubé, comme le reste de la clôture de chœur échappa à la vague de démolition qui sévit en France au cours du xviiie siècle. Il faut dire que la résolution du problème intervint à Albi peu avant la destruction du jubé médiéval de Notre-Dame de Paris en 1699, lors de la restructuration du sanctuaire sous la direction de l’architecte Robert de Cotte25. L’admiration des réalisations exceptionnelles de la période médiévale et du début du xvie siècle, mais également l’application de la règle de l’unité, qui prévaut au cours du xviie siècle, font place au siècle suivant à une volonté de « modernisation » qui témoigne d’une évolution du goût, plus préjudiciable. Les réalisations de l’épiscopat d’Armand Pierre de la Croix de Castries, archevêque d’Albi de 1719 à 1747 en offrent un exemple particulièrement parlant. Fils de René Gaspard de la Croix, premier marquis de Castries et d’Isabelle de Bonzi, fille d’un sénateur de Florence, Armand Pierre a commencé sa carrière sous la protection de son oncle, le cardinal de Bonzi. Abbé de Valmagne et de Saint-Chaffre, archidiacre de Narbonne, puis aumônier de la Duchesse de Bourgogne, il était, nous dit Saint-Simon, « de ces abbés que le roi s’était promis de ne jamais faire évêque ». Après la mort de Louis XIV, il est cependant nommé à l’archevêché de Tours. Désigné en janvier 1717, il est sacré le 29 octobre 1719 par le cardinal de Noailles. Mais la promotion à l’archevêché de Toulouse au mois de novembre suivant d’Henri de Nesmond, à la tête de l’archidiocèse d’Albi depuis 1703, entraîne son transfert dans la capitale de l’Albigeois. Armand de la Croix de Castries, fut surtout un administrateur. L’œuvre qui lui a permis de laisser une empreinte durable est la réalisation d’un nouvel orgue au buffet spectaculaire, qui est une des merveilles de la cathédrale Sainte-Cécile, digne d’une dédicace séculaire à la patronne de la musique sacrée et des musiciens. La cathédrale disposait d’un grand orgue mis en place à l’initiative de Louis Ier d’Amboise, qui avait très certainement connu des aménagements au fil du temps, mais qui se trouvait très dégradé. Une réfection complète fut jugée nécessaire. Après avoir fait réaliser plusieurs projets, l’archevêque finit par confier la confection d’un nouvel instrument à un facteur d’orgue originaire de Toul nommé Christophe Moucherel. Le marché était signé le 20 octobre 1734. Après seulement deux ans de travaux le grand orgue était achevé. Il fut vérifié par Gilbert Sauvatge, organiste de Mende le 2 décembre 1736. L’orgue comportait alors quatre claviers, un pédalier et quarante-trois registres. Moucherel a développé, un buffet hors norme, profitant de la largeur de la nef. Il est aujourd’hui le plus vaste de France (16,20 m de large sur 15,20 m de hauteur). Neuf tourelles et huit plates-faces dominent une partie basse ornée de panneaux chargés de trophées de musique en bas-relief. Le positif comprend quant à lui cinq tourelles et est supporté par deux atlantes. Les tourelles du positif sont couronnées d’anges musiciens, alors que celles du buffet sont agrémentées de paniers de fleurs, de pots-à-feu, de figures de la Renommée sonnant de la trompette, mais également des représentations en pied de Cécile et Valérien. La montre est pour sa part coiffée des armoiries archiépiscopales : D’azur à la croix d’or, encadrées de deux chevaux blancs. Si l’on en croit la gravure publiée dans le quatrième volume de l’édition originale de l’Histoire générale du Languedoc en 1742, les mêmes armes étaient initialement peintes sous le positif. À cet emplacement une longue inscription à la gloire du commanditaire existe toujours : AD DEI CULTUM / HOEC ORGANA CONSTRUCTA SUNT PIETATE, ET MUNIFICENTIA ILLUS = / = TRISSIMI ECCLESIAE PRIN … ARMANDI PIETRI DE LA CROIX DE / CASTRIES ARCHIEPISCOPI, ET DOMINI ALBIENSIS, REGII ORDINIS SANCTI / SPIRITUS COMMENDATORIS & A. ANNO DOMINI. 1736.
24Une autre modification des premières décennies du XVIIIe siècle témoigne du peu de considération dont jouissait le gothique auprès de Monseigneur de Castries. Ce dernier fut en effet à l’initiative de l’habillage, sous un masque de plâtre, du tympan ajouré du portail principal de la cathédrale. Tout le réseau de pierre de style flamboyant, complexe et délicat, disparut au profit d’une vaste surface uniforme, ajourée d’un simple œil-de-bœuf. Le tympan ne sera déplâtré qu’au milieu du XIXe siècle, au moment de la restauration de César Daly. Pourtant, le baldaquin continuait d’être considéré comme un chef-d’œuvre d’architecture. Il eut d’ailleurs droit à une gravure de grand format au sein de l’Histoire générale du Languedoc. Des raisons d’ordre financier ont pu également entrer en ligne de compte. On sait à quel point l’entretien des vitraux, très coûteux, fut à cette époque négligé. Le chapitre s’adressait alors pour ce type de travaux à une famille de maître vitrier albigeois, les Prades, qui n’avaient pas la compétence nécessaire. Aussi, le premier décor vitré de la cathédrale, complété à l’aube de la Renaissance par Louis Ier d’Amboise et ses successeurs, disparut-il presque complètement.
25L’époque du règne de Louis XVI vit encore d’autres transformations dommageables de l’héritage des Amboise. On peut mentionner en particulier le renouvellement complet de la décoration de la chapelle d’axe. Dans le cas présent les archevêques ne furent pas impliqués. Un chanoine et archidiacre du nom de Breuil finança l’entreprise. Elle fut confiée à une équipe de spécialistes du marbre et du stuc, les frères Mazetti. Originaires du Tessin, ceux-ci étaient assistés d’un certain Maderni. Leur travail, ouvrant la voie au néoclassicisme, fut complété par quatre grandes toiles du peintre toulousain Fauré. Ainsi disparurent le tombeau de Louis Ier, le sépulcre voisin de deux ermites morts en odeur de sainteté et un retable, où figurait la Vierge encadrée de sainte Cécile et de Marie Madeleine.
26L’accession à la tête de l’épiscopat albigeois de deux membres de la prestigieuse famille d’Amboise ouvre pour Albi la période la plus faste de son histoire dans le domaine artistique. Cette floraison exceptionnelle favorisée par une longue période de prospérité économique n’a été possible que grâce à l’intervention d’artistes extérieurs, dont les réalisations contribuèrent à la mutation de l’art local. La métamorphose de la cathédrale dut frapper les contemporains. Aux XVIIe et XVIIIe siècle, Albi n’est plus qu’une ville de province, éloignée de la capitale, qui donne alors le ton. Les évêques puis archevêques, héritiers d’une cathédrale médiévale épargnée, contrairement à bien d’autres, par les pillages et les destructions de la période des guerres de Religion, ont des ambitions beaucoup plus mesurées que leurs prédécesseurs. L’heure est aux aménagements. Leurs réalisations témoignent à la fois d’une volonté d’adapter l’église mère du diocèse aux nécessités du moment, mais également de l’admiration qu’ils portaient aux œuvres d’un passé glorieux.
Notes de bas de page
1 Louis Ier d’Amboise profita de son séjour en Île-de-France à l’occasion de l’entrée à Paris du jeune Charles VIII.
2 J.-L. Biget, Sainte-Cécile d’Albi, Sculptures, 1997, pp. 70‑72.
3 J.-M. Guillouet, « Le statut du sculpteur à la fin du Moyen Age. Une tentative de problématisation » in Poètes et artistes : la figure du créateur en Europe du Moyen Age à la Renaissance, 2006, pp. 25‑35. Halshs‑00557711.
4 E. Quidarré, « La clôture de chœur de Sainte-Cécile d’Albi, phases constructives et évolution stylistique », Foi, art et culture en pays tarnais, 2009, pp. 89‑127.
5 A. et J. Sangouard, « Les sources normandes dans l’achèvement de la cathédrale Sainte-Cécile d’Albi à la fin du Moyen Age, Bulletin Monumental », tome 169-4, 2011, pp. 319‑334.
6 Il obtient la possession du siège d’Albi le 17 mars 1636 et prête serment le 20 avril.
7 N’ayant été reconnu qu’episcopus assistens par Urbain VIII, le nouvel évêque accompagne au printemps 1635 au cours de son séjour romain l’archevêque de Lyon Alphonse-Louis du Plessis de Richelieu, frère du ministre, venu recevoir le chapeau de cardinal.
8 Le dessin de Dumonstier est daté de 1632 de manière fautive. À cette époque Daillon du Lude est encore évêque d’Agen.
9 Les fenêtres à meneaux actuelles sont une restitution conduite au cours du XXe siècle.
10 Archives départementales du Tarn, J 54-152. Chanoine de Lacger, « Le château des évêques d’Albi », Congrès archéologique de France, Toulouse, 1929, p. 417. B. Tollon, « Les aménagements du palais de la Berbie du XVe au XVIIIe siècle », Congrès archéologique de France, Albigeois, 1982, p. 144.
11 J.-C. Boyer, « Un amateur méconnu de Poussin : Gaspard de Daillon », actes du colloque organisé par le service culturel du musée du Louvre du 19 au 21 octobre 1994.
12 Le Triomphe de Silène rejoint le cabinet dans un second temps. Il s’agirait de l’exemplaire conservé à la National Gallery de Londres.
13 J. Bousquet, « La chapelle de l’hôpital de Monestiès et ses sculptures », Congrès archéologique de France 1982, p. 378.
14 Archives départementales du Loir-et-Cher, série E 2192. E. de Rivières, « Testament de Gaspard Daillon du Lude, évêque d’Albi », Revue du Tarn, 1895, p. 30.
15 Ce dernier a tenu à signer et dater son œuvre. On peut en effet lire à l’intérieur d’un petit cartouche l’inscription suivante : ANTONIVS LOMBARD MASSILIENSIS FECIT 1688.
16 M. Bécamel et G. Assemat, À la découverte de la cathédrale d’Albi, les trente chapelles, les peintures de la voûte, le jugement dernier, texte dactylographié, 1976, p. 57.
17 Procès-verbal de la visite pastorale de Mgr Legoux de La Berchère.
18 J.-C. Boyer, « L’étonnante histoire des tableaux de Georges de La Tour », Albi joyau du Languedoc, 2015, p. 326.
19 Ch. Portal, Dictionnaire des artistes et ouvriers d’art du Tarn du XIIIe au XXe siècle, Albi, Imprimerie coopérative du Sud-Ouest, 1926, p. 59.
20 Idem, p. 49 et 50.
21 O. Cabayé et G. Gras, L’Albigeois au XVIIe siècle, les visites pastorales de Charles Le Goux de La Berchère, [Albi, Archives et patrimoine, 2009], p. 437.
22 Archives départementales du Tarn, E 717.
23 II Paralipomènes, IV, 22.
24 M. Lours, « Les subtiles aménagements des XVIie et XVIIIe siècles », Albi joyau du Languedoc, Place des Victoires Editions, Collection La Grâce d’une cathédrale, 2015, pp. 107‑111.
25 Jusqu’alors celui-ci était masqué par un jubé baroque mis en place par Anne d’Autriche.
Auteur
Chargé de recherches en Histoire de l’art pour l’Association Sainte‑Cécile Saint‑Salvi d’Albi
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