Brèves remarques introductives
p. 15-17
Texte intégral
Appellation
1On chercherait en vain dans un dictionnaire juridique le substantif “atypie” ou l’adjectif “atypique”. Ces mots n’appartiennent pas, de manière spécifique, au vocabulaire du droit. S’agissant des actes juridictionnels, ce sont d’autres vocables qui viennent plus naturellement ou, tout au moins plus couramment, sous la plume des auteurs de doctrine. Ces expressions usuelles ont été forgées en binôme, à l’ordinaire sous forme d’opposition : “décision de principe” et “décision d’espèce” ; “décision récente” et “décision ancienne” ; ou encore “décision conforme” et “décision isolée”.
2Sans conteste, le thème de cette journée d’étude, consacrée aux “décisions juridictionnelles atypiques”, s’inscrit dans un paysage lexical peu familier aux juristes. De prime abord, on pourrait même s’inquiéter de la réalité du voyage qui nous est aujourd’hui proposé. Faute de repère terminologique –ce qui pour le théoricien du droit équivaut, peu ou prou, à une absence de boussole– ne risque-t-on pas de se perdre sur cette terra incognito ? Pire, ne doit-on pas redouter que les “décisions atypiques” relèvent, en fait, de l’utopie, du “non lieu” ?
3Mais, cette première appréhension surmontée, on conçoit aisément qu’il y ait place pour un renouvellement des qualificatifs applicables aux décisions de justice. Depuis longtemps, la voie a été tracée en ce sens. Usant, il est vrai, d’une langue juridique1 particulièrement luxuriante, l’un de nos maîtres n’a pas craint –dans un célèbre article sur “la jurisprudence de la Cour de cassation”2 – d’aborder successivement : “l’arrêt vieilli”, “l’arrêt éternel”, “l’arrêt plébiscité” et “l’arrêt problématique”. A notre tour, sur l’invitation des audacieux organisateurs de cette journée, nous souhaitons ouvrir largement les portes aux “décisions juridictionnelles atypiques”.
Origine
4Comme souvent, l’étymologie est ici riche d’enseignements. Les mots “atypie” et “atypique” sont des termes savants d’origine grecque. Ils résultent de la combinaison du “a” privatif et de “tupikos”, c’est-à-dire “qui représente”, “qui symbolise”. Est “atypique”, ce qui ne répond pas au type commun ou ce qui manque de conformité par rapport à un type donné.
5L’adjectif “atypique” n’est apparu que dans les premières années du XIXe siècle –plus précisément, semble-t-il, en 1803–3. Il a d’abord été employé dans le domaine médical (fièvre atypique, tumeur atypique, etc.), puis il s’est progressivement étendu à d’autres secteurs, pour finir par être, de nos jours, d’application générale.
6Le thème même de notre journée fournit une parfaite illustration du sujet : il est assurément atypique d’aborder les décisions juridictionnelles sous l’angle de l’atypie...
Intuitions
7Même si le mot ne se rencontre qu’exceptionnellement dans la littérature juridique, l’atypie est un phénomène qui, en vérité, n’est pas inconnu des juristes. Leur penchant naturel à la taxinomie les conduit à mettre en relief tout ce qui sort de l’ordinaire, et plus encore tout ce qui pourrait menacer la cohérence du système qu’ils observent ou mettent en place. En droit, l’atypie apparaît souvent comme perturbatrice, puisqu’elle met en valeur une donnée, par hypothèse, inclassable.
8L’atypie semble, en outre, particulièrement difficile à saisir, car protéiforme. D’une part, elle ne concerne pas seulement la jurisprudence ; il y a aussi des lois atypiques, des décrets atypiques, des traités atypiques, des contrats atypiques, voire des clauses atypiques. On citera, par exemple, la loi no 2001-70 du 29 janvier 2001 –texte législatif et pourtant dépourvu de toute portée normative : “La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915”–4. D’autre part, s’agissant des “décisions atypiques”, nous pensons qu’il existe, à la fois, une atypie de fond (la solution singulière) et une atypie formelle. Pour cette dernière, on peut songer à une atypie procédurale (telle une cassation pour violation de la loi sans le visa d’un texte5) ou à une atypie rédactionnelle (le recours à une motivation laconique ou stéréotypée6).
9Faute de plus amples recherches, ces quelques remarques ne sont au mieux qu’intuitions. Afin d’aller plus loin, il est temps, maintenant, de céder la parole à des voix plus averties. Elles vont nous guider, successivement, sur les chemins de l’identification, puis de l’interprétation de l’atypie des décisions juridictionnelles.
Notes de bas de page
1 La langue juridique –par opposition au langage– suppose un jugement stylistique. Voir G. Cornu. Linguistique juridique, éd. Montchrétien 1990, no 5, note 6.
2 Ph. Jestaz, L’image doctrinale de la Cour de cassation, La Documentation française, 1994, p. 207 et s.
3 “Dictionnaire historique de la langue française”, Le Robert, 1992, V° “type”.
4 J.O., 30 janv. 2001, p. 1590.
5 Ex. : Cass. civ. 1re, 21 fév. 1978, D., 1978, 505, note R. Lindon ; Defrénois, 1978, art. 31767, obs. G. Champenois qui retient le principe prétorien “d’attribution des souvenirs de famille”.
6 Ex. : Cass. civ. 2e, 14 fév. 1990, D. 1991. I. R. 60, qui admet l’utilisation par le juge d’un formulaire pré-imprimé.
Auteur
Professeur à l’Université Toulouse 1. Directeur de l'école doctorale de Droit et de Science politique
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