Progrès de la biologie et droit de la filiation
p. 465-475
Texte intégral
1En quelques années la société s’est profondément modifiée. On a assisté à une libéralisation des mœurs, à un déclin de l’institution du mariage, à un avènement de la famille naturelle. Afin d’adapter la norme juridique à ce nouveau contexte social, le législateur a été contraint de remanier l’ensemble du droit de la famille. En matière de filiation, cette adaptation du droit à l’évolution de la société a été essentiellement réalisée par la loi du 3 janvier 1972 qui a opéré en ce domaine un véritable tournant, voire une “révolution”. Cette loi a, en effet, abandonné le principe de la supériorité de la filiation légitime. Elle a également sérieusement ébranlé le principe du respect de la paix des familles en autorisant la reconnaissance des enfants adultérins et en créant l’action à fins de subsides. Elle a, en outre, porté atteinte à la présomption de paternité en restreignant son champ d’application1 et en permettant de la combattre plus facilement2.
2Si le bouleversement de la société a entraîné une profonde mutation de la norme juridique, force est de constater que l’évolution de la biologie a eu, elle aussi, d’importantes répercussions sur le droit de la filiation. Les progrès scientifiques ont suscité au plan juridique deux phénomènes antagonistes, d’une part une marche vers la vérité et d’autre part une avancée dans la fiction.
I – UNE MARCHE VERS LA VERITE
3Certains des obstacles juridiques qui s’opposaient en matière de filiation à la divulgation de la vérité biologique ont été supprimés ou réduits, ce qui correspondait à une évolution inéluctable ; mais la situation qui en résulte comporte encore des imperfections.
A – Une évolution juridique inéluctable
4L’évolution sociale a facilité la marche entreprise par le droit vers la vérité biologique puisque la recherche de la vérité est devenue possible dans des hypothèses où elle était jadis prohibée ; mais cette marche n’a pu s’effectuer qu’en raison des progrès réalisés en matière d’expertise biologique. C’est donc incontestablement l’évolution scientifique qui a été déterminante dans cette dynamique du droit vers la vérité.
5Le juriste ne pouvait pas, en effet, méconnaître ce mode de preuve révolutionnaire qu’est l’expertise biologique puisqu’il permet, à la différence des autres moyens de preuve tels que les présomptions ou indices, de prouver directement l’existence ou l’inexistence d’un lien de filiation. Conscient de son apport dans le domaine de la preuve, le législateur est intervenu pour adapter le droit de la filiation à cette nouvelle donnée. L’évolution de la biologie ayant été progressive, ce travail d’adaptation du droit aux performances scientifiques a lui-même été progressif. Il s’est opéré en deux temps, par la loi du 3 janvier 1972 d’abord, et ensuite par celle du 8 janvier 1993.
6En 1972 l’expertise biologique permettait seulement de prouver l’inexistence d’un lien de filiation et une telle preuve ne pouvait être apportée qu’au cas d’incompatibilité des sangs. En dehors de cette hypothèse, il était impossible de prouver scientifiquement une non-paternité ou une non-maternité.
7Cette avancée en matière de preuve négative a conduit le législateur à revoir les actions tendant à détruire un lien de filiation. Ainsi a été remaniée la réglementation du désaveu de paternité. Le mari ne pouvait désavouer l’enfant issu du mariage que s’il parvenait à établir qu’il avait été pendant la période légale de la conception dans l’impossibilité de cohabiter avec sa femme soit pour cause d’accident, soit pour cause d’éloignement. La loi du 3 janvier 1972 lui a conféré le pouvoir d’apporter la preuve de sa non-paternité par tous moyens. Ce principe de la liberté de la preuve régit d’ailleurs toutes les actions en contestation de paternité légitime, qu’elles soient d’origine légale comme celle fondée sur l’article 318 du Code civil ou d’origine jurisprudentielle telles que les actions résultant des interprétations a contrario des articles 334-9 et 322 alinéa 2 du même code3. Il s’applique aussi à la filiation naturelle, la contestation de reconnaissance ou de possession d’état pouvant se faire par tous moyens.
8Dans un premier temps, on s’est donc acheminé vers la vérité en apportant la preuve non pas du vrai mais du faux. Or, peu à peu, la biologie a progressé et son évolution a été telle qu’elle a donné aux experts les moyens de conclure non plus seulement négativement mais aussi positivement en fournissant des taux de probabilité approchant de la certitude. Cette nouvelle étape ayant été franchie, est apparu un nouveau décalage entre l’état du droit et celui de la science.
9La loi du 8 janvier 1993 y a remédié en modifiant la réglementation des actions tendant à établir une filiation. Ainsi a-t-elle supprimé les anciens cas d’ouverture de l’action en recherche de paternité qui avaient perdu leur raison d’être4 et les a-t-elle remplacés par la simple exigence de présomptions ou indices graves. Elle a également aligné le régime des actions en recherche de maternité, en réclamation d’état et en revendication d’enfant légitime, qui était devenu inadéquat5, sur celui de l’action en recherche de paternité.
10Qu’il soit ou non subordonné à l’existence d’un adminicule préalable, le recours à l’examen comparatif des sangs ou à l’empreinte génétique est aujourd’hui quasi-systématique dans les procès relatifs à la filiation. La Cour de cassation a d’ailleurs montré l’importance qu’elle accorde à ce mode de preuve en affirmant que l’expertise biologique est de droit, sauf motif légitime de ne pas y procéder6.
11On ne peut remettre en cause cette évolution juridique qui était inéluctable. On peut en revanche dénoncer ses imperfections.
B – Une évolution juridique encore imparfaite
12Cette évolution du droit, suscitée par les progrès accomplis en matière de preuve scientifique, peut être qualifiée d’imparfaite pour deux raisons. Elle l’est d’abord parce que la réglementation de certains obstacles juridiques à la recherche de la vérité révèle des anomalies et ensuite parce que le bien-fondé des autres paraît discutable.
13Imparfaite est, en effet, la réglementation des délais à respecter pour intenter les actions relatives à la filiation7. Celle-ci fait apparaître des écarts injustifiés entre certains de ces délais. Ainsi deux actions comparables, la contestation de paternité légitime par le mari et la contestation de reconnaissance par l’auteur de cette reconnaissance sont, dans l’hypothèse où l’enfant a la possession d’état à leur égard, assorties de délais très différents. Le mari peut agir en désaveu dans les six mois courant à compter de la naissance de l’enfant s’il se trouve sur les lieux, de son retour s’il n’était pas sur les lieux et de la découverte de la fraude si cette naissance lui a été cachée8, alors que l’auteur de la reconnaissance peut contester sa reconnaissance tant que l’enfant n’a pas à son égard une possession d’état de dix ans au moins9. Cette discordance entre la réglementation de la filiation légitime et celle de la filiation naturelle ne constitue pas la seule anomalie. Il en existe d’autres au sein même de la réglementation de chacune de ces filiations10. En matière de filiation naturelle par exemple, on constate un écart injustifié entre le délai de deux ans pour agir en recherche de paternité11 et celui de trente ans pour intenter une action en recherche de maternité12 ainsi qu’une différence, qui ne se justifie pas davantage, entre le délai accordé à l’auteur d’une reconnaissance pour la contester, celui-ci, rappelons-le, pouvant agir tant que l’enfant n’a pas à son égard une possession d’état de dix ans et le délai de trente ans octroyé aux parents véritables pour contester cette même reconnaissance13. Une harmonisation des délais s’impose ; il serait donc souhaitable que le législateur intervienne.
14Il serait également souhaitable que ce dernier gomme les imperfections que révèle la réglementation d’une autre barrière à la recherche de la vérité biologique, la possession d’état. Il semble, en effet, anormal que celle-ci, à peine constituée, s’oppose parfois à la recherche de la vérité et qu’en revanche une possession d’état ayant duré plusieurs années ne s’y oppose pas toujours. Ainsi, la seule existence de la possession d’état interdit-elle de recourir aux articles 334-9 et 322 alinéa 2 interprétés a contrario pour contester une paternité légitime alors qu’une possession d’état d’enfant légitime ayant débuté dès la naissance et n’ayant depuis jamais cessé ne rend pas irrecevable la contestation de paternité sur le fondement de l’article 318 du Code civil et qu’une possession d’état d’enfant naturel n’empêche pas l’auteur de la reconnaissance de contester cette dernière pendant dix ans et les parents véritables durant trente ans14. Ces discordances pourraient être supprimées en assortissant systématiquement la possession d’état d’une condition de durée et en harmonisant les durées exigées dans le cadre de la filiation légitime et de la filiation naturelle.
15A côté des délais et de la possession d’état, il existe une autre limite à la recherche de la vérité qui révèle, elle aussi, une anomalie. Il s’agit du refus de se soumettre à l’expertise biologique. Si ce refus ne soulève aucun problème lorsque l’expertise est pratiquée du vivant de l’intéressé, il n’en va pas de même quand elle est ordonnée post mortem comme cela était le cas dans l’affaire Yves Montand15. Jusqu’à une date très récente on se trouvait ici confronté à un vide juridique qui ne pouvait être comblé de manière satisfaisante par la jurisprudence16. Il vient d’être remédié à cette lacune par la loi du 6 août 2004 relative à la bioéthique17 qui dispose dans son article 5 que “sauf accord exprès de la personne manifesté de son vivant, aucune identification par empreintes génétiques ne peut être réalisée après sa mort”. Si l’on peut approuver le législateur de prendre parti sur ce point, on peut, en revanche, émettre quelques réserves quant à la rédaction du texte adopté car elle s’oppose au recours à l’expertise post mortem dans des hypothèses où elle se justifierait pleinement et où les juges n’avaient d’ailleurs par le passé pas hésité à la prescrire. Ainsi avaient-ils à juste titre ordonné un prélèvement post mortem en vue d’une action ultérieure en recherche de paternité naturelle quand le père était décédé avant la naissance de l’enfant sans avoir fait de reconnaissance prénatale18. Un tel prélèvement devient impossible si l’intéressé n’a pas de son vivant émis la volonté de s’y soumettre ; les juges se verront donc contraints de recourir à la possession d’état prénatale pour établir le lien de filiation, ce qui n’est guère satisfaisant du fait du caractère fluctuant et imprécis de cette notion. Au lieu d’interdire l’empreinte génétique post mortem sauf consentement exprès donné par l’intéressé de son vivant, il aurait été préférable de la permettre à condition que ce dernier ne s’y soit pas opposé de son vivant.
16Après correction de toutes les imperfections qui viennent d’être dénoncées, l’évolution juridique ne sera pas encore parfaite car le bien-fondé de certains obstacles à la recherche de la vérité biologique est discutable.
17Tel est le cas de l’existence d’un adminicule préalable posée par la loi dans le cadre des actions tendant à l’établissement d’une filiation aussi bien légitime que naturelle19. On peut, en effet, aujourd’hui s’interroger sur le bien-fondé de cette exigence légale car son fondement, le respect de la paix des familles, a été, comme on l’a déjà observé, sérieusement ébranlé par la loi du 3 janvier 1972 et ne cesse depuis de perdre de son impact du fait de l’évolution sociale. On peut d’autant plus s’interroger que cet obstacle à la recherche de la vérité n’est pas toujours infranchissable puisqu’il peut être contourné en matière d’action en recherche de paternité par le biais de l’action à fins de subsides20.
18S’il est permis de douter de l’opportunité du maintien de l’exigence de l’adminicule préalable, il est en revanche certain qu’une autre limite devrait disparaître. Il s’agit du veto à la recherche de la vérité qui a été posé par la loi précitée du 8 janvier 1993 dans le cadre de l’accouchement anonyme. Ne se contentant pas d’introduire dans le Code civil une disposition reconnaissant à la mère la faculté lors de l’accouchement de préserver le secret de son identité21, cette loi a érigé l’anonymat en fin de non-recevoir à l’action en recherche de maternité22.
19Une telle réglementation est très critiquable, non seulement parce qu’elle confère à la mère le pouvoir arbitraire de priver l’enfant du droit d’établir sa filiation maternelle, mais également parce qu’en découlent des conséquences intolérables. Elle a, en effet, abouti dans l’arrêt rendu par la Cour d’appel de Riom le 16 décembre 199723 à l’impossibilité pour le père d’un enfant né sous X d’établir sa paternité, ce dernier ne pouvant valablement reconnaître cet enfant faute de pouvoir l’identifier.
20Ayant pris conscience de l’imperfection du dispositif qu’il avait mis en place, le législateur a tenté d’y remédier en introduisant dans le Code civil un article 62-1 en vertu duquel “si la transcription de la reconnaissance paternelle s’avère impossible du fait du secret de son identité opposé par la mère, le père peut en informer le procureur de la République. Celui-ci procède à la recherche des date et lieu d’établissement de l’acte de naissance de l’enfant”24. Il n’en demeure pas moins que ce dispositif reste imparfait pour plusieurs raisons. D’abord le père dispose d’un délai trop court pour établir sa paternité. En effet il ne peut plus reconnaître l’enfant dès que ce dernier a été placé en vue de son adoption25 ; or un tel placement est possible à partir du moment où deux mois se sont écoulés depuis le recueil de l’enfant26. Il convient ensuite d’observer qu’une reconnaissance faite antérieurement à ce placement ne peut produire d’effet que si le Procureur de la République fait preuve de diligence pour rechercher les éléments nécessaires à l’identification de l’enfant et à condition que cette recherche aboutisse. Il faut, enfin et surtout, noter que lorsqu’il y a eu placement de l’enfant en vue de son adoption, on parvient toujours, que la paternité du père biologique ait été reconnue ou non, à des situations intolérables. Ce caractère intolérable est apparu avec une acuité toute particulière dans l’affaire concernant l’enfant prénommé Benjamin qui a été fortement médiatisée et dont il convient de rappeler brièvement les faits. Benjamin est né sous X le 14 mai 2000 et a été avant sa naissance reconnu par son père. Ce dernier s’est, en outre, adressé dès le 26 juin 2000 au Procureur de la République près le Tribunal de grande instance de Colmar afin de faire valoir les effets de sa reconnaissance prénatale et a également envoyé le 18 janvier 2001 à la cellule d’adoption du Conseil général de Meurtre-et-Moselle un courrier indiquant qu’il avait reconnu l’enfant à naître de Madame D. qui a par la suite accouché anonymement et qu’il souhaitait que cet enfant lui soit remis, courrier auquel il lut opposé que celui-ci avait été placé en vue de son adoption par décision du 28 septembre 2000. Il assigne alors le Préfet de Meurtre-et-Moselle ès qualité de tuteur de Benjamin en restitution de ce dernier. Le Tribunal de grande instance de Nancy, après avoir dans un premier jugement27 refusé de prononcer l’adoption de cet enfant, ordonne dans un second jugement daté du même jour28, sa restitution à son père en s’appuyant sur la validité de la reconnaissance prénatale. La Cour d’appel de Nancy infirme ces deux décisions. D’une part elle estime qu’il n’y a pas de lieu de restituer l’enfant au requérant, la reconnaissance effectuée par ce dernier étant inefficace29. D’autre part elle prononce l’adoption plénière de Benjamin par le couple chez lequel il avait été placé30. Que l’on approuve la solution adoptée par le tribunal ou au contraire celle adoptée par la cour, on ne peut nier que le résultat auquel on parvient est dans les deux cas aberrant. Il est en effet choquant que le père soit privé des droits inhérents à la paternité et il serait également choquant que le couple ayant jusque là élevé l’enfant puisse perdre toute prérogative à son égard alors qu’il n’a pas démérité. Enfin il est inconcevable qu’un enfant aujourd’hui âgé de quatre ans se trouve tiraillé entre deux familles.
21On ne peut donc que souhaiter une réforme de notre réglementation de l’accouchement anonyme qui est de surcroît inadmissible dans un système juridique qui accorde de plus en plus d’importance à la recherche de la réalité biologique.
22Il convient maintenant d’observer qu’en contradiction avec cette évolution générale s’est manifestée concomitamment une certaine avancée du droit dans la fiction.
II – UNE AVANCEE DANS LA FICTION
23Autrefois seul le lien de filiation résultant d’une adoption reposait sur une fiction. Aujourd’hui il n’en va plus ainsi. En effet, depuis que la loi a réglementé la procréation médicalement assistée avec intervention d’un tiers donneur31, il existe des filiations légitimes et des filiations naturelles fictives. La légalisation de nouvelles filiations fictives et leur camouflage sous la forme de filiations censées correspondre à la vérité biologique ont consacré une extension à la fois paradoxale et perturbatrice de la fiction en matière de filiation.
A – Une évolution paradoxale
24Il semble pour le moins paradoxal que la fiction pénètre dans le droit des filiations légitime et naturelle alors que le respect de la vérité biologique est devenu en ce domaine un principe directeur. Le paradoxe est d’autant plus grand que le législateur a poussé très loin la fiction puisqu’il a procédé ici à la légalisation d’un mensonge.
25Il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre de se référer à la démarche qu’il a suivie. Plutôt que de consacrer une rubrique autonome du Code civil à la procréation médicalement assistée, il a préféré insérer les dispositions réglementant cette matière dans un chapitre intitulé “dispositions communes à la filiation légitime et à la filiation naturelle”. C’est ainsi que la filiation d’un enfant conçu par assistance médicale à la procréation avec recours à un tiers donneur prend l’apparence d’une filiation présumée correspondre à la vérité biologique alors qu’elle ne peut, par hypothèse, traduire le lien biologique.
26Il convient, en outre, de noter que le mensonge sur lequel repose cette filiation est conforté par le principe du secret qui gouverne le droit des procréations médicalement assistées32. Ce mensonge demeure en effet secret puisqu’il n’est fait mention sur les actes de l’état civil ni du recours à l’assistance médicale à la procréation, ni de l’intervention d’un tiers donneur. Qu’il soit conçu naturellement ou artificiellement, l’enfant possède le même acte de naissance. En choisissant d’occulter le mode particulier de conception de l’enfant et par voie de conséquence le particularisme de sa filiation, le législateur donne l’illusion que cet enfant est issu du couple qu’il désigne comme étant ses parents33. Cette illusion est d’autant mieux protégée que les personnes ayant pratiqué la procréation médicalement assistée sont tenues au secret professionnel et que de toute façon la législation sur la bioéthique interdit non seulement de révéler l’identité du donneur34 mais également de contester la filiation de l’enfant issu de cette procréation médicalement assistée35.
27Cette réglementation au service d’un “mensonge biologique” est en contradiction avec l’évolution générale du droit de la filiation et même plus largement avec le droit de l’enfant à connaître ses origines dont le principe a été consacré par la Convention de New York36.
28Ce dispositif aurait été mis en place pour éviter des discriminations entre les enfants conçus artificiellement et ceux qui le sont naturellement et plus généralement pour préserver l’intérêt de l’enfant. Or en instituant une telle réglementation il n’est pas certain que le législateur ait toujours atteint le but qu’il poursuivait ; il est en revanche certain qu’il est parvenu à déstructurer le droit de la filiation.
B – Une évolution perturbatrice
29Avant 1994 le droit de la filiation présentait une certaine cohérence. Les règles gouvernant la filiation légitime et la filiation naturelle reposaient sur une présomption de conformité du lien juridique avec la réalité biologique, ces deux filiations étaient d’ailleurs qualifiées de chamelles, par opposition à l’adoption qui repose uniquement sur la réalité sociologique. Parce qu’elles avaient un fondement différent, ces deux catégories de filiation étaient soumises à des régimes spécifiques sans pour autant porter atteinte au principe de l’égalité des filiations. Il régnait donc une certaine harmonie au sein de l’ensemble de la matière de la filiation.
30Par la méthode qu’il a adoptée, le législateur de 1994 a rompu cette harmonie. En greffant quelques dispositions dérogatoires au droit commun sur un dispositif ancré sur une conformité présumée de la filiation à la vérité biologique, c’est-à-dire en optant pour l’application de la réglementation de la filiation légitime et de la filiation naturelle à des hypothèses où le lien de filiation ne peut pas correspondre à la réalité biologique, il a inévitablement bouleversé la cohérence du droit de la filiation ou tout au moins de certaines de ses règles.
31L’impact de cette évolution juridique est perceptible au niveau de la règle en vertu de laquelle l’enfant conçu pendant le mariage a pour père le mari. Cette dernière, qui est contenue dans l’article 312 alinéa 1 du Code civil et qui est communément désignée sous les termes de présomption de paternité, a été instituée dans le cadre de la filiation légitime parce que le mari apparaissait comme le père vraisemblable, le devoir de fidélité laissant présumer cette vraisemblance. Inversement, c’est parce que les concubins sont libres et ne sont pas, de ce fait, tenus à un quelconque devoir de fidélité que l’enfant naturel ne bénéficie pas de la présomption de paternité. C’est donc la vraisemblance biologique qui constitue le fondement de l’article 312 alinéa 1 et c’est en raison de ce fondement que l’on parle de présomption de paternité. Désormais ce texte a une portée plus étendue que celle qui lui avait été initialement conférée puisqu’il s’applique à des enfants conçus par assistance médicale à la procréation avec recours à un tiers donneur c’est-à-dire à des enfants dont la filiation repose non plus sur une vérité biologique présumée mais sur un “mensonge biologique” avéré et consacré légalement. La règle posée par l’article 312 alinéa 1 se trouve dans ce cas totalement dissociée de son fondement d’origine. En effet, si l’enfant issu d’une procréation médicalement assistée avec recours à un don de sperme entre dans le champ d’application de cette disposition légale, c’est parce que ses parents ont consenti pendant le mariage à l’assistance à la procréation et que la loi a décidé que dans une telle hypothèse il devait en être ainsi. Il convient donc d’observer non seulement que l’article 312 alinéa 1 n’a plus un fondement unique mais surtout qu’il repose sur deux idées diamétralement opposées, présomption de vérité biologique ou certitude de fausseté selon que l’enfant a été ou non conçu par assistance médicale à la procréation avec tiers donneur, ce qui laisse un peu perplexe. Il est permis de penser qu’en recourant à une règle qui n’était pas initialement prévue pour certaines des situations auxquelles elle s’applique désormais, le législateur a introduit un élément de complexité et de désordre dans un système qui était simple et cohérent.
32Force est cependant de constater que l’effet perturbateur de cette loi est beaucoup plus important en matière de filiation naturelle que légitime. Il suffit pour s’en convaincre de prendre l’exemple de la reconnaissance d’enfant naturel. Cet acte est, par essence, un acte de libre volonté, c’est-à-dire qu’il émane du seul pouvoir de la volonté individuelle et que nul ne peut voir sa responsabilité engagée s’il ne reconnaît pas un enfant. L’utilisation de ce procédé dans des cas où la filiation est par hypothèse mensongère est en contradiction avec la notion même de reconnaissance et bouleverse la cohérence du dispositif existant. Ainsi en décidant d’une part, que celui qui, après avoir consenti à l’assistance médicale à la procréation, ne reconnaît pas l’enfant qui en est issu engage sa responsabilité37 et d’autre part, que sa paternité sera judiciairement déclarée38, le législateur a conféré à la reconnaissance un caractère obligatoire. Elle n’est plus un acte libre, elle devient une obligation39. Il est également permis d’observer qu’en instituant cette obligation de reconnaître l’enfant, la loi impose à celui qui y est assujetti de faire une reconnaissance mensongère, ce qui paraît pour le moins choquant. Il est cependant encore plus choquant que cette reconnaissance ne puisse être contestée40 alors qu’en principe une reconnaissance mensongère peut être contestée41. La notion de reconnaissance se trouve donc ici totalement dénaturée.
33Si comme on vient de la voir, la méthode adoptée par le législateur est critiquable du fait des incohérences qu’elle introduit dans un système où régnait une certaine harmonie, elle l’est aussi d’un autre point de vue, celui de son efficacité. En effet, le secret destiné à protéger le camouflage de la filiation biologique réelle sous l’apparence d’une filiation légitime ou naturelle permet à ceux qui ont consenti à une procréation médicalement assistée de ne pas la révéler. Ceux-ci peuvent donc d’un commun accord soumettre au droit commun la filiation de l’enfant conçu artificiellement42, ce qui va à l’encontre du but poursuivi par le législateur.
34L’étude, qui vient d’être faite, de l’impact des progrès de la biologie sur le droit de la filiation a mis en évidence un certain antagonisme au niveau de l’évolution juridique puisque celle-ci s’est traduite à la fois par une marche vers la vérité et par une avancée dans la fiction. Il y a tout lieu de penser que l’opposition constatée aujourd’hui entre ces deux phénomènes demeurera. En effet la loi du 6 août 2004 relative à la bioéthique ne remet nullement en cause l’extension du champ de la fiction opérée en 1994 par la réglementation des procréations médicalement assistées. Peut-être cette opposition va-t-elle même s’accentuer car la marche entreprise par le droit vers la vérité devrait progresser, l’une de ses entraves, l’exigence de l’adminicule préalable posée dans le cadre de certaines actions relatives à la filiation étant, semble-t-il, appelée à disparaître. Une étape supplémentaire dans cette marche pourrait être franchie si le dispositif légal mis en place en 1993 en matière d’accouchement anonyme était abandonné, ce qui serait infiniment souhaitable.
Notes de bas de page
1 V. art. 313 C. civ. et art. 313-1 C. civ.
2 Extension du domaine de la contestation de paternité légitime opérée par la loi du 3 janvier 1972 V. art. 318 C. civ. ; extension de ce domaine opérée ensuite par la création d’actions en contestation de paternité légitime d’origine jurisprudentielle V. art. 334-9 C. civ. interprété a contrario et art. 322 al. 2 C. civ. interprété a contrario.
3 Pour l’interprétation a contrario de l’article 334-9 du Code civil, V. Cass. civ. 1ère 6 juin 1976 : D., 1976 p. 593 note P. RAYNAUD ; JCP, 1976, II. 18494, note G. CORNU ; Gaz. Pal., 1976, 2, p. 708, note J. VIATTE ; Defrénois, 1976, art. 31207 note J. MASSIP ; RTD civ., 1976, p. 340 obs. R. NERSON ; RTD civ., 1977, p. 752, obs. R. NERSON et J. RUBELLIN-DEVICHI.
Pour l’interprétation a contrario de l’article 322 alinéa 2 du Code civil, V. Cass. civ. 1ère 27 févr. 1985 (2 arrêts) : D., 1985, p. 265, note G. CORNU ; JCP, 1985, II. 20460, note E. FORTIS-MONJAL et G. PAIRE ; Gaz. Pal., 1985, 1, p. 332, concl. P. ARPAILLANGE ; Defrénois, 1985, p. 1283 note M. GRIMALDI ; RTD civ., 1985, p. 355, obs. J. RUBELLIN-DEVICHI.
4 Cette inadaptation du droit avait d’ailleurs été dénoncée par la doctrine et fortement ressentie par les juges qui n’avaient parfois pas hésité à malmener les principes pour ordonner une expertise. Par exemple la Cour de Paris avait, en présence d’une paternité biologiquement démontrée, fait table rase des conditions de recevabilité de l’action en recherche de paternité posées par l’ancien article 340 du Code civil (Paris 21 févr. 1986 : D., 1986, p. 323 note D. HUET WEILLER) et sans aller jusqu’à adopter une position aussi extrême qui fut sanctionnée par la Cour de cassation (Cass. civ. lère 5 juill. 1988 : JCP, 1989, II. 21353 note E. AGOSTINI ; D., 1989, p. 227, note J. MASSIP) les autres juridictions, afin de pouvoir recourir à la preuve scientifique, se montraient très indulgentes quant à l’appréciation des cas d’ouverture.
5 La réglementation de ces actions était en effet totalement inadaptée aux nouvelles données scientifiques. Le Code civil ne visait comme mode de preuve que le témoignage et subordonnait son admissibilité à l’existence préalable soit de présomptions ou indices graves, soit d’un commencement de preuve par écrit.
6 V. notamment Cass. civ. lère 28 mars 2000 : D., 2000, p. 731 note T. GARE ; JCP, 2000, II. 10409, concl. C. PETIT, note M-C. MONSALLIER-SAINT-MLEUX ; RTD civ., 2000, p. 304 obs. J. HAUSER ; Defrénois, 2000, p. 769 note J. MASSIP ; D., 2001, somm., p. 976, obs. F. GRANET ; D., 2001, somm., p. 1427, obs. H. GAUMONT-PRAT ; D., 2001, somm., p. 2868, obs. C. DESNOYER ; Cass. civ. lère 30 mai 2000 : JCP, 2000, II. 10410, note T. GARE.
7 V. art. 311-7 C. civ.
8 V. art. 316 C. civ.
9 V. art. 339 C. civ.
10 V. S. MIRABAIL, “Les obstacles juridiques à la recherche de la vérité biologique en matière de filiation : discordances et anachronismes”, D., 2000, chron., p. 149 et p 150
11 V. art. 340-4 C. civ.
12 A défaut de délai spécifique prévu par la loi c’est le délai de prescription de trente ans qui s’applique.
13 V. art. 339 C. civ.
14 V. art. 339 C. civ.
15 Paris, 6 nov. 1997, Gaz. Pal., 1997, 2, p. 703, note T. GARE ; D.. 1998, p. 122, note Ph. MALAURIE ; D., 1998, somm., p. 161, obs. H. GAUMONT-PRAT ; ibid, p. 296, obs. N. NEVEJANS ; JCP. 1998, I., 101, no 3, obs. J. RUBELLIN-DEVICHI ; RTD civ., 1998, p. 87, obs. J. HAUSER ; Defrénois, 1998, p. 314, obs. J. MASSIP ; Dr.fam., 1997, chron. p. 12, P. CATALA ; Petites affiches, 20 mai 1998, étude S. PECH-LE GAC.
16 V. notamment S. MIRABAIL, art. précité, p. 147 et p. 148.
17 Loi no 2004-800 du 6 août 2004 relative à la bioéthique.
18 V. en ce sens, TGI Orléans, 18 oct. 1999 : D., 2000, p. 621, note B. BEIGNIER ; Dijon lère ch, 15 sept. 1999 : D., 2000, p. 875, note B. BEIGNIER.
19 V. art. 340 C. civ.; art. 341 C. civ. et art. 323 C. civ.
20 V. S. MIRABAIL, art. précité, p. 147.
21 V. art. 341-1 C. civ.
22 V. art. 341 C. civ.
23 Riom, 16 déc. 1997, D., 1998 somm. p. 301 obs. D. BOURGAULT-COUDEVYLLE ; JCP, 1998, II. 10147, note T. GARE ; RTD civ., 1998, p. 891, obs. J. HAUSER ; Dr. fam. 1998, no 150, note P. MURAT ; D., 1999, somm., p. 198, obs. F. GRANET ; JCP, 1999, I. 101, no 4 obs. J. RUBELLIN-DEVICHI. Cet arrêt a été cassé pour un motif d’ordre procédural par Cass. civ. lère, 11 janv. 2000 : pourvoi no 98-11 781.
24 Article 14 de la loi no 2002-93 du 22 janvier 2002 relative à l’accès aux origines des personnes adoptées et pupilles de l’Etat.
25 V. art. 352 C. civ.
26 V. art. 351 al. 2 C. civ.
27 TGI Nancy, 16 mai 2003, Juris-Data, no 212726.
28 TGI Nancy, 16 mai 2003, D., 2003, somm., p. 2120, obs. F. GRANET ; D., 2003, p. 2910, note E. POISSON-DROCOURT ; JCP, 2003, I. 148, no 2, obs. J. RUBELLIN-DEVICHI ; RTD civ., 2003, p. 488 obs. J. HAUSER ; D., 2004, somm., p. 465, obs. D. BOURGAULT-COUDEVYLLE ; JCP, 2004, II. 10036, note J. MASSIP.
29 Nancy, 23 févr. 2004, Juris-Data no 232436.
30 Nancy, 23 févr. 2004, Juris-Data no 232438.
31 Loi no 94-654 du 29 juillet 1994 relative au don et à l’utilisation des éléments et produits du corps humain, à l’assistance médicale à la procréation et au diagnostic prénatal et loi no 94-653 du 29 juillet 1994 relative au respect du corps humain.
32 V. notamment C. NE1RINCK, “Comprendre le secret de la filiation”, Revue juridique Personnes et Famille, no 3, mars 2003, p. 9 et s.
33 L’illusion atteint d’ailleurs la perfection et la fiction son paroxysme. En effet, alors qu’en matière d’adoption la loi procède à un effacement des traces du passé, l’acte de naissance originaire de l’enfant étant considéré comme nul à partir de la transcription du jugement d’adoption, ici la réalité est occultée à un point tel qu’elle semble n’avoir jamais existé.
34 V. art. 16-8 C. civ.
35 V. art. 311-20 C. civ.
36 V. article 7 de la Convention de New York sur les droits de l’enfant.
37 V. art. 311-20 al. 4 C. civ.
38 V. art. 311-20 al. 5 C. civ.
39 V. en ce sens D. VIGNEAU, “Les imperfections des lois du 29 juillet 1994 en matière de filiation”, Annales de l’Université des sciences sociales de Toulouse, t. XLIV, p. 74.
40 V. art. 311-20 al. 2, C. civ.
41 V. art. 339, C. civ.
42 V. notamment C. NEIRINCK, “Comprendre le secret de la filiation”, Revue juridique Personnes et Famille, no 3, mars 2003, p. 10 ; D. VIGNEAU, “Les imperfections des lois du 29 juillet 1994 en matière de filiation”, Annales de l’Université des sciences sociales de Toulouse, t. XLIV, p. 86 ; F. DREIFUSS-NETTER, “Adoption ou assistance médicale à la procréation : quelles familles ?”, D., 1998, chron., p. 105.
Auteur
Maître de conférences de droit privé, Centre de Droit Privé (EA 1920) - Centre Droit de la Famille
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