La signification épistemologique. De l’usage doctrinal de l’atypie
p. 109-123
Texte intégral
Le seul tort serait de prendre nos opinions pour des vérités.
Cela se fait tous les jours, il est vrai. Mais voilà justement la seule chose en quoi nous voulons nous distinguer, nous autres, sectateurs du fou : nous pensons que nos opinions sont des opinions et rien de plus
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1S’il est toujours de bonne méthode de définir les termes du sujet en introduction, cette prescription s’impose ici avec une particulière acuité, et ce pour deux raisons. D’une part, la formulation du titre, non contente d’être longue, se révèle quelque peu complexe. D’autre part, il serait paradoxal de proposer une réflexion sur les méthodes des juristes, sans soi-même respecter les recettes les plus basiques de la réflexion juridique.
2Retour sur le titre donc pour expliquer l’ambition de ces quelques développements. Que faut-il tout d’abord entendre par “l’usage doctrinal de l’atypie” ? L’expression vise à préciser que l’objet même de l’étude est, non pas un énoncé juridique, provenant de la loi ou de la jurisprudence, mais un discours portant sur le droit, ce que les théoriciens du droit appellent un “méta-discours”. Encore faut-il définir les locuteurs et préciser ce qui est entendu par doctrine. Le terme est certes souvent employé sans plus de précision, comme si la doctrine constituait un ensemble homogène, mais il faut ici insister sur sa diversité. La doctrine comprend bien sûr les universitaires, composante initiale et principale. Mais, l’évolution de la ligne éditoriale des gazettes juridiques aidant2, elle inclut également de plus en plus de membres des professions judiciaires. L’intégration à la doctrine des commissaires du gouvernement, même si elle peut être contestée en ce que leur position d’extériorité par rapport aux juridictions est plus qu’incertaine, est assez souvent admise. Mais ce sont aujourd’hui également les avocats, les administrateurs, voire parfois les magistrats eux-mêmes qui, parce qu’ils publient dans les revues juridiques, sont généralement incorporés, sans précaution particulière, au sein de la doctrine. Sans nécessairement avaliser une définition aussi large de la doctrine, cette perspective englobante sera ici adoptée afin de rendre compte le plus largement possible de la pratique. Ce premier motif de diversité étant souligné, l’utilisation de “l’usage doctrinal” au singulier peut apparaître surprenant, d’autant que chacun sait que l’expression doctrine recouvre toujours sous un vernis d’homogénéité, y compris lorsqu’elle s’entend de la seule catégorie des universitaires, une large disparité d’opinions et d’intérêts3. La doctrine étant à la fois diverse et plurielle, l’évocation d’un “usage doctrinal” peut a priori s’apparenter à une simplification outrageuse. Pourtant, c’est à dessein que le singulier a été choisi, afin de mieux montrer que, derrière des utilisations variables de l’atypie, il y a un même usage, un comportement méthodologique identique à son égard.
3Or, cette attitude mérite d’être analysée et c’est là que l’étude prend une dimension épistémologique. Le terme n’étant pas aussi courant chez les juristes qu’il ne l’est dans les sciences dures ou dans la plupart des sciences sociales, il convient de rappeler que l’épistémologie se définit habituellement comme la théorie de la connaissance et de sa validité. Elle implique à ce titre de s’interroger sur la manière dont des connaissances sont construites, de réfléchir sur les méthodes employées et donc de chercher à perfectionner les instruments théoriques à partir desquels la réflexion est élaborée4. Rapportée à l’objet étudié, cette démarche consiste à établir ce que le comportement de la doctrine à l’égard de l’atypie révèle de son attitude méthodologique globale, et notamment de sa conception du droit et de la science du droit pour reprendre une distinction kelsénienne5. L’ambition de cette réflexion est donc de mettre au jour et de comprendre les motifs de l’attitude doctrinale à l’égard de l’atypie. Partant, il s’agit également de déterminer dans quelle mesure ce comportement se justifie d’un point de vue méthodologique. Dans cette perspective, il convient d’abord d’établir-ou plutôt de conforter au regard des contributions précédentes-un constat : l’usage doctrinal de l’atypie révèle un instrument protéiforme (I). Or, la diversité des sens accordés à l’atypie explique que la question de sa définition soit au cœur du problème posé par son usage scientifique et qu’elle ne puisse donc être établie d’emblée, dès cette introduction. Une fois examinés les motifs de la difficulté à construire une définition stable de l’atypie, il conviendra alors de proposer un dépassement, en exposant une autre attitude possible à l’égard de l’atypie (II).
I – constat : l’usage doctrinal de l’atypie révèle un instrument protéiforme
4Le constat de l’usage doctrinal de l’atypie ressort assez largement des contributions des précédents intervenants, lesquels attestent l’absence de construction de l’atypie comme instrument scientifique (A). Cet état des lieux doit cependant être complété par une analyse des motifs de cette absence de construction (B).
A – L’usage doctrinal : l’absence de construction de l’atypie comme objet d’analyse juridique
5Les références à l’idée d’atypie faites par les différents membres de la doctrine juridique dans leurs commentaires de décisions juridictionnelles montrent que bien que derrière la diversité d’utilisations (1) qui fait de l’atypie un instrument protéiforme, se cache un comportement unitaire (2), lequel consiste à refuser de construire l’atypie comme un outil méthodologique.
1) La diversité des utilisations de l’atypie
6Il n’est ici nul besoin d’insister longuement ; il suffit de rappeler les diverses formes d’atypie identifiées par les précédents intervenants pour établir que des utilisations variables de l’idée d’exception jurisprudentielle existent. Christian Lavialle a ainsi d’abord mis en évidence une atypie organique, laquelle correspond au fait qu’une solution est délivrée par une juridiction inattendue au regard du domaine concerne'. Cette forme d’atypie, certainement plus courante dans les systèmes juridiques où la dualité de juridiction est la règle, est toutefois également observable dans les pays où un seul ordre de juridiction statue, dès lors que des tribunaux à compétence spécifique, telle une cour constitutionnelle, coexistent avec les juges de droit commun. Cette hypothèse de concurrence entre juridictions ordinaires et juridiction constitutionnelle est du reste aussi illustrée en France par le célèbre arrêt Koné, où le Conseil d’État empiète sur la compétence constitutionnelle pour ériger l’interdiction d’extrader un étranger pour des motifs politiques au rang de principe fondamental reconnu par les lois de la République6.
7L’atypie peut également résulter, Isabelle Poirot-Mazères l’a démontré, du contenu même de la décision, celle-ci correspondant alors à une solution spécifique à l’arrêt, non positivement réitérée par la jurisprudence postérieure. Les motifs de telles exceptions jurisprudentielles peuvent alors évidemment varier au plan factuel, mais se subsument généralement tous derrière l’explication, officiellement inavouable, de l’opportunité ou de l’équité. La mise à mal de l’orthodoxie juridique est ici seule constitutive de l’atypie de la solution. Celle-ci découle parfois directement, Hélène Simonian l’a rappelé, du contexte politique d’une décision qui vient influer sur son sens et la fait apparaître comme décalée au regard de la jurisprudence habituelle et/ou attendue.
8D’autres hypothèses d’atypie sont également envisageables, notamment en cas d’utilisation de méthodes juridictionnelles originales. Tel est par exemple le cas lorsque le juge administratif considère que le délai de recours contre une décision de reconduite à la frontière est réouvert par la non exécution durable de celle-ci accompagnée d’un changement des circonstances de fait7. La solution peut cette fois apparaître atypique au regard des règles contentieuses habituellement mises en œuvre par le juge.
9Ainsi, l’atypie des décisions juridictionnelles présente des visages bien différents, variété qui s’explique par le caractère instrumental de l’atypie mis en évidence par Jean-Pierre Théron. La diversité des utilisations de cette idée par la doctrine correspond donc à la multiplicité des situations dans lesquelles une solution juridictionnelle peut apparaître en décalage au regard de la jurisprudence dominante. Le terme “atypie” renvoie de ce fait à des situations parfois très éloignées et n’assure en rien que le phénomène juridique décrit est identique. Pour autant, par-delà cette évidente diversité, il est un comportement commun qui consiste à user du terme “atypie” ou de vocables semblables pour rendre compte d’une affaire, sans jamais chercher à construire la décision atypique comme une catégorie spécifique susceptible de constituer un instrument scientifique.
2) L’unité du comportement vis-à-vis de l’atypie
10Aussi nombreux soient les arrêts considérés par la doctrine comme des exceptions jurisprudentielles, il faut se rendre à l’évidence : l’atypie ne fait l’objet d’aucune construction théorique. Ainsi, jamais la doctrine n’a esquissé de réflexion d’ensemble sur ce que pourrait signifier l’idée d’atypie de décisions juridictionnelles. La décision atypique est pourtant une constante historique, une formule mobilisée de manière transversale, insusceptible d’être cantonnée à certaines matières ou à un système juridique, ce qui lui confère un caractère quasi-universel. Tous les éléments d’une vraie réflexion théorique semblent donc réunis ; néanmoins, ces diverses présences ne suscitent aucune interrogation de cet ordre. Le potentiel de l’atypie comme instrument de description du droit ne semble pas perçu. Silence éloquent, qui constitue à la fois l’intérêt et la difficulté de cette journée d’études.
11De fait, en l’absence de réflexion théorique offrant un modèle, une définition de l’atypie, les observateurs sont ici tenus de se référer aux qualifications faites par la doctrine au cas par cas. Il n’est dès lors pas étonnant que la notion d’atypie apparaisse comme étant protéiforme, mal définie puisqu’elle résulte d’attitudes individuelles éparses, guidées par des intérêts divergents. Les auteurs vont en effet user de l’idée d’atypie pour (dis)qualifier un arrêt au regard d’une construction jurisprudentielle ou théorique qu’ils défendent, pour préserver la cohérence du droit, etc. Son utilisation est donc téléologique, mais jamais les juristes ne s’en servent de manière rigoureuse, en s’interrogeant préalablement sur la signification du terme. Pourtant une définition basique du terme conduit logiquement à un tel positionnement. L’atypie est effectivement définie par le Robert comme le “manque de conformité par rapport à un type donné de référence”, ce qui impose normalement de préciser lors de son usage quelles sont les références concernées. Cette démarche est cependant peu courante pour ne pas dire inexistante, ou elle se limite à une référence bien incertaine à la jurisprudence habituelle. C’est en ce sens qu’il est possible d’affirmer qu’il existe un usage doctrinal de l’atypie : la doctrine se sert de l’expression sans lui conférer une signification précise, sans procéder à une construction théorique qui serait susceptible d’être utilisée dans des circonstances bien identifiées et renseignerait donc sur la portée de l’arrêt ainsi qualifié. Ayant établi cet usage particulier de l’atypie, il reste à en déterminer les motifs.
B – Les motifs de l’absence de construction de l’atypie
12Au sein des raisons expliquant l’absence de construction de l’atypie comme instrument d’analyse du droit, il faut distinguer les motifs explicites qui tiennent pour l’essentiel en la revendication d’une certaine liberté d’expression (1) des motifs implicites liés à la faible place de la réflexion épistémologique dans la doctrine juridique (2).
1) Les motifs explicites : la revendication d’une liberté doctrinale
13La justification première du refus doctrinal de s’enfermer dans une définition précise des termes utilisés se pare des plus nobles atours puisqu’elle correspond tout simplement à la revendication de la liberté d’expression. L’argument consiste alors à refuser toute construction théorique qui reviendrait à imposer une sorte de police du langage dans l’usage des termes juridiques. Rarement énoncé dans la mesure où ce débat n’émerge guère, il affleure cependant sous des formes juridiques particulièrement marquées, dès lors que les membres de la doctrine concernés sont les universitaires. Ces derniers peuvent en effet s’appuyer sur l’indépendance nécessitée par leurs missions de recherche et d’enseignement8 pour revendiquer une liberté d’expression quasi absolue, d’ailleurs reconnue au plus haut rang de la hiérarchie des normes9. L’argument est certes juridiquement imparable, mais il n’empêche nullement les précautions épistémologiques dans les autres sciences, y compris sociales.
14Par ailleurs, même en admettant la pertinence de cette argumentation juridique10, un paradoxe mérite d’être pointé. La doctrine juridique ne manque en effet jamais de fustiger le juge lorsqu’il utilise des notions floues, laissant une large place à l’interprétation, tel l’intérêt général en droit administratif. Elle critique, tantôt avec virulence, tantôt avec compréhension, le recours aux standards juridiques et autres notions au contenu incertain. Dans le même temps, elle pratique allègrement ce qu’elle dénonce chez les autres acteurs juridiques, en refusant de s’enfermer dans la définition d’un concept théorique. Elle n'admet que le juge se réserve quelques marges d’appréciation que sous d’infinies réserves, mais revendique pour sa part une pleine liberté dans l’utilisation des termes qu’elle emploie. Le paradoxe peut sembler fortuit, ou encore justifié par la différence de fonctions entre les membres des juridictions et ceux de la doctrine11. Il n’en est pas moins révélateur de la faible place accordé à la réflexion épistémologique dans la doctrine juridique.
2) Les motifs implicites : la faible place accordée à l’épistémologie dans la doctrine juridique française
15Par-delà l’argument de la liberté, le refus de procéder à une construction de l’atypie et la tendance à user de ce terme-comme de bien d’autres-au gré des besoins procèdent plus généralement de l’absence, ou du moins de la faiblesse, de la réflexion épistémologique dans la doctrine juridique française, notamment quand elle procède à des travaux de dogmatique12. Le constat est attesté quantitativement puisque seul un auteur s’est risqué à produire un ouvrage sur le sujet13, là où la plupart des autres disciplines connaissent des débats très riches. Il est certes des juristes qui s’interrogent sur leurs méthodes, l’héritage kelsénien imposant une prise de position sur ce plan. Mais ces débats demeurent trop souvent cantonnés à la sphère des théoriciens du droit, la plupart de leurs homologues juristes choisissant d’ignorer ces problèmes, moyen le plus rapide pour résoudre des questions souvent délicates.
16Or ce choix n’est pas neutre. Il révèle tout d’abord une prise de position tout à fait étonnante sur la science du droit. De fait, dans la lignée de Kelsen et des positivistes, la doctrine admet généralement qu’il est possible de faire acte de science en matière juridique. En revanche, les prescriptions fondamentales du maître autrichien sont pour leur part largement oubliées. Ce dernier indiquait en effet que la science du droit implique que la doctrine se limite à décrire le droit et s’abstienne en revanche de prescrire un quelconque comportement aux autorités normatives14. Or, en rejetant toute réflexion sur ses méthodes, la doctrine majoritaire s’empêche de forger les instruments indispensables à cette posture épistémologique15. Elle se condamne par là-même à un comportement prescriptif. A cet égard, la revendication d’une large liberté dans l’usage des termes, et notamment de l’atypie, est tout à fait symptomatique. En refusant de construire un concept précis qui ne serait applicable qu’à des situations déterminées, la doctrine s’autorise à utiliser l’atypie pour stigmatiser tout arrêt qui ne lui paraît pas conforme à ses prévisions ou à ce qu’elle estime souhaitable. Ce faisant, elle prescrit implicitement un comportement au juge, en l’occurrence dans cet exemple de ne pas renouveler pareil arrêt.
17Ce décalage entre la revendication de scientificité de l’étude du droit et le refus d’en accepter les conditions méthodologiques est d’autant plus intéressant qu’il est passible d’une méchante petite analyse foucaldienne16. Au terme de celle-ci, le rejet de l’épistémologie par les juristes pourrait s’analyser comme la résultante d’une stratégie des membres de la doctrine qui viseraient à préserver le pouvoir que leur octroie leur savoir spécifique. En revendiquant le statut de science pour l’étude du droit, ils renforcent la légitimité de leur discours. En rejetant les exigences méthodologiques de la science, ils s’autorisent à conférer un statut scientifique à des opinions personnelles et des prises de position politiques. Au total, la doctrine bénéficie d’un pouvoir d’influence d’autant plus important qu’il reste discret. Encore faut-il préciser pour ne pas caricaturer le mouvement qu’il ne s’agit en rien d’un quelconque complot doctrinal, mais simplement d’une convergence objective d’intérêts personnels et d’effets d’imitation à l’intérieur d’un corps. Ainsi s’explique qu’en dépit des leçons kelséniennes, persiste une assez large ignorance pratique de l’épistémologie dans le monde juridique.
18Cette relative absence de réflexion sur les méthodes pose enfin problème du fait de certaines de ses conséquences pratiques, dans la mesure où elle participe largement à la dilution des notions et empêche la construction d’instruments juridiques plus performants pour décrire le droit. Ainsi, le refus de construire l’atypie comme un outil juridique précis conduit à en faire un instrument protéiforme, guère utilisable à des fins scientifiques. L’expression, telle qu’elle a pu être recensée, renvoie en effet à des phénomènes juridiques tellement différents qu’il est difficile de s’en servir pour éclairer l’analyse du droit positif. C’est cet état de fait qu’il faut désormais tenter de dépasser, en proposant quelques éléments pour une construction de l’atypie.
II – essai de dépassement : la construction doctrinale d’un concept d’atypie est-elle possible ?
19Face au problème de maniement scientifique que pose l’atypie telle qu’elle a été présentée, il peut être envisagé de proposer un modèle différent, correspondant à une autre démarche. L’intérêt d’une telle construction (A) est assez facile à mettre en évidence, mais les contraintes (B) qu’impose cette posture méthodologique doivent néanmoins être présentées et affrontées.
A – L’intérêt d’une construction doctrinale de l’atypie
20La démarche consistant à construire a priori un concept d’atypie plutôt que de tenter de le déduire des utilisations du terme faites par la doctrine présente un double avantage : d’un point de vue opérationnel, elle permet une meilleure description du droit positif (1) ; sur le plan méthodologique, elle nourrit le débat sur les méthodes scientifiques (2).
1) Un concept autorisant une meilleure description du droit positif
21Il est fréquent dans l’étude du droit de s’appuyer sur une démarche inductive qui consiste à relever l’ensemble des occurrences d’un terme pour tenter d’en dégager une définition. C’est du reste la méthode qui a présidé à l’identification de l’atypie : l’ensemble des utilisations doctrinales du terme “atypie” ou de ses synonymes ont été relevés pour finalement constater son caractère protéiforme. Il est toutefois également possible de retenir une autre démarche qui conduit à proposer une définition élaborée a priori pour identifier clairement un concept et à se servir de ce dernier pour décrire le droit positif.
22S’agissant de l’atypie juridictionnelle, elle pourrait par exemple être définie comme une décision proposant une solution divergente au regard de la jurisprudence habituellement applicable et n’ayant pas été positivement réitérée alors même que les tribunaux ont disposé d’une ou plusieurs occasions pour le faire. Cette ultime précision permet alors de bien distinguer l’atypie du revirement de jurisprudence17 ou encore des hypothèses où, au sein d’une jurisprudence générale, un secteur d’activités se distingue par une solution particulière18.
23Une fois construit de la sorte, le concept présente l’avantage de pouvoir être appliqué à tout système juridique et d’autoriser à discriminer en son sein entre les solutions juridictionnelles pour isoler celles qui correspondent au concept défini. L’outil ainsi forgé repose certes sur une base conventionnelle, mais il permet d’être certain que tous les arrêts désignés comme “atypiques” correspondent à une même réalité, à un même phénomène juridique. Il présente en outre l’avantage d’objectiver l’emploi du terme et de s’affranchir des utilisations aléatoires que la doctrine peut faire de l’atypie lorsqu’elle l’emploie sans réflexion d’ensemble, soit dans le dessein de stigmatiser une solution, soit comme une facilité de plume. Pour autant, il ne s’agit en rien d’affirmer que la définition proposée est la bonne définition ou correspond à une quelconque essence de l’atypie. Il est simplement question de retenir conventionnellement une définition qui présente une utilité pour les observateurs du droit, en ce qu’elle leur permet d’identifier des situations juridiques particulières précises. Pour résumer, la vérité de la définition est un problème secondaire19, car vraisemblablement insoluble ; seule son utilité dans la description du droit compte donc. Ici, dans la mesure où la définition proposée permet de distinguer une nouvelle catégorie d’arrêts, atypiques parce qu’isolés et non réitérés, elle autorise une réflexion sur les éventuels points communs – l’importance de ce qui est pudiquement résumé sous l’expression “considérations d’opportunité” n’est pas le moindre – et les différences de ces derniers, facilite le commentaire des espèces correspondantes en offrant une classification adaptée. Son utilité pratique est ainsi établie, ce qui n’empêche pas de lui trouver un autre intérêt puisqu’elle contribue à nourrir le débat sur les méthodes des juristes.
2) Un concept nourrissant le débat méthodologique
24Par-delà l’efficacité dont ce concept d’atypie pourrait faire preuve dans le travail de description du droit, la démarche même de construction théorique paraît intéressante, en ce qu’elle contribue à développer un débat méthodologique souvent atone chez les juristes. De fait, le caractère conventionnel des définitions conceptuelles permet de mettre en exergue l’existence de choix méthodologiques qui demeurent trop souvent camouflés car “la doctrine courante prétend dégager la véritable nature de l’objet-droit, identifier l’essence d’une réalité qui existerait indépendamment de toute décision”20. Or, la théorie générale des sciences l’a montré21, de telles ontologies naturelles n’existent pas. Dès lors, la doctrine juridique fait, comme toute autre, des choix épistémologiques, mais ceux-ci restent généralement implicites, quand ils ne sont pas inconscients. C’est à cette situation de non-dit que la proposition d’une définition conventionnelle, quel que soit le contenu de celle-ci, met fin en obligeant tout un chacun à mesurer la pertinence des concepts qu’il emploie. Il est alors possible de se défaire de certains héritages doctrinaux, qui conduisent à “accepter comme des vérités d’évidence les choix d’auteurs antérieurs”, lesquels peuvent être “chargé[s] d’idéologie, et contribue[nt] à légitimer certaines formes de pouvoir”22 d’autant plus facilement qu’ils restent implicites.
25Outre cette incitation à prendre conscience de l’inévitable existence de choix méthodologiques, la démarche est évidemment porteuse d’interrogations sur le contenu même des concepts. De fait, les choix opérés sont soumis à l’approbation critique des autres membres de la communauté scientifique, lesquels sont alors en mesure de pointer les inconvénients de la définition retenue, de l’affiner ou de la reformuler. Ainsi, la définition ici esquissée d’un concept d’atypie peut et doit être discutée, amendée afin d’être améliorée. A l’issue d’un tel débat, les instruments de l’analyse juridique sont normalement perfectionnés et se révèlent donc plus efficaces pour décrire le droit positif. Au final, l’introduction d’une démarche de construction conventionnelle des définitions renforce la réflexion méthodologique et théorique, permettant d’introduire plus largement la préoccupation épistémologique chez les juristes. Or, le monde juridique gagnerait certainement à se laisser pénétrer par les interrogations sur la pertinence des instruments scientifiques ou sur le statut des différents types de discours qui sont au cœur des sciences contemporaines, et ce même si une telle démarche ne va pas sans contraintes.
B – Les contraintes d’une construction doctrinale de l’atypie
26L’admission d’une démarche visant à construire un concept d’atypie présente vraisemblablement quelques avantages, mais elle impose également de se soumettre à certaines contraintes qu’il convient maintenant d’évaluer. Cette posture épistémologique impose tout d’abord une certaine discipline dans l’emploi des concepts (1) mais elle présuppose surtout une prise de position sur ce qu’est la science du droit (2), deux éléments qui sont susceptibles de poser problème.
1) La soumission à une discipline conceptuelle
27Pour qu’un concept juridique puisse véritablement servir à perfectionner la description du droit, mieux vaut qu’il soit assez largement utilisé. Or, cette première condition pose déjà problème dans la mesure où la démarche conventionnelle sus-évoquée n’est pas facile à faire admettre par l’ensemble de la doctrine. Les raisons “culturelles” sus-évoquées tenant aux habitus du corps, peu enclin à s’adonner à l’épistémologie et particulièrement attaché à sa totale liberté de langage, constituent ici le principal obstacle à la diffusion de cette démarche. Celle-ci est certes adoptée par certains théoriciens du droit23, mais elle tarde à s’appliquer aux analyses du droit positif24, les réflexions théoriques étant trop souvent considérées comme devant être cantonnées à la sphère des idées. Le consensus méthodologique n’étant pas de mise, une première difficulté apparaît.
28Par ailleurs, une fois acceptée, la démarche conventionnelle impose la prudence, voire une certaine discipline langagière puisqu’elle conduit à employer le terme d’atypie pour désigner uniquement les arrêts qui entrent dans le cadre de la définition restrictive proposée. Ainsi par exemple, l’atypie par l’organe précédemment identifiée ne rentre alors plus dans la définition, et ne peut donc faire l’objet d’une telle appellation, sauf à ruiner le concept préétabli en y intégrant des espèces qui ne lui correspondent pas. Il faut dans cette hypothèse “inventer” un autre concept pour subsumer cette situation spécifique, ce qui ne constitue pas un obstacle insurmontable, mais oblige à rester très vigilant dans l’emploi des termes utilisés lors de l’analyse juridique. Dans ces conditions, il est certain que le reproche de vouloir instituer une police du langage incompatible avec la liberté scientifique ne manquera pas de fuser. Il peut certes être paré en rétorquant qu’il s’agit uniquement d’objectiver l’usage de certains termes afin de s’assurer que les membres d’une même communauté scientifique parlent tous le même langage, utilisent chaque concept pour désigner une seule et même situation, la réponse n'atténuera pas toutes les critiques tant les réticences demeurent vives sur ce thème.
2) Une prise de position sur la science du droit
29Outre l’obstacle résultant d’une certaine prévention à l’encontre de la démarche épistémologique, il en est un qui peut survenir alors que celle-ci est parfaitement assumée. Ce trouble tient alors au choix qu’implique la démarche d’élaboration conventionnelle des concepts à propos du rôle des juristes. Cette manière de procéder induit en effet de se rallier à la conception positiviste de la science du droit, laquelle assigne à la doctrine un rôle limité à la description du droit positif. Ce faisant, elle lui refuse donc toute fonction prescriptive, afin de préserver l’analyse de toute considération morale ou politique25. Cette posture est souvent perçue comme fondamentalement problématique, ses contempteurs faisant valoir qu’elle anéantirait toute démarche critique et risquerait de contribuer à la légitimation quasi-automatique du droit et du pouvoir qui le produit. Les silences coupables de la doctrine de Vichy viennent alors illustrer cette dérive positiviste26. Cette causalité est néanmoins contestée27 et la possibilité de mener des analyses critiques du droit positif tout en s’appuyant sur cette conception descriptive de la fonction doctrinale est aujourd’hui avérée28. Il est toutefois parfaitement admissible qu’une telle position théorique puisse être contestée et la réflexion épistémologique ne saurait imposer une posture unique, sauf à nier ses principaux apports sur l’idée de réfutabilité comme critère de la science29. Son but est effectivement d’introduire le débat sur les méthodes, d’inciter chacun à prendre certaines précautions, à assumer ses propres choix et à les ouvrir à la discussion, afin de pouvoir plus aisément conférer un statut scientifique à son travail.
30Ainsi, les quelques remarques ici présentées ne saurait être interprétées comme la volonté de fustiger une conception de l’atypie ou d’en imposer une autre, considérée comme meilleure ou plus juste. Elles sonnent simplement comme une invitation à confronter les points de vue, notamment méthodologiques, afin de prendre conscience de l’importance des enjeux épistémologiques, lesquels sont susceptibles de modifier le contenu même de la réflexion juridique.
Notes de bas de page
1 J. Ranciere, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Fayard, Coll. 10-18, no 3730, Paris, 1987, p. 77.
2 La tendance croissante des revues à s’adresser aux praticiens induit souvent une transformation du contenu des articles qu’elles publient, lesquels sont tenus d’être plus courts, de comporter moins de notes et de ne pas trop “sombrer dans la théorie”, comme le montre notamment le changement de ligne éditoriale de l’AJDA peu après son rachat par Vivendi en 2002. A ce titre, une étude portant sur les conditions économiques de production du savoir juridique pourrait se révéler tout à fait intéressante, à condition de pouvoir être publiée...
3 Voir sur cette question les réflexions de P. Jestaz, Genèse et structure du champ doctrinal, Dalloz, 2005, chr., pp. 19-22 ; P. Jestaz, C. Jamin, La doctrine, Dalloz, Coll. Méthodes du droit, 2004.
4 Pour une introduction à la démarche, se reporter à G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Vrin, Paris, 1975.
5 H. Kelsen, Théorie pure du droit, Trad. C. Eisenmann, Bruylant-L.G.D.J., Coll. “La pensée juridique”, Paris, 1999, notamment p. 9 et p. 77.
6 CE Ass. 3 juillet 1996 Koné, Rec., p. 255 ; RFDA, 1996, p. 870, concl. Delarue, p. 882, notes Favoreu, Gaïa, Labayle, Delvolvé ; AJDA 1996, p. 722, chr. Chauvaux et Girardot ; D., 1996, p. 509, note Julien-Laferrière ; RDP 1996, p. 1751, note Braud ; JCP, 1996, II, no 22720, note Prétot ; RTDH, 1997, p. 747, concl., p. 762, note Pierucci ; RGDIP, 1997, p. 237, note Alland ; LPA, 27 décembre 1996, note Guiheux ; LPA, 20 décembre 1997, note Pelissier ; GAJA, no 105.
7 CE 1er avril 1998, Préfet des Yvelines c/Mme N’Sondé, Rec., p. 120 ; RFDA, 1999, p. 499, note Malabre ; JCP, 1998, I, no 181, chr. Petit ; AJDA, 1998, p. 737, obs. Mallol et Bouderbali ; Quot. jur., 30 juin 1998, p. 13, note Pellissier.
8 Le commissaire du gouvernement J. Thery rappelle d’ailleurs, en citant le président de la commission de la 1ère Assemblée nationale constituante élue en 1945, que “la liberté pour tout homme d’enseigner ce qu’il considère comme conforme à la vérité ; c’est la garantie de la liberté du maître dans l’exercice de sa fonction. Cette liberté (...) est à peu près totale dans le supérieur, là où le maître s’adresse non plus à des enfants infiniment malléables, mais à des adultes ayant déjà une personnalité affirmée”, “Conclusions sur CE 5 avril 1974, Leroy”, AJDA, 1974, p. 442.
9 CC 83-165 DC, 20 janvier 1984 Libertés universitaires, Rec., p. 30 ; AJDA, 1984, p. 163, note Boulouis ; RDP, 1984, p. 702, note Favoreu ; D., 1984, chr., p. 125, note Gaudemet ; Gaz. Pal., no 354-355, note Hamon ; RA, 1984, p. 261, note de Villiers ; GDCC, no 35.
10 La vacuité de l’argumentation est relativement évidente dès lors qu’il est admis –ce qui n’est guère difficile– que la conformité à une norme juridique et la conformité à une norme de rigueur scientifique ne se situent pas sur un même plan...
11 Il est dès lors même possible de nier l’existence de tout paradoxe : la science construit son vocabulaire à des fins de connaissance, ce qui implique qu’il soit précis ; logique et rigoureux, tandis que le juge construit le sien pour exercer un pouvoir, il le préfère donc souple et malléable.
12 Contrairement à une opinion répandue, l’expression n’est en rien péjorative puisque la dogmatique juridique correspond au “domaine de la science du droit consacré à l’interprétation et à la systématisation des normes juridiques” visant des buts de nature pratique selon A. Aarnio, “Dogmatique juridique”, A.-J. Arnaud (dir.) Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, LGDJ. Paris, 1993, p. 188. Pour de plus amples précisions, se reporter à M. Troper, “Science du droit et dogmatique juridique”, M. Troper, La théorie du droit, le droit, l’État, PUF, coll. Leviathan, Paris, 2001, p. 3 et s.
13 Ch. Atias, Epistémologie juridique, PUF, Coll. Droit fondamental, Paris, 1985. L’ouvrage se dédouble toutefois, avec une version allégée (Ch. Atias, Epistémologie du droit, PUF, Que sais-je, no 2840, Paris, 1994) et une version renouvelée : Ch. Atias, Epistémologie juridique, Dalloz, Paris, 2002.
14 H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., pp. 78-82.
15 Ch. Atias constate également ce “paradoxe de la science du droit” qui fait que les juristes, “pour se libérer de la métaphysique et du droit naturel, (...) sont devenus positivistes par imitation de ce que leur semblaient être les sciences naturelles (de ce qu’elles avaient cru être) ; et pourtant, ils ont manqué le rendez-vous de l’épistémologie scientifique (...) ils ont renoncé à cet apport, mais ils ont subi l’influence du scientisme et de l’évolutionnisme les plus désuets dans l’analyse des mouvements du droit”, Epistémologie juridique, PUF, Coll. Droit fondamental, Paris, 1985, p. 119.
16 Sur les relations entre savoir et pouvoir, se reporter notamment à M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, NRF, Bibliothèque des histoires, 1975, p. 33.
17 Sur l’ensemble de cette problématique du revirement, se reporter à H. Le Berre, Les revirements de jurisprudence en droit administratif de l’An VIII à 1998 (Conseil d’État et Tribunal des Conflits), LGDJ, Bibliothèque de droit public, Tome 207, Paris, 1999.
18 A titre d’exemple : dans la jurisprudence administrative relative au principe d’égalité, il est normalement impossible de se prévaloir du traitement préférentiel accordé à un individu placé dans une situation similaire, sauf en matière de dérogation à la carte scolaire, CE 10 juillet 1995, Contremoulin. AJDA, 1995, p. 925, concl. Y. Aguila.
19 Il peut même être considéré comme inexistant puisque la définition choisie résulte d’une décision.
20 G. Tusseau, Les normes d’habilitation, Thèse, Paris X, 2004, p. 36.
21 Voir notamment W.V.O. Quine, La poursuite de la vérité, Trad. M. Clavelin, Paris, Le Seuil, coll. “L’ordre philosophique”, 1993.
22 G. Tusseau, Les normes d’habilitation, op. cit., p. 37. La démonstration de cet auteur, très convaincante, sert de trame à nos développements.
23 Se reporter notamment à M. Troper, “Pour une définition stipulative du droit”, Droits 1989, vol. 10. pp. 101-104 ; O. Pfersmann, “Arguments ontologiques et argumentation juridique”, O. Pfersmann, G. Timsit (dir.), Raisonnement juridique et interprétation, De Republica – 3, Travaux de l’Ecole doctorale de droit public et de droit fiscal. Université de Paris I (Panthéon–Sorbonne), Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 14 et s.
24 Voir cependant les excellentes tentatives de G. Tusseau, Les normes d’habilitation, op. cit. ou encore de V. Champeil-Desplats, Les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République. Principes constitutionnels et justification dans les discours juridiques, Economica-PUAM, coll. Droit public positif, Paris, 2001.
25 H. Kelsen, Théorie pure du droit, op. cit., pp. 78-82.
26 D. Lochak, “La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme”, C.U.R.A.P.P., Les usages sociaux du droit, PUF, Paris, 1989, p. 252 et s.
27 M. Troper, “La doctrine et le positivisme”, C.U.R.A.P.P., Les usages sociaux du droit, PUF, Paris, 1989, p. 286 et s.
28 Se reporter sur cette question à l’argumentation de F. Hamon, M. Troper, Droit constitutionnel, L.G.D.J., Paris, 2005, pp. 27-29.
29 Voir sur ce point K. Popper, La logique de la découverte scientifique. Payot, Coll. “Bibliothèque scientifique”, Paris, 1973.
Auteur
Maître de conférences en Droit public CRIP-TACIP, Université des sciences sociales Toulouse I
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