L’enseignement d’Alphonse Boistel à la faculté de droit de Grenoble : droit civil et philosophie du droit (1866-1870)
p. 349-361
Texte intégral
1Pour contribuer à cette deuxième rencontre d’histoire des Facultés de droit de province et particulièrement à l’histoire de la Faculté de Grenoble, il nous a semblé intéressant d’évoquer l’enseignement qu’y a donné, pendant quelques années, un professeur, alors simple agrégé1, Alphonse Boistel (1836-1908). Il ne s’agit certes pas d’un inconnu2, mais nos recherches3 nous ont permis d’apporter de nouvelles informations à son sujet. Il convient donc de revenir un peu sur la vie et l’œuvre du professeur (I) avant d’envisager plus spécialement son enseignement du droit civil et du droit naturel à Grenoble (II).
I – Alphonse Boistel, un professeur de droit philosophe, géologue et botaniste
2Né à Paris le 24 décembre 1836, fils d’un professeur au collège Rollin, dans lequel il a fait lui-même ses études secondaires, Alphonse-Barthélemy-Martin Boistel est passionné de philosophie. Il obtient le baccalauréat ès sciences et une licence ès lettres. Il effectue également les études de droit qu’il avait choisies. À la Faculté de Paris, il obtient la licence en droit en 1859, avec une thèse sur La nullité et la résolution de la vente et du partage4 et devient avocat. En 1863 il conquiert le doctorat. Sa thèse est consacrée à La puissance du père sur la personne de ses enfants en droit romain et en droit français5. C’est un ouvrage de 321 pages, dont 142 portent sur le droit romain et 10 sur l’histoire du droit français avant qu’il aborde le droit positif. L’auteur fait un travail assez fouillé en droit romain, où il examine et critique les sources, juridiques et littéraires. En droit français, son étude repose sur le code et les travaux préparatoires de celui-ci. La thèse est soutenue le 23 décembre 1863, sous la présidence de Colmet de Santerre et en présence de l’inspecteur général des Facultés de droit Charles Giraud. En 1864, Boistel publie un livre de plus de cinq cents pages, sous le titre Le droit dans la famille. Études de droit rationnel et de droit positif qui comprend sa thèse précédée d’un texte de 194 pages intitulé Le droit dans la famille. Principes philosophiques6. Ce dernier a également été édité séparément7.
3Alphonse Boistel s’est présenté trois fois à l’agrégation. On le sait car l’on a conservé les compositions de droit romain (en latin) qu’il a dû rédiger pour cela et qui étaient imprimées8, en 18649, 186510 et 186611. Il est reçu, premier, au concours de 1866 et affecté à la Faculté de droit de Grenoble. Il participe très régulièrement aux assemblées de la Faculté, depuis le 25 juin 1866 jusqu’en mars 1870, comme le révèle sa signature apposée à la fin des procès-verbaux de ces réunions12.
4À cette époque, les agrégés, qui succédaient aux anciens suppléants, devaient remplacer les professeurs titulaires absents. Ils pouvaient aussi être chargés d’un cours lorsque la chaire correspondante était vacante. C’est ainsi que Boistel est chargé d’un cours de droit civil, ou plutôt de code Napoléon, puisque le titulaire de la première chaire de code, Jalabert, était parti en 1864 pour la Faculté de droit de Nancy, qui venait d’être rétablie et dont il a été le premier doyen avant de terminer sa carrière à Paris13. Un supposition nous vient à l’esprit : Boistel aurait-il assuré ce cours en tant que chargé de cours, dès 1864 ? Nous avons relevé deux allusions qui vont en ce sens14, mais aucun document ne permet de confirmer cette hypothèse. Toujours est-il qu’il a prononcé le discours, le rapport sur les prix de la Faculté de droit lors de la séance solennelle de rentrée des Facultés de Grenoble qui a eu lieu, le 16 novembre 1866, dans la salle des grandes audiences de la Cour impériale15. Ce discours a dû faire une forte impression sur les auditeurs puisqu’il fait l’objet d’un compte-rendu particulièrement élogieux du journaliste du Courrier de l’Isère : « ... enfin le rapport si net, si précis de M. Boistel sur les prix de droit. Ce jeune professeur a exposé avec une concision lumineuse, sans que l’élégance du style se soit en rien ressenti de sa sobriété, les diverses questions traitées par les lauréats et il s’est élevé en même temps à des considérations pleines de force et de noblesse sur l’avantage et la nécessité d’étudier le droit dans ses sources philosophiques et primordiales »16. Boistel a aussi été nommé rapporteur de la commission des prix de droit français en 186917. Il a assuré son enseignement de code Napoléon de 1866 à 1870, ainsi que son cours de droit naturel. Il a en outre été chargé, durant l’année universitaire 1869-1870, avec deux professeurs, des conférences libres de droit français18 ainsi que d’un enseignement de « l’histoire interne du droit français »19.
5Ces tâches pédagogiques assez lourdes n’ont pas été la seule occupation d’Alphonse Boistel durant son séjour à Grenoble, un séjour dont il a gardé un excellent souvenir, comme il le dit dans son discours de réception à l’Académie delphinale. Il a reçu dans cette « belle cité » un « accueil bienveillant et universellement gracieux » d’une population éclairée. Il a apprécié la vie intellectuelle active, les richesses du musée et les montagnes. Il a parcouru celles-ci pour herboriser et recueillir des échantillons géologiques. Il n’a pas délaissé la philosophie, puisqu’il a prononcé un discours « De la méthode dans les sciences morales »20. Actif dans les sociétés savantes, il a fait partie, avec deux professeurs de la Faculté des sciences, d’une commission chargée d’examiner la découverte d’un inventeur qui avait retrouvé le vernis ancien destiné aux violons, dans le cadre de la Société de statistique, des sciences et des arts de Grenoble. Il en était même le rapporteur21. Son discours de réception à l’Académie delphinale22 porte sur « la théorie des rentes et les harmonies économiques », par référence à l’ouvrage de Bastiat, « ce grand génie méconnu », même si « sa théorie n’est peut-être pas d’une rigueur parfaite ». Dans sa réponse23, le président, le doyen Burdet indique : « C’est comme jurisconsulte sans doute, mais plus encore comme philosophe et comme moraliste que vous avez fixé les regards de l’Académie ».
6Mais le séjour de Boistel à Grenoble allait bientôt prendre fin. Il venait, en effet, d’être muté, comme agrégé, à la Faculté de droit de Paris24 à partir de la rentrée de 1870. Il semble que le ministre de l’Instruction publique du gouvernement de la Défense nationale ait envisagé de le renvoyer à Grenoble. Était-ce à titre de professeur ? Mais ce projet ne paraît pas avoir été réalisé25. Et Alphonse Boistel a poursuivi sa carrière à Paris. Il y a d’abord enseigné le droit commercial26 et a écrit un Précis de droit commercial, dont il a extrait un Manuel à l’usage des étudiants. Il a intégré dans son enseignement l’étude des techniques commerciales (comptabilité...) et bancaires. Devenu ensuite professeur de droit civil, il est également revenu à la philosophie du droit. Il a pu faire en 1889 un cours de philosophie du droit à la Faculté de Paris, publié en 1899. Il rédige des Principes de métaphysique nécessaires à l’étude de la philosophie du droit27 et écrit un article sur « Le code civil et la philosophie du droit » dans le Livre du Centenaire28. En 1902, il présente à la Société d’économie sociale (école de Le Play) un projet de réforme du régime matrimonial de la communauté, visant à limiter les pouvoirs du mari29. Ceci n’a pas empêché Boistel de continuer aussi son œuvre dans le domaine scientifique. Il a été chargé de classer le laboratoire de géologie de la Sorbonne et a présidé la Société de géologie. Et il est l’auteur d’une Nouvelle flore des lichens, illustrée de 1 178 figures de sa main. Cet ouvrage, qui a reçu un prix de l’Académie des sciences en 1900 a été plusieurs fois réédité, encore à la fin du XXe siècle. Retraité en 1907, Alphonse Boistel est mort le 21 septembre 1908 après une vie particulièrement bien remplie. Si son séjour à Grenoble n’en constitue qu’une partie assez brève, elle a été féconde. Et il est possible d’étudier plus particulièrement les principaux enseignements qu’il a donnés dans cette ville.
II – Les cours de Boistel à Grenoble : droit civil et droit naturel
7Nous pouvons présenter les conceptions de Boistel sur l’enseignement du droit civil (A) avant de nous attacher à son cours de droit naturel (B).
A – Les conceptions de Boistel sur l’enseignement du droit civil
8À cette époque, les professeurs devaient proposer le programme de leur cours pour l’année suivante à l’assemblée de la Faculté qui les approuvait30 et les transmettait au recteur. Celui-ci les adressait au ministre, qui les soumettait à l’inspecteur général des Facultés de droit et, sur le rapport favorable de ce dernier, les approuvait définitivement31. L’on dispose ainsi des programmes des cours de « code Napoléon » de Boistel qui, selon l’usage, suivait une promotion d’étudiants durant les trois années de la licence. Il a donc professé le cours de première année en 1866-67, celui de seconde année en 1867-68, celui de troisième année en 1868-69 et à nouveau celui de première année en 1869-70.
9Bien entendu, l’originalité de la conception du cours est forcément limitée car le professeur devait suivre l’ordre du code. Mais il avait une certaine liberté dans le choix du nombre des « leçons » consacrées à chaque titre du code32. Le cours se composait de cent leçons. Dans son programme de 1867-68, de seconde année, Boistel regrette que l’étude du titre Des obligations, « qui n’exige pas la connaissance des autres matières », ne soit pas placée en première année et qu’une des matières de première année ne soit pas reportée à sa place en seconde année33. Cette vue originale n’avait évidemment aucune chance d’être adoptée et, en tout cas, le professeur n’aurait pas pu la mettre en application lui-même.
10Le cours de première année débute par des « leçons préparatoires » sur la philosophie du droit et l’histoire du droit. La Faculté de Grenoble avait déploré, au début des années 1860, l’absence d’un cours d’introduction au droit, ce qui obligeait le professeur de code Napoléon à y consacrer ses premières séances34. Boistel commence donc par deux leçons de philosophie du droit, l’une sur le fondement moral des règles de droit et le droit naturel, la seconde sur les principaux droits de l’homme qui en découlent : liberté, propriété, obligations, famille, société civile. La troisième leçon présente les sources et les différentes branches du droit et la quatrième une « histoire abrégée »35. Puis vient l’étude des titres du code. Le mariage fait l’objet de seize leçons, le divorce (envisagé seulement à titre historique) et la séparation de corps de deux... Boistel termine l’exposé de son programme par ces mots : « Ainsi... les élèves auront, avec des notions suffisamment élevées sur le droit universel et sur l’ensemble de notre législation, une connaissance approfondie des textes qui doivent faire l’objet de leur premier examen ». Le programme du cours de première année de 1869-1870 n’est pas différent dans sa structure36. Par comparaison, on peut relever que celui d’Exupère Caillemer, professeur titulaire de la seconde chaire de code Napoléon, pour l’année 1868-69 prévoit de consacrer dix leçons à la philosophie du droit et à l’histoire du droit, une histoire qu’il développe particulièrement, y compris les « origines celtiques »37.
11Sans insister davantage sur les cours de droit civil de Boistel, nous pouvons relever que les notions philosophiques qu’il enseigne au début de son cours de première année sont bien conformes aux idées de Rosmini, le penseur italien qu’il revendique comme son maître en philosophie du droit. Et ceci se manifeste d’une manière particulièrement éclatante dans le cours de droit naturel qu’il a professé à Grenoble.
B – Le cours élémentaire de droit naturel de Boistel
12Comme il l’avait annoncé dans son discours à la séance de rentrée du 16 novembre 186638, Alphonse Boistel a fait durant l’année universitaire 1866- 1867 un cours de droit naturel ou de philosophie du droit, qui comportait seize leçons39. Il s’agit d’un cours libre et public, donc sans examen et ouvert aux étudiants de toutes les années comme au public. De même, Exupère Caillemer a professé un cours de droit grec40. Boistel ajoute quelques informations dans la préface de son Cours de philosophie du droit professé à la Faculté de droit de Paris édité en 1899.
13Il indique au début de sa première leçon que, passionné de philosophie dès ses études secondaires, il a toujours cherché, depuis qu’il était étudiant en droit, à dépasser le droit positif qui lui paraît incomplet, « comme découronné ». Il en recherche le fondement et son cours est « le fruit des longues méditations et du travail ardent de mes plus belles années ». Pour mener cette recherche, il a trouvé un guide et un maître, Antonio Rosmini-Serbati, un prêtre italien philosophe et théologien41. Boistel utilise ses œuvres, notamment son « admirable » Filosofia del diritto parue à Milan en 1841. Il indique que c’est par l’abbé Baudry, professeur à Saint-Sulpice devenu ensuite évêque de Périgueux, qu’il a connu la pensée de Rosmini42. Et celle-ci l’a fortement marqué43. Il fait cependant une réserve sur le livre, trop long et diffus d’un philosophe théologien étranger à la réalité du droit44. C’est tout le problème de la philosophie du droit faite par des non-juristes45. Boistel déplore que la Filosofia del diritto de Rosmini n’ait pas été traduite en français46. Ceci n’empêche pas qu’il s’inspire beaucoup du grand penseur italien. Il l’avait déjà fait dans son ouvrage intitulé Le droit dans la famille. Principes philosophiques publié avec sa thèse de doctorat en 1864.
14Dans sa première leçon47, Boistel commence par chercher à définir le droit naturel, qu’il préférerait appeler droit rationnel48, mais il croit devoir s’en tenir à la terminologie habituelle. C’est ce qui, dans l’ordre rationnel, correspond au droit positif. Il s’agit donc des règles qui, aux yeux de la raison, doivent être sanctionnées par une contrainte extérieure, tandis que les règles de droit positif le sont. Il montre ensuite l’utilité de la philosophie du droit, qui recherche le fondement du droit positif, son pouvoir d’obliger moralement. Selon Boistel, l’ordre social repose essentiellement sur la bonne foi plutôt que sur la seule contrainte, ce qui rendrait la vie sociale impossible. Mais où trouver ce fondement moral ? Dans le droit divin ? Qui oserait le dire de nos jours ? C’est donc le droit naturel, « le type de justice présent à l’esprit de chacun », son « besoin absolu de justice ». Mais il faut « substituer à la conscience plus ou moins obscure des vérités juridiques la science » et donc se livrer à une étude complète du droit naturel. Boistel examine enfin la méthode à employer dans cette recherche, qui doit être fondée sur le réalisme, « ferme et indéniable volonté de ne discuter que sur des choses et jamais sur des mots ». Il convient de recourir essentiellement à la méthode inductive, remise à l’honneur par le Père Gratry, celui qui a rétabli l’Oratoire en France. C’est elle qui permet de déterminer les premiers principes, dont on recherche ensuite les applications par une méthode déductive.
15L’agrégé grenoblois aborde sa seconde leçon en parlant de Rosmini, « celui qui sera notre guide habituel et notre maître à tous », « à mes yeux le père de la philosophie du droit ». Il cite d’abord son ouvrage sur l’origine des idées (Nuovo saggio sull’origine dell’idee) et surtout « son admirable traité de la philosophie du droit, où il dépasse de beaucoup ce qui a été écrit avant lui et même depuis ». « Rosmini, seul, .... nous présente la science du droit naturel comme un ensemble bien complet et bien coordonné ». Et Boistel fait à ses auditeurs une analyse de la Filosofia del diritto de l’abbé italien, avant d’annoncer le plan de son cours : après une partie générale, deux parties spéciales consacrées, l’une au droit individuel, l’autre au droit social49.
16Dès la fin de cette seconde leçon, la première partie est abordée par la définition de la loi. La troisième leçon commence par la distinction du droit et de la morale, puis le fondement du droit qui est l’inviolabilité de la personne humaine. Dans la quatrième leçon est exposée la distinction de différentes catégories de droits, selon la doctrine de Rosmini. C’est aussi à celui-ci qu’est emprunté, dans la cinquième leçon, le principe de la dérivation des droits50. Il faut partir du principe de l’inviolabilité de la personne humaine, dont les activités, protégées par la loi morale si elles ne nuisent pas à autrui, donnent naissance à des droits (subjectifs).
17Boistel en vient donc, dans sa sixième leçon, à l’étude des droits individuels, en distinguant comme Rosmini51 des droits innés de l’homme, puis des droits développés ou acquis52. En suivant toujours son maître italien, il envisage dans la neuvième leçon le droit de propriété dit externe (sur les objets extérieurs) : la possession (corpus et animus) ou propriété de fait est transformée en droit par le principe qu’on ne doit pas faire un mal immérité à une personne53. Boistel la définit comme le droit exclusif d’employer une chose pour la satisfaction de nos besoins, en respectant le droit des autres54. Et il critique le texte du code civil (article 544), qui présente la propriété comme un « droit dur et sauvage », difficile à justifier. « Cette définition exagérée vient d’une confusion entre l’instinct de la propriété et le droit de propriété »55. Boistel relève que l’on peut faire de la chose d’autrui un usage inoffensif : se promener, cueillir des fruits sauvages, ramasser des échantillons de minéraux. Le droit naturel admet ces actes, même s’ils sont proscrits par la loi positive et il y a une tolérance, inévitable en pratique56.
18Passant au droit des obligations dans la onzième leçon, il définit l’obligation comme « un devoir juridique positif qui nous est imposé lorsqu’une autre personne a droit à un certain exercice de notre activité en sa faveur »57. La douzième leçon envisage le transfert de propriété. Le professeur remarque que les civilisations peu avancées (comme le droit romain !) exigent une tradition de la chose ; celles qui le sont davantage se contentent de la manifestation de la volonté. Mais l’existence du lien physique, à côté de la volonté, lui paraît nécessaire, sans exiger toutefois la tradition matérielle, ce qui serait « une puérilité »58. Selon lui, la succession vacante, qui est res nullius doit appartenir au premier occupant, le droit de l’État est difficile à justifier59.
19Après l’étude des droits individuels, il ne reste plus que trois leçons (quatorzième, quinzième et seizième) à consacrer à l’étude du « droit social », c’est-à-dire de la société, d’abord de la société en général, puis de la famille et enfin de la société civile. Au sujet de la famille, qui est une société naturelle, Boistel estime que le régime matrimonial conforme au but du mariage est la communauté d’acquêts, une communauté qui ne devrait se dissoudre qu’à la mort du dernier des époux, le survivant en ayant l’administration60.
20Il traite de la société civile dans sa dernière leçon, en s’interrogeant d’abord sur son origine. Le plus souvent les documents manquent pour en connaître la réalité. Le contrat social est une théorie démentie par les faits, sauf dans des cas exceptionnels comme celui des États latins d’Orient fondés par les croisés61. Toutefois, cette société civile est naturelle à l’homme, et obligatoire. Mais elle ne peut pas outrepasser ses pouvoirs, qui sont limités. Elle doit respecter la substance des droits des citoyens et se borner à régler leur modalité pour le plus grand avantage de tous. C’est encore là la doctrine de Rosmini62. Boistel indique quelles sont ces limites en examinant enfin les quatre principales fonctions de la société civile : protéger les droits contre les agressions (droit pénal), résoudre les questions douteuses (procédure), régler l’exercice des droits (droit privé) et faire les grands travaux d’utilité commune, qui ne peuvent être accomplis par l’initiative individuelle63.
21Boistel termine son cours en remerciant ses auditeurs pour leur assiduité, « gage fécond pour la jeune science de la philosophie du droit... »64. Il resterait à savoir si cet enseignement a eu lieu, après l’année universitaire 1866-67, durant les trois autres que Boistel a encore passées à Grenoble65. Ce cours a-t-il été financé ou assuré gratuitement ?
22Pour conclure, l’on doit souligner l’importance de l’influence de la pensée de Rosmini sur l’œuvre de Boistel en matière de philosophie du droit, quoiqu’il ne le suive pas totalement66. On a donc pu le rattacher à « l’école de Rosmini »67. Mais cet enseignement est le type même d’une étude désintéressée. Boistel est, du reste, opposé à une conception utilitaire des études de droit, même s’il admet que seuls certains étudiants puissent s’adonner à la réflexion philosophique, les autres étant contraints à se consacrer plus vite à la pratique68. C’est à Grenoble qu’il a introduit l’étude du droit naturel, qu’il a reprise près de vingt ans plus tard à la Faculté de droit de Paris69. On peut remarquer qu’aujourd’hui comme du temps de Boistel l’enseignement de la philosophie du droit n’a en France qu’une existence épisodique et marginale, à la différence de l’Italie ou de l’Espagne et de l’Amérique latine.
Notes de bas de page
1 Mais Boistel prend le titre de « professeur agrégé ».
2 Des notices lui sont consacrées dans le Dictionnaire historique des juristes français (XIIe – XXe siècle) sous la dir. de P. ARABEYRE, J.-L. HALPERIN et J. KRYNEN, Paris, P.U.F., 2007, p. 101 (par J.-J. CLERE) et dans le Dictionnaire de biographie française sous la dir. de M. PREVOST et ROMAN D’AMAT, t. VI, 1954, col. 868 (par M. Prévost). Elles s’inspirent l’une et l’autre de l’article nécrologique de J. LEFORT « M. Boistel », Revue générale de droit, de législation et de jurisprudence en France et à l’étranger, t. XXXII, 1908, p. 481-484. On ne trouve pas de dossier personnel de Boistel aux Archives nationales, série F/17.
3 Aux Archives nationales (A.N.), à la Bibliothèque nationale de France (B.N.F.), aux Archives départementales de l’Isère (A.D. Isère) et à la Bibliothèque municipale de Grenoble (B.M. Grenoble)
4 Cette thèse de 63 pages se trouve à la B.N.F. 8-F4 (2)-949.
5 B.N.F. F-29711. On y trouve déjà des traces de préoccupations philosophiques : « au point de vue du droit rationnel » (p. 56) et « philosophiquement » (p. 299).
6 B.N.F. F-29709.
7 B.N.F. R-29437.
8 Comme le stipulait un arrêté du ministre de l’Instruction publique du 18 juillet 1861. Le candidat devait en faire imprimer deux exemplaires pour chaque membre du jury, plus cinq destinés au ministre.
9 Quaeritur quoenam jura marito competant in rebus tum aestimatis, tum inaestimatis quas in dotent accepit, B.N. F. FP-3168.
10 Quaeritur in quo différant fidejussio, mandatum pecuniae credendae et ea stipulatio quae diciturfidejussio indemnitatis, B.N.F. 4-F-22 (187).
11 Quales sunt effectus rei alienae donationum inter vivos, vel mortis causa, vel inter virum et uxorem, B.N.F. 4-F-22 (188).
12 A.D. Isère 20 T 4, Registre des délibérations de la Faculté de droit de Grenoble, ouvert le 14 juin 1859.
13 Sur François Jalabert (1823-1907), Paul d’ARBOIS de JUBAINVILLE, Dictionnaire biographique lorrain, Metz, éditions Serpenoise, 2003, p. 213. Jalabert avait commencé sa carrière à la Faculté d’Aix. Aucune notice ne lui est consacrée dans le Dict. de biogr. française ni dans le Dict. hist. des juristes français.
14 Dans le rapport du doyen Couraud lors de la séance solennelle de rentrée des Facultés, le 18 novembre 1869, on lit : « M. Boistel, nommé le premier au concours de 1866, nous a rendu les mêmes services qu’il nous rend depuis longtemps déjà... », B.M. Grenoble V 2131, p. 10. Et, le 10 juin 1870, Burdet, doyen de la Faculté de droit et président de l’Académie delphinale dit dans sa réponse au discours de réception de Boistel : « J’ai pu, Monsieur, comme chef du corps auquel vous apparteniez à Grenoble, apprécier la valeur des débuts que vous aviez faits dans cette ville il y a quelques années... », Bulletin de l’Académie delphinale, 3e série, vol. 6, 1870, p. 124.
15 Le Palais de justice, ancien Parlement de Dauphiné, a subi plusieurs transformations, Dominique CHANCEL et Colette GÉRON, « Les bâtiments du Parlement de Dauphiné et leurs transformations jusqu’à la fin du XIXe siècle », dans Le Parlement de Dauphiné des origines à la Révolution, sous la dir. de René FAVIER, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2001, p. 25-40.
16 Courrier de l’Isère, 47e année, n° 7371 du samedi 17 novembre 1866, p. 2, A.D. Isère PER 432. Dans l’Impartial du Dauphinois 6e année, n° 943 du dimanche 18 novembre 1866, on lit simplement que : « ... le rapport sur les travaux des lauréats de la Faculté de droit a été lu par M. Boistel », A.D. Isère PER 577/3. Nous n’avons, malheureusement, pas pu retrouver le texte de ce discours.
17 Délibération de la Faculté du 30 juin 1869, A.D. Isère 20 T 4.
18 Délibération de la Faculté du 20 novembre 1869, A.D. Isère 20 T 4. Ces conférences, à raison d’une par semaine, étaient les ancêtres des travaux dirigés, mais facultatives.
19 Rapport du doyen Couraud à la séance de rentrée du 18 novembre 1869, B.M. Grenoble V 2131, p. 11.
20 Imprimé à Grenoble, Maisonville, 1868, 11 pages, B.N. F. RP-7170.
21 Rapport sur le vernis inventé par M. Victor Grivel, Grenoble, Allier, 1867, 16 pages, B.M. Grenoble O. 7682.
22 Sa candidature est présentée à la séance du 12 mars 1869 et il est élu le 9 avril, Bulletin de l’Académie delphinale, 3e série, vol. 5, 1869, p. XVII et XVIII. Voir la communication de Madame Patricia Mathieu à cette rencontre.
23 Bulletin de l’Académie delphinale, 3e série, vol. 6, 1870, p. 92-124, séance du 10 juin 1870, discours de Boistel (p. 92-115) et réponse, parfois critique, de Burdet (p. 116-124).
24 Cette promotion s’explique par son rang au concours d’agrégation, Paul WEISBUCH, La Faculté de droit de Grenoble (an XII-1896), thèse dactyl., Grenoble, 1874, p. 226.
25 Une dépêche du ministère adressée au recteur de Grenoble, datée de Bordeaux le 20 janvier 1871 annonce que M. Naquet, reprendra ses cours et que « M. Boistel aura ces jours-ci une autre fonction dans la même Faculté. Vous en serez avisé par le télégraphe », Le gouvernement de la Défense nationale et le département de l’Isère : dépêches télégraphiques officielles, extrait de l’enquête parlementaire, Grenoble, Maisonville et fils, 1875, p. 59-60, B.N.F. 8-LB57-5948. Éliacin Naquet, frère d’Alfred, agrégé en 1870 et affecté à Grenoble, venait d’être nommé substitut général à la Cour d’appel de Lyon, Dict. hist. des juristes français, p. 587.
26 On conserve une consultation de Boistel dans une affaire commerciale (ouverture de crédit et provision de chèque), imprimée en 1884, B.M. Grenoble V. 5144.
27 Publiés à Paris en 1899, B.N.F. 8-R-Pièce-8049.
28 Le code civil. 1804-1904. Livre du Centenaire, Paris, A. rousseau, 1904, t. I, p. 47-70.
29 « Des limites à apporter aux pouvoirs du mari dans l’administration de la communauté », XXe Congrès annuel de la Société d’économie sociale et des Unions de la Paix sociale, sous a présidence de M. Piou, député, sur la condition de la femme, extrait de La Réforme sociale, 1er janvier 1902, p. 3-15, B.N.F. 8-F Pièce- 3454.
30 Le registre des délibérations de la Faculté de Grenoble donnait ces programmes, mais, à partir de 1866, il se borne à mentionner qu’ils ont été approuvés ! A.D. Isère 20 T 4.
31 Ces programmes sont conservés aux Archives nationales F/17/1365. Nous remercions M. Marc Malherbe d’avoir attiré notre attention sur cette source précieuse.
32 Comme Boistel l’écrit au début de son programme de 1867-68, « La division du cours est donnée par la nature des matières que nous avons à traiter. Reste à indiquer le nombre des leçons que nous consacrerons à chacune d’elles », A.N. F/17/13165, pièce 127. Chaque leçon durait deux heures et demie, P. WEISBUCH, op. cit., t. II, p. 359.
33 A.N. F/17/13165, pièce 127.
34 En 1848, déjà, la Faculté avait demandé la création d’un cours d’introduction générale à l’étude du droit comprenant principalement les éléments du droit naturel et un précis historique du droit français, P. WEISBUCH, op. cit., t. II, p. 369.
35 A.N. F/17/13165, pièce 98. Charles Giraud, inspecteur général, a écrit en marge : « bon programme, à approuver ».
36 A.N. F/17/13165, pièce 151.
37 A.N. F/17/13165, pièce 137.
38 Il le mentionne dans ce Cours élémentaire de droit naturel ou de philosophie du droit suivant les principes de Rosmini par Alphonse Boistel, professeur agrégé à la Faculté de droit de Grenoble, Paris, Thorin, 1870, p. 1, note 1.
39 Ces leçons sont nettement distinguées dans le volume publié en 1870, qui comporte 461 pages.
40 Boistel, qui l’avait sans doute suivi, le cite dans son Cours élémentaire..., p. 390- 391.
41 Sur Rosmini, notre article, « Droit naturel, législateur et juge dans la philosophie politique et juridique de l’abbé Antonio Rosmini (1797-1855) », dans Un dialogue juridico-politique : le droit naturel, le législateur et le juge. Actes du XXe colloque de l’Association française des historiens des idées politiques. Poitiers 14-15 mai 2009, Aix, Presses universitaires d’Aix-Marseille, 2010, p. 269-275. Cirillo BERGAMASCHI, Bibliografia rosminiana, 15 vol. parus depuis 1967 et id., Grande dizionario antologico del pensiero di Antonio Rosmini, 4 vol., Rome, 2001. Nous remercions le Centre internazionale di Studi Rosminiani, à Stresa, et le Père Cirillo Bergamaschi LC., bibliothécaire, pour leur accueil dans leur belle bibliothèque.
42 Préface du Cours de philosophie du droit..., p. XL
43 Eugenio DI CARLO, Per la dottrina e la storia délia filosofia del diritto, Palerme, 1910. Cet auteur, professeur de philosophie du droit à Palerme, consacre à Boistel le second des deux chapitres de ce petit livre (76 p.) : « il sistema filosofico-giuridico di A. Boistel”, p. 39-68. Il a aussi écrit une notice sur Boistel dans l’Enciclopedia filosofica, 2e éd., Florence, 1968.
44 « Mais, on peut le dire sans porter atteinte à l’admiration qu’elle mérite, l’œuvre de Rosmini ne manifeste pas aisément au premier abord sa valeur intrinsèque. La composition en est assez longue et diffuse. On sent qu’elle a été écrite dans le silence de la retraite par un philosophe théologien, et non par un jurisconsulte mêlé aux réalités de la vie », Cours de philosophie du droit professé à la Faculté de droit de Paris, préface, p. XI-XII.
45 Pourtant, Rosmini avait de réelles connaissances juridiques, citait le droit romain, le code civil français, le Codice Albertino du royaume de Piémont-Sardaigne, le code civil du canton du Tessin...
46 Cours élémentaire de droit naturel..., p. 31. Boistel dit qu’il en a commencé une traduction.
47 Ibid., p. 3-27.
48 Il avait employé ce terme dans son livre de 1864. L’influence de Rosmini est ici évidente, cf. C. BERGAMASCHI, Grande dizionario antologico..., vol. 1, p. 733- 734 .
49 Le droit social s’oppose au droit individuel, cf. Farid LEKÉAL, « Entre droit civil et droit social : antinomie ou complémentarité ? Quelques décennies d’incertitudes », Revue historique de droit français et étranger, 2010, p. 523-561, p. 528. (Le prénom de Boistel est Alphonse et nom André).
50 Guiseppe TRANCHIDA, Il diritto secondo A. Rosmini (Fondamento ed essenza del diritto. Principio di derivazione dei diritti), Palerme, 1958.
51 C. BERGAMASCHI, Grande dizionario antologico..., vol. 1, p. 733-736.
52 Cours élémentaire... p. 154 et s.
53 Ibid., p. 233.
54 Ibid., p. 278.
55 Ibid., p. 280-281. Ceci fait un peu penser au diritto crudo de Rosmini, ibid., p. 88, cf. C. BERGAMASCHI, Grande dizionario antologico..., vol. 1, P- 737.
56 Ibid., p. 276. Boistel cite, en note, les « actes de pure faculté et de simple tolérance » de l’article 2232 du code civil.
57 Ibid., p. 287.
58 Ibid., p. 313-315.
59 Ibid., p. 329-330. Boistel manifeste donc, dans ce cas, une préférence pour le système romain de l’usucapio pro herede !
60 Ibid., p. 393-395. Il s’inspire là de la communauté continuée que connaissaient certaines coutumes françaises.
61 Ibid., p. 443.
62 Ibid., p. 450. Cf. notre article « Droit naturel, législateur et juge... » cité supra et Francesco MERCADANTE, Il regolamento délia modalità dei diritti. Continuto e limiti délia funzione sociale secondo Rosmini, Milan, 1975.
63 Ibid., p. 452 et s.
64 Ibid., p. 456.
65 On a un indice avec la référence qu’il fait au cours de droit grec de Caillemer du 18 février 1869 (ibid., p. 391), ce qui semble indiquer que Boistel a continué son enseignement de la philosophie du droit au moins en 1868-69.
66 Ainsi, il n’a pas repris dans son Cours élémentaire... la partie de la Filosofia del diritto consacrée à la société théocratique. E. DI CARLO, Per la dottrina e la storia della filosofia del diritto, cité supra, p. 56.
67 Francesco PAOLI, Délia Scuola di Antonio Rosmini, publié par les soins de Pier Paolo Ottonello, Stresa, 2006, p. 68 (Biblioteca di Studi Rosminiani, 31). Ce petit livre sur l’influence de Rosmini avait été écrit en 1887. La Rivista Rosminiana, III, 1908-1909, a publié un compte-rendu du Cours de philosophie du droit de Boistel (p. 323-326) et une notice nécrologique à l’occasion de son décès (p. 449-450). Dans ses Principes de métaphysique nécessaires à l’étude de la philosophie du droit, cités supra, p. 19, Boistel adopte la théorie de l’Être idéal de Rosmini et cite le livre du Père Ange TRULLET, Examen des doctrines de Rosmini contenant l’abrégé et l’analyse de ses principales œuvres... traduit de l’italien par le Baron Sylvestre de Sacy, Paris, 1893. On lit dans la préface de cet ouvrage : « Les œuvres de Rosmini sont encore en France l’objet de préventions... F opinion est qu’elles ont été condamnées. C’est le contraire qui est vrai... », p. VIL
68 Préface du Cours de philosophie du droit... publié en 1899.
69 Son Cours de philosophie du droit reprend, pour l’essentiel, le Cours élémentaire de droit naturel... publié en 1870, avec toutefois des développements plus étendus sur la société civile.
Auteur
Professeur à la Faculté de droit de Dijon
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