Les testaments consulaires, une forme de transmission du pouvoir (Albi, XVIe‑XVIIe siècles)
p. 193-211
Texte intégral
1« C’est le testement que nous consuls de ladite ville d’Alby pour l’année commancée le dimenche dix huitiesme septembre mil cinq cens quatre vingts huict faisons pour servir de mémoire et advertyssement à vous messieurs nous (nos) successeurs audit consulat1 ». C’est par ces mots que commencent la plupart des testaments politiques des consuls d’Albi. Ces documents originaux et peu répandus dans le royaume, sont rédigés par les consuls en sortie de charge à l’intention de leurs successeurs. Les anciens y dressent le bilan de leurs actions ainsi que l’état d’avancement des affaires de la ville. L’intérêt premier de ces testaments réside dans les préambules, parfois réduits à quelques lignes, mais la plupart du temps plutôt longs et soignés. Sorte de brevet d’autosatisfaction, l’introduction donne aussi l’occasion aux magistrats de réfléchir sur leur fonction et de délivrer quelques leçons sur le pouvoir et la politique. Les rédacteurs agissent d’abord pour « imiter nos predecesseurs et se exercer et entreprendre choses haultes vertueuses et louables à l’utilité de la républicque2 ». Ils invitent ensuite à travailler pour « l’augmentation, proffi et utilité de la republique ». En 1570, pour résumer la grandeur de leur fonction, dans un récit pétri de culture humaniste, les consuls en appellent à Auguste proclamant devant le peuple : « j’ay receu des mains de mes predecesseurs la ville de Rome, de cela je la laisse joyeuse à ceulx qui me succederont ; l’ay prinse pauvre, je la rends plus riche3 ». Le testament politique traduit donc à la fois les hautes ambitions et les responsabilités du pouvoir consulaire, mais aussi l’immensité et la noblesse de la tâche qui incombe à tout magistrat municipal.
2Chaque fin d’année d’exercice voit la production d’un testament politique présenté le jour de la désignation des nouveaux édiles4. Il est l’œuvre des six « vieux consuls », nommément cités en note liminaire à partir de 1557. Par la voix du premier d’entre eux, les magistrats présentent à leurs successeurs le résultat de leurs réalisations et leur suggèrent les actions à mener5. Ce message politique, plutôt confidentiel, est délivré aux nouveaux détenteurs de la charge municipale dans le cadre de la chambrette, le conseil particulier de la ville6. Une seule fois cependant, de manière exceptionnelle et archaïque, les « vieux consuls » se tournent vers une assemblée plus large : « le conseilh general7 ».
3À Toulouse, les capitouls écrivent eux-mêmes le testament politique. Rien ne permet d’assurer que leurs collègues albigeois agissent à l’identique. En revanche, il est clair que l’élaboration du récit s’effectue en deux étapes. Pour 1542 et 1572, subsistent deux versions du même testament. Malgré une nette différence de longueur, elles abordent les mêmes thèmes de l’année8. Cela suggère une rédaction en deux temps : d’abord un résumé utilisé pour la présentation orale, puis un document plus abouti destiné à entrer dans les annales de la ville (certainement mis en forme ultérieurement par le secrétaire).
4Les testaments sont d’abord couchés sur de simples feuilles volantes avant d’être insérés dans les registres de délibérations9. Qui que soit le rédacteur final, ce document est indéniablement le fruit d’une réflexion collective.
5Au xvie siècle, l’idée de créer un lien entre les mandats successifs n’est pas nouvelle. Aux premiers temps du consulat, les magistrats rendaient eux-mêmes les comptes de leur année d’exercice à leurs successeurs, mais cette tâche disparut avec l’apparition du trésorier. Le bilan devint plus politique en s’étendant à tous les domaines d’intervention des consuls : c’est la naissance du testament politique. Repéré à Agen dès le xive siècle, à Toulouse un siècle plus tard, il reste inconnu à Millau ou à Montpellier10. À Toulouse, les testaments capitulaires sont rédigés avec une extrême régularité de 1514 à 177411. Sous l’influence toulousaine, les consuls d’Albi s’approprient cet usage plus tardivement et de manière plus fractionnée. L’ « heureuse coustume » des testaments consulaires albigeois, si souvent saluée dans les préambules, commence dans les faits en 1535 et s’interrompt en 164012. Entre ces deux dates, trente-sept testaments ont survécu aux outrages du temps13. Notons que les lacunes ne sont pas toutes dues à la déficience des archives. Les consuls de 1625 déplorent « combien que nous n’ayons trouvé aucung escript ou memorial de nos predecesseurs concernant l’estat et affaires de ceste republique », justifiant ainsi la reprise de cette heureuse habitude de « l’ordre de l’antiquitté14 ». Indubitablement le testament apparaît comme un instrument très utile à l’exercice du pouvoir. Rapidement informés sur les affaires en cours, connaissant les orientations de leurs prédécesseurs, les nouveaux consuls peuvent agir sans tarder. La volonté d’instaurer une continuité est évidente ; d’ailleurs, les testaments les plus courts se contentent de renvoyer aux précédentes productions. Les consuls de 1541 présentent leur « memorial » ajoutant qu’y est attaché « ycelluy […] de nous (nos) predecesseurs15 ». Plus tard, ils écrivent encore, « vous prions de veoir les testaments desdictes années 1556 et 1557 par lesquels trouverez que les affaires si bien remonstrer que nous ne pourrions user que de redictes mesmes après d’eux tant doctes personnes16 ». Ces renvois attestent que ces documents, précieusement archivés, constituent des références, régulièrement consultées, indispensables à la pratique du pouvoir. De simples feuilles volantes qu’ils étaient au début, ces mémoriaux deviennent progressivement partie intégrante des registres de délibérations17. Regroupés dans un premier temps en tête des volumes, ils prennent peu à peu place au terme de chaque année consulaire dont ils constituent la conclusion logique18. Cet effort d’ordre et de normalisation débute en 1566.
6On l’a compris, durant leur courte existence, les testaments politiques d’Albi témoignent d’une double transmission : celle du pouvoir et celle de la mémoire de la cité. Ces outils politiques fournissent une illustration des rapports entre les générations de consuls, mais aussi entre la ville et ceux qui en assurent la direction. Les préambules sur lesquels porte cette communication, révèlent une manière de considérer et de transmettre le pouvoir qui change, par bien des aspects, au cours du siècle de vie des testaments politiques. Cela se vérifie par les évolutions formelles des documents, éléments révélateurs d’une structuration nouvelle de la pensée politique. Ensuite, les consuls utilisent les testaments pour tenter d’affirmer leur pouvoir, mais un pouvoir déclinant mis à mal par celui du seigneur-évêque et par les continuels efforts d’une monarchie entreprenante. Malgré cela, les édiles tentent de transmettre intacts une mémoire, des valeurs et les privilèges d’Albi (libertés), mais aussi un savoir-faire technique indispensable au bon gouvernement de la cité. Enfin, et ce n’était certainement pas le souhait initial de ces magistrats, les testaments montrent les limites – vite atteintes – de leurs capacités d’action. On le constate par la réitération des mêmes préconisations, impossibles à mettre en œuvre, mais aussi par les limites juridiques qu’imposent les pouvoirs concurrents19. Plus simplement, ces testaments reflètent de la vie politique d’une petite ville, Albi20.
I. Évolutions formelles des testaments
7Si les problèmes rencontrés à Albi ne changent guère durant un siècle, la manière de rédiger les testaments politiques se modifie considérablement, tant dans sa construction formelle que par le vocabulaire employé.
8Avant d’adopter le terme définitif de « testament », les textes les plus anciens utilisent plutôt l’intitulé « memorial » ou « memoria » traduisant l’objet essentiel de ces premiers écrits : garder la mémoire des affaires les plus importantes (les procès en cours, les noms des débiteurs de la ville)21. Le mot « testament » fait une première apparition en 1540 associé à celui de « mémoire ». Au-delà du simple fait de se souvenir, se greffe l’idée nouvelle du legs de l’ensemble des réalisations accomplies, œuvres, si possible, dont on espère l’achèvement par la nouvelle équipe22. Plus tard émergent d’autres formulations synonymes : « advertissements » ou « publiques instructions », mais le dessein est identique : aviser, « pour mieulx vous informer et instruire de l’estat des negoces et affaires d’icelle republicque d’Alby23 ». Simultanément s’esquisse la notion inédite de conseils quant aux décisions à prendre et aux politiques à mener. Peu de temps a suffi pour transformer ces simples aide-mémoires en véritables testaments.
9À la fin des années 1560, au tout début des guerres religieuses, les préambules s’adjoignent de paragraphes en forme d’annales ou de chroniques dissertant sur les événements notables survenus au cours de l’année. Le contexte marqué par une violence inédite et la terreur qu’elle suscite, illustrent sans peine l’inquiétude qui s’empare des dirigeants. Désormais, la dimension événementielle insérée au milieu des recommandations d’ordre politique s’intègre au testament : « nous tous supplirons avoir agreable que nous tous fassions ung particullier recit tant de ce quy est passé que de ce qui peult rester à executer24 » (1640).
10Le champ lexical insiste sur l’idée de continuité de consuls à consuls, d’« antécesseurs » (prédécesseurs) à « successeurs ». L’emploi du terme « testament » renvoie donc à la notion de transfert, de succession, mais aussi à celle de transmission ; il repose sur un principe généalogique dont il emprunte largement le vocabulaire25. Sans surprise pour cette société, le rôle de la tradition s’exprime avec force et autorité : tout est hérité et le passé fabrique le lien institutionnel entre des édiles de générations différentes. En 1560, alors que la pratique du testament politique remonte seulement à une vingtaine d’années, les consuls affirment que « laquelle coustume […] par cours du temps est venue à institution de nous (nos) peres jusques à nous26 ». L’expérience du passé, porteuse de compétence, valide le prestige de la fonction consulaire. La fascination pour les temps anciens, un lieu commun, implique le recours massif aux citations d’auteurs pour affirmer que ces « autres saints pères » ont usé de cette manière pour instruire « leurs fils et postérité27 ». Le testament vaut éducation et rend apte à la conduite des affaires, il transmet donc le savoir gestionnaire.
11Au terme d’une année d’exercice, les magistrats sortants s’adressent à leurs successeurs à la manière de pères parlant à leurs fils : « hoc ad exemplum patris familias », « le debvoir de votre paternité28 ». Cette disposition paternaliste est à mettre en lien avec le ton directif et supérieur employé dans la suite du document. Les magistrats d’Albi convoquent aussi leur qualité de père à l’égard de l’ensemble de la population, car les « Consuls [sont] dictz peres de leur Republique29 », par analogie révélatrice. Dans la société du xvie siècle, structurée par les relations hiérarchiques, les édiles se considèrent comme la tête du « corps universel » ou du « corps misticque », concepts puisés dans l’argumentaire monarchique et régulièrement mis en avant dans ces écrits albigeois30. Comme l’est le royaume à un niveau supérieur, la ville est pensée telle un corps mystique, c’est-à-dire un corps immortel, symbolisant l’homogénéité corporelle de la ville garantie par la continuité politique31. Au passage, cette rhétorique nourrit la fiction de la pérennité du consulat. Le discours n’est pas neuf, mais justifie toujours l’autorité venant du haut. Sur le modeste plan albigeois, les consuls se placent – un peu abusivement – au sommet de l’échelle sociale32.
12Le vocabulaire généalogique insiste encore sur l’idée de legs, celui du gouvernement, celui d’une série d’actions. Il affirme la transmission d’un pouvoir associé à celui d’une mémoire.
13Au cœur des guerres opposant catholiques et protestants, le discours des testaments s’enrichit de considérations religieuses nouvelles. Bien entendu, les références au divin, au sacré s’imposent dans ce type de document. À Toulouse, les invocations trinitaires dominent quand, à Albi, la sollicitation de l’Esprit-Saint prévaut. En effet l’année consulaire débute officiellement lors de la messe au Saint-Esprit célébrée dans le couvent de l’Annonciade de Fargues. Anciens et nouveaux consuls s’y côtoient faisant de cet office religieux le véritable moment de la passation du pouvoir. L’affirmation de l’appartenance à la foi catholique devient prégnante à partir de la quatrième guerre de religion (1572-1573). Les concessions faites aux réformés par l’édit de Boulogne, la proximité avec Montauban et Castres, places fortes huguenotes, et la mise en place des Provinces de l’Union, rapprochent d’Albi le péril protestant. Par ailleurs, la présence plus régulière de l’évêque dans sa cité et surtout d’une garnison dans son palais, métamorphosent Albi en citadelle de la catholicité. Cette position singulière et les périls qui menacent, génèrent une inquiétude qui transparaît dans les introductions des testaments de ces temps troublés. Le message aux nouveaux consuls rédigé en 1572 met l’accent sur leur devoir de « conservation et maintenance de la saincte foy et religion catholicque romaine33 ». Il se fait plus insistant encore l’année suivante. À leur sortie de charge, les magistrats de 1586 expriment leur soulagement non dissimulé par ces mots : « randons graces à Dieu de ce que luy a pleu d’avoir maintenu jusques à present en ladite ville la saincte religion apostolique romaine d’avoir conservée icelle ville soubs son obeissance34 ».
14Le vocabulaire et le contenu des testaments évoluent, bousculés par l’actualité. Les changements révèlent une nouvelle manière de considérer la fonction consulaire devenant plus précise dans les termes et plus globale dans la finalité du testament. Ces mutations affectent aussi la construction du discours ce que traduit l’adoption d’une mise en forme nouvelle.
15Indéniablement, le testament rédigé en 1543 marque une rupture dans la manière d’ordonner les thèmes et de présenter le bilan de l’année à la nouvelle équipe. Auparavant, les documents accumulaient de manière très brouillonne toutes les informations sur les procédures en cours et les urgences d’intervention. Sans introduction, ni préambule ou entrée en matières, les consuls entrants étaient confrontés à un inventaire confus des affaires à traiter. En 1534, un semblant d’organisation voit le jour qui place en tête les questions financières et judiciaires, c’est-à-dire ce qui est important, pressant et préoccupant au moment de la rédaction. Mais la forme revêt toujours celle d’un catalogue sans analyse ni conseils sur les positions à adopter. Pour la première fois en 1539, on procède à une tentative de classement par l’introduction d’une numérotation par articles : un pour chaque problème. Deux ans plus tard, dans le préambule est fixé un ordre de priorité par la formule « ce que est en ruyne et caducité au consulat d’Alby et est tres requis et necessayre reparer35 ». Peu à peu s’affirme donc un tri, un classement gradué des priorités.
16Mais le véritable tournant s’opère avec le testament politique de 1543, modèle maintes fois repris par la suite. La rupture formelle transforme le testament en le faisant passer du simple aide-mémoire, assez brouillon, à un authentique exposé ordonné en manière de « bilan et perspectives », pourrait-on dire avec un certain anachronique. Une fois encore, les Albigeois s’inspirent avec retard du modèle toulousain. Ce dernier s’organisait en quatre parties, celui d’Albi en retient trois.
Comparaison de l’organisation entre le testament capitulaire et le testament consulaire
Toulouse36 | Albi37 |
1- Devoirs religieux : obligation de la messe dominicale pour éviter la peste - Assistance aux pauvres, surveillance des mendiants - Entretien barbier, visite des hôpitaux, devoirs pendant les épidémies | 1- « Chioses quy consernent l’honneur et reverence de Dieu et aultres spirituelles » - Messe chez les dominicains - Messe au Saint Esprit - Participation aux processions |
2- Travaux publics : fossés, fortifications, réparations, ponts, halles, écoles, équipements publics | 2- « reiglement et police de la cité et reparations necessaires » - réparations (ponts, fortifications, routes pour le ravitaillement) - écoles - contrôle des poids et mesures sur le marché |
3- Police : surveillance des métiers, ravitaillement de la ville | |
4- Justice : procès (48 en cours 1525-1526) | 3- « charges, proces et differentz » - Procès et emprunts (10 en cours en 1535) |
17Les points communs l’emportent sur les différences, étant donné que les compétences des magistrats sont globalement identiques dans les deux villes (plus étendues pour les capitouls). Les deux formes de testaments témoignent d’une nouvelle organisation politique, plus ordonnée. Elles reflètent une plus grande maîtrise des affaires (dans leur exposé, non dans leurs solutions). L’organisation et la structuration de la pensée politique devenues plus visibles, demeurent encore très variables d’une année à l’autre au gré, semble-t-il, des rédacteurs38. Ces derniers, même s’ils tentent de reproduire ce schéma, ne le dominent pas toujours ni n’écrivent avec une même habileté. Toutes les équipes ne se valent pas. Ajoutons une particularité dans le testament de 1543 ; les points religieux ne font pas l’objet d’une partie, mais se trouvent dispersés à l’intérieur des différentes rubriques. En première position figure un en-tête intitulé « personnes directes et offices » qui annonce la réforme en cours dans le fonctionnement du consulat.
18La permanence de ce schéma d’organisation des testaments ne doit pas masquer quelques évolutions. Ainsi, à compter du retour à la paix (après 1598), les thèmes religieux sont évacués d’une simple phrase, pour entrer immédiatement au cœur des problèmes plus matériels. Pour les devoirs religieux auparavant si détaillés, les consuls renvoient aux pratiques coutumières sans prendre le temps de les rappeler. Il en va de même pour la connaissance des questions jugées secondaires. Pour cela, au XVIIe siècle, les consuls conseillent à leurs successeurs de s’adresser aux notaire et trésorier municipaux, véritables connaisseurs des affaires politiques de la ville. On parlerait aujourd’hui pour ces hommes de chefs de cabinet, incontournables outils de la continuité39. Les consuls passent, les officiers demeurent. Les magistrats préfèrent se concentrer sur les grands thèmes préoccupants ou sur les urgences du moment. Cette modification formelle, progressivement installée, fait du testament un guide de formation pour des néophytes peu rompus à l’exercice politique. Ceux qui écrivent sont en position de connaisseurs, justifiant leurs actions et orientant celles de leurs successeurs afin d’établir une sorte de pérennité politique.
19Tous les changements affirment un progrès dans l’organisation des idées et témoignent d’une volonté de recherche d’efficacité… dans les mots, plus que dans les actes. Le volet « conseil » s’impose vigoureusement notamment dans le préambule. L’exorde devient plus moralisateur s’appuyant avec force érudition sur l’autorité des vertueux anciens. Formation classique oblige, Cicéron le défenseur de la République, est régulièrement convoqué. L’année charnière dans ce domaine, encore 1543, résulte d’une réelle réflexion conforme au courant humaniste. À travers les conseils prodigués, le testament contribue donc aussi à la formation politique d’hommes pour qui, le passage aux affaires de la ville, constitue une étape obligatoire dans un cursus plus long et varié.
20Écrit collectivement, le testament est encore l’occasion pour le petit collège d’édiles d’affirmer, de réaffirmer son pouvoir.
II. Le testament, outil d’une affirmation politique
21Les consuls possèdent une haute considération de leur fonction. On ne saurait le leur reprocher. En 1561, ils laissent échapper une part de leur fierté en justifiant leurs écrits « pour délaisser quelques mémoire et souvenance de nous (nos) noms et de nos actes à nous postérieures40 ». Pourtant, dans la réalité, le pouvoir consulaire reste réduit. Albi n’est pas affranchie de la tutelle de son seigneur-évêque41. C’est lui qui investit, « crée » dit-on, les consuls, mais, absent la plupart du temps, c’est à son grand vicaire que revient cette tâche. Une telle situation favorise les différends et pousse chaque fois un peu plus les consuls du côté du roi contre leur seigneur. Aussi les bonnes relations avec le souverain sont-elles réaffirmées dans les testaments politiques. C’est d’autant plus facile pour ces bons sujets que tous les rois confirment les privilèges ou libertés de leur « bonne ville » à chaque début de règne.
22Pourtant, il arrive que quelques critiques soient formulées à l’encontre du souverain. Au terme d’une année riche en événements, les consuls sortants de 1589 évoquent successivement l’assassinat du « tres illustre, tres vertueux et magnanime prince Monseigneur le cardinal de Guise42 », celui de son frère, l’arrestation du cardinal de Bourbon43, « grand escandalle », et leur réprobation pour Henri III « réputé autheur de ce massacre » ; tout cela conduisant à l’émerveillement devant le geste salvateur de Jacques Clément mené « dans une admirable resolution ». Ne reconnaissant déjà plus l’autorité royale d’Henri III, il est impensable d’admettre celle d’Henri de Navarre comme nouveau souverain. Dans cette situation si déroutante, on assiste à travers le discours des consuls à un renforcement de l’attachement aux franchises locales, au retour d’une soudaine ferveur religieuse enflammée et à une forme de résurgence de l’esprit des origines. Cette année-là, les édiles sont prêts à prendre les armes pour « s’opposer à telles tirannye et soustenir la religion catholicque », ils s’inquiètent de l’avenir des privilèges d’Albi, car « par expérience de plusieurs villes […] on peut comprendre combien il importe d’estre vigilant à conserver la liberté ». Dans un même élan exalté, ils sont saisis d’une soudaine volonté de combattre et de réprimer les « lubricité, vices et paillardises » qui sévissent dans la ville, procédant à une sorte de purification expiatoire devenue subitement salutaire. Dans ce même testament, les six dirigeants concluent par un vibrant appel à leurs successeurs : celui de n’avoir d’autre dessein que de laisser des marques de dévotion et de piété. Comme l’a noté Bernard Chevalier, ces réactions, formulées avec une ferveur inédite, sont communes à toutes les villes qui adhèrent à la Ligue44. Réaction compréhensible au regard du climat si déstabilisant de cet entre deux règnes de souverains excommuniés. Dans le même temps Albi, privée de son évêque nommé, demeure dans l’expectative d’un nouveau seigneur qu’elle souhaite « bon esvesque45 ». Mais, derrière les mots, il y a la réalité. Les critiques de circonstance si clairement avouées envers le dernier Valois et son successeur, ne remettent absolument pas en cause l’attachement à la monarchie. Elles font écho à un contexte particulier et passager. Les consuls sont de bons sujets et le premier d’entre eux, auteur de ces réprobations, est Étienne Golinhac, lui-même officier royal, lieutenant pour le roi au siège du tribunal du Bout-du-Pont. Dans l’interminable préambule de 1589, lui et ses collègues se présentent comme les défenseurs de la foi catholique particulièrement menacée dans la région46 et comme les protecteurs des privilèges et franchises de la ville fragilisés par un roi compromis avec l’hérétique. Ils endossent le costume des derniers remparts de la foi, des ultimes sauveurs de la cité.
23Malgré une année marquée par la crise et l’incertitude du lendemain, ces écrits traduisent la haute estime et l’importance que les consuls accordent à leur fonction. Le contexte exceptionnel les amène à croire en un pouvoir tout aussi exceptionnel.
24Pour eux, l’élection résulte de la volonté divine et atteste, par conséquent, des capacités de bons gestionnaires des élus. Le long préambule de 1560 en offre une illustration parfaite. Après avoir disserté en latin, puis en français, sur le fait que toutes les monarchies du monde, mais aussi toutes les cités résident dans la main du créateur, les rédacteurs en viennent à la république d’Albi « à l’administration de laquelle a pleu à Dieu pour le ministere des hommes vous appeller comme gens capables, souffizans et ydoines ayant telle confiance et affection envers vos sperits, prudence et saigesse que comme vous aves par ci devant regi et gouverné vous (vos) autres affaires tant publicques que privées47 ». Outre le choix du Très-Haut, cette leçon diffuse une morale politique fondée sur l’exemple domestique. La réussite dans la gestion de ses affaires privées garantit la capacité de présider aux destinées de celles de la ville. Jusqu’à la fin du XVIe siècle, le modèle de bon gouvernement est celui de la famille dirigée par celui qui la domine, mais en est aussi le protecteur. L’idée apparaît une fois encore dans le vocabulaire employé. En 1569, la formulation du projet politique – ce que l’on attend de bons gestionnaires – tient en une phrase : que « les oeconomiques feussent accreus et augmentées48 ». À cette date, économique renvoie à l’administration d’une maison, du ménage, à l’art de bien gouverner la famille. Mais le passage d’une gestion privée à une gestion publique n’est cependant pas sans risque. En effet, la confusion des intérêts est une réalité qui n’échappe à personne. Avec force, au début des guerres civiles, les consuls affirment que la clé du bon gouvernement consiste à faire passer l’intérêt de la cité avant l’intérêt personnel. Les manières de l’affirmer varient, mais l’intention demeure. En 1543, on lit « Mrs en vous recommandant la republique de la presente cite d’Alby, qu’il vous plaise la prefferer à tout affere particulier que à la parfin vous en soit donné louenge49 ». En 1558, des deux enseignements que les consuls délivrent à leurs successeurs, le premier est que « tout ce qu’ils font soit reduict et rapporté à l’utillité publicque en telle maniere qu’ils delaissent et oblient leur singulier proffit leur intention particulliere et comodité propre pour condesandre et accomplir l’utillité commune50 ». Chaque année un même discours est tenu avec insistance : le bon gouvernement réside dans l’honnêteté, la probité et le seul souci du bien commun « qu’ils ayent telle solicitude de tout ledict corps misticque de ladicte republicque qu’ils ne favorisent ou portent une partie de la communaulté pour laisser l’aultre en opresion mays que tout le corps universel51 ». La gratuité, inhérente à l’idée de cité idéale, se retrouve régulièrement rappelée : « ne recepvons aulcung monement ». Le sens de l’intérêt général, celui du désintéressement total habitent indéniablement les consuls à l’image de la gestion du foyer « en bon père de famille ». À y regarder de plus près ce constat appelle de fortes nuances, car les magistrats d’Albi sont souvent les premiers à prêter de l’argent à la ville contre intérêt. Certes, par leur position ils connaissent les urgences, mais ne dédaignent pas d’en recevoir quelque dédommagement sinon profit. La distinction entre bien privé et public s’estompe alors52. D’une manière plus générale, ils n’hésitent pas à tirer quelque avantage qu’offre leur position éminente. En 1588, les consuls essaient d’obtenir d’abord et de pérenniser ensuite un privilège pour le corps consulaire. Ils demandent qu’« en reconnaissance de la peyne que nous avons prinse dans notre année, nous soyons tenus exempts de toutes gardes, portes, sentinelles, reparations, logis, garnisons et autres charges publiques pendent vostre année et tout aussi que nous feres ainsi vous sera il fait53 ».
25Ces recommandations financières disparaissent des préambules à la fin des années 1560. Seule demeure l’exigence de travailler pour le profit de la ville et celui du « pouvre peuble » toujours invoqué. Au XVIIe siècle, les consuls expriment préféremment la nécessité de la fidélité au roi. Il est vrai que la très grande majorité des premiers consuls sont aussi des officiers royaux, fidèles serviteurs de la couronne, ce qui était moins le cas auparavant. Le changement s’accompagne de l’émergence de la figure du premier consul dont le nom est parfois calligraphié et ses épithètes d’honneur déclinées. Ce mouvement obéit à une tendance plus générale qui vise à considérer un chef unique à la tête du corps de ville54. Dans le même temps, la défense des privilèges n’apparaît plus comme prioritaire. Des préoccupations nouvelles ont pris le relais. En 1624, la notion « d’embellissement » évince l’ancienne idée de prospérité parmi les conseils prodigués55. Bon gouvernement et bien-être tendent à se rejoindre. Les édiles transmettent à leurs successeurs un modèle de gouvernement un peu différent, mais toujours fondé sur le bien commun. Leur seul orgueil doit être désormais de mériter « louange et honneur de bien regir et gouverner56 ». Cette idée structure l’imaginaire d’une « république » idéale ; imaginaire qui reste intact, même s’il n’est suivi que de peu d’effets dans la réalité.
26La prétention du corps de ville à incarner le tout, implique d’adopter la dignité et les honneurs appropriés à la charge. Tout privilège honorifique est précieux. Les consuls exercent une fonction représentative soulignée par des symboles : titres, vêtements, préséance auxquels ils sont farouchement attachés. Ils transmettent donc à leurs successeurs l’idée qu’ils sont différents des autres « qu’ils seroient aournés (ornés) et vestuz des acoustrements publiques differans à toutz aultres et somptueux nous estre sur touts aultres recongneux57 ». Le vêtement en partie rouge, la couleur du pouvoir souverain, et en partie noir, donne du lustre à l’institution, ainsi qu’à chaque personne. Il confère une reconnaissance sociale, un rang. Le vêtement est une manière d’exprimer et d’exercer le pouvoir qui légitime la supériorité des magistrats, mais qui apporte son lot de contraintes exigeant « quant à eulx estre stimulés avoir l’interieur comme le dehors58 ».
27La supériorité s’énonce aussi par l’érudition. On l’a dit, la passion humaniste se manifeste par des citations en forme d’incipit, empruntées au registre d’auteurs païens, mais aussi chrétiens, dont les écrits sont qualifiés d’« humains et divins ». C’est, pour les consuls, une marque de l’appartenance à l’élite. La position d’éminence impose d’affirmer des vertus morales. Les consuls – c’est le sens de l’insistance sur les qualités de probité et d’honnêteté – ont un devoir d’exemplarité envers le reste de la population. Ils sont les garants de la morale de leurs concitoyens. Plus la cité est menacée, plus l’impératif moral est exprimé. Le salut de la cité vient de la conformité aux préceptes divins. Les blasphèmes, régulièrement réprouvés, sont une offense à Dieu en même temps qu’une menace pour l’ordre social. En 1589, année de crise s’il en est, le comportement d’un chanoine logeant chez une veuve est un « grand escandalle du public59 ». L’indignation d’abord amplement développée, mais aussi les mesures envisagées pour faire cesser ce « vice de palhardise publique », occupent une grande partie du testament consulaire. Cette manière d’envisager le problème obéit à un schéma de pensée ancien. Les consuls développent une approche hygiéniste de la morale allant de pair avec les mesures de nettoyage de la cité ou de reflux des pourceaux de l’espace urbain60. Dans une même démarche, ils encouragent à surveiller les écoliers pour éviter qu’ils ne dépensent la « subsistance et biens de leurs parens » pour « consommer des femmes lubriques et impudiques61 », par ailleurs créatures qu’il faut impérativement chasser. Ces mesures procèdent de la bonne gestion de la ville et de l’usage du pouvoir de police dépendant des consuls. L’insistance morale est beaucoup moins prononcée au XVIIe siècle. Les dangers religieux sont moins menaçants et la population sans doute mieux encadrée.
28Les testaments consulaires s’adressent à un public réduit. Ils prodiguent des conseils politiques, mais transmettent aussi le sentiment que les consuls sont supérieurs au reste de la population. S’imprégner de ces idées entre dans la formation des nouveaux magistrats, en même temps que se met en place une oligarchie plus stable. Cependant, si les consuls se plaisent à croire en leur prééminence, elle reste toute relative face aux pouvoirs concurrents (celui de l’évêque et celui du roi), confession avouée à demi-mot dans les testaments.
III. Le testament politique, révélateur des limites du pouvoir consulaire
29Les six consuls se présentent tour à tour comme des « gouverneurs » ou des « administrateurs » de la cité. En 1557, ils écrivent « ainsin faisant lesdicts gouverneurs seront de ame et sperit à ce dict corps misticque » et plus loin « ce que messieurs avons receu des traditions de nous (nos) predecesseurs administrateurs du consulat de la presant cité d’Alby62 ». Si le français contemporain observe une différence entre les deux termes, il en va différemment au XVIe siècle. Les deux mots ont ici valeur de synonymes. Ils désignent avant tout la gestion des biens dans l’espace domestique et, par extension, dans l’espace public. Les consuls n’ont jamais été des « gouverneurs » au sens moderne du terme en ce sens que leurs pouvoirs restent réduits et qu’ils n’ont la main sur rien. L’essentiel de leur domaine d’intervention dans la ville concerne le contrôle des poids et mesures sur les marchés, les travaux publics (quand les finances le permettent), la police au sens sécuritaire (avec deux sergents seulement) et l’organisation de la garde des portes. Cela avec une efficacité toute relative. En 1568, les magistrats ont dû en appeler aux officiers temporels pour exécuter les condamnations faites aux habitants récalcitrants à faire leur tour de garde aux portes63. Au temps des guerres, la garnison installée au palais épiscopal priva un peu plus les consuls de toute possibilité de « gouverner ». Au mieux, les édiles sont-ils des administrateurs, plus ou moins efficaces selon les années, qui administrent au service de la monarchie.
30La répétition au fil du temps du même catalogue de travaux à réaliser – éternel pilier du pont ! – montre l’inefficacité des politiques menées et offre le spectacle d’une impuissance systématique. À la décharge des consuls, la conjoncture liée à la trentaine d’années de guerre a grevé les recettes et fait exploser les dépenses. L’exemple n’est pas unique et toutes les villes connaissent une situation aussi désastreuse. La dure époque met à mal les municipalités confrontées aux incessants passages d’armées et autres dommages. Mais, ces testaments albigeois, loin de nier les insuffisances consulaires, les expliquent et n’hésitent pas à mettre en valeur la politique menée. En 1574, les magistrats excusent leurs manques en ces termes : « la continuation avec accroissement des troubles et guerres durant l’année de notre consulat 1573 finissant 1574 ne nous a permis faire tel testament de delaissement d’affaires que nous eussions bien voleu64 ». En 1588, la justification est plus appuyée « Vous nous direz que nous avons esté fort negligens que nous n’ayons pourveu a tout ce que dessus, nous vous respondrons nostre negligence n’a pas esté si grande comme l’affluence des afferes que nous sont survenues dans notre années tant pour raison de ladite maladie contagieuse65 ». Faut-il lire dans ce récit l’expression d’une mauvaise foi ? La vérité est ailleurs. À travers ces explications, même hasardeuses, les consuls transmettent d’abord une image de responsabilité. La négligence n’est pas de mise ici ; ils savaient ce qu’il y avait à faire, mais n’ont pu le réaliser. Il y a une efficacité symbolique, une efficacité d’intention. C’est aussi le sens des réitérations continues ; la volonté de bien faire supplée les insuffisances financières. Pour ces raisons, les consuls s’autorisent à classer un ordre de priorité des actions à mener pour leurs successeurs66. Il ne s’agit pas de déborder sur le gouvernement suivant, mais de montrer la continuité d’une politique qui dépasse une seule année d’exercice. On peut y voir les raisons des conseils d’intervention continument prodigués, c’est-à-dire de l’établissement d’un budget prévisionnel virtuel imposé aux successeurs.
31Au XVIIe siècle, l’attitude change ; l’autosatisfaction devient plus fréquente. En 1617, les magistrats concluent « nous laissons les affaires aussi tranquilles et paisibles que nous les avons tenues en entrant en l’administration publique67 » ; un soulagement en forme de satisfecit.
32Les situations économiques critiques sont fortement dépendantes des éléments et des événements. Elles impactent directement la conduite politique, mais aussi les institutions coutumières et révèlent ainsi la fragilité du consulat. Une fois encore en 1589, au moment de la création de « l’Union des catholicques et la conservation de la saincte foy », le duc de Joyeuse convoque à Toulouse les représentants des douze villes maîtresses du diocèse d’Albi pour soutenir l’assemblée ligueuse. Les consuls d’Albi refusent de s’y rendre au prétexte que le « privilège de ce pays » est de permettre aux villes de délibérer sur place68. Deux mois plus tard, le 5 septembre, alors que se prépare la nouvelle élection consulaire, arrive une nouvelle injonction du Parlement de Toulouse. Elle ordonne que les consuls désignent eux-mêmes leurs successeurs « personnes zellées à la religion catholique et gens de bien » puis fassent valider leur choix par la cour souveraine. C’en est trop pour les magistrats albigeois qui endossent une fois encore le rôle des défenseurs des libertés : « parquoy et de tout que c’est en effect metre au néant lesdits priviléges et coustumes que nous (nos) predecesseurs sont avec labeur requis et conservés ». Ils rétorquent qu’ils sont les garants des libertés de leur ville tout en étant bons catholiques. Cherchant un appui auprès du chapitre cathédral – en raison de la vacance du siège –, ils lui demandent d’envoyer « un extrait des privilèges de ladicte ville de la forme que se tient et observée à l’election et création de MMrs les consuls69 ». On fait même intervenir un Albigeois avocat à la cour, tout en conservant pour l’heure les « vieux » consuls. Ferme sur ses positions, le Parlement envoie à son tour un avocat pour assister à l’élection et à la prestation des serments. Mais ce dernier refuse de valider les casernes70. Il veut y lire des noms qui lui conviennent. Comme toujours, ces petites crises se terminent par un accommodement. Il se fait ici sans surprise au profit du Parlement. La coutume est mise en échec et l’autorité des consuls remise en cause par un pouvoir extérieur.
33Enfin, à la tête de la ville pour une seule année, les consuls peinent à avoir la connaissance et le recul nécessaires sur les affaires. Pour la première fois en 1573, les magistrats en exercice renvoient leurs collègues au trésorier et au secrétaire pour s’informer sur les affaires en cours « en fairons plus long discours de ce qu’est acoutumé, […] en seres advertis par vos officiers et serviteurs71 ». Ces permanents du pouvoir sont les dépositaires des questions pratiques. Fins connaisseurs des détails de la vie politique, ils constituent la mémoire vivante d’Albi. Ce sont aussi des techniciens qui peuvent influencer les choix à opérer. Une nuance s’impose désormais, les consuls en exercice tracent les grandes lignes de la politique à mener, ce qui d’un point du vue du prestige est beaucoup plus valorisant.
34Les testaments consulaires constituent des sources de premier plan pour appréhender au plus près la mécanique de la gestion d’une petite ville. Ils reflètent l’actualité du moment, trahissent les angoisses des dirigeants, leurs interrogations et révèlent leurs hésitations face aux décisions politiques. Ces documents constituent des outils politiques indispensables, particulièrement dans le temps où les événements s’enchaînent rapidement et remettent en cause ce que l’on croyait impérissable. À la fois mémorandum et instruments de gouvernement, les testaments servent aussi de guides de formation destinés aux futurs magistrats de la cité. Ils tissent un lien générationnel entre les consuls, assurent la permanence, la continuité et renforcent – pense-t-on – la pérennité politique. Sur ces points, l’introduction du testament de 1539 rappelle l’importance de l’héritage du passé et l’ampleur du patrimoine à transmettre : « ce qui a esté terminé et faict par nous ayant la charge de nos predecesseurs […] et aussi ce qui n’a esté possible terminer72 ». Dans une conclusion irrégulièrement présente, les vieux consuls assurent leurs successeurs de leurs prières, mais surtout se montrent disponibles, « en quoy vous offrons toute ayde, secours des advertissemens que sur iceulx vous pouvons donner73 », illustration de la fermeture progressive du groupe dirigeant.
35Les testaments constituent aussi une étape dans la longue route vers l’efficience administrative et la rigueur gestionnaire. Plus que l’efficacité au sens actuel, il s’agit pour eux de mettre en valeur le « bon gouvernement » selon les valeurs hiérarchiques en vigueur. La promotion appuyée de l’image des consuls ne parvient toutefois pas à masquer l’effacement de la réalité d’un pouvoir consulaire autonome au profit du service d’une administration royale. En effet, il est symptomatique de constater la floraison des testaments lorsque l’évêque titulaire ne réside pas, leur explosion lorsque la défense de la ville menacée repose sur les seuls consuls et leur disparition lorsque l’évêque réside ou, pire, lorsqu’il devient propriétaire de l’office de maire, point final à la lente agonie de l’autonomie du consulat.
Notes de bas de page
1 En 1589, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 28, fol. 276.
2 En 1561, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 25, fol. 56. Bien entendu, république est à entendre au sens de tout ce qui est public.
3 En 1570, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 26 fol. 51.
4 Elle se déroule le dimanche suivant la fête de la Sainte-Croix (le 14 septembre). À Albi, le consulat annuel ne présente pas grande originalité. Les six consuls « élus » sont désignés par cooptation au sein du patriciat rentier dans lequel bourgeois, nobles et juristes dominent sans partage. Les premiers testaments sont rédigés en occitan jusqu’à l’édit de Villers-Cotterêt (1539), après quoi ils sont en français. Seules quelques introductions utilisent le latin, exercice d’érudition pour quelques consuls.
5 En 1588, « Nous Jacques Maignen licencié es loix advocat et premier consul de la ville d’Alby et les aultres consuls de ladicte ville », Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 28 fol. 212.
6 Il s’agit de l’assemblée fermée réservée aux seuls consuls qui se réunit trois fois par semaine. Exceptionnellement, certaines personnes peuvent y être convoquées.
7 En 1542, « à vous messieurs assembles à ce conseilh general ». Le conseil général est réuni une fois par mois en général et rassemble des « tailhables, hatians, conseillers », invités à donner leur avis sur des questions importantes. En pratique, on y retrouve les principaux habitants de la ville, la plupart du temps d’anciens consuls souvent au fait des affaires de la ville. En moyenne, on compte entre trente et cinquante participants.
8 Pour les années 1542 (Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 46) et 1572 (Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 26 fol. 100 et BB 51).
9 D’une à une trentaine de pages.
10 Deux memoranda sont datés de 1345 et 1347. Mais l’essentiel des testaments consulaires fut produit de 1492 à 1557, (Albi, Arch. mun., BB 16), voir Bordes (François), Formes et enjeux d’une mémoire urbaine au bas Moyen Âge : Le premier « Livre des Histoires » de Toulouse (1295-1532), Thèse de doctorat, Toulouse, 2006, tome 3, p. 38. Je remercie Mme Christine Feuillas qui confirme que cette pratique est inconnue à Montpellier.
11 Je remercie M. Géraud de Lavedan pour les précieuses informations qu’il m’a communiquées. Les testaments capitulaires se trouvent dans les annales de la ville (registres arch. dép. de la Haute-Garonne, BB 265 à BB 267). Il semble que la pratique s’interrompt en raison de la mise en place d’un « tableau de l’administration », imprimé qui établit une sorte de rapport annuel.
12 De 1669 à 1689, ils réapparaissent sous une nouvelle forme avec pour intitulé : « mémoires sur certaines formalités et coustumes quy s’observent pendant le consulat d’Alby ». Il s’agit plutôt d’un guide protocolaire où figurent les indications des costumes à porter lors de cérémonies officielles (manteau comtal ou robe bourgeoise selon les cas) et de comptes-rendus de la vie officielle et mondaine des consuls. Ne sont prodigués aucun conseils, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 114‑116.
13 Deux existent en double exemplaire et huit seulement ont été rédigés au XVIIe siècle. L’essentiel appartient à la période des guerres religieuses. Le contexte de crise si particulier de cette période explique la nécessité d’aller à l’essentiel dans le souci de recherche d’une efficience immédiate.
14 En 1625, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 29 fol. 606.
15 En 1541, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 46.
16 En 1559, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 25 fol. 31.
17 À Toulouse il existe un registre particulier pour les testaments.
18 Huit testaments consulaires sont regroupés en tête du registre Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 25 dédié aux procès-verbaux d’assemblées générales.
19 Je ne m’intéresse que peu au contenu, objet d’une étude à part entière. À Albi, comme dans la plupart des villes consulaires, l’absence de prévisions, de moyens financiers ainsi que l’obligation continuelle de réagir à l’urgence, mettent en évidence les carences et l’inefficacité de toute politique menée.
20 Durant cette période, le nombre d’habitants avoisine les 10 000 habitants.
21 C’est aussi le cas à Toulouse, mais plutôt au XVe siècle, Bordes (François), Formes et enjeux d’une mémoire urbaine au bas Moyen Âge, op. cit., p. 38.
22 En 1540, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 46.
23 En 1560, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 25 fol. 38.
24 En 1640, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 29 fol. 779. À partir de 1598, la chronique des événements notables de l’année précède les noms des consuls et des membres du bureau dans les fastes consulaires, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT AA 6.
25 Legendre (Pierre), L’inestimable objet de la transmission. Étude sur le principe généalogique en Occident, Paris, 1985, p. 10.
26 En 1560, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB fol. 38.
27 En 1569, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 26 fol. 2.
28 En 1571 et 1572, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 26 fol. 100.
29 En 1543, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 46.
30 En 1558, AFDT, BB 25 fol. 22.
31 C’est un lieu commun repris à souhait par les érudits du temps, emprunté au départ à saint Paul (1Rom XII, 4-5 et 1Co XII ; 12-13) : tous les membres n’ont pas les mêmes fonctions, mais nous ne formons qu’un seul corps : le Christ. Les juristes médiévaux se sont emparés du concept et l’ont transposé à la réalité sociale.
32 Il ne faut pas oublier que les testaments se trouvent dans les archives consulaires. En réalité, le pouvoir appartient au seigneur évêque dont le représentant préside depuis 1499 toute assemblée consulaire.
33 En 1572, le même message se retrouve dans les deux versions de ce testament (courte et longue), Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 26 fol. 100 et 4 EDT BB 51.
34 En 1586, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 28 fol. 172.
35 En 1541, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 46.
36 Réalisé à partir de Bordes (François), Formes et enjeux d’une mémoire urbaine au bas Moyen Âge, op. cit., pp. 38 et ss.
37 Réalisé à partir du découpage pour l’année 1557, le plus représentatif des divisions opérées dans les testaments, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 25 fol. 1.
38 L’augmentation du nombre de gradués parmi les consuls est notable au cours du XVIe siècle, O. Cabayé, Albi au XVIe siècle, Université Presses de Champollion, Toulouse, 2008, p. 95.
39 En 1543, le testament indique que les trésorier et secrétaire convoquent les consuls, assistent aux délibérations, écrivent sous la dictée et la surveillance des consuls, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 46.
40 En 1561, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 25 fol. 56.
41 Les clés appartiennent à l’évêque, J.‑L. Biget, Histoire d’Albi, Toulouse, Privat, 2000, p. 107.
42 Louis de Lorraine, cardinal, assassiné à Blois avec son frère le 23 décembre 1588, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 28 fol. 276 v.
43 Charles de Bourbon, cardinal, arrêté aux mêmes États généraux de Blois (1588), futur « Charles X », reconnu roi légitime par les consuls d’Albi au début de la Ligue.
44 Chevalier (Bernard), Les bonnes villes de France du XIVe au XVIe siècle, Paris, Aubier, 1982, p. 111. En 1589, « feust ceste ligue et union jurée solempnellement et particullierement en ceste dicte ville d’une commune volonté » par les Albigeois avec le soutien et contrôle d’envoyés du Parlement de Toulouse, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 28 fol. 277.
45 C’est chose faite le 15 octobre 1589 par la nomination d’Alphonse Ier d’Elbène, qui ne peut entrer dans sa ville qu’en 1598.
46 Albi est « exampté de l’heresie et escrisme dont la plus part des villes de ce royaulme nottemen de nos circonvoisines ont hume et senty le venin », Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 28 fol. 276.
47 En 1560, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 25 fol. 40.
48 En 1569, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 26 fol. 2.
49 En 1543, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 46.
50 En 1558, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 25 fol. 22.
51 Ibid.
52 Exemple parmi tant d’autres : en 1570, parmi les trois créanciers d’Albi figure Gaillard Golhinac, sixième consul Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 26 fol. 57, en 1599, Claude de Galaup prête de l’argent à la ville aux abois, il est aussi troisième consul, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT, CC 284.
53 En 1588, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 28 fol. 221.
54 L’évolution ultime se voit en 1693 avec la création de l’office de maire qui remplace le premier consul, les autres magistrats étant toujours élus. Voir Chevalier, Les bonnes villes, op. cit., p. 111.
55 En 1624, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 29 fol. 609.
56 En 1542, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 46 (deuxième testament).
57 En 1543, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 46. Le vêtement consulaire mi-partie rouge et noir, les consuls d’Albi se conforment à l’usage répandu dans la province. Ce sont les couleurs des capitouls, des consuls de Rodez et de ceux de Millau au moins jusqu’en 1554. Dans les villages des environs d’Albi, le vêtement mi-partie rouge et noir est la règle. Voir O. Cabayé, Albi au XVIe siècle, op. cit., p. 65.
58 En 1543, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 46.
59 En 1589, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 28 fol. 278. Si l’intéressé ne se réforme pas, les consuls doivent agir « en uzant de la polisse qu’ils ont en main », soit lui dire de partir, soit l’expulser s’il refuse.
60 En 1541, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 46, les pourceaux paissent sur le trajet de la procession du Corpus. L’interdiction réitérée des années durant montre son inefficacité.
61 En 1569, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 26 fol. 5.
62 En 1557, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 25.
63 En 1569, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 26 fol. 7.
64 En 1574, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 26 fol. 223.
65 En 1588, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 28 fol. 221.
66 En tête des priorités la réparation des ponts, celui de Fontvialane et celui d’Albi, pour qu’on puisse « recepvoir les provisions de poysson frescs avoynes foenings voulatilhe et autres » (1569), Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 26, fol. 6 v. La fonction d’échanges est primordiale.
67 En 1617, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 29 fol. 413.
68 Convocation du 11 juillet 1589, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 28 fol. 227.
69 Ibid., fol. 249.
70 C’est-à-dire les listes des candidats proposés par chaque gache (quartiers de la ville).
71 En 1573, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 26 fol. 176.
72 En 1539, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 46.
73 Ils parlent notamment des procès en cours, en 1572, Albi, Arch. dép. du Tarn, 4 EDT BB 26 fol. 133 v.
Auteur
Agrégé et docteur en histoire
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